Usages de la mŽtaphysique

Je ne suis pas de ceux pour qui lĠexistence dĠune recherche philosophique sĠinsŽrant dans le cadre de la mŽtaphysique aille de soi, et je compte mĠen expliquer dans ce qui suit. NŽanmoins, il me para”t simultanŽment Žvident, dĠun c™tŽ, quĠun ensemble significatif dĠauteurs et de chercheurs contemporains ont rŽcemment redonnŽ des lettres de noblesse au genre, dĠun autre c™tŽ, que toute tentative sŽrieuse de nier le r™le historique de la mŽtaphysique au sein de la tradition philosophique serait intenable. Je voudrais donc, dans le cadre de cette intervention, essayer de prouver ma bienveillance envers une orientation qui nĠest pas la mienne en prenant en considŽration, successivement, divers usages de la mŽtaphysique plus ou moins connus de moi ou familiers, afin de dŽgager ˆ chaque fois la sorte de signification philosophique quĠil convient, ˆ mon sens, dĠattribuer ˆ lĠexercice de la mŽtaphysique. La modulation que jĠapporte par rapport au titre officiel de la rencontre est donc double : 1) dĠune part, je me penche sur les usages de la mŽtaphysique plut™t que sur ses applications, afin de ne pas rŽduire la mise en jeu de la mŽtaphysique au modle de lĠapplication dĠun corpus thŽorique gŽnŽral ˆ des cas ou des domaines particuliers (et ce bien que, peut-tre, il faille reconna”tre ˆ ce modle un certain privilge naturel) ; 2) dĠautre part, je souhaite examiner, plut™t que la seule validitŽ et fŽconditŽ de ces usages, leur signification pour nous en tant que philosophes.

Ces quelques mots prŽliminaires ayant ŽtŽ dits, jĠannonce maintenant les diffŽrentes Žtapes de cette rŽflexion.

Premirement, je voudrais reprendre avec vous, et bien quĠil sĠagisse en lĠespce dĠun ŽlŽment que dĠaucun pourraient juger acadŽmique et rŽchauffŽ, la conception kantienne de la limitation de la mŽtaphysique, afin dĠexpliquer pourquoi jĠadhre toujours, au moins a priori et ˆ un premier niveau, ˆ la vue kantienne, de dŽcrire ˆ quelle vision de lĠhistoire de la philosophie cette conception conduit, et de prŽciser rapidement avec quel aspect des doctrines mŽtaphysiques analytiques contemporaines la vue kantienne mĠamne ˆ ne pas mĠaccorder.

Deuximement, je voudrais vous rapporter deux cas, liŽs ˆ la philosophie des mathŽmatiques, dans lesquels jĠai lĠimpression de rencontrer spontanŽment le mode mŽtaphysique, au sein mme de mon travail.

Troisimement, je voudrais dŽfinir ce qui est ˆ mes yeux lĠusage lŽgitime de la mŽtaphysique : expliquer comment il me semble inŽvitable de la justifier et en un certain sens de lĠappliquer.

Enfin, pour conclure, je voudrais prendre lĠexemple de la pensŽe dĠEmmanuel Levinas pour attester la possibilitŽ dĠun usage de la mŽtaphysique fŽcond et Žclairant qui, pourtant, nĠaccrŽdite pas la mŽtaphysique dogmatique au sens kantien.

Le verdict kantien

La thse limitative ˆ lĠŽgard de la mŽtaphysique que jĠai en tte et qui compte pour moi, donc, est la thse kantienne. Voici comment je la comprends et je la rŽsume.

Une connaissance gŽnŽrale vraie de tout objet ne reposant sur aucune autre hypothse que lĠexistence des objets en cause, que leur caractre dĠŽtant, ne peut tre quĠun ŽnoncŽ universellement valide de la logique. Comme nous prŽsupposons que nous ne savons rien de lĠitem dont nous traitons, il ne reste que la nŽcessitŽ logique, en tant que la logique est le noyau inaliŽnable forcŽment mis en jeu et forcŽment activŽ comme composante valide de toute connaissance : le canon assurant lĠentendement de son accord avec lui-mme dans sa forme disait Kant, la forme canonique de la logique des prŽdicats du premier ordre dirons-nous aujourdĠhui aprs Frege.

La vision kantienne, ce quĠelle a de fort et dĠimportant, me semble alors tre quĠune telle connaissance est dĠun tout autre ordre que la connaissance ˆ laquelle nous faisons la plus grande confiance pour nous informer sur la rŽalitŽ, ˆ savoir la physique mathŽmatique. Le constat kantien sur la mŽtaphysique me semble, en profondeur, se rŽduire ˆ ou se ramener ˆ lĠobservation ŽpistŽmologique de lĠhŽtŽrogŽnŽitŽ de la logique en tant que seule mŽtaphysique possible et de la physique mathŽmatique. Cette hŽtŽrogŽnŽitŽ elle-mme consiste en ceci que la physique mathŽmatique, pour conna”tre la rŽalitŽ, fait plus et autre chose que considŽrer celle-ci comme un rŽservoir dĠobjets entretenant des relations dicibles dans un langage : elle met en scne un monde dans un cadre mathŽmatique, et rend toute notion dĠobjet seconde par rapport ˆ des tenant lieu mathŽmatique de la prŽsentation sensible du monde, intronisŽs comme habitants du cadre en cause.

Il nĠy a certainement pas convergence des opinions philosophiques sur ce sujet. LĠŽpistŽmologie analytique part plut™t de deux constats qui impliquent une tout autre vision.

Le premier constat, qui est ŽpistŽmologique en un sens extrmement radical et profond, est le constat du caractre inaliŽnable de la prŽsomption de rŽfŽrence dans le langage, et partant, dĠun positionnement de notre revendication de vŽritŽ comme vŽritŽ sur lĠen soi. Ce ˆ quoi je pense ici est le bref argument de Frege dans Ç Sens et dŽnotation È, suivant lequel lorsque nous disons Ôla lune est rougeĠ, nous ne parlons pas de notre reprŽsentation de la lune : sinon nous aurions dit Ôma reprŽsentation de la lune est rougeĠ. Cet argument dĠune force extraordinaire montre que dans notre usage du langage, la prŽsomption dĠannexion dĠun rŽfŽrent subsistant externe figure dŽjˆ, est incluse dĠune manire inexpulsable. Il sĠen suit que, si nous nous considŽrons comme capable de dire le vrai, cĠest forcŽment au sens de lĠŽmission dĠŽnoncŽs dŽcrivant des relations entre les subsistants externes indŽpendants du monde qui sont le cas. Nous sommes toujours dŽjˆ engagŽs dans une revendication de la vŽritŽ qui est celle de la vŽritŽ correspondance adressŽe ˆ lĠen soi. Point qui serait la rŽcusation de toute la construction ŽpistŽmologique kantienne.

Le deuxime constat, reliŽ au prŽcŽdent, est le constat selon lequel notre science ne saurait tre autre chose que lĠŽlaboration/amŽlioration/systŽmatisation de la vŽritŽ na•ve de sens commun dont lĠargument de Frege examinŽ ˆ lĠinstant a rendu compte. La thse de cette continuitŽ de la ÔsŽmantique de la vŽritŽĠ de lĠattitude naturelle et commune avec la sŽmantique de la vŽritŽ de la science est, par exemple, vigoureusement affirmŽe par Quine.

Au titre de ce second constat, lĠhabillage mathŽmatique de la physique va tre, dĠune manire ou dĠune autre, minimisŽ, ou, du moins, minimisŽ dans la valeur de rupture que lui attribue lĠanalyse kantienne. Typiquement, pour lĠŽpistŽmologie qui voit le jour ˆ partir de nos constats, la forme thŽorique mathŽmatisŽe de notre connaissance physique ne peut et ne doit tre quĠune construction logique ÔextensionĠ dĠune thŽorie empiriquement confirmŽe de sens commun. La fonction de la mathŽmatique est celle dĠune syntaxe ou dĠune bureaucratie, on nie quĠil sĠagisse avec elle de tout autre chose : de la mise en jeu de structures comptant comme ÔcadresĠ, cĠest-ˆ-dire ne relevant pas de lĠexistant.

DĠun mot, je dirai que, ˆ la diffŽrence de presque tous mes contemporains, selon ce que jĠai pu comprendre, je nĠai jamais pu tre convaincu de la justesse ŽpistŽmologique dĠun tel ÔcontinuismeĠ. Je reste convaincu que la ÔsŽmantique de la vŽritŽĠ qui convient ˆ la physique est forcŽment tout autre que la sŽmantique de la vŽritŽ de la connaissance commune, et dĠailleurs quĠil en va de mme avec la sŽmantique de la vŽritŽ qui convient ˆ la mathŽmatique (contrairement ˆ une des prŽmisses du dilemme de Benacerraf). Il me semble mme que la reconnaissance dĠun tel Žcart va de soi, est parfaitement irrŽpressible : ˆ tel point que je ressens tout lĠengagement de lĠŽpistŽmologie internationale contemporaine du c™tŽ du continuisme quinien comme une rŽgression par rapport ˆ la sagacitŽ kantienne.

Ce qui prŽcde ne veut nullement dire que je mŽconnaisse la force du premier constat, celui que jĠai fait remonter ˆ Frege, et qui nous enseigne, au fond, lĠincontournabilitŽ du rŽalisme mŽtaphysique Ôau nom de notre idŽe de la vŽritŽĠ. Cet argument est extrmement fort, il me para”t en effet ˆ peu prs impossible ˆ rejeter. Le problme est de savoir comment concilier dans une position philosophique lĠadhŽsion ˆ cet argument et la reconnaissance Ôpost-kantienneĠ de la discontinuitŽ (qui peut en effet sembler le contredire). Je dirai que je ne connais au fond gure de rŽponse satisfaisante ˆ ce problme : je nĠai pas le sentiment dĠen trouver dans les Žcrits des uns et des autres, et je ne prŽtends pas moi-mme savoir en articuler une.

On peut avoir lĠimpression que je me suis ŽloignŽ de la question de la mŽtaphysique. Je pense quĠil nĠen est rien, et jĠy reviens.

La thse kantienne prenant acte de la rupture liŽe ˆ la physique mathŽmatique se formule ˆ vrai dire dĠune manire plus prŽcise, qui est en mme temps une explication de la synthŽticitŽ du jugement scientifique. La raison pour laquelle nous arrivons ˆ des jugements qui mettent dans le prŽdicat des ŽlŽments absents du sujet de lĠŽnoncŽ en physique, selon Kant, est que nous avons soumis lĠobjet aux coordonnŽes de la structure mathŽmatique de la prŽsentation du monde adoptŽe (la variŽtŽ diffŽrentiable pseudo-riemanienne de la RelativitŽ GŽnŽrale ou un espace de Hilbert de la mŽcanique quantique, pour fixer les idŽes, et bien quĠˆ ce second exemple sĠassocient une sŽrie de difficultŽs bien connues). LĠinformation produite par la machine thŽorique incorpore donc lĠinformation enveloppŽe dans ces structures, dĠo la synthŽticitŽ. Mais, dans une optique kantienne, la justification du choix de ces structures est une certaine anticipation par nous de lĠŽtoffe de la prŽsentation du monde. Anticipation qui consacre lĠobjet dont nous parlons comme un objet non absolument quelconque : un objet apparaissent dans le monde. Notre physique est conditionnŽe dans sa force ÔsynthŽtiqueĠ par le pari de lĠimagination de la prŽsentation dans le monde de toute chose, impliquŽe dans le choix de la structure mathŽmatique. Mme lorsque cette structure nĠest pas directement une interprŽtation de ce qui, dans notre rŽgime intuitif, sĠappelle espace et temps, elle reste liŽe ˆ leur horizon, elle reste une version sophistiquŽe de cette gŽnŽralisation de la place et la fonction des formes de lĠintuition que dŽsigne lĠexpression formes de la prŽsentation.

On pourrait alors ici, concevoir une sorte dĠadaptation logicienne de cette vision kantienne, qui prendrait la forme suivante : certes, pour arriver ˆ des lois non triviales, des lois synthŽtiques, nous avons besoin dĠautre chose que la simple supposition que nous avons affaire ˆ des objets qui sont, ˆ des Žtants. Mais ce supplŽment de prŽsupposition pourrait tre simplement ce qui, ˆ chaque fois, correspond au choix dĠune logique particulire, liŽe au souci de rendre compte dĠun aspect particulier de la rŽalitŽ. On prend la logique intuitionniste pour dŽcrire non pas la logique de la vŽritŽ dĠun monde stable platonicien, mais la logique dĠune enqute scientifique. On prend la logique linŽaire pour traiter dĠune logique mlŽe ˆ lĠaction. On prend la logique quantique pour traiter des objets microscopiques susceptibles dĠinterfŽrer. Etc.

Il nĠest ˆ mon avis pas totalement faux que cette manire de comprendre est une transposition ˆ la mode logicienne de lĠenseignement kantien, selon laquelle tout ce qui excde les formules universellement valides vient dĠun plus que nous avons incorporŽ en tant que prŽsupposition directrice dans notre dŽmarche scientifique (un a priori). La diffŽrence est que cette apprŽhension nĠenvisage pas la dimension de la prŽsentation, et dĠune interprŽtation mathŽmatique des formes de la prŽsentation. En accord avec ce qui fut lĠoptique de Carnap, elle envisage lĠa priori comme toujours purement et uniquement logique, et ramne donc la ÒrŽgionalitŽÓ de lĠontologie ˆ une modulation de la logique et de ses formes. Ce qui est perdu, cĠest lĠidŽe que, thŽorisant le monde, nous ne nous contentons pas dĠŽnumŽrer des propriŽtŽs relationnelles des objets, nous rapportons aussi les objets ˆ des fonds de prŽsentation pour ces objets, incarnŽs par des structures mathŽmatiques, et qui possdent rigoureusement le statut de lĠextra-ontologique : les fonds ŽvoquŽs par ces structures ne sont pas quoi que ce soit qui soit, ne sont pas pas telle ou telle entitŽ, tissŽe elle-mme dĠentitŽs, mais une dimension o placer les entitŽs, purement idŽale, dŽpourvue dĠtre, nĠintervenant dans la science que comme un sens auquel tout Žtant doit se soumettre. Or, il me semble que cette attitude est au cÏur de la physique depuis Newton, et distingue la physique de toute logique, mme si lĠon dŽmultiplie les logiques en acceptant de les relativiser ˆ diverses sortes dĠŽtants.

Les choses et notre rapport aux choses

Vient maintenant une autre espce de problme qui embarrasse mon rapport au projet mŽtaphysique. Je peux ˆ vrai dire lĠexposer en partant de ce qui vient dĠtre envisagŽ, la pluralisation des logiques. Je viens de sous-entendre que les diverses logiques sont appelŽes par la diversitŽ des Žtants. Mais cela nĠest pas si clair. Parmi les exemples qui viennent spontanŽment ˆ lĠesprit, certains correspondent plut™t ˆ des manires pour nous de nous rapporter aux Žtants. Ainsi, la Òlogique de lĠenqute scientifiqueÓ que serait la logique intuitionniste nĠest pas une logique pour dĠautres objets, mais la logique dĠun autre rapport aux mmes objets : que lĠon pense au rapport entre lĠarithmŽtique de Peano et celle de Heyting. On peut dŽbattre, ˆ cet endroit, et un formalisme extrme ferait soutenir que les logiques Žtant diffŽrentes, les multiplicitŽs dĠobjets ne sont pas les mmes. Outre quĠun tel idŽalisme ne conviendrait pas forcŽment ˆ ceux qui veulent faire dŽpendre les logiques des objets, et pas les objets des logiques, une telle Žvaluation seraient fortement en dŽlicatesse avec ce que furent lĠhistoire et les pensŽes explicites de la polŽmique formalisme/intuitionnisme. La logique modale, de mme, ne qualifie-t-elle pas un rapport spŽcifique aux faits du monde, qui les apprŽhende sur fond de leur possibilitŽ ou impossibilitŽ, plut™t que la logique dĠun autre pan de rŽalitŽ ?

La pluralisation des logiques, de facto, correspond la plupart du temps ˆ lĠeffort pour consigner dans un systme formel un certain mode de rapport aux objets que nous exerons, et dont notre langage ordinaire ou scientifique tŽmoigne.

Mais ceci nous fait revenir sur un autre grand dŽbat, qui est, ˆ vrai dire, encore un dŽbat du rŽalisme/naturalisme avec lĠidŽalisme, encore un chapitre du lourd livre de cet ancestral diffŽrend. RegardŽe comme nous sommes en train de lĠesquisser, la pluralisation des logiques correspond ˆ un effort dĠinvestigation et de clarification de nos modes de pensŽe, exprimŽs dans le langage, en tant quĠils enveloppent des modes de justification, dont la mise au jour dĠune logique explicite les critres.

Or ceci donne lieu ˆ un dŽsaccord essentiel concernant la mŽtaphysique et sa fonction, que je trouve particulirement bien mis en lumire par un passage dĠun article de Jonathan Lowe, dans lequel il critique la critique kantienne de la mŽtaphysique. Pour lui, cette critique consiste ˆ plaider que Ç (É) les thses mŽtaphysiques concernent en fait non cette structure fondamentale de la rŽalitŽ indŽpendante de lĠesprit, mme dans le cas o une telle rŽalitŽ existerait, mais plut™t la structure fondamentale de la pensŽe rationnelle au sujet de la rŽalitŽ È[1]. Selon Lowe, Kant prŽsuppose lĠaccessibilitŽ non problŽmatique dĠune telle structure fondamentale, ce qui est une premire ligne dĠobjection, mais Lowe sĠattache surtout ˆ rŽfuter la conception kantienne comme contradictoire : la structure fondamentale de notre pensŽe rationnelle est forcŽment ˆ son tour une rŽalitŽ considŽrŽe a priori comme indŽpendante de toute conceptualisation qui lĠatteigne, et donc elle nĠa pas de raison dĠtre distinguŽe comme accessible de lĠen soi qui ne le serait pas. Cet argument, dans des versions variŽes, est au cÏur du Òrejet du dŽcalage transcendantalÓ qui caractŽrise la conviction et de lĠattitude de beaucoup de philosophes contemporains. Il sĠagit de nous convaincre quĠil nĠy a que des realia, que de lĠobjectif ˆ dŽchiffrer en vŽritŽ, il sĠagit de nous convaincre que la diffŽrence de principe entre le subjectif et lĠobjectif, qui fut la grande affaire de la philosophie transcendantale, sĠŽvanouit pour toute considŽration rationnelle sŽrieuse et aigu‘. Il nĠy aurait donc pas un type dĠenqute tout ˆ fait diffŽrent de lĠenqute objective : lĠenqute sur les rgles et les notions que nous pouvons dŽcouvrir en nous en tant que partagŽes, en tant que pice dĠun contrat de la rationalitŽ que nous assumons tous en premire personne.

Je ne parviens pas ˆ comprendre comment lĠon peut renier ou dŽnier cette sorte dĠenqute, et jĠai envie de le dire ҈ la FregeÓ. De mme que, je lĠai affirmŽ un peu plus haut, lĠargument frŽgŽen selon lequel la revendication rŽfŽrentielle de nos discours est inŽliminable, fait partie de notre rationalitŽ ou mieux de notre engagement rationnel, en tel sorte que tout discours dŽclaratif pose lĠabsolu de lĠobjectivitŽ comme son corrŽlat, de mme, toute justification est intrinsquement subjective. Ce que nous appelons une justification, est en effet quelque chose ˆ quoi nous nous rŽfŽrons comme garantie et fondation de la correction de ceci ou cela : elle renvoie en tant que telle ˆ une attestation par Òtout un chacunÓ qui est dĠabord et avant tout personnelle (mme le fait que la justification avancŽe doit valoir pour tous et auprs de tous est quelque chose dont nous avons la certitude personnelle, et cĠest en quelque sorte ce qui la justifie ou la caractŽrise comme justification). Une justification objective, consistant dans un donnŽ substantiel externe, est une absurditŽ, tout autant quĠun discours dŽclaratif qui ne poserait pas de lĠobjectif hors de soi.

Les enqutes subjectives sont simplement les enqutes portant sur la justification. On peut sĠinterroger sur ce qui fait critre pour nous, sur ce qui est rgle pour nous, sur les notions qui sont nŽcessairement impliquŽes dans tel ou tel type de pensŽe ou de discours pour nous. Et nous cherchons les rŽponses ˆ ces questions du c™tŽ de la pensŽe en tant que pensŽe par nous, en revenant ˆ lĠexpŽrience, susceptible dĠtre n™tre, de penser ceci ou cela dans telle ou telle orientation ou finalitŽ.

Jonathan Lowe dit que les pensŽes de notre rationalitŽ et leur structure nĠont pas besoin dĠtre pensŽes par nous pour tre, quĠelles sont des realia. Dont acte, cĠest juste un cas particulier de lĠargument de Frege, cela rŽsulte du simple fait que ces pensŽes ont pris le statut nominal dans nos phrases : tout ce que nous Žvoquons, nous lĠŽvoquons en le prŽsumant rŽel. Mais cela ne signifie pas quĠil nĠy ait pas quelque chose ˆ conna”tre de ce qui fait justification pour nous dans nos pensŽes et dans leur organisation : or, pour le dŽterminer, il ne suffit pas de pointer lĠobjectivitŽ de ces contenus de pensŽe, il faut se rŽclamer de leur expŽrience, il faut aborder les contenus en cause en tant que nous les pensons, afin de parvenir ˆ Žprouver ce qui, pour nous, dans lĠaffaire, est directeur et justifiant.

Il nĠest donc pas absurde, mais au contraire inŽvitable, ˆ mon sens, de distinguer lĠŽtude des choses et celle de notre rapport aux choses, et de reconna”tre que la mŽtaphysique au sens kantiennement lŽgitime nĠest pas la mme chose que la mŽtaphysique objective telle que Lowe et le courant analytique contemporain sĠefforcent de la pratiquer et de la dŽvelopper.

Dans la ligne de cette observation, il me semble que certains ŽlŽments au moins que lĠon peut tre tentŽ de classer dans la rubrique des notions et thses dĠune mŽtaphysique gŽnŽrale dogmatique mŽritent sans doute dĠtre regardŽs comme des ŽlŽments dĠune mŽtaphysique dĠespce kantienne, transposŽe au plan langagier. Le rapport entre la mŽtaphysique gŽnŽrale et lĠŽpistŽmologie me semble dĠailleurs ambigu sous ce rapport depuis lĠorigine. Ou en tout cas depuis lĠ‰ge classique : lorsque tel auteur du XVIIme ou du XVIIIme Žnonce quĠil a obtenu et rŽdigŽ une ÒmŽtaphysique des infiniment  petitsÓ, il ne rapporte pas autre chose que la proposition par lui dĠune ŽpistŽmologie justifiant leur usage.

En creusant encore, jĠoserais dire que lĠargument de Frege lui-mme, si on le considre avec lĠattention la plus aigŸe, appartient peut-tre au genre ҎpistŽmologiqueÓ de lĠinvestigation de nos justifications, de ce que nous avons en partage et qui justifie notre savoir pour nous. Frege montre en effet que la revendication dĠun rŽel substantiel indŽpendant de nos paroles et de nos pensŽes fait partie de la signification mme de ce que nous disons, malgrŽ que nous en ayons Žventuellement. Cette revendication est quelque chose que nous partageons, nous ne pouvons pas sacrifier lĠidŽe dĠun rŽpondant substantiel externe de notre discours sans voir sĠŽvanouir tout lĠŽdifice de la signification. En ce sens, la ÒmŽtaphysiqueÓ au sens du grand discours sur tout objet quel quĠil soit est enracinŽe dans une Òjustification transcendantale langagireÓ, qui la fait cohabiter avec une mŽtaphysique Òau sens kantienÓ, sans quĠil soit possible, au fond, de dŽmler leur rapport, de faire autre chose que les prendre comme superposŽes. Si je dis ÒcĠest seulement pour nous, selon une structure a priori de notre pensŽe, quĠil y a du rŽel corrŽlat de nos ŽnoncŽsÓ, je ne relativise pas ce rŽel, jĠobserve plut™t quĠil appartient au sens du Òpour nousÓ de sa position de le laisser protŽgŽ de toute relativisation. A vrai dire, il arrive ˆ Husserl de dire presque exactement cela, mais je ne sais pas sĠil prend la mesure de la consŽquence dĠune telle Žvaluation.

Je voudrais terminer ce prŽambule en dessinant lĠhistoire de la philosophie qui correspond ˆ lĠadhŽsion fondamentale au motif transcendantal kantien qui est la mienne. Je le fais parce que jĠai ŽtŽ sŽduit et impressionnŽ par la fresque, trouvŽe dans le livre de FrŽdŽric Nef[2], dĠune histoire de la philosophie reconstruite suivant la ligne dĠune pensŽe mŽtaphysique jamais morte, allant dĠAristote ˆ Armstrong en passant par les mŽdiŽvaux, Wolf et Leibniz. Cette fresque sonne juste, et elle regroupe ˆ juste titre dans une filiation des auteurs ayant tous essayŽ de systŽmatiser la conceptualisation du rŽel en gŽnŽral.

Du point de vue de mon critre kantien, cela dit, la ÒmŽtaphysiqueÓ, au sens dĠun droit que lĠon sĠaccorde ˆ penser et dire la structure essentielle de lĠtre sans avoir Žgard prioritairement au Òpour nousÓ de lĠtre, ˆ son mode de prŽsentation ou aux modes discursifs de notre concevoir, englobe aussi de nombreuses tentatives que Nef classe dans le courant Òanti-mŽtaphysiqueÓ : par exemple, Hegel, Heidegger, Derrida et Badiou. Le premier pense lĠtre comme processus et auto-nŽgation dans aucune relativisation, de manire ÒabsolueÓ, le second pense lĠhistoire Žternelle du pli de lĠtre et de lĠŽtant comme ce dans quoi tout se tient, se dŽfait se donne et se retire, ˆ nouveau de manire absolue, en insistant sur le fait que cet absolu prŽcde, mande et tient la pensŽe, le troisime enveloppe tout Žtant dans le statut de lĠŽcart ˆ lĠŽgard de soi-mme, du dŽchet ou du reste vis-ˆ-vis dĠun vide ou dĠun espacement originaires, et nous encha”ne, ˆ nouveau ˆ lĠabsolu dĠune telle situation, le quatrime donne explicitement la thŽorie des ensembles comme la structure prŽsidant ˆ tout Žtant, dŽterminŽ par lui comme multiple, et ne voit pas cette vŽritŽ non plus comme lĠŽnonciation transcendantale du comment de notre pressentiment des choses, il lĠentend de manire absolue.

Le point de vue que je dŽfends ici, jĠy insiste, demeure extrmement minoritaire dans lĠhistoire de la philosophie. Trs peu de philosophes continentaux lĠadoptent (Kant et Husserl point final, en gros). Trs peu de philosophes analytiques le reprennent ˆ leur manire (bien que lĠon trouve cette tentation chez plusieurs, comme Putnam, McDowell, Wittgenstein ou Cavell).

Je laisse cette longue mise au point dont je ressens moi-mme le caractre ressassant et ennuyeux, et jĠen viens positivement ˆ mes manires de valider, en dŽpit de ce que je viens de dire, quelque chose comme la mŽtaphysique. En raison mme de ma distance ÒmŽthodologiqueÓ avec la mŽtaphysique, cĠest devant ce que jĠen dŽcouvre comme une ÒapplicationÓ que la nŽcessitŽ de justifier la mŽtaphysique mĠappara”t, ˆ chaque fois. Je commencerai par deux cas extraits dĠune problŽmatique de philosophie des mathŽmatiques.

LĠobjet/la chose

Le premier exemple, pour moi, est celui de lĠargument que jĠai essayŽ de formuler en faveur de lĠincontournabilitŽ de la philosophie des mathŽmatiques pour la philosophie, suivant une inspiration que jĠai crue, ˆ tort ou ˆ raison, platonicienne.

LĠargument est le suivant : la philosophie, je le soutiens, ne peut pas tre autre chose que lĠeffort pour prolonger au champ ouvert de Òtoute choseÓ le type de traitement universel et classifiant que la mathŽmatique a dŽveloppŽ vis-ˆ-vis de Òtout objetÓ. Un tel discours prŽsuppose la distinction de la chose et de lĠobjet. En substance, une chose ne se laisse pas qualifier comme objet lorsquĠelle ne se dŽtache pas bien dans notre pensŽe, lorsquĠelle nĠest pas suffisamment ÒdiscrteÓ, logiquement sŽparŽe : soit elle plonge avec des frontires vagues dans un fond, un ambiant au sein duquel elle nĠest pas suffisamment, ou pas parfaitement saillante ; soit elle ne sĠoppose pas vraiment de manire frontale au sujet de la pensŽe, elle reste par trop Òde son c™tŽÓ alors mme quĠil la pense ; soit encore, sa ÒconsistanceÓ dŽpend entirement de la signification et de son jeu. Ainsi, les formes des objets du monde, les vŽcus, les signifiŽs ou la relation de rŽfŽrence (des expressions nominales ˆ leur dŽnotation) paraissent des choses plut™t que des objets : cĠest en tout cas tout un travail de plaider avec quelque vraisemblance pour chacun dĠeux quĠil se laisse ramener au statut de lĠobjet. Mais jĠaurais pu prendre des exemples platoniciens, comme la vertu ou la connaissance.

Je lie donc le projet philosophique, trs simplement, ˆ la tentative dĠtre systŽmatique, universel et classifiant, vis-ˆ-vis dĠun univers de pensŽe o tout nĠest pas objet, mais o beaucoup est seulement chose : comme on le fait en mathŽmatiques, o, par dŽfinition, on a inclus dans le contrat rationnel de dŽpart, en principe, ce quĠil faut pour que les entitŽs en cause soient des objets (et mme si, en fait, lĠŽpistŽmologue dira ici que ce statut ne va jamais de soi : il appartient quand mme ˆ la discipline de ne pouvoir fonctionner que pour autant que lĠon sĠentend suffisamment, peut-tre provisoirement, sur ce statut dĠobjet).

JĠen dŽduis une manire pour la philosophie des mathŽmatiques dĠappartenir ˆ toute mise en Ïuvre du projet philosophique. En effet, si jĠai raison dans ma description post-platonicienne, toute philosophie est concernŽe par la limite de la chose ˆ lĠŽgard de lĠobjet : son opŽration propre commence au moment o la pensŽe systŽmatique universelle et classifiante dŽborde le contexte de lĠobjet pour entrer dans le domaine ou le champ de la chose. Il appara”t donc comme essentiel ˆ toute philosophie de prendre la mesure de cette frontire, ce qui veut dire, nŽcessairement, dĠacquŽrir une vision  du domaine de lĠobjet par rapport auquel cette limite se situe (ˆ la frontire duquel elle est installŽe). Mais ceci nĠest-il pas, dŽjˆ, une manire de penser philosophiquement la mathŽmatique ? En tant quĠelle se dŽfinit comme la poursuite de quelque chose de la mathŽmatique au-delˆ dĠelle-mme, la philosophie ne peut que thŽmatiser la mathŽmatique ou ˆ tout le moins son domaine. Le cas dĠune philosophie se faisant vraiment philosophie des mathŽmatiques correspond alors au cas o, justement, ˆ lĠoccasion de cette rŽflexion sur la limite de la chose ˆ lĠŽgard de lĠobjet, la philosophie sĠattache ˆ penser lĠidentitŽ de la mathŽmatique. Cela mme se dŽveloppant, selon la rŽcapitulation que je propose depuis mon expŽrience propre, selon cinq questions traditionnelles (quid de la dŽmarcation entre philosophie et mathŽmatiques, quid du statut de lĠobjet mathŽmatique, quid de la dŽmarcation entre logique et mathŽmatiques, quid de lĠhistoricitŽ de la mathŽmatique, quid de la gŽographicitŽ de la mathŽmatique ?).

Je reviens ˆ la question de la mŽtaphysique.

En prŽsentant la philosophie comme effort dĠapproche Òcomme si mathŽmatiqueÓ de la chose, je parais bien la dŽcrire comme mŽtaphysique. Une thŽorie gŽnŽrale de la chose quelle quĠelle soit, sans prŽcaution ou limitation mŽthodologique, ayant nŽanmoins lĠallure de la mathŽmatique, nĠest-ce pas exactement ce qui sĠest appelŽ mŽtaphysique dans lĠhistoire, y compris la mŽtaphysique dogmatique critiquŽe par Kant ?

JusquĠˆ un certain point, oui, et je dirais mme quĠil faut ici concŽder quelque chose de profond et dĠimportant ˆ lĠentreprise mŽtaphysique comme telle. CĠest une attitude fondamentale de la rationalitŽ, inaliŽnable et fŽconde, que de chercher ˆ penser les choses ҈ travers la gŽnŽralitŽÓ. Kant fait Žtat de cette dimension pour expliquer selon quel mŽcanisme nŽcessaire nous arrivons aux objets idŽaux : voulant conna”tre une chose, nous la regardons comme conditionnŽe dans telle ou telle propriŽtŽ par une condition gŽnŽrale, puis nous essayons de traiter la condition elle-mme en tant que satisfaite de la mme manire, et ainsi de suite. Nous arrivons ainsi, ˆ la limite dĠune telle rŽgression ˆ lĠinfini, ˆ la condition qui nĠest plus ˆ son tour conditionnŽe, laquelle enveloppe, comme factualitŽ fictive, un objet ultime qui est lĠobjet de lĠidŽe. La procŽdure est typique dĠun ÒenjambementÓ logique Žlargissant une figure de base de lĠobjet en direction dĠune ÒentitŽ en plusÓ. Mais sans aller chercher Kant, on peut Žvoquer ici lĠexpŽrience mme des mathŽmatiques : il y appara”t trs souvent comme fructueux dĠenvisager tel ou tel objet, tel ou tel fait, comme cas dĠun objet ou dĠun fait beaucoup plus gŽnŽral, en oubliant une part importante de la dŽtermination de ce fait ou de cet objet. JĠai envie dĠappeler stratŽgie du foncteur dĠoubli cette stratŽgie rationnelle, en utilisant un concept de thŽorie des catŽgories : le foncteur dĠoubli est celui qui, agissant sur une catŽgorie dont les objets ont un ensemble de base, rŽcupre comme image de tout tel objet son ensemble de base (et pour tout morphisme, lĠapplication supposŽe ingrŽdient de ce morphisme). Ainsi le foncteur qui, ˆ tout espace topologique, associe lĠensemble sous-jacent, et, ˆ toute application continue, cette application elle-mme sans Žgard ˆ sa propriŽtŽ de continuitŽ. Le nom de Òfoncteur dĠoubliÓ exprime bien cette attitude de passage volontariste au niveau de quelque chose de plus nu et de plus gŽnŽral, attitude dont la mathŽmatique dans son ensemble ne cesse de dŽmontrer la fŽconditŽ.

On pourrait alors reformuler la dŽfinition post-platonicienne de la philosophie que jĠai proposŽe en disant que la philosophie consiste en un effort pour pratiquer la stratŽgie du foncteur dĠoubli au-delˆ du champ mathŽmatique lui-mme. LĠimportance de cette reformulation est quĠelle met en Žvidence le caractre profondŽment sain et lŽgitime de lĠorientation mŽtaphysique si on la prend ˆ ce niveau : elle correspond ˆ lĠŽlan mme de la philosophie, bien compris.

Mais il reste le problme suivant : devons-nous penser que ce franchissement de la limite nĠa aucun prix, quĠil est purement libre et triomphant ? Ou devons-nous juger au contraire quĠen tant que tel, il pose le problme de la lŽgitimitŽ de la prolongation dĠune mŽthode, et de lĠextension dĠun corpus de vŽritŽs, ˆ un domaine pour lequel lĠun et lĠautre nĠont pas ŽtŽ conus, par rapport auquel ils ne sont pas a priori justifiŽs ? Si lĠon reconna”t le caractre incontournable dĠun tel scrupule, alors on cherchera les conditions et les limites, ˆ chaque fois, de lĠextension, et lĠon sĠattendra ˆ ce quĠil ne soit jamais possible, au-delˆ du champ de lĠobjet mathŽmatique, de rester purement et simplement dans lĠactivitŽ et la procŽdure mathŽmatiques.

La rŽflexion sur la notion dĠapplication (de la mŽtaphysique) intervient ici de manire Žvidente. Si je prends totalement au sŽrieux lĠidŽe dĠapplication, alors ce que jĠai en tte est lĠinstanciation dĠune vŽritŽ gŽnŽrale ˆ un de ses cas. La vŽritŽ gŽnŽrale en cause est supposŽe, en lĠespce, avoir ŽtŽ ŽnoncŽe et gagnŽe au niveau dĠune rŽflexion sur la chose. Tout dŽpend alors de comment elle a ŽtŽ acquise. Si elle rŽsulte dĠun simple transfert de la certitude et la mŽthode mathŽmatiques ˆ lĠau-delˆ dĠelle-mme, alors on est dans le schŽma de ce que Kant cherchait ˆ critiquer. Pour lui, les seules formes valides absolument indiffŽrentes au contenu sont les formes logiques, et leur instanciation ne nous procure aucune connaissance intŽressante. Mais on peut aussi concevoir que les Òlois de la choseÓ, que lĠon sĠapprte ˆ appliquer ˆ quelque Òcas de la choseÓ ont ŽtŽ Žtablies par prise en considŽration rŽflexive ˆ lĠŽgard de ce quĠest la chose pour nous, ˆ lĠŽgard de sa prŽsentation, de son sens, de lĠuniversel particulier interne au champ excessif de la chose qui lui revient et lui convient, etc. On a  alors affaire ˆ un autre type de savoir, qui peut bien continuer ˆ tre une ÒtranspositionĠ du style classifiant universel systŽmatique de la connaissance mathŽmatique. Kant voyait la mŽtaphysique transcendantale selon un tel schme, mais cĠest plus gŽnŽralement toute philosophie engagŽe dans le projet de transposition tout en ayant le scrupule de lĠ†bergang (de lĠobjet ˆ la chose) qui opre de cette faon. Si une telle vŽritŽ mŽtaphysique sĠapplique, elle en le fait pas comme une vŽritŽ mathŽmatique ou mme une vŽritŽ empirique, sur le mme plan quĠelles : la rŽflexion ayant conduit ˆ cette vŽritŽ continue dĠtre requise pour dŽterminer ce qui en est un cas lŽgitime.

Ce qui prŽcde suggre de revenir au problme du statut de la logique. Il sĠagit lˆ, en effet, dĠune affaire cruciale. La philosophie analytique me semble avoir dŽplacŽ le problme de la logique et de sa relation ˆ la mŽtaphysique de deux manires.

DĠun c™tŽ, et cĠest, de nouveau, la contribution de Frege qui joue ici un r™le central, la logique est conue par la raison analytique comme une logique qui sĠapplique, comme une logique empirique. Elle consigne et rassemble les Òlois de lĠtre vraiÓ, mais cela veut dire quĠelle recle les structures qui nourrissent toutes les vŽritŽs factuelles, empiriques. Frege nĠaccepte pas la caractŽrisation kantienne de la logique comme formelle (id est comme contenant seulement la forme suivant laquelle lĠentendement sĠaccorde avec lui-mme).

De lĠautre c™tŽ, la raison analytique estime que, ou dŽcide que, le canon de la logique du premier ordre est la pensŽe la plus gŽnŽrale, celle de la chose selon mon lexique. Dans une vue continentale en revanche, la logique du premier ordre, cĠest juste la mathŽmatique sans ses axiomes, cĠest-ˆ-dire que cĠest le mode dĠune pensŽe qui sait dŽjˆ ceci : que son objet se comporte comme objet logique, comme objet bien dŽtachŽ de tous les autres (objet ˆ lĠŽgard duquel nous savons dŽfinir lĠidentitŽ et la diffŽrence, dira Quine). La logique du premier ordre, ˆ cette aune, est simplement la forme mathŽmatique (sans contenu mathŽmatique) de la pensŽe de lĠobjet en gŽnŽral : elle ne va pas vraiment au-delˆ de la mathŽmatique, elle reste attachŽe ˆ lĠobjet, quoi quĠelle lui ™te la dimension phŽnomŽnologique qui informe la connaissance constructive, ou la connaissance exploratoire de lĠobjectivitŽ corrŽlative, cĠest-ˆ-dire de la vraie connaissance mathŽmatique[3]. Pour la raison analytique en revanche, la logique du premier ordre comme doctrine naturelle de la chose, doctrine que, selon elle, la pensŽe ne peut abjurer, de quoi quĠelle parle, sans se renier comme raison, constitue dĠemblŽe et de faon indiscutable la seule et unique mŽtaphysique valide : du coup, nous disposons dĠune mŽtaphysique, nous hŽritons en quelque sorte une mŽtaphysique de la rupture analytique. Les problmes de la mŽtaphysique sont alors simplement ceux de lĠunification des sciences sous la forme de la logique du premier ordre dĠune part, la distinction sur une base purement ontologique entre des rŽgions susceptibles dĠexhiber des particularitŽs dans le cadre logique par dessus le marchŽ dĠautre part (et comme nous lĠavions dŽjˆ discutŽ dans la premire section).

Le continu

Deuxime manire dont lĠaffaire mŽtaphysique se signale dans mon travail : ˆ propos de la question du continu.

Ce que jĠappelle la question du continu, faut-il le rappeler, cĠest le problme, soulevŽ ds lĠorigine par les ElŽates, ayant fait lĠobjet tout prs de cette origine dĠune premire grande synthse par Aristote, indŽfiniment repris au cours de lĠhistoire et de la philosophie, de cet Ҏtat de multiplicitŽÓ  Žtrange que nous appelons continu. Le problme de comment nous devons expliciter et caractŽriser le multiple continu, tel quĠil semble sĠimposer ˆ nous (ˆ notre pensŽe, notre intuition ?) lorsque nous Žvoquons lĠespace, le temps ou le mouvement. La question du continu est donc celle dĠun continu substantif, du continu comme nom dĠun certain ÒsubstratÓ en lequel sĠactualise une structure du multiple.

Nous avons une expŽrience si jĠose dire culturelle de ce continu, consignŽe par la discipline qui sĠen est occupŽ au premier chef, de la faon la plus technique, et avec les succs les plus flagrants : la mathŽmatique. Cette expŽrience a dŽgagŽ, dĠun c™tŽ, une sorte de rŽponse triomphale, qui reste lĠidentification officielle du continu dans la mathŽmatique contemporaine : la construction de R par Cantor et Dedekind. De lĠautre c™tŽ, elle indique la possibilitŽ de remettre en chantier la thŽorisation du continu, pour apporter dĠautres interprŽtations mathŽmatiques de sa structure : inter alia, on pourra citer ici le continu de Brouwer, le continu de Conway, ou le continu de Harthong-Reeb.

Si lĠon parle du continu avec ces rŽfŽrences en tte, alors il faut dire que le continu appara”t comme second, comme un ÒsignifiŽ de la mathŽmatiqueÓ, diffŽrent en cela du discret, qui se montre comme un mode de la multiplicitŽ plus incontournable, attestŽ ˆ la fois au p™le objectif et au p™le subjectif.

Chacun des ÒmodlesÓ du continu que nous venons dĠŽvoquer, en effet, contient en lui-mme une image de lĠensemble N des nombres entiers, avec la topologie discrte qui lui revient comme trace de la topologie usuelle sur le continu. A des degrŽs divers, ils sont de plus tous ÒconstruitsÓ ˆ partir de ce N sous-jacent. Dans le cas du continu de Brouwer, ce point est fortement marquŽ, puisque la ÒdonneÓ des nombres entiers est considŽrŽe comme la donne constructive/intuitive dŽfinissant la couche premire et inaliŽnable de toute mathŽmatique. Dans le cas du continu de Cantor-Dedekind, R est fabriquŽ ˆ partir dĠune construction algŽbrique intermŽdiaire, elle-mme issue de N ˆ travers deux Žtapes, ˆ savoir Q. Dans le cas du continu de Harthong-Reeb, le continu est aussi obtenu comme modification/modalisation de Q (ou directement de Z si lĠon veut)[4]. Le cas le moins net est celui du continu de Conway, qui appara”t comme rŽsultant dĠune dynamique de la naissance des nombres rythmŽe par les ordinaux de la thŽorie des ensembles, ˆ partir de lĠorigine vide : mme dans ce contexte, les ÒpremiersÓ ordinaux de la liste sont les entiers naturels, et parmi les nombres de Conway qui voient le jour ˆ ces Žtapes, apparaissent les nombres entiers, sur les deux bords externes de lĠimmense arbre de tous les nombres[5]. Le discret intervient donc au p™le objectif avant le continu.

De toute manire, mme si le continu nĠŽtait pas construit ˆ partir des nombres entiers, quĠil met en scne rŽtrospectivement comme ensemble discret, lĠhistoire de la construction se laissant apprŽhender comme celle de la saturation dĠun squelette discret par un substrat continu, la mathŽmatique contemporaine, comme mathŽmatique formelle, se dŽroulant usuellement dans le cadre de la thŽorie des ensembles, requiert la comprŽhension de ce quĠest le jeu de la dŽduction dans un langage formel. Ce jeu logico/linguistique tourne sur lĠŽcartement mutuel des symboles fondamentaux, qui dŽtermine lĠŽcartement individuant des termes, des formules et des preuves. Le rŽseau des identitŽs pertinentes pour le jeu formel, ainsi, appara”t comme un rŽseau discret, discret comme le rŽseau du jeu linguistique : au niveau des expressions linguistiques littŽrales, lĠidŽe dĠune proximitŽ arbitraire, de lĠintercalation indŽfinie dĠentitŽs ÒentreÓ deux entitŽs quelconques nĠa pas de sens. Le discret est donc dŽjˆ lˆ, au p™le ÒsubjectifÓ du langage introduisant toute objectivitŽ.

DĠo lĠidŽe quĠˆ lĠaune de lĠhistoire de la gense des objets mathŽmatiques que nous nous racontons ˆ nous mme et qui a force de loi ˆ leur sujet, ou ˆ lĠaune du mode de justification adoptŽe par la communautŽ mathŽmatique, qui est en mme temps un mode dĠinscription juridique de ses performances, le discret prŽvaut, le discret est premier. Le continu est une Žlaboration seconde, qui, ˆ la rigueur, nĠÒexisteÓ que comme signifiŽ structural : la mathŽmatique, comme thŽorie des ensembles, sait Žvoquer un multiple exceptionnel qui par sa structure restitue les effets et propriŽtŽs traditionnellement attachŽs au continu. Mais ce continu a donc lĠexistence relative au formalisme des configurations ensemblistes infinitaires : il nĠest pas attestŽ indŽpendamment du formalisme comme les entitŽs constructives ou logico-linguistiques. Il est en somme un Òp™le intentionnelÓ dŽgagŽ par la machinerie intentionnelle trs particulire quĠest celle de la mathŽmatique formelle ensembliste contemporaine.

Rien nĠinterdit, si lĠon suit ce mouvement dĠanalyse qui nous est dictŽ par la prise au sŽrieux de la mŽthode mathŽmatique, de qualifier le continu de ÒfictionÓ de la pensŽe mathŽmatique. Alors que le discret de la procession indŽfinie des entiers ou de la complication indŽfinie des formes linguistiques est quelque chose avec lĠactualitŽ prŽ-formelle de quoi tout mathŽmaticien, comme tout locuteur des langues, est dŽjˆ compromis.

Pourtant, lĠintŽressant est que des mathŽmaticiens refusent cette image relative du continu, et souhaitent au contraire le concevoir comme primordial. Cette vision satisfait mme un de leurs sentiments spontanŽs. Il revient ˆ RenŽ Thom dĠavoir exprimŽ cette vue de la manire la plus frappante. Il parle en effet, dans un article dont je mĠhonore dĠavoir ŽtŽ, avec Hourya Benis-Sinaceur, lĠŽditeur, de lĠÇ antŽrioritŽ ontologique du continu sur le discret È[6]. Et il sĠattache ˆ expliquer par quel processus le discret survient aprs et sur ce continu primordial : philosophiquement, il  le voit intervenir ˆ partir de la coupure, ou de la singularitŽ ; techniquement, dans un autre article[7], il essaie de concevoir les nombres, notamment entiers, ˆ partir de feuilletages sur le tore.

Cette idŽe de lĠantŽrioritŽ ontologique du continu me semble avoir quatre aspects quĠil importe de souligner :

1) Elle est liŽe ˆ une pensŽe mŽtaphysique du continu, dans laquelle ce dernier nĠintervient pas comme un Žtant particulier, mais comme une sorte de rŽservoir pour tout Žtant. Le continu primordial, que Thom qualifie de ÒmystiqueÓ nĠest pas qualifiŽ structuralement, on peut en nommer des propriŽtŽs globales comme lĠhomogŽnŽitŽ (sur laquelle insiste Thom) ou la cohŽsivitŽ (notion qui se dŽgage de la tradition aristotŽlicienne).

 2) Le continu y est vu comme origine (il est ce dont Žmane la gense de toute chose), et comme rŽservoir de possibles. Cette conception du continu primordial, comme conception mŽtaphysique, para”t hanter lĠhistoire de la pensŽe dĠAristote ˆ Peirce. Si lĠon accepte de faire compara”tre un tel langage et un tel rŽfŽrentiel, la pensŽe du continu est de lĠordre des pensŽes de lĠtre de lĠŽtant, ou, mme, elle fournit un habillage ou une formulation possible de la pensŽe du second Heidegger (ŽvaluŽe comme post-mŽtaphysique par lui, comme mŽtaphysique par nous) de lĠtre comme ressource et source avant tout Žtant et indŽpendamment de tout Žtant.

3) Cette fonction ou posture mŽtaphysique du continu lui revient dans lĠesprit de Thom, mais peut-tre plus gŽnŽralement dans lĠesprit de nombre de ses adeptes, dans une complicitŽ Žvidente avec le geste ou la procŽdure de la physique mathŽmatique. Le passage est ici le suivant. Depuis GalilŽe et Newton, mais de faon beaucoup plus ouverte et intense dans la contemporanŽitŽ, la physique explique le monde ˆ partir dĠune reconstruction mathŽmatique de lui, dont un moment essentiel est le dŽploiement dĠun Òcadre mathŽmatiqueÓ de ce monde ŽlaborŽ ˆ partir du continu (dŽterminable comme complication ensembliste du continu, variŽtŽ diffŽrentiable ou espace de Hilbert par exemple). De lˆ, on peut envisager la texture continue employŽe pour dŽployer la reconstruction du monde comme son germe, on peut en quelque sorte se reprŽsenter les grains, amalgames et rŽpartitions dĠeffectivitŽ physique comme spŽcifications de lĠordre de la coupure ou de la singularitŽ au sein de lĠambiant continu nŽcessairement prŽsupposŽ, auquel un sens physique et non plus seulement mathŽmatique est alors donnŽ. Mon sentiment Žtant, en lĠoccurrence, que le concept de champ est ce dont sĠautorise profondŽment ce passage.

4) On observe donc un ŽlŽment mŽthodologique auquel cette mŽtaphysique du continu primordial est associŽ : le refus de la problŽmatique de la justification et de la donation ou la prŽsentation de lĠobjet. Thom ne sera pas gnŽ de penser en termes du continu de Cantor-Dedekind son continu primordial, mme sĠil le conoit comme mystique et non technique : il nĠen persiste pas moins ˆ regarder la construction de Cantor-Dedekind comme une bonne expression, comme une expression opŽratoire de ce mythe que nous avons en tte. La circularitŽ assumŽe par notre pensŽe mŽtaphysique, ˆ vrai dire, va plus loin : elle accepte dĠÒidentifierÓ ˆ un certain niveau le continu primordial dans ses trois postures, celle de motif mŽtaphysique, celle de construction mathŽmatique rŽpondant au premier, ou celle de continu physique dĠabord Òcadre mathŽmatique du mondeÓ Le ressort de cette identification est le mode mŽtaphysique lui-mme. CĠest ce mode qui nous permet de concevoir le continu comme un absolu, et donc de lĠimaginer dĠabord comme motif mŽtaphysique, ensuite comme signifiŽ mathŽmatique tŽmoignant de notre appartenance ˆ ce motif comme primordial, enfin comme cadre devenu ŽlŽment du monde, langage du monde devenu verbe originaire. Si lĠon est mŽtaphysicien, cette superposition ne pose pas problme, parce que chaque statut exprime la primordialitŽ mŽtaphysique. Si lĠon est kantien, alors il y a un ab”me catŽgorial entre chacune des trois fonctions.

Pour conclure, je voudrais avouer ceci : lĠhistoire des idŽes est lˆ pour attester que la conception mŽtaphysique du continu est sans doute celle qui prŽvaut. Les esprits dans leur majoritŽ refusent dĠaccepter la relativisation du continu ˆ son statut de signifiŽ de la mathŽmatique. Pourtant, symŽtriquement, lĠaffaire du continu est celle ˆ propos de laquelle sĠest le plus vigoureusement mobilisŽe une conscience mathŽmatique soucieuse de comment et ˆ quel titre elle se rapportait aux divers objets faisant sens pour elles. Le continu a motivŽ la thŽorie des ensembles, il a inspirŽ Brouwer, il persiste aujourdĠhui ˆ tre un horizon pour des recherches ayant un pied dans lĠestimation rŽflexive et mŽthodologique des moyens de la mathŽmatique (comme celles de Woodin, de Feferman, de Lawvere ou de Conway). La cas du continu est un cas exemplaire o lĠenjeu de la dŽtermination mŽtaphysique dĠun absolu du continu suscite une recherche quasiment congruente avec lĠŽvaluation critique de nos droits ÒintentionnelsÓ ˆ viser et penser le continu.

Usage lŽvinassien

JĠen viens maintenant ˆ lĠusage du rŽpertoire mŽtaphysique osŽ rŽcemment par Emmanuel Levinas. Je vais essayer de me limiter ˆ quelques ŽlŽments clairs, relativement indŽpendants de la relation de la pensŽe lŽvinassienne ˆ un dispositif phŽnomŽnologique hŽritŽ de Husserl et Heidegger.

Je ne vais pas parler, en fait, de lĠusage positif que Levinas fait de lĠadjectif mŽtaphysique. Prenant le contrepied ÒaxiologiqueÓ de Heidegger, pour qui le mŽtaphysique est le mauvais, dont on dŽcouvre la tra”trise ˆ force dĠattention au bon, lĠtre, Levinas suggre au contraire que le mŽtaphysique est le bon, capable de nous dŽtacher dĠun mauvais qui serait justement lĠtre. Dans ce mouvement officiel de sa pensŽe, Levinas dŽfinit plus ou moins ÒmŽtaphysiqueÓ par Òqui a trait ˆ lĠabsolument autreÓ : lĠexemple canonique Žtant celui du dŽsir mŽtaphysique, prtŽ ˆ lĠhomme en gŽnŽral par Levinas, et qui serait le dŽsir dĠun arrachement ˆ toute chose, aux coordonnŽes de lĠtre en fin de compte. Je ne suis pas ce dŽbat parce que, en lui, la signification kantienne de mŽtaphysique est oubliŽe : comme je lĠai dit plus haut, lĠontologique au sens de Heidegger est mŽtaphysique au sens de Kant.

Je vais donc commenter quelques gestes simples de la philosophie lŽvinassienne en ayant en tte mon concept kantien de la mŽtaphysique : celui du discours qui traite de toute chose sans tre informŽ en aucune manire du mode de notre rapport ˆ elle, du mode de leur prŽsentation pour nous.

Je distingue, ˆ cet Žgard, un triple usage de la mŽtaphysique par Levinas, dans les trois cas afin de caractŽriser ce quĠil appelle relation Žthique : Levinas veut dŽcrire une expŽrience dĠautrui, une faon de se rapporter ˆ lui qui aurait ˆ ses yeux une valeur directrice pour toute notre attitude dans lĠexistence et la signification, et dans laquelle sĠinscrirait en particulier toute la comprŽhension et lĠadhŽsion dont nous sommes capables ˆ lĠŽgard de lĠexigence morale. Cette expŽrience nĠen est ˆ la limite pas une, elle ne consigne pas un ensemble de vŽcus qui seraient bien attestŽs chez tout homme : elle pose et met en scne une sorte de mythe de lĠapproche dĠautrui. Ce quĠelle a de phŽnomŽnologique est que chacun, en lisant Levinas, est supposŽ reconna”tre un mythe auquel il se rattache comme ˆ une sorte dĠarrire-plan Žclairant de tout rapport ordinaire et impur avec autrui (Žconomique, intŽressŽ, etc.).

Mais jĠen viens aux trois ressorts mŽtaphysiques de la description :

1) Levinas dŽcrit autrui comme visage comme valant comme un autre que jĠaccueille sans le rŽduire au mme que je suis, ni me laisse envahir par lui, rŽsorber en lui.

2) Levinas dŽcrit la relation au sein de laquelle je suis engagŽ pour autrui, je me mobilise dans ma responsabilitŽ pour lui, comme une relation refusant toute composition dĠune totalitŽ : ds que je sors de mon face ˆ face avec celui auquel je me dois pour examiner du dehors lĠensemble que nous composons et qui constitue la totalitŽ de la relation, je perds le sens de cette relation.

3) Enfin, Levinas dŽcrit mon obligation sans limite envers autrui comme quelque chose qui ne se laisse pas intŽgrer dans une fresque thŽorique de ce que je suis et de ce quĠil est, comme quelque chose qui vaut en tant que renvoi ˆ plus tard de toute estimation en vŽritŽ de ce qui est, comme Òautrement quĠtreÓ, pour le dire au moyen du nouvel adverbe quĠil propose afin de signaler une nouvelle modalitŽ en quelque sorte.

Il me semble que ces trois attendus sont trois utilisations de la mŽtaphysique dogmatique au sens kantien, permettant de dire quelque chose de non trivial. Elles attestent de la puissance philosophique du Òfoncteur dĠoubliÓ dont je parlais tout ˆ lĠheure.

Les catŽgories de la mŽtaphysique mobilisŽes sont celles de lĠautre, du mme, de la totalitŽ. A ces catŽgories sĠajoute une modalitŽ inventŽe ˆ partir dĠelles, celle dĠautrement quĠtre. LĠautre et le mme sont des vieilles catŽgories, dŽjˆ mises en vedette par Platon. Elles sont bien mŽtaphysiques au sens de Kant : je peux dŽterminer tout Žtant comme mme que lui-mme, et comme autre que tout autre Žtant, sans savoir quoi que ce soit de cet Žtant. Le jeu du mme et de lĠautre para”t impliquŽ dans toute pensŽe de lĠŽtant, ˆ travers ceci quĠune identitŽ se dit nŽcessairement de lui. Si lĠon veut, le troisime terme quĠest lĠun est ici virtuellement prŽsent.

Comment fonctionne la formulation 1) ? Elle est ˆ lĠŽvidence dans le registre du foncteur dĠoubli : me regarder moi comme le mme, et autrui comme lĠautre, cĠest certainement Žcraser la richesse particulire de chacun de nous sous la distance dĠune redoutable gŽnŽralisation. Pourtant, cette formulation parle. Elle dit que, dans le cadre du mythe que Levinas sĠattache ˆ construire, autrui perd sa particularitŽ, et prend le sens prŽpondŽrant dĠautre : cĠest comme si, lorsque je laisse autrui sĠimposer ˆ moi comme visage, il ne restait plus de lui que sa ÒlibertŽÓ ˆ lĠŽgard du cercle de ma personne et de la poursuite de mes intŽrts, libertŽ qui le rend autre, et qui met de c™tŽ ˆ la limite toutes les dŽterminations communes qui me permettraient de thŽoriser aussit™t un nous pour Žchapper ˆ la rŽquisition dĠautrui comme ÒfaceÓ sĠŽtrangeant [Ici, je commente dŽjˆ la formulation 2)].

La formulation 1) dit aussi que la finalitŽ de rŽduction de lĠautre par le mme est dŽshabilitŽe. Cette finalitŽ, Levinas lĠa diagnostiquŽe dans un autre commentaire mŽtaphysique de la situation humaine : dans mes comportements ordinaires, que Levinas ramne ˆ travail, jouissance et connaissance, je prends toujours lĠaltŽritŽ de lĠobjet auquel je mĠappuie comme une altŽritŽ transitoire, qui va sĠeffacer ou plut™t cesser de compter selon lĠorientation mme de mon comportement. Ce dont je jouis sĠefface au profit de mon jouir de lui, jouir cĠest mĠenrouler en moi-mme sous le prŽtexte de ce support de jouissance ; ce que je travaille rend la matire ouvrŽe non pertinente dans son altŽritŽ, seule demeure la forme venant de moi et confŽrant ˆ lĠobjet sa valeur dĠusage ; ce que je connais – un traitŽ difficile sur la notion de stabilitŽ en thŽorie des modles par exemple – devient ce que je pense par moi-mme dans la mesure o je lĠapprends, perd son altŽritŽ de contenu venant dĠailleurs qui me dŽpasse.

Enfin, la formulation 1) dŽshabilite aussi lĠhypothse de mon absorption par lĠautre, elle exclut que mon accueil de lĠautre devienne mon assimilation ˆ lui. Je ne suis, dans le portrait mŽtaphysique de la relation proposŽ par Levinas, que Òle mmeÓ, mais je dois le rester.

Ajoutons encore quelques commentaires de cette premire formulation. SĠil fallait noter ce comme quoi le mythe de la relation Žthique me situe, ce serait ex (x=x), en ayant recours au e de Hilbert ; et autrui serait situŽ comme ex (x­a), o la constante a dŽsigne moi. La possibilitŽ de substantiver ˆ partir de la relation dĠidentitŽ, qui est une relation binaire, rŽsulte de la quantification procurŽe par lĠopŽrateur de ÒparangonÓ de Hilbert, qui associe un objet gŽnŽrique ˆ toute propriŽtŽ dŽfinie dans le langage. Cette double substantivation est un commentaire de la situation dialogique : la qualification du mme et de lĠautre survient au dispositif pur du face ˆ face, envisagŽ depuis lĠentrŽe privilŽgiŽe du moi. Ce dispositif correspond ˆ la structure linguistique constituŽe par le couple des indexicaux Je et Tu, avec leurs rgles dĠŽchange. Mais, dans la ÒformalisationÓ mŽtaphysique du mme et de lĠautre, leur symŽtrie est annulŽe : le dispositif, nous lĠavons dit, est vu depuis le moi.

Entre le mme et lĠautre, termes mŽtaphysiques introduits pour la circonstance, Levinas imagine une sorte de tentation dynamique : le mme est tentŽ de ne pas accueillir lĠautre, ou de lĠaccueillir dĠune faon qui lĠassimile ; ou bien, lĠaccueil risque de supprimer le moi comme point dĠentrŽe de la relation (envahissement). Ces destins dynamiques ne se dŽduisent pas des qualifications mŽtaphysiques ex (x=x) et ex (x­a), elles rŽsultent de la rŽintroduction elle-mme infiniment gŽnŽralisŽe et stylisŽe dĠaspects de la vie du moi que lĠon conna”t concrtement (le travail, la jouissance, la connaissance, et, finalement, lĠinfŽodation ˆ lĠautre, lĠimmersion en lui). Ici, lĠŽlan gŽnŽralisant sĠarrte avant le niveau mŽtaphysique. Cependant, Levinas prend ces supplŽments comme dŽjˆ rattachŽs aux figures gŽnŽrales du mme et de lĠautre : peut-tre joue-t-il ici sur le prŽcŽdent de la Science de la logique (la dialectique du mme et de lĠautre est une phase du livre 1, le r™le du moi y Žtant jouŽ par la dŽterminitŽ qualitative de lĠtre lˆ) et de la PhŽnomŽnologie de lĠesprit (qui parle de la jouissance, du travail et de la connaissance).

La formulation 2) dŽclare que la relation Žthique suppose lĠinterdiction de la totalitŽ. JĠai dit ˆ lĠinstant que la totalitŽ Žtait une catŽgorie mŽtaphysique, mais cela ne va pas de soi. Elle ne figure pas historiquement, il me semble, parmi les notions que les mŽtaphysiciens ont discutŽes. En revanche, elle est une catŽgorie de la table kantienne, rattachŽe en tant que telle ˆ un type de synthse dans lĠexercice du jugement, dont elle exprimerait le Òmode dĠunitŽÓ : le jugement singulier. Kant est obligŽ de procŽder ˆ une mise au point pour justifier lĠintroduction de la rubrique du jugement singulier Òen plusÓ des rubriques du jugement particulier et du jugement universel[8]. La synthse dont parle Kant, dans cette rubrique, semble tre celle qui ajoute la particularitŽ ou la gŽnŽralitŽ ˆ un contenu prŽdicatif ; ou, enfin, la singularitŽ, suivant laquelle on ajoute une particularitŽ qui ne manque dĠaucune gŽnŽralitŽ. SynthŽtiser un contenu reprŽsentatif avec la particularitŽ ne manquant pas de gŽnŽralitŽ, ce serait envisager une totalitŽ, totalitŽ qui est en mme temps nom du particulier-gŽnŽral comme tel et nom du contenu rassemblŽ par le jugement.

Pour nous, la catŽgorie de totalitŽ a pris entre temps une valeur Žminente, devenue centrale dans la rationalitŽ contemporaine, et ce, tout simplement, par le biais de la thŽorie des ensembles. La thŽorie des ensembles est, simultanŽment, le cadre dans lequel sont conues et ŽtudiŽes toutes les structures mathŽmatiques susceptibles dĠintervenir dans la reconstruction scientifique du monde, et, comme mŽtathŽorie de la thŽorie des modles, le cadre dogmatique dans lequel se dŽploie ce qui est devenu, de faon plus ou moins explicite, le paradigme pour la comprŽhension de la vŽritŽ et de la connaissance (ˆ la suite des travaux de Tarski).

Levinas, ˆ la suite de Rosenzweig, diagnostique une consŽquence lourde du simple fait dĠadopter le point de vue de la totalitŽ. A un premier niveau, on serait tentŽ de dire que le point de vue de la totalitŽ interdit le privilge phŽnomŽnologique du pour soi, du sujet transcendantal pour lequel seulement il y a ceci ou cela, et qui, donc, sĠexcepte de la totalitŽ. De fait, Levinas indique de faon rŽcurrente, dans son Ïuvre, quĠil comprend le projet transcendantal comme le projet de sĠopposer ˆ la mise en Ïuvre omni-rŽcupŽratrice de la totalitŽ.

Cependant, dans le contexte de la description mŽtaphysique, ce qui est perdu si je passe ˆ la totalitŽ, cĠest ˆ dire si je regarde le Je et le Tu, ou le mme et lĠautre, comme des instances du un, comme des cas dĠune totalitŽ (celle de lĠhumanitŽ ou celle du monde), je perds le face ˆ face, avec lĠintrigue que la formulation 1) tentait de dŽcrire. Je dois me rattacher ˆ un mythe suivant lequel jĠai ˆ accueillir un autrui parangon de lĠaltŽritŽ pour entendre la signification de lĠexigence morale : ds que je passe ˆ c™tŽ ou en dehors pour composer avec lui et moi une totalitŽ, je bascule dans lĠŽvaluation thŽorique de notre systme, et il ne me fait plus face.

Ce qui nĠa pas ŽtŽ dit, jusquĠici, dans la restitution proposŽe des idŽes de Levinas, cĠest que mon accueil non rŽducteur ne se laissant pas envahir est dŽterminŽ par Levinas, en termes plus prŽcis que cette premire formule quasi-mŽtaphysique : il est dŽterminŽ comme don, obŽissance, rŽponse ˆ la demande, Žcoute (cette liste nĠŽpuisant pas ce dont il sĠagit). Au lieu de la ÒdynamiqueÓ dĠabsorption-rŽduction conflictuelle que lĠon imagine entre les objets formels du mme et de lĠautre, un autre registre de rapports. CĠest aussi un enjeu de savoir comment le dispositif mŽtaphysique doit tre qualifiŽ, pour rendre compte de la signification morale, qui est le but de Levinas.

Mais il faut encore commenter la formulation 3), que jĠappelle Òultra-mŽtaphysiqueÓ, dans la mesure o elle outrepasse le rŽfŽrentiel mŽtaphysique : constituer lĠexpression autrement quĠtre, cĠest, certes, mobiliser deux notions mŽtaphysiques (autre et tre), mais cĠest, en mme temps, sortir du cadre de toute pensŽe mŽtaphysique en prŽtendant sortir de lĠtre. La mŽtaphysique telle que nous la comprenons, en effet, est toujours thŽorie gŽnŽrale de ce qui est, des Žtants. Elle peut penser des Žtants Žminents ou exceptionnels, dŽrogeant ˆ certaines propriŽtŽs ou lois de lĠtre, mais elle ne peut pas concevoir Òautrement quĠtreÓ. A lĠaune de la logique, autrement quĠtre est dĠailleurs purement et simplement paradoxal : il nĠy a rien qui fasse exception ˆ lĠtre, parce que, dans Òil y aÓ figure dŽjˆ lĠtre. La formule [$ŻExiste(x)] ne peut pas recevoir un sens [autre que relatif : dans tel champ large de lĠtre, il y a des objets qui nĠappartiennent pas ˆ une strate plus restreinte de lĠtre].

Pourtant, selon Levinas, nous avons besoin de prendre en considŽration la modalitŽ autrement quĠtre pour comprendre notre manire dĠtre requis par autrui, par le visage. Dans la relation Žthique, je suis affectŽ par delˆ toute dŽtermination ŽpistŽmique dĠautrui, toute faon de le situer dans lĠarrangement gŽnŽral de lĠtre. Laisser une de ces dŽterminations valoir, cĠest surseoir ˆ lĠappel que je reois, que jĠŽprouve, auquel si jĠŽprouve la relation Žthique jĠai dŽjˆ commencŽ de rŽpondre. La prise en vue ŽpistŽmique dĠautrui est obstacle ˆ mon Òpour autruiÓ qui ne reoit le visage que comme appel, demande, parole de ma”tre, dŽtresse ˆ secourir. Levinas exprime ce ÒblocageÓ du mode ŽpistŽmique en disant quĠautrui vaut pour moi comme dŽchirure de tout ordre ontologique susceptible de lĠaccueillir et dĠouvrir la place ˆ ma connaissance : il vaut Òautrement quĠtreÓ. Dans la relation Žthique lĠenglobement universel de lĠtre perd sa pertinence.

Le langage ultra-mŽtaphysique, ˆ certains Žgards, exprime simplement lĠirrŽductibilitŽ de la force dŽontique ˆ la force dŽclarative ou constative : il dit quĠautrui vaut comme un ÒTu doisÓ, et que le sens dĠun ÒTu doisÓ est mal transcrit lorsque jĠen fais la dŽclaration dĠun Žtat de chose. Et lĠon retrouve ainsi les thses philosophiques classiques de Hume, Kant ou Wittgenstein sur la transcendance du devoir : on ne dŽduit pas lĠtre du devoir tre, lĠimpŽratif catŽgorique ne peut pas sĠappuyer sur la construction cognitive de la nature, ou encore notre idŽe du bien absolu est telle que la lecture du livre entier dŽcrivant le monde et ses lois ne nous aiderait pas ˆ le dŽterminer ou le poursuivre. Cette dette ou cette filiation, Levinas la reconna”t ou pourrait la reconna”tre. Mais il ajoute ceci quĠautrement quĠtre comme modalitŽ investit autrui, que lĠultra-mŽtaphysique requalifie ce qui compte originairement comme Žtant et cesse de pouvoir lĠtre ˆ cette aune. Levinas utilise le langage de lĠultra-mŽtaphysique pour exprimer la superposition de la transcendance du devoir et dĠautrui comme position (position dans le langage et lĠexistence, en face de moi selon une Òtopologie ŽthiqueÓ) : cette superposition ÒmythiqueÓ est,  selon sa phŽnomŽnologie, le fondement de la signification morale et de la notion de devoir Òpour nousÓ.

Je voudrais maintenant rapporter cet usage de la mŽtaphysique ˆ un enjeu gŽnŽral concernant celle-ci : il me semble que ce que commet Levinas, cĠest un usage interprŽtatif de la mŽtaphysique. Il suit le chemin du Òfoncteur dĠoubliÓ, pour regarder depuis la distance extraordinaire des prŽdicats de la mŽtaphysique hŽgŽliano-platonicienne la situation concrte du Tu faisant face au Moi. Et le discours tenu en termes de ces prŽdicats lui sert ˆ faire comprendre et dŽcrire le sens de la relation Žthique du Moi au Tu, en lequel rŽside ˆ ses yeux le secret de la signification morale. LĠidŽe nĠest donc pas tellement dĠappliquer ˆ moi et mon congŽnre des rŽsultats thŽoriques dŽvidŽs dans une formalisation des relations entre le mme et lĠautre, mais dĠinterprŽter ma situation devant autrui en termes de ce langage hypergŽnŽralisant, de dŽgager ˆ distance de la richesse des dŽterminations qui mĠindividuent et qui individuent autrui ce qui fait valoir autrui comme celui envers qui je suis originairement obligŽ.

Ajoutons encore que, dans cet usage interprŽtatif de la mŽtaphysique, on ne sĠinstalle pas de faon rigoureuse et exclusive au niveau dĠabstraction impliquŽ par le registre mŽtaphysique : ainsi que nous lĠavons vu, Levinas est prt ˆ faire intervenir des notions ÒintermŽdiairesÓ, comme le don, lĠobŽissance, la demande, lĠenseignement. Chacune dĠelles, selon une circularitŽ usuelle dans les affaires interprŽtatives, doit dĠailleurs tre pour une part redŽfinie en termes du rŽfŽrentiel mŽtaphysique pour tre correctement comprise dans son emploi lŽvinassien. Mais il nĠest pas question dĠentrer ici dans le dŽtail de tout cela.

Je voudrais conclure en essayant de rebondir, ˆ partir de cette prŽsentation du cas Levinas, vers deux commentaires se rapportant, je crois, aux dŽbats de lĠŽpistŽmologie analytique et de la mŽtaphysique analytique contemporaines. Mme si je prends le risque de ne pas les avoir bien comprises, je voulais tout de mme donner acte de mon effort pour en apprendre quelque chose.

Le dŽbat modal et lĠŽpistŽmologie naturalisŽe

Armstrong/Lewis

Un premier commentaire porterait sur ce que je comprends et ressens, ˆ tort peut-tre, comme le dŽbat principal de la mŽtaphysique analytique au sujet de lĠaffaire modale. Ce dŽbat, pour ce que jĠentends, oppose le rŽalisme modal de Lewis, ˆ la conception minimaliste des vŽrifacteurs des ŽnoncŽs modaux soutenue par Armstrong. Si, en substance, le premier comprend la modalitŽ comme ce qui est le cas dans des mondes parallles que nous devons concevoir comme effectifs exactement au mme titre et sur le mme rang que ÒnotreÓ monde rŽel (au nom de son principe de dŽmocratie), le second en revanche cherche ˆ dŽterminer les conditions de vŽritŽ des ŽnoncŽs modaux sans faire intervenir autre chose que le monde ordinaire.

On comprend la motivation qui anime chacune des positions. La seconde optique correspond au sentiment Žvident que le monde rŽel est le seul dont nous ayons lĠexpŽrience, avec lequel nous ayons la mŽmoire dĠinteractions : en telle sorte que si nos ŽnoncŽs modaux ne trouvent pas de points dĠappui en lui, ils paraissent vouŽs ˆ lĠindŽpendance et au flottement absolus, cĠest-ˆ-dire ˆ lĠabsurditŽ. La premire optique, de son c™tŽ, prend acte du fait que nous formulons des ŽnoncŽs modaux, et que ceux-ci semblent ne pas pouvoir tre compris autrement que comme prenant en considŽration des mondes parallles. A cet endroit, certains peuvent penser ˆ faire compara”tre la spŽculation physique du plurivers comme arbitre. Ici, la mŽfiance kantienne suggre que ce qui est conceptualisŽ dans le contexte dĠun modle mathŽmatique de la rŽalitŽ ne peut jamais co•ncider avec la pensŽe spŽculative du possible mŽtaphysique : dans le premier cas, et pas dans le second, la diversitŽ des cas est contr™lŽ par un ou plusieurs ÒparamtresÓ, objets mathŽmatiques donnant la mesure relative de ce qui est pris en lĠoccurrence comme le possible. Mais fermons cette parenthse qui ne correspond pas au fond du commentaire que nous cherchons ˆ apporter.

Ce commentaire est simplement le suivant : la difficultŽ associŽe ˆ la vision lewissienne tient ˆ lĠinconsistance de la pensŽe ÒpanoramiqueÓ des mondes parallles quĠelle appelle. Si nous acceptons lĠeffectivitŽ simultanŽe des mondes parallles, alors il nous est impossible de nommer lĠenglobant qui les rassemble, de comprendre lĠintervalle qui les sŽpare ou la dimension o ils se placent. Il ÒdevraitÓ sĠagir dĠune rŽalitŽ de type supŽrieur, mais la notion de totalitŽ du rŽel a dŽjˆ ŽtŽ totalisŽe dans la conceptualisation de chaque monde. On est donc amenŽ ˆ penser un rŽel qui se totalise ˆ deux niveaux et de deux manires, ou qui se diffŽrencie en une multiplicitŽ de cas de son tout sans que ces cas puissent tre situŽs dans un rŽel commun. DĠune manire ou de lĠautre, cette pensŽe est inconsistante. Une faon de le dire est dĠobserver que lĠintervalle entre deux mondes parallles devrait relever dĠautrement quĠtre : si jĠaccorde de lĠtre au monde A comme tout de lĠtre ainsi quĠau monde B comme tout de lĠtre ˆ nouveau, la distinction de A et de B veut ˆ la fois que leur intervalle soit, quĠil corresponde ˆ un aspect de la rŽalitŽ ou de la mŽtarŽalitŽ, et quĠil ne puisse pas tre comptŽ comme tre effectif, puisque cela forcerait ˆ lĠinclure dans un monde.

Cette observation extrmement simple nous rappelle que la pensŽe modale est une des manires dont la conceptualisation humaine excde lĠtre, ainsi que cĠest bien connu dans la tradition philosophique, il me semble. Strawson, ainsi, la cite ˆ c™tŽ de la pensŽe mathŽmatique (des idŽalitŽs mathŽmatiques) comme reprŽsentant typique de lĠanempirisme congŽnital de la pensŽe humaine[9]. Un lŽvinassien dirait que la pensŽe modale du possible radical est secrtement indexŽe sur lĠintrigue Žthique, et que lĠintervention en lĠtre dĠautrement quĠtre y trouve son principe : cĠest dans la mesure o jĠŽprouve ma dŽtermination devant le visage comme inspirŽe/motivŽe autrement quĠtre que je conois mon pour autrui comme impossible ˆ ranger dans la logique de lĠtre. Cette impossibilitŽ classiquement reformulŽe comme contingence de ma dŽtermination pratique (bien que cette reformulation perde sans doute une part substantielle du sens quĠelle reprend) et ouvre de la sorte sur la pensŽe des mondes parallles. La pensŽe de la contingence du monde, ou celle liŽe de la crŽation du monde, la pensŽe vertigineuse et intenable du Òil y aÓ originaire alors quĠil aurait pu ne pas y avoir dĠÒil y aÓ [je pense ici ˆ la cŽlbre question de Leibniz] peut aussi tre citŽe comme liŽe ˆ lĠhorizon Žthique dĠautrement quĠtre (et Wittgenstein la rapproche en effet de la pensŽe du bien absolu].

La position armstrongienne, par comparaison, semble infiniment plus confortable, puisquĠelle nous Žvite toute cette systŽmatique trouŽe dĠinconsistance. Mais elle nĠest pas honnte ˆ lĠŽgard dĠun geste conceptuel que le langage accomplit et assume de facto, tous les jours et sans culpabilitŽ. Notre fonction autrement quĠtre est impliquŽe dans notre discours du monde, et convoque autour de celui-ci le foisonnement des mondes parallles accessibles. Sans que jĠaie examinŽ dans le dŽtail les solutions armstrongiennes, il me para”t douteux a priori que sa reconstruction respecte notre emploi du langage modal.

Mais le rŽalisme modal lewissien nĠest pas plus acceptable, dans la mesure o il passe sous silence lĠexcs et le vertige : il nous raconte lĠhistoire de la pluralitŽ des mondes comme si elle Žtait acceptable sans problme en tant quĠhistoire ontologique.

Quine, lĠŽpistŽmologie naturalisŽe, la philosophie de lĠesprit

Mon second commentaire porte sur la dŽfinition par Quine de lĠŽpistŽmologie naturalisŽe, dans lĠarticle Žponyme. Comme chacun sait, Quine dŽfinit cette nouvelle ŽpistŽmologie comme lĠexplication naturaliste (scientifique ordinaire, donc) du rapport entre lĠentrŽe de stimulation sensorielle et la sortie ÒtorrentielleÓ constituŽe de discours sur le monde, avant toute chose de thŽories de ce monde. DĠun c™tŽ, il pointe avant tout examen scientifique lĠexcs de la sortie par rapport ˆ lĠentrŽe, de lĠautre c™tŽ il fixe comme objectif ˆ lĠŽpistŽmologie naturalisŽe de rendre raison de cette disproportion, dans les termes du schŽma nŽcessairement causal quĠelle doit apporter en tant que science.

Ce qui me frappe est que Quine, en lĠoccurrence, dŽcrit la situation de lĠhomme dans le monde en termes dĠentrŽe/sortie. LĠhomme – le sujet, lĠorganisme – est ramenŽ a priori ˆ lĠabstraction dĠune bo”te (dĠun ensemble convexe bornŽ, disons) dans laquelle de lĠinformation entre et de laquelle du discours sort. Cette description abstractisante para”t, de prime abord, la mme que celle du computationnalisme reprŽsentationaliste classique : lĠesprit est une bo”te noire qui traite de faon logico-calculante une information sensorielle toujours dŽjˆ traduite en vecteurs symboliques, et qui produit en sortie des propositions, qui seront traduites en comportements. Le partage de ce schme de lĠentrŽe-sortie (qui provient de la psychologie behaviouriste, jĠimagine) nĠest gure surprenant, puisque, ce que dŽcrit Quine sous le nom dĠŽpistŽmologie naturalisŽe semble peu diffŽrent des sciences cognitives : seulement, alors que ces dernires acceptent, jusquĠˆ nouvel ordre, de concentrer leur effort sur la cognition de base, lĠŽpistŽmologie naturalisŽe para”t correspondre ˆ une science cognitive de la cognition ŽlevŽe.

Le schme de la bo”te avec entrŽe/sortie, est, si lĠon veut, un schme mŽtaphysique rendant compte de lĠesprit ou de la connaissance en termes de concepts ÒpresqueÓ applicables ˆ nĠimporte quoi. Pas tout ˆ fait, nŽanmoins, puisque ce schme mobilise tout de mme la topologie de lĠintŽrieur, de lĠextŽrieur, et du franchissement de la frontire dans les deux sens. En termes kantiens, on dirait que la formule conceptuelle utilisŽe passe par une relativisation ˆ un Òmode de prŽsentationÓ ayant ˆ inclure un minimum de topologie (lĠespace euclidien ferait lĠaffaire, bien sžr, mais on pourrait se passer de lui). On a donc affaire ˆ la mŽthode du Òfoncteur dĠoubliÓ (puisquĠil y a tentative de comprendre la cognition ˆ partir dĠun schme puissamment gŽnŽralisant), m‰tinŽe dĠun minimum de prise en considŽration kantienne du mode de prŽsentation des Žtants (puisquĠil y a mention implicite dĠune topologie). Ce dernier point, cela dit, pourrait tre contestŽ : on dira que, puisque lĠinformations sensorielle est supposŽe traduite symboliquement, et puisque la sortie est conue comme propositionnelle, la topologie de lĠintŽrieur et de lĠextŽrieur peut tre oubliŽe. La machine comme laquelle est reprŽsentŽ lĠesprit serait alors une machine seulement logique. Le dŽbat sur ce point est un aspect du dŽbat opposant les paradigmes computationnalistes et dynamiques, il est moins trivial quĠon peut le supposer.

Notons au passage que la philosophie de lĠesprit attachŽe au modle computo-reprŽsentationnaliste se prŽsente volontiers comme mŽtaphysique, et dĠailleurs, comme lĠa trs bien montrŽ Pascale Gillot dans son livre, a repris incroyablement les arguments de la mŽtaphysique de lĠ‰ge classique. En fait, la philosophie de lĠesprit illustre excellemment cette tendance de lĠŽpistŽmologie analytique lĠautorisant ˆ se rŽaliser comme mŽtaphysique : fonder une discipline et la rattacher ˆ une thŽorie mŽtaphysique incluant le traitement quĠelle propose de son objet comme cas, ce serait la mme chose.

Mon but, nŽanmoins, est de comparer toute cette dŽmarche avec ce que nous venons de voir chez Levinas. La description de la situation humaine en termes du mme et de lĠautre nĠa-t-elle pas quelque chose dĠanalogue ˆ la description Quinio-computationnaliste en termes dĠentrŽe/sortie ? Deux diffŽrences sautent aux yeux :

1) Les catŽgories du mme et de lĠautre sont plus traditionnelles.

2) Les fonctions entrŽe/sortie relient lĠhomme (le mme chez Levinas) avec le monde, cĠest-ˆ-dire ce qui est encore le mme (pour lĠhomme) chez Levinas, et non pas lĠautre.

A c™tŽ de cela, on pourrait retrouver de la similitude en vertu des deux considŽrations suivantes :

1) Comme pour le cas de lĠentrŽe-sortie, il y a dŽbat et problme pour savoir si une topologie nĠest pas impliquŽe dans la mŽtaphysique lŽvinassienne (lĠautre est ce qui donne lĠextŽrioritŽ, lĠautre se prŽsente comme hauteur, etc.). JĠai dŽbattu de cette difficultŽ dans Ç Levinas et la question de lĠespace È[10].

2) On trouve chez Levinas une peinture mŽtaphysique de la relation que les sciences cognitives ont en vue, en un sens, avec la boucle de la subjectivitŽ-athŽe[11]. Seulement, il la considre comme une vie du mme dans laquelle celui-ci sĠexcepte comme jouissance. Faut-il dire que dans la vue computationnaliste le mme sĠexcepte comme logique, ce qui introduirait une paritŽ ?

Sur ces quelques rŽsonances comparatistes, je mets un terme ˆ la rŽflexion conduite dans cet article.



[1]. Cf. Revue de MŽtaphysique et de Morale, nĦ 4, 2002, p. 461.

[2]. Cf. Nef., F., QuĠest-ce que la mŽtaphysique, Paris, Gallimard, 2004.

[3]. Cf. Salanskis, J.-M., Philosophie des mathŽmatiques, Paris, 2008, Vrin.

[4]. Cf. Harthong, J., Ç ElŽments pour une thŽorie du continu È in AstŽrique, 109-110, 1983, p. 235-244 ; Ç Une thŽorie du continu È, in La mathŽmatique non standard, Barreau-Harthong Žd., Paris, Editions du CNRS, 1989, p. 307-329 ; Ç Le continu et l'ordinateur È, in L'ouvert 46, 1987, p. 13‑27.

[5]. Cf. Salanskis, J.-M., Ç Le destin du modle de Cantor-Dedekind È, in Le Labyrinthe du Continu, J.-M. Salanskis & H. Sinaceur (Eds), Paris, Springer France, 1992, p. 190-212 ; republiŽ dans Le temps du sens, OrlŽans, Editions Hyx, 1997, p. 149-171. 

[6]. Thom, R., Ç L'AntŽrioritŽ Ontologique du Continu sur le Discret È, in Le Labyrinthe du Continu, Salanskis J.-M. & Sinaceur H. ƒd., Paris, Springer-France, 1992, p. 137-143.

[7]. Ç Une dŽfinition continue du nombre È, RCP Strasbourg, 1989.

[8]. Ref.

[9]. Ref.

[10]. Ref.

[11]. Ref.