Aperus de philosophie du sens appliquŽe ˆ la connaissance du lan­gage

Dans un deuxime temps, je voudrais, comme je lĠai dŽjˆ annoncŽ, faire opŽrer mon point de vue de philosophie du sens du c™tŽ de la connaissance du langage. Cela est Žvidemment justifiŽ, en dehors des motifs qui ont dŽjˆ ŽtŽ donnŽs, par le simple fait ÒmassifÓ que le sens est facilement pris pour le sens linguis­tique, ŽgalisŽ et superposŽ ˆ lui, comme nous le mentionnions ds lĠintroduction, pour y voir une difficultŽ pour notre entreprise. Mais il faut bien voir que, dans cette section, nous ne parlerons pas directement du langage comme nous avons, en substance, directement parlŽ des mathŽ­ma­tiques dans celle qui prŽcde. Le thme sur lequel nous nous penchons est plut™t celui des thŽories dĠobŽdience langagire du sens. Nous voulons regarder ce que ceux qui sĠattachent ˆ thŽoriser le langage viennent ˆ dire sur le sens. Tous les discours que nous examinons sĠopposent donc, en tant que thŽories du sens, ˆ la comprŽhension du sens dŽveloppŽe au chapitre prŽcŽdent, puisque, se prŽsentant comme thŽories, ils sĠefforcent de cerner le sens, de dire ce quĠil est, et qui plus est, au sein dĠune dŽmarche dĠobjectivation de la chose linguis­tique en gŽnŽral. Mais cette diffŽrence nous intŽresse, cela nous para”t une excellente faon de tester le point de vue de la philosophie du sens que de rechercher si les thŽories du sens rejoignent notre comprŽhension du sens et si la philosophie du sens inspirŽe par cette comprŽhension aurait quelque chose ˆ demander ˆ ces thŽorisations, sĠil y a une intersection ou une collaboration pensable entre les recherches thŽoriques sur le langage et le sens et notre volontŽ philo­so­phique.

Quelques prŽcisions encore sur lĠorganisation de la section qui commence ici.

Premirement, nous en avons dŽjˆ assez dit pour que notre lecteur comprenne que cette section sera Žminemment ŽpistŽ­mo­lo­gique, puisquĠelle consistera principalement en le commentaire de certaines approches se voulant scien­ti­fiques de la chose linguis­tique.

Mais deuximement, nous souhaitons expliquer aussi le choix des thŽorisations commentŽes. On aurait pu sĠattendre ˆ ce que nous ne retenions que des propositions sĠinscrivant dans le cadre de ce qui sĠappelle aujourdĠhui Òsciences du langageÓ. La thŽorisation du linguis­tique nĠest-elle pas lĠaffaire disciplinaire et professionnelle de ces sciences et dĠelles seules ? Nous avons aussi voulu commenter une prise de position relativement rŽcente dĠun philosophe ana­ly­tique particulirement Žminent, Michael Dummett, sur la question du sens. Il se trouve en effet que la philosophie ana­ly­tique, en consŽquence de la dŽcision de se rŽaliser comme philosophie du langage dĠune part, comme philosophie exacte dĠautre part, vit dans lĠŽlŽment de la thŽorisation du langage tout autant que les sciences du langage, mme si elle ne thŽorise le langage que dĠune manire que le linguiste peut juger Žtroite. Notre bref passage en revue est donc plus complet et plus reprŽsentatif, plus pertinent vis-ˆ-vis de la volontŽ de confrontation de la comprŽhension du sens et de la thŽorie du sens qui est la n™tre, du fait de notre admission dĠun exemple analytique de thŽorisation.

Reste ˆ dire deux mots sur le choix des approches proprement linguistiques : nous avons dŽcidŽ dĠŽvoquer les travaux de Saussure, Chomsky, Langacker et Rastier. Saussure et Chomsky nous paraissent reprŽsenter exemplairement deux conceptions de la thŽorisation du langage : pour Saussure, cette thŽorisation ne prŽtend pas tre une reconstruction rationnelle universelle exhaustive du processus signifiant, donnant lieu ˆ des prŽdictions, ni ne se commet avec un outil de formalisation, logique ou mathŽmatique ; pour Chomsky au contraire, le projet dĠune thŽorie scien­ti­fique du langage implique lĠadoption dĠune telle forme et de tels moyens. Rastier reprŽsente ˆ mes yeux un hŽritier rŽcent du point de vue saussurien, alors que Langacker, en dŽpit de lĠŽcart critique considŽrable par lui apportŽ, est un Žlve de Chomsky, en telle sorte que son travail au moins ˆ premire vue sĠinscrit dans la continuitŽ programmatique de la percŽe chomskienne, du point de vue de lĠopposition que je viens de mettre en place. JĠavais Žvidemment ˆ coeur de prendre en considŽration ces deux optiques, qui me paraissent fondamentales, et de les suivre lĠune et lĠautre dans ce quĠelles avaient pu inspirer de fort et de rŽcent.

LĠidŽe dummettienne dĠune ÒthŽorie du sensÓ

Je mĠinspire ici essentiellement de lĠarticle Ç What is a Theory of Meaning ? È de Michael Dummett.

Un premier regard jetŽ sur le contenu de cet article peut nous donner le sentiment que Dummett envisage le sens, ˆ notre instar, du c™tŽ ou dans la perspective du hors tre.

En effet, pour commencer, il interroge la notion de thŽorie du sens plut™t que le sens lui-mme, ainsi que le titre de lĠarticle le met en Žvidence. On pourrait croire que cĠest en sachant suffisamment de chose sur ce quĠest le sens que nous pouvons conclure sur la faon dont une thŽorie doit sĠen ordonner ou sĠen disposer. Selon la dŽmarche de Dummett, les choses vont plut™t dans lĠordre inverse : ce qui peut tre connu du sens, dit pertinemment ˆ son sujet, dŽrivera de ce que nous avons acquis au sujet dĠune thŽorie du sens. Comme si le sens nĠŽtait pas directement une entitŽ interrogeable ou dŽterminable, et quĠil fallait passer par lla locution thŽorie du sens, au sein duquel la nominalitŽ du sens Žtait une fois pour toutes piŽgŽe. Mais dire cela, nĠest-ce pas dire la fausse substantivitŽ du sens, cĠest-ˆ-dire, dĠune certaine manire, le ranger hors tre ?

Deuximement, Dummett dit quĠune thŽorie du sens est une thŽorie complte de la faon dont le langage fonctionne comme langage. Ou encore que la thŽorie rend compte de la faon dont un locuteur communique au moyen du langage, fait au moyen du langage tout ce qui peut tre fait avec lui. Cette dŽter­mi­nation de ce quĠest une thŽorie du sens para”t adhŽrer massivement ˆ une conception de type ÒwittgensteinienÓ, selon laquelle le sens est lĠemploi. Mais si le sens – dĠun mot, dĠune phrase, dĠune expression – sont ŽgalisŽs avec leur r™le dans la dynamique tooutjous ouverte de lĠŽchange verbale, alors ˆ nouveau, ˆ certains Žgards, le sens Žchappe ˆ lĠtre, ou du moins ˆ son acception la plus courante et canonique : il se retrouve plut™t du c™tŽ du devenir, rŽfutant toute positivitŽ ontologique, ou mme plus prŽcisŽment du c™tŽ de lĠaction, qui ajoute ˆ la nŽgativitŽ du devenir la contingence de lĠoption irrŽversible.

Troisimement, Dummett nous fait savoir quĠune thŽorie du sens nĠest pas autre chose quĠune thŽorie de la comprŽhension : il faut rendre compte de ce que sait celui qui Ç saitÓ le langage, cĠest-ˆ-dire en comprend les expressions. Mais de la sorte, Dummett semble avoir confessŽ que lĠattestation du sens sĠopre au p™le destinataire, ce qui para”t lĠentra”ner dans la direction de la prise en vue de lĠadresse et de lĠinflexion dŽ-ontologique de la problŽmatique du sens.

Pourtant, si nous essayons dĠextraire les rŽsultats de son Žtude, nous constatons que la conception du sens quĠon peut attribuer ˆ Dummett reste principalement tributaire de ce que jĠai appelŽ la conception inten­tionnelle.

Dummett, en effet, nous dŽcrit en fin de compte une thŽorie du sens comme constituŽe de trois couches ou strates : il y a une thŽorie de la rŽfŽrence, une thŽorie du sens-de-rŽfŽrence et une thŽorie de la force. Mon choix de lĠexpression Ç sens-de-rŽfŽrence È est un pis aller, il correspond ˆ une tentative de traduire le mot anglais sense, qui veut dire sens au mme titre que meaning, mot utilisŽ pour couvrir de faon globale le registre du sens par Dummett. Comme sense est utilisŽ pour traduire le Sinn du Sinn und Bedeutung frŽgŽen, et comme Sinn signifie bien dans ce contexte le sens en tant que prŽsentation du rŽfŽrent, jĠai cru possible de traduire sense par sens-de-rŽfŽrence. Je ne crois pas, cela dit, que le fond de la discussion que je mne ici dŽpende de cette option de traduction.

DŽtaillons plut™t les trois couches.

La thŽorie de la rŽfŽrence est une thŽorie qui Ç dŽtermine de faon rŽcursive lĠapplication ˆ chaque phrase de la notion qui est prise comme centrale dans la thŽorie du sens considŽrŽe È. Usuellement, cette notion est simplement la vŽritŽ : la thŽorie de la rŽfŽrence devient donc la thŽorie qui explique comment la vŽritŽ dĠune phrase dŽpend en quelque sorte de la vŽritŽ ou de la participation ˆ la vŽritŽ de ses constituants. La couche thŽorie de la rŽfŽrence de la thŽorie du sens correspond donc en premire approximation ˆ la dŽfinition dominante en philosophie ana­ly­tique du sens par lĠensemble des conditions de vŽritŽ. En premire approximation seulement, parce que Dummett envisage de retenir comme notion fondamentale la vŽrifiabilitŽ plut™t que la vŽritŽ, ou mieux, la falsifiabilitŽ : cette orientation exprime la sensibilitŽ particulire qui est la sienne ˆ la critique intuitionniste de la logique et des mathŽ­ma­tiques, il lui est donc naturel de chercher ˆ construire une conception du sens analogue ˆ la conception standard mais liŽe ˆ la logique de Heyting plut™t quĠˆ la logique classique, et faisant droit aux vues brouweriennes sur le rapport entre vŽritŽ et vŽrification.

La thŽorie du sens-de-rŽfŽrence spŽcifie pour Dummett Ç ce qui est impliquŽ dans lĠattribution ˆ un locuteur du savoir de la thŽorie de la rŽfŽrence È. La dŽfinition de cette couche redouble dangereusement celle qui a ŽtŽ donnŽe de ce quĠest une thŽorie du sens en gŽnŽral, dŽcrite, rappelons-le, comme thŽorie de ce que sait celui qui sait le langage, ou de la comprŽhension du langage. DĠaprs ce que je comprends, la thŽorie du sens-de-rŽfŽrence consiste finalement en deux aperus : le premier consiste ˆ dire que, tout simplement, la thŽorie de la rŽfŽrence permet de rŽduire la comprŽhension de la rŽfŽrence dĠune phrase complexe ˆ la comprŽhension de la rŽfŽrence de phrases atomiques, en tant quĠelle explicite les rgles qui font dŽriver la premire de la seconde. Mais pour rendre compte du Òsavoir de la rŽfŽrenceÓ, nous devons aussi rendre compte de la comprŽhension de la rŽfŽrence des phrases atomiques, pour laquelle la thŽorie de la rŽfŽrence ne nous est par dŽfinition dĠaucun secours. La rŽponse proposŽe par Dummett est que nous comprenons une phrase atomique dans son sens-de-rŽfŽrence lorsque nous savons reconna”tre cette phrase comme un rapport dĠobservation, du moins sĠil sĠagit dĠune phrase vraie, bien entendu. Il semble bien que la thŽorie du sens-de-rŽfŽrence accepte, ici, la prŽsupposition dĠune prise sur le monde du sujet parlant, qui rend raison de sa comprŽhension quant ˆ la notion qui compte (la vŽritŽ, la vŽrifiablitŽ ou la falisfiabilitŽ) des phrases ŽlŽmentaires.

La thŽorie de la force explique, selon Dummett, comment un sujet, rŽcupŽrant une phrase dont le sens a ŽtŽ explicitŽ en termes des deux premires couches, en dŽrive lĠemploi qui constitue en dernire analyse son vŽritable sens, son Ç meaning È au sens de la Ç theory of meaning È. Typiquement, dans le cas o la thŽorie de la rŽfŽrence est la thŽorie classique en termes de vŽritŽ, la thŽorie de la force nous expliquera lĠemploi de la phrase Ç Gonfle le pneu de la bicyclette ! (1) È de la manire suivante : supposant explicitŽes les conditions de vŽritŽ, vŽrification ou falsification de la phrase Ç Le pneu de la bicyclette est gonflŽ (2) È, on dira quĠune phrase impŽrative comme (1) sĠemploie lorsque lĠon souhaite que la phrase (2) (le noyau propositionnel de lĠordre) soit vraie (vŽrifiŽe, non falsifiŽe ou falsifiable), et quĠelle motive ˆ la rŽception lĠacte de rendre la phrase noyau propositionnel vraie (vŽrifiŽe, non falsifiŽe ou falsifiable). Il faut imaginer que cette sorte de compte rendu de la rgle dĠusage des phrases se prolonge ˆ toutes les valeurs illocutionnaires, toutes celles dĠAustin, par exemple : on peut reconstruire le scŽnario de leur emploi ˆ partir de leurs noyaux propositionnels par des gloses pragmatiques de la mme eau.

Il nĠest pas difficile de voir que la thŽorie du sens, divisŽe en les trois strates que prŽvoit Dummett, est compltement commandŽe par une analyse de la ÒvisŽe vraieÓ du monde par le langage. La prise en considŽration des critres concurrents de la vŽrifiabilitŽ ou de la falsifiabilitŽ, si intŽressante soit-elle sur le plan thŽorique en raison de lĠinspiration intuitionniste de la dŽmarche, ne nous fait visiblement pas sortir de cette problŽmatique de la vŽritŽ, elle la module seulement sous un rapport ŽpistŽ­mo­lo­gique, au nom dĠune rŽflexion sur ce qui peut tre Žtabli dans lĠordre de la vŽritŽ. La thŽorie du sens de rŽfŽrence est obligŽe de prŽsupposer un ancrage inten­tionnel du langage, de poser que certaines phrases peuvent fonctionner comme rapports dĠobservation et tre reconnues Žvidemment comme le pouvant, ce qui correspond exactement ˆ ce que nous avons appeler une Òprise sur le mondeÓ : elle fonde donc notre possession du sens en tant que sens-de-rŽfŽrence dans ce que jĠappellerai une possession de flche, en me rŽfŽrant ˆ ce que jĠai exposŽ de la conception inten­tionnelle du sens. Enfin la thŽorie de la force fixe le programme dĠune dŽduction complte de lĠemploi des phrases ˆ partir de lĠenseignement quant ˆ la rŽfŽrence donnŽ par les deux premires strates, ce qui Žlimine Žvidemment le renvoi ˆ un hors-tre du sens que je dŽcelai de manire sans doute trop optimiste plus haut.

Ce que le point de vue de philosophie du sens qui est le n™tre gagne dans cet examen, cela dit, cĠest le repŽrage des deux Òlieux thŽoriquesÓ o la jonction avec un point de vue autre appara”t comme possible bien que cette partie ne soit pas jouŽe par Dummett.

DĠabord, il est clair que lĠhypothse que nous savons que certaines phrases ont la capacitŽ dĠtre des rapports dĠobservation est une hypothse phŽno­mŽ­no­lo­gique sur le langage : elle Žquivaut ˆ la postulation que, dans le langage, est dŽposŽe une prŽsentation du monde transparente pour nous ; ce nĠest pas seulement que le langage en sa struc­ture prŽdicative simple (les phrases atomiques sont des prŽdications simples, sans quantification) rŽvle le monde, cĠest quĠil le rŽvle pour nous, il le rŽvle dans des conditions et sous une forme qui se rŽflŽchit en nous. De telles remarques font le pont entre une approche ana­ly­tique du sens et les Žlaborations husserliennes ou heideggeriennes sur la question.

Mais ce nĠest pas ce qui nous concerne le plus ici. Il nous importe plut™t de voir Òpar oÓ  une perspective sur le sens fondŽe sur lĠadresse et renvoyant le sens au hors tre pourrait sĠintroduire. Nous lĠavons en fait dŽjˆ vu, et dit dĠemblŽe : cĠest de la conception du sens comme emploi, et de la mise au premier plan de la situation de comprŽhension du destinataire, que peut venir une telle orientation. Ds que, en particulier, les scŽnarios de la force sont envisagŽs rŽellement en termes de la situation de lĠadresse, de ses enjeux et ses normes, les analyses rŽductionnistes quĠenvisage Dummett apparaissent comme impossibles. Le sens de lĠordre nĠest pas du tout restituŽ par la glose pragmatique envisagŽe de Ç Gonfle le pneu de la bicyclette ! (1) È. LĠordre de gonfler la bicyclette peut Žvidemment tre donnŽ alors quĠelle est dŽjˆ gonflŽe, ou sans que le destinateur souhaite la voir gonflŽe. De plus, la  transition de lĠtre-non-vrai (vŽrifiable, etc.) de lĠtre-gonflŽ de la bicyclette ˆ son tre-vrai (vŽrifiable, etc.) peut sĠaccomplir de beaucoup dĠautres faons que par la voie de lĠordre. Ce qui se passe de particulier lorsquĠun tel ordre est donnŽ, et surtout ce qui est, je dirais, ŽprouvŽ lorsquĠun tel ordre est reu, et qui est exactement son sens dĠordre, ne se laisse pas saisir et dŽcrire au moyen des coordonnŽes des Ç valeurs È attribuŽes par la thŽorie de la rŽfŽrence (auxquelles, en lĠespce, la thŽorie du sens-de-rŽfŽrence ne semble rien ajouter de pertinent). La comprŽhension de lĠordre comme ordre comporte Ç au moins È la comprŽhension de lĠinstitution illocutionnaire (de ce que le destinateur a prŽtendu instituer un monde lŽgal dans lequel son ordre Žtait exŽcutoire pour son destinataire, dans lequel ce dernier ne peut quĠobŽir ou dŽsobŽir, par choix ou par nŽgligence, perd toute possibilitŽ dĠagir dĠune faon qui ne se laisse pas qualifier en termes de lĠordre). Or, le contenu de cette institution illocutionnaire, dont je viens dĠesquisser une description, nĠa, disons, pas beaucoup ˆ voir avec la vŽritŽ ou la vŽrifiabilitŽ de la phrase noyau. Selon nous, on le sait, la comprŽhension de lĠinstitution illocutionnaire est elle mme toujours incomplte, insuffisamment profonde, si elle nĠest pas dĠabord comprŽhension du nÏud du sens et de la demande, du hors-tre, de lĠadresse.

Je mĠen tiendrai donc ˆ ce constat de relative ŽtrangetŽ, qui nous donne une premire idŽe de la faon donĠt nous pouvons en tant que Òphilosophes du sensÓ recevoir une tentative de thŽorisation objectivante du sens, tentative malgrŽ tout ambigu‘ parce quĠelle est philo­so­phique et semble au premier abord reconna”tre quelque chose de la Òtranscendance dus sensÓ

JĠen viens donc maintenant aux suggestions des Ç sciences du lan­gage È.

Langue, signe et valeur chez Saussure

££Je ne ferai dĠailleurs rien dĠautre quĠune sorte de compte rendu de lecture des deux premires parties du Cours de linguis­tique gŽnŽrale, inspirŽ par ma question.

Tout dĠabord, il faut faire une sorte dĠobservation concessive liminaire : Saussure sĠinterroge essentiellement, dans son traitŽ, sur les conditions de lĠinstauration dĠune science du lan­gage. Sa question est donc Ç Quels peuvent tre lĠobjet, la mŽthode dĠune science du langage ? È  et non pas Ç QuĠen est-il du sens ? È (sĠag”t-il seulement du sens linguis­tique). Nous nĠavons donc pas, ˆ lĠattaque de son ouvrage, un accs immŽdiat ˆ sa conception du sens. Pourtant, bien sžr, la dŽcision trans­cen­dan­tale concernant la science du lan­gage ne peut que concerner la pensŽe possible du sens linguis­tique au moins.

On pourrait donc essayer de traduire par avance les vues de Saussure concernant la langue, primitivement Žlu comme ce dont sĠoccupe la linguis­tique (plut™t que du lan­gage). Saussure oppose la langue au lan­gage comme le systme ˆ son exploitation active. Une connaissance du lan­gage se doit dĠtre une connaissance de lĠactivitŽ langagire, et, comme telle, elle se dilue dans de nombreuses spŽcialitŽs thŽoriques non linguis­tiques, telles lĠacoustique et la psychologie. A lĠidŽe dĠune connaissance du lan­gage s'oppose donc celle dĠune connaissance de la langue, qui est connaissance du systme, de la convention dont lĠactivitŽ de lan­gage est constamment tributaire. Ce niveau du systme ou de la convention est ce dont Saussure, tout au long du livre, nous propose le jeu dĠŽchec comme mŽtaphore Žclairante. Saussure sĠinterroge aussi sur le Ç lieu È o pourrait rŽsider la langue comme systme dans lĠarc de la communication (lĠarc que dŽcrit le message, de sa conception mentale ˆ sa rŽception mentale, en passant par son codage interne, sa phonation, son transfert acoustique, son audition et son dŽcodage ˆ nouveau interne). Il Ç trouve È en quelque sorte la langue ˆ la fois du c™tŽ de la partie psychique de la rŽception, cĠest-ˆ-dire le dŽcodage interne, au titre que ce moment nĠest pas compromis avec lĠactivitŽ multiforme et libre de la parole comme celui du codage de dŽpart, en sorte quĠon peut le tenir pour plus proche du systme, et du c™tŽ de la Ç facultŽ dĠassociation et de combinaison È qui prŽside ˆ lĠassemblage du discours en langue (qui pourtant, de prime abord, para”t compromise avec la parole, lĠactivitŽ de lan­gage).

Ces faons de dŽterminer la langue comme enjeu de la linguis­tique concernent dŽjˆ, pour notre point de vue de philosophie du sens, la pensŽe possible du sens linguis­tique, bien entendu. Le choix de nŽgliger lĠactivitŽ de langage correspond en partie, je dirais, ˆ une comprŽhension de cela que lĠŽvŽnement nĠest pas la notion directrice pour le sens. Que lĠalternative ˆ une orientation sur lĠactivitŽ de lan­gage soit la prise en considŽration du systme, de la convention, correspondrait, dans ma perspective, ˆ un rattachement du sens ˆ son devenir de complexitŽ dans le champ dĠune intersubjectivitŽ. CĠest aussi ce rattachement quĠexprimerait, dĠailleurs, lĠŽlection de la Ç facultŽ dĠassociation et de combinaison È comme lieu de la langue : cette facultŽ est ce qui, intervenant ˆ chaque tour de la communication, dŽsigne celle-ci comme prise dans un devenir et une norme collective de la complexitŽ. La dissymŽtrie introduite, dans sa volontŽ de localiser la langue, en faveur du p™le du destinataire par Saussure sĠaccorde aussi avec la conception de lĠintrigue fondamentale du sens que nous avons voulu dŽfendre.

Mais il faut plut™t examiner comment le propos de Saussure rejoint explicitement la prŽoccupation dĠune thŽorie du sens, comment sa linguis­tique s'inflŽchit en sŽman­tique, ou du moins pose des contraintes pour une sŽmantique. Cela se produit dĠabord avec le deuxime temps de sa dŽter­mi­nation de lĠobjet de la linguis­tique, o celui-ci est plut™t donnŽ comme le signe. Le signe, on le sait, est dŽfini par Saussure comme lĠindŽchirable unitŽ dĠun concept et dĠune image acoustique, ce qui se trouve ensuite reformulŽ comme unitŽ dĠun signifiŽ (le concept) et dĠun signifiant (lĠimage acoustique), terminologie plus flottante et philosophique qui devait faire les beaux jours de notre struc­turalisme. Le signe, en tant quĠunitŽ du signifiant et du signifiŽ, appara”t clairement comme le vecteur du sens, il contient donc, dans la faon dont il est dŽterminŽ, une thŽorie minimale du sens. Cette thŽorie, en substance, se prŽsente comme Žquivalente ˆ celle de la premire recherche logique de Husserl : le sens se caractŽrise comme un dŽpassement de lĠintention perceptive visant le support matŽriel de la signi­fi­cation vers une intention de signi­fi­cation, visant lĠobjectivitŽ catŽgorielle idŽale de la signi­fi­cation (appelŽe ensuite ˆ tre remplie par un contenu perceptif, fourni par un acte perceptif venant alimenter lĠacte de signi­fi­cation). Pourtant, dĠaprs les exemples de Saussure, il nĠest pas clair que le signifiŽ (le concept) se distingue absolument du rŽfŽrent (du dŽnotŽ) : ou plut™t, ce quĠil appelle le signifiŽ arbre est-il une Ç notion È dĠarbre, ou une image schŽmatique dĠarbre peru ? Le but de Saussure ne semble pas tre de procŽder ˆ une telle distinction. La tentative de comprendre cette Žtape de son cours comme pronunciamento concernant le sens linguis­tique avorte donc.

Il faut en venir, pour cette raison, au point de son Žcrit o Saussure rencontre vraiment notre question du sens. Et ce point se situe, il me semble quĠil nĠy a  pas de doute lˆ dessus, dans la discussion par Saussure du rapport entre valeur et signi­fi­cation. En principe, Saussure nĠinterroge pas la notion de valeur en vue de la question du sens, sa prŽoccupation est de caractŽriser les unitŽs fondamentales auxquelles peut et doit sĠadresser le linguiste, de comprendre de quelle identitŽ, quelle rŽalitŽ il doit sĠattendre ˆ traiter. Or cĠest la valeur qui, pour Saussure, indique au linguiste ce qui est pour lui une identitŽ, une rŽalitŽ ˆ dŽcrire et comprendre. NĠest un rŽel lin­gui­stique identifiable et distinguable comme tel que ce qui sĠannonce comme valeur.

Saussure Ç voit È en quelque sorte la valeur au croisement de deux perspectives. LĠune est la perspective morphodynamique, assumŽe avant la lettre mme si elle nĠest naturellement pas nommŽe. Une valeur est le membre dĠun rŽseau discret Žmergeant du continuum amorphe de la pensŽe. Les contenus de pensŽe, pas seulement les contenus actuels mais aussi les contenus virtuels, forment un continuum qui nous dŽpasse par lĠinfinitŽ de ses nuances, et dont nous ne saisissons pas mme les dimensions. Le signifiant, de mme, se dŽtache sur le fond dĠune variabilitŽ physique continue du son. La jonction entre ces deux continuums a priori dŽnuŽs de rapport sĠeffectue par la gense rŽsonante mme du systme des signes, chaque unitŽ dĠun concept et dĠune image acoustique rŽalisant le prŽlvement et la discrŽtisation dĠune unitŽ au sein des deux continuums de base. Mais cette Žmergence ne saurait tre individuelle, une unitŽ de pensŽe ne tient que par et dans sa sŽparation distinctive ˆ lĠŽgard des autres, ainsi quĠil en va aussi pour les unitŽs du signifiant, les images acoustiques correspondantes. La Ç valeur È est donc, dĠun c™tŽ, ce lien entre deux continua, dŽpendant du phŽnomne gŽnŽral dĠŽquilibration du systme linguis­tique,  et s'incarnant comme une forme (comme un rŽseau de vagues ˆ la surface de lĠeau mise au contact de lĠair, selon la comparaison proposŽe par Saussure).

Mais la seconde perspective concerne plut™t le rapport entre dŽnotation et signi­fi­cation. Saussure aborde le problme en nous faisant remarquer quĠentre la valeur, entitŽ rŽsultant de lĠensemble des oppositions dĠun signe avec les autres signes, liŽe donc au Ç plan È de coexistence des signes, et la signi­fi­cation, dont la notion dŽsigne le passage, au sein de chaque signe, de son signifiant ˆ son signifiŽ, lĠhŽtŽrogŽnŽitŽ est a priori totale. Mais au fil de son argumentation et de ses prises dĠexemples, il retourne en fin de compte cette position en son exact inverse : tout bien rŽflŽchi, la signi­fi­cation nĠest pas autre chose que la valeur. Dans cet itinŽraire, Saussure passe en particulier par lĠexemple du Ç paradigme È de la peur, o interviennent en franais les expressions craindre, redouter, et avoir peur de : selon ce quĠil affirme, la suppression dĠune de ces expressions entra”nerait la rŽcupŽration de sa signi­fi­cation actuelle par les expressions subsistantes (peut-tre via un partage). De cet exemple il ressort bien que la Ç transaction È entre les signes se jouant au niveau de la valeur – en laquelle consiste la dŽter­mi­nation de la valeur comme telle – commande ˆ leur signi­fi­cation, dŽtermine la Ç pensŽe È pour laquelle ils sont reus. Donc la valeur nĠest pas seulement lĠŽlŽment dĠun rŽseau de valeurs se prŽcipitant au contact des continua sonores et noŽtiques, elle est aussi ce qui, ˆ travers le rŽseau auquel elle donne lieu, prŽside ˆ la conversion, au passage qui sont lĠopŽration propre de la signi­fi­cation.

Nul doute que ce concept riche et subtil de la valeur ne contienne le ma”tre-enseignement de la pensŽe saussurienne sur le sens. Cet enseignement para”t pouvoir se ramener ˆ deux thses fortes.

LĠune, celle qui lie la valeur ˆ un rŽseau Žmergeant au contact entre deux continua, se rattache ˆ la conception du sens comme forme, ŽvoquŽe par nous au dŽbut du chapitre prŽcŽdent, et ˆ laquelle lĠorientation Ç morphodynamique È a depuis donnŽ ses lettres de noblesse. Dans divers Žcrits, dĠailleurs, Jean Petitot nĠa pas manquŽ de rappeler la lŽgiti­mation a posteriori que son point de vue recevait des conceptions struc­turalistes historiques, du moins si on les saisissait avant leur dŽnaturation formaliste (ˆ ces conceptions, dĠune autre manire, les thŽories morpho­dynamiques apportent la corroboration dĠune dŽmarche de type modŽlisant).

LĠautre, qui, analyse la signi­fi­cation comme conversion ou passage procŽdant de la confrontation horizontale des signes, qui attribue au contraste intra-systŽmique des signes toute la gense de leur inten­tion­nalitŽ, en quelque sorte, se laisserait rattacher, quoique de manire un peu l‰che, ˆ la conception phŽno­mŽ­no­lo­gique du sens comme flche, dŽjˆ souvent nommŽe. A deux restrictions ou diffŽrences prs : 1) dĠune part, la flche du sens, dans le contexte saussurien, va au concept signifiŽ plut™t quĠˆ lĠobjet dŽnotŽ, bien quĠune certaine hŽsitation puisse se lire ˆ ce sujet, surtout au dŽbut du traitement de cette question dans le Cours de linguis­tique gŽnŽrale ;   2) dĠautre part, la flche est Ç prŽcŽdŽe È par des Ç artes de confrontation È dans le plan de coexistence des signes, comme si les signes avaient de lĠinten­tion­nalitŽ mutuelle avant dĠen avoir une envers leur signifiŽ.

ExaminŽe purement ˆ la lumire de la phŽnomŽnologie, cette conception du sens intrigue, elle para”t dans une certaine mesure exprimer de la part de Saussure la volontŽ de se tenir ˆ Žgale distance des diverses disciplines constituŽes pour fonder une approche sui generis autonome et novatrice du sens, une approche strictement linguis­tique (et pas psychologique, physico-mathŽ­ma­tique ou philosophique). Mais si on la considre en ayant ˆ lĠesprit la comprŽhension du sens proposŽe au chapitre prŽcŽdent, on observera que, jusquĠˆ un certain point, la conception saussurienne ne fait pas autre chose que subordonner lĠintrigue fondamentale du sens ˆ son devenir de complexitŽ. Le jeu global des oppositions entre signes, en effet, appartient visiblement ˆ cette complexitŽ, lĠimpossibilitŽ Ç hermŽ­neu­tique È de rŽsoudre lĠŽquation du sens ˆ partir de donnŽes fixes y est rapportŽe ˆ lĠarticulation systŽmatique dĠensemble de la langue, cĠest ˆ tire non seulement ˆ une incomplŽtude, ˆ des co-dŽterminations, mais aussi ˆ un enchevtrement complexe, marquŽ par le Ç grand nombre È. La leon saussurienne para”t donc tre que lĠinten­tion­nalitŽ du sens, au moins, ne prŽcde pas son devenir de complexitŽ, ni en fait ni en droit. Mais notre approche aurait quelque chose ˆ rŽtorquer : pour elle, en effet, lĠintrigue fondamentale nĠest pas inten­tion­nelle mais Ç Žthique È, en sorte quĠelle peut tre tenue nŽanmoins pour prŽalable selon un certain droit philosophique. Non pas ˆ tout point de vue nŽanmoins, puisque nous reconnaissons nous-mme que lĠenveloppement du sens est celui dĠun texte, dĠune solidaritŽ, dĠune grammaire ˆ Žriger, dĠune thŽorie : par consŽquent, quelque chose dĠapparentŽ ˆ la complexitŽ, et mme ˆ son devenir (une grammaire Žtant comme lĠanticipation de textes ˆ produire selon ses techniques de complexitŽ) sĠinsre dans un moment de lĠintrigue fondamentale.

Saussure est communŽment regardŽ comme lĠinitiateur de la linguis­tique contemporaine, mais il est aussi le reprŽsentant archŽtypique dĠune conception de la linguis­tique qui en refuse lĠinfŽodation aux procŽdures physico-mathŽ­ma­tiques de lĠobjectivation. Si, avec Saussure, lĠobjectif de la science du lan­gage est de rŽpertorier les Ç rapports È dont se tisse la Ç toile de la valeur È, cet inventaire ne semble pas, pour des raisons dĠessence, pouvoir tre Žtabli avec des moyens de science exacte. Bien que Saussure se taise ˆ ce sujet, il requiert plut™t, de toute Žvidence, une approche interprŽtative (pour commencer, une Žcoute sensible et prudente des emplois).

Grammaire et sens : Chomsky

Aprs Saussure, en revanche, le nom de Marvin Chomsky reprŽsente par excellence lĠoption symŽtrique et concurrente : celle dĠŽtablir la science du lan­gage comme une discipline suivant les standards de lĠexactitude, ayant ses formalismes, ses prŽdictions, ses modes de contr™le et de vŽrification. Il nous intŽresse donc Žminemment de savoir comment la linguis­tique gŽnŽ­ra­tiviste (jĠentends par lˆ la thŽorie dĠorigine, proposŽe par Chomsky il y a bien longtemps[1]) comprend le sens.

DĠabord, il faut rappeler le contexte, qui est celui de la dŽfinition de la science du langage comme recherche des grammaires prŽsidant ˆ la production des phrases acceptables des divers idiomes. En mme temps quĠil assigne un tel but ˆ la linguis­tique, on le sait, Chomsky Ç invente È en quelque sorte la notion de grammaire formelle : une grammaire formelle est spŽcifiŽe par un certain nombre de rgles de rŽŽcriture jouant sur des assemblages de symboles terminaux et non-terminaux, dont la donnŽe, collectivement, Žquivaut ˆ une clause rŽcursive et dŽtermine un ensemble de phrases comme les constructions loisibles dans le cadre de cette clause. LĠhorizon donnŽ aux recherches dans le domaine des sciences du lan­gage est donc la stipulation des grammaires formelles adaptŽes ˆ lĠanglais, lĠitalien le franais, etc.

Il y a loin entre cette conception de la linguis­tique et celle que revendiquait Saussure : au simple projet dĠune vaste nomenclature des rapports du systme de la valeur, cĠest-ˆ-dire dĠune description aussi complte que possible des variations associatives et syntagmatiques de la signi­fi­cation, Chomsky substitue le projet plus ambitieux de la Ç mise au point È dĠautomates formels embrassant de leur capacitŽ constructive lĠinfinie diversitŽ des productions phrastiques. De lĠun ˆ lĠautre des objectifs, il y a la diffŽrence de lĠa priori et de lĠa posteriori, mais aussi celle dĠune saisie struc­turale totale, prŽdictive et dĠune description fidle, nŽcessairement au fur et ˆ mesure, de la dispersion des effets.

Cela dit, o peut-on lire, dans cette conception de la linguis­tique, une vue du sens, une thŽorie de ce en quoi il rŽside ? Dans un premier temps, nulle part. LĠintention de Chomsky semble mme explicitement de remplacer les notions de sŽman­tique par celle dĠacceptabilitŽ, et de ramener cette dernire aux faits distributionnels : la linguis­tique ne sera concernŽe que par le verdict lapidaire Ç oui ou non È de la compŽtence en face dĠun assemblage, et par les propriŽtŽs de la cha”ne syntaxique susceptibles dĠtre mises en corrŽlation et en recouvrement avec ce verdict. Il nous enseigne mme ouvertement que les prŽtendues donnŽes sŽman­tiques ne sont aucunement explicatives de lĠacceptabilitŽ, exemples ˆ lĠappui.

Pourtant, au bout du compte, son approche nĠŽlimine le sŽman­tique comme point dĠappui de la thŽorisation que pour en proposer ˆ son tour une conception.

Pour expliquer la cohŽrence de son programme de recherche des multiples grammaires, en effet, Chomsky est amenŽ ˆ nous prŽsenter les diverses grammaires particulires comme des spŽcifications dĠune unique grammaire universelle, et ˆ nous soumettre ce que lĠon a pu appeler son hypothse cognitive : lĠtre humain est douŽ dĠune facultŽ de langage innŽe qui co•ncide avec la dŽtention organique dĠune machine implantŽe rŽalisant la grammaire universelle. Les phrases des langues particulires doivent tre imaginŽes produites dans un second temps ˆ partir dĠune production originaire de ce Ç module du langage È aux rgles de rŽŽcriture universelles, suivant de nouvelles rgles propres ˆ lĠidiome dans lequel doit en fin de compte tre l‰chŽe une phrase de surface. Comme on lĠa beaucoup remarquŽ, cette hypothse est en substance Žquivalente ˆ celle du Ç langage de la pensŽe È que formulera Fodor cherchant ˆ Žnoncer les buts et les mŽthodes convenant aux sciences cognitives, ˆ ceci prs que, pour Fodor et les computationnalistes, cĠest une formule de la logique des prŽdicats rŽdigŽe en termes de constantes individuelles et relationnelles incarnant une sorte de lexique universel quĠun arbre gŽnŽrativiste organisant  la Ç constituance È dĠune phrase qui se verrait engendrŽe par le Ç mentalais È.

En tout cas, ds lors quĠune telle hypothse a ŽtŽ formulŽe, la tentation est forte dĠŽgaler la Ç struc­ture profonde È, cĠest-ˆ-dire la production de la grammaire universelle Ç sous È et Ç avant È toute convention linguis­tique particulire ˆ un sens, que lĠon suppose alors commun aux divers habillages ou remodelages dans les divers idiomes de cette struc­ture prioritaire : cette struc­ture profonde ne sĠidentifie-t-elle pas ˆ ce qui se conserve dans les traductions ?

Comme jĠai pu le faire remarquer ailleurs, cette conception du sens est assez proche dĠune de celles que lĠon trouve chez Husserl, selon laquelle le sens nĠest pas autre chose que la forme Ç en formation È – cĠest-ˆ-dire envisagŽe en liaison avec lĠactivitŽ qui lĠamne – du contenu de signi­fi­cation, forme qui est pour lui lĠorganisation catŽgorielle de la phrase, et quĠon peut ˆ mon avis ˆ la fois comprendre comme une forme de constituance ˆ la Chomsky et comme une forme logique ˆ la Fodor (avec peut-tre, nŽanmoins, un lŽger avantage de plausibilitŽ ˆ cette seconde lecture).

Quels commentaires pouvons-nous apporter ˆ la conception du sens que nous avons ainsi dŽcelŽe dans la dŽmarche gŽnŽrativiste ?

Nous pouvons dĠabord lĠŽvaluer par rapport aux possibilitŽs discutŽes au chapitre prŽcŽdent. La conception gŽnŽrativiste, pour commencer, suit la voie de lĠidentification du sens ˆ une forme. La Ç struc­ture profonde È, en effet, est une arborescence supposŽe avoir une rŽalitŽ psychologique, elle est donc en partie rŽcupŽrable par le Ç modle de Thom-Zeeman È, dont nous avons rendu compte dans ses grandes lignes. Dans son ouvrage de rŽfŽrence Morphogenses du sens, Jean Petitot explique en gŽnŽral, en remontant ˆ Tesnire si mon souvenir est correct, que les grammaires casuelles sĠefforant de rendre compte du sens en termes dĠune forme hiŽrarchique – dont lĠarbre chomskien est un exemple – peuvent tre envisagŽes comme des versions Ç discrtes È de la thŽorie radicalement localiste inspirŽe par le modle de Thom-Zeeman : il suffit en substance de considŽrer que le sens Ç existe È dĠabord comme vŽritable forme gŽo­mŽ­trique appartenant ˆ un substrat continu, mais se laisse ensuite projeter sur lĠappareil discret de la langue pour se rŽduire  alors, par exemple, ˆ un arbre. Il nĠen va pas aussi simplement que je viens de le dire, en raison du r™le apparemment jouŽ dans la thŽorie chomskienne par les actes de rŽŽcriture, mais disons nŽanmoins que lĠhypothse selon laquelle le sens serait saisissable comme arborescence Ç prŽ-linguis­tique È (imputable au module linguis­tique innŽ largement inconscient) est ˆ certains Žgards une hypothse qui attribue un caractre morphologique au sens, qui en propose la contemplation sous les espces dĠune forme discrte.

La limite de ce rattachement, nous lĠavons dŽjˆ laissŽ entendre, rŽside dans ceci que lĠarbre nĠest pas seulement morphologique, il est aussi formel, au sens contemporain de lĠadjectif : il Ç procde È de lĠapplication successive dĠun certain nombre de rgles de rŽŽcriture fixŽes ˆ lĠavance. Vu sous cet angle, le sens para”t se rattacher plut™t ˆ un faire (formel) quĠˆ une forme. Il se rattache, pour tre absolument explicite, ˆ cette grande catŽgorie de lĠaction que le vingtime sicle a mis en vedette, et dont nous avons dŽjˆ abondamment parlŽ dans la premire partie de ce chapitre : la construction. Nous avions mme par avance fait Žtat de la convergence avec lĠinterprŽtation chomskienne de lĠactivitŽ de lan­gage, afin de mettre en relief la valeur de figure ou de thŽmatique transversale dans la culture de la notion de construction. Le rapprochement que nous avons opŽrŽ avec Husserl va dĠailleurs dans le sens de cette seconde faon dĠapprŽhender la conception chomskienne : la forme des phrases qui se transmet comme leur signi­fi­cation, pour Husserl, ne se transmet effectivement que si elle nĠest pas forme rŽsultante, figŽe, mais Ç forme en formation È, manifestant la Ç productitŽ originaire È du sens[2]. La transmission du sens est suspendue ˆ la rŽactivation de cette forme : cela semble indiquer que le sens lui-mme rŽside non dans cette forme mais dans lĠagir qui la produit, agir que nous sommes en droit, pour ce que je comprends, dĠidentifier a posteriori comme un agir formel du type construction.

La conception chomskienne du sens emprunte donc ˆ deux orientations dont nous nous sommes sŽparŽs au chapitre prŽcŽdent : celle qui cherche lĠessence du sens dans la forme, et celle qui veut le renvoyer fondamentalement ˆ lĠŽvŽnement (puisquĠaussi bien lĠagir est une espce de lĠŽvŽnement). Ces orientations, nous les avions emblŽmatisŽes par Thom et Deleuze, et nous les avions redŽcrites comme visions du sens en termes de lĠespace et en termes du temps, respectivement. La dŽcision de rŽfŽrer plut™t le sens ˆ lĠadresse Žtait alors justifiŽe par la reconnaissance du caractre a-temporel et a-spatial de la signi­fi­cation comme telle. Chomsky, de fait, ne semble accorder aucun r™le, dans ses analyses, ˆ la dimension de lĠadresse. Ce qui en reste, tout au plus, est la notion dĠacceptabilitŽ et le recours de la thŽorisation ˆ lĠautoritŽ de la compŽtence. En effet, les arborescences qui Žpinglent le sens sont les arborescences retraant la formation dĠŽnoncŽs acceptables, et la compŽtence en est la ratio cognoscendi : il est donc reconnu que notre accs incontournable au sens est la rŽception de celui-ci comme tel, son acceptation compŽtente, en ce point rŽside une sorte de prŽsupposition opŽratoire de la thŽorie. Toute lĠintention de cette dernire, cela dit, est de nĠattribuer ˆ lĠacceptation du sens quĠun r™le empirique, de ne lĠenvisager jamais que comme ce par quoi nous est donnŽ lĠobjet ˆ reconstruire : au bout du compte, si la thŽorie a rŽussi, nous disposons dĠun critre qui supplŽe ˆ celui de lĠacceptation compŽtente (dont Chomsky remarque dĠailleurs quĠil pourra la prolonger normativement dans le cas o elle est indŽcise).

Conceptualisations et diagrammes : Langacker

Aprs Chomsky, certains de ses Ç disciples È, aprs avoir travaillŽ dans le cadre gŽnŽrativiste (qui a lui-mme connu entre temps des remaniements dont nous ne parlons pas ici), ont dŽveloppŽ au cours des annŽes quatre-vingt une nouvelle orientation linguis­tique, gŽnŽralement baptisŽe orientation de la linguis­tique cognitive. Les premiers noms cŽlbres de ce courant furent ceux de Lakoff, Talmy et Langacker. En fait, une histoire plus juste et plus complte de la chose devrait faire Žtat, ici, de prŽdŽcesseurs europŽens comme Guillaume et Culioli, selon ce jĠai cru apprendre en lisant ici et lˆ. De plus, la linguis­tique cognitive a connu des dŽveloppements sans doute importants depuis les Ïuvres de ces pionniers. Je mĠen tiendrai ici, nŽanmoins, ˆ une restitution trs globale et fort pauvre de ces premiers auteurs, parmi lesquels, de plus, je privilŽgierai sans conteste Langacker (ce qui, je crois, possde quelque lŽgitimitŽ, il est tout de mme lĠauteur de la systŽmatisation la plus marquante avec les deux volumes de sa Foundations of Cognitive Grammar).

Le projet de la linguis­tique cognitive, telle que Langacker lĠentend, est de procŽder ˆ la description psychologique complte de la Ç conceptualisation È impliquŽe dans lĠusage du lan­gage. Il est donc supposŽ que lĠemploi des mots, la profŽration des cha”nes verbales, nĠest que la face sensible, extŽrieurement saisissable, dĠun processus interne de la pensŽe, que la science du lan­gage doit dŽcrire. Langacker ajoute que nous avons un accs introspectif ˆ ce processus, et quĠun compte rendu collectivement validŽ en est possible.

De prime abord, sa linguis­tique semble reprendre ˆ son compte un programme apparentŽ au premier programme phŽno­mŽ­no­lo­gique : il s'agit de Ç restituer È les configu­rations et processus du vŽcu en amont des expressions linguis­tiques. Elle reprend ˆ vrai dire aussi les conceptions gestaltistes, puisque il est aussi posŽ que lĠŽvŽnement psychique de base est la mise en exergue dĠune figure par rapport ˆ un fond. Cet ŽvŽnement ŽlŽmentaire survient lui-mme ˆ deux niveaux, le niveau vŽritablement basique et les niveaux supŽrieurs adhŽrents ˆ la chose sŽman­tique. Au niveau basique, se produit ce que Langacker appelle un scanning : le sujet Ç enregistre È une donnŽe comme dŽcalŽe, dŽcrochŽe, diffŽrente par rapport ˆ une autre, il conceptualise quelque chose de la forme A>BB est un terme de rŽfŽrence pour lĠŽvaluation de A, est le standard pour la cible A, fonctionne comme Ç fond È pour un A traitŽ comme Ç figure È. Langacker montre mme comment la perception dĠune petite t‰che noire sur un fond blanc peut sĠexpliquer en termes de cha”nes de scanning : si je considre des encha”nements dĠactes perceptifs comparant le chromatisme en un lieu du cadre et un lieu trs voisin, la majoritŽ de ces encha”nements sĠamorcera dans le blanc et tombera sur lĠenregistrement de la premire diffŽrence en arrivant dans le noir ; en sorte que la Ç figure È de la t‰che noire se laisse dŽfinir comme le lieu statistiquement dominant de lĠachvement des sŽries de scanning ˆ la recherche dĠune diffŽrence.

Au niveau sŽman­tique, la struc­ture figure-fond intervient de la manire suivante : lorsque je conceptualise une main (ce que Langacker appelle effectuer une prŽdication), je pense en fait la main sur fond du bras, je ne puis me la reprŽsenter, en somme, que comme saillante par rapport ˆ ce qui est son arrire-plan naturel, le bras. Que le terme prŽdication soit utilisŽ pour la pensŽe dĠun contenu mme si celui-ci est apparemment monadique nĠa donc pas de quoi surprendre : la machine mentale ne conoit rien sur un mode rŽellement monadique, elle profile toujours une figure sur un fond.

On peut encore ajouter, pour Žvoquer cette nouvelle linguis­tique, que sa volontŽ d'exhiber la rŽalitŽ psy­cho­lo­gique derrire les expressions linguis­tiques s'adresse ˆ un continuum prŽsupposŽ. Les exemples du scanning ŽlŽmentaire sont des exemples perceptifs paraissant impliquer la continuitŽ de lĠespace et du temps. Dans les cas sŽman­tiques plus abstraits, Langacker fait le choix de figurer les prŽdications par des diagrammes o ce qui est conceptualisŽ comme figure appara”t symbolisŽ comme rŽgion sur le fond spatial du diagramme, le domaine que prŽsuppose la prŽdication considŽrŽe. Cette manire de symboliser  affirmer quĠil y a toujours un continuum de sens servant de Ç fond È ˆ toute conceptu­alisation, dont lĠespace serait le prototype et pourrait donc servir ˆ la symbolisation. Par cette rŽfŽrence de sa thŽorie linguis­tique ˆ un continu sous-jacent, Langacker se rapproche ˆ nouveau de la phŽnomŽnologie husserlienne et de la psychologie gestaltiste.

Il manque nŽanmoins ˆ notre esquisse de compte rendu un ŽlŽment idŽologique important. Le Ç cognitif È de linguis­tique cognitive signifie la volontŽ d'un rattachement ˆ lĠentreprise Ç cognitive È contemporaine, que Langacker envisage rŽsolument comme un entreprise rŽductionniste : les opŽrations du scanning et du profilage de contenus sŽman­tiques comme figures sont supposŽes tre des opŽrations effectives, des routines psy­cho­lo­giques virtuellement ˆ la portŽe de lĠexpŽrimentation, ou, mieux, dĠune re-description neuro­phy­sio­lo­gique. En aucune manire le continuum des vŽcus ou les valeurs de la saillance gestaltiste ne sont ici invoquŽs comme des caractŽristiques de la faon dont le sens nous appara”t, mais plut™t comme des aspects objectifs de notre fonctionnement psy­cho­lo­gique.

Du moins cĠest ainsi que Langacker prŽsente lui-mme sa dŽmarche, au dŽbut du premier volume de ses Foundations of Cognitive Grammar. Il se trouve, cela dit, que cette prŽsentation, pour qui a lu lĠensemble de lĠouvrage, appara”t au bout du compte comme un alibi, comme une dette payŽe (sans doute de bonne gr‰ce, inconsciemment) ˆ un environnement intellectuel positiviste. Les analyses du lan­gage proposŽes par Langacker nĠont en fait rien de rŽductionniste, ne consistent jamais en la reconstitution dĠun sous-sol dĠopŽrations psy­cho­lo­giques prŽ-linguistiques, en la dŽtection de routines de teneur neuro­phy­sio­lo­gique : elles se situent tout au contraire rŽsolument dans lĠŽlŽment du sens. Langacker se propose ˆ vrai dire de faire lĠinventaire de ce quĠil appelle des units, cĠest-ˆ-dire des routines de la conceptualisation, des conceptualisations typiques dont une habitude est acquise, et qui sont ˆ ce titre disponibles. Cet inventaire est seulement supposŽ organisŽ, ce qui signifie en lĠoccurrence que la grammaire cognitive dŽcrit en gŽnŽral quelles units apparaissent comme des instanciations de quelles autres units : cĠest de cette faon que la notion de loi est prŽsente ˆ la linguis­tique cognitive de Langacker, pas comme prescription a priori de formation, qui sĠappliquerait sans limite pour donner (Ç prŽdire È) ˆ chaque fois un rŽsultat acceptable, mais comme schme de conceptualisation, dont une particularisation donne une conceptualisation plus dŽterminŽe, moins gŽnŽrale. Tout contenu de signi­fi­cation est disponible dans la grammaire comme schme selon Langacker : ˆ la limite, le contenu jaune est stockŽ comme une conceptualisation flottante et en attente de dŽter­mi­nation sous laquelle vient se ranger la conceptualisation absolument singulire quĠappelle la rencontre par moi du jaune dĠun objet peru. Mu par une rŽminiscence aristotŽliciano-kantienne, Langacker appelle catŽgorisation ce rapport de subsomption suivant lequel le rŽseau des units de la grammaire sĠorganise.

Ce passage du modle de la rgle prŽdictive ˆ celui du schme signale en fait un revirement extrmement profond par rapport au prŽcŽdent chomskien, revirement relativement auquel Langacker sĠexplique trs clairement. Langacker ne croit pas que nous puissions disposer a priori dĠuniversels dont le champ dĠinstanciation soit clairement dŽlimitŽ, et dont le jeu puisse nous faire accŽder ˆ une mise en forme constructive des faits de signi­fi­cations. CĠest sa manire de rŽcuser le projet des Ç grammaires gŽnŽrales formelles È qui a ŽtŽ celui de Chomsky mais aussi celui de Montague. Les universaux, nous ne les possŽdons que sous la forme de ces conceptualisations schŽmatiques Ç catŽgorisant È de fait les conceptualisations moins schŽmatiques. LĠuniversalitŽ appara”t donc comme un rapport, ayant ses degrŽs et son histoire, organisant de fait la grammaire, cĠest-ˆ-dire la struc­ture stockŽe des units, et pas comme une forme logique a priori fixant ˆ chaque fois un champ ma”trisable dĠinstanciations. Comme je lĠai Žcrit ailleurs, Langacker se fait une conception du rapport de lĠuniversel et du particulier qui se rattache plut™t ˆ celle de la tradition hermŽ­neu­tique : pour celle-ci, en substance, il y a une double relation dĠantŽrioritŽ contradictoire, ne donnant pas lieu ˆ une rŽsolution spŽculative, entre universel et particulier, puisque, dĠun c™tŽ, lĠuniversel anticipe des particuliers qui tombent sous-lui, il est liŽ ˆ ce quĠon peut appeler un Ç projet de lĠessence È, et, de lĠautre, le particulier juge les universels qui lĠont appelŽ, les corrige ou les rŽvoque Žventuellement, appelle lui-mme un meilleur ou un autre universel.

Les descriptions effectives de Langacker, consacrŽes au groupe nominal, au groupe verbal, aux effets habituellement dits pragmatiques, ou, dans le dŽbut de la di-logie, simplement au nom et au verbe, consistent systŽmatiquement en la proposition de diagrammes retraant la conceptualisation sous-jacente au fragment de lan­gage analysŽ. Ces diagrammes Ç prŽsentent È sur un mode topologique, ou si lĠon veut topologico-dynamique, les conceptualisations en cause, qui apparaissent comme la mise en relief de certains thmes ou certaines relations sur fond dĠun certain domaine, une durŽe de synthse Žtant ou non impliquŽe. JĠai commentŽ ailleurs, par exemple, la manire dont Langacker rend ainsi compte du sŽmantisme du verbe tre, de son participe Žtant et de la nominalisation lĠŽtant de ce dernier.

Justement, ma dernire phrase nous convoque devant le problme que nous devons nous poser. JĠŽtais en droit de dire que les diagrammes de Langacker nous rŽvŽlaient le sens des mots, parce que cet auteur semble bien nous dire que le sens sĠŽgale ˆ la conceptualisation sous-jacente, que les diagrammes figurent. La grammaire cognitive est une sŽman­tique, elle est mme directement une sŽman­tique, dont il est seulement affirmŽ quĠelle correspond ˆ une rŽalitŽ psychologique : le sens est un contenu de pensŽe rŽellement agi par la psych chaque fois quĠelle reoit ou plut™t vit ce sens.

Comment rapporter cette conception du sens ˆ la problŽmatique et aux distinctions de notre philosophie du sens ? On doit sans doute dire dĠabord que le sens, pour Langacker, nĠest pas inten­tion­nel : il sĠaffirme ainsi comme en rupture avec les deux grandes traditions philosophiques du vingtime sicle, dont nous avons vu quĠelles avaient en partage la Ç lecture È du sens comme rŽsidant en la flche de but le rŽfŽrent, la chose visŽe (la diffŽrence entre elles procŽdant de lĠestimation de la relation temporelle entre la visŽe et ses p™les). Un diagramme ne rŽcapitule pas un mode dĠaccs ˆ une chose ou mme ˆ un contenu. Il est plut™t un schme quĠinstancie une visŽe particulire. Le sens se situerait donc au niveau dĠune gŽnŽralitŽ qui se dit des actes de visŽe, le sens correspondrait, en quelque sorte, ˆ une activitŽ interne de gŽnŽralisation et de jugement, opŽrant au niveau psycho-sŽmantique, et susceptible de prendre en charge sur le mode de la catŽgorisation lĠensemble des ŽvŽnements psycho-sŽman­tiques possibles, comme par exemple les perceptions (mais aussi les imaginations). Le langage appara”t ainsi comme un immense rŽservoir de jugements : les units sont en principe des contenus, mais ces contenus sont baptisŽs prŽdications et sont apprŽhendŽs, via leur interprŽtation gestaltiste les rattachant au fond qui leur convient, comme dŽjˆ en un sens judicatifs, sĠil est vrai que toute dŽlivrance de sens, mme nominale, dŽlivre un monde. La sŽmantique cognitive appara”t donc, ˆ certains Žgards, comme Ç hyper-kantienne È, du moins sĠil est permis de considŽrer comme kantien le fait dĠinterprŽter tout sens comme jugement, comme dŽclaration discursive de synthse et de gŽnŽralitŽ.

La diffŽrence avec la sŽman­tique analytique des conditions de vŽritŽ, qui aprs tout subordonne aussi tout effet de sens ˆ lĠincorporation des expressions ˆ des jugements (dont  la prŽtention ˆ la vŽritŽ peut tre ŽvaluŽe, consiste en ceci que la notion de jugement se voit Žlargie, tout contenu est pris comme dŽjˆ jugement ˆ sa manire, au niveau topologico-dynamique o la diagrammatisation se place. Elle se redouble de ceci que la sŽman­tique cognitive est rŽsolument Ç fictionnaliste È : il lui suffit que les contenus soient reprŽsentŽs, elle nĠexige pas que des prŽsentations perceptives les appuient. Il y a, sans doute, des conditions de reprŽsentation, quĠŽnumre la diagrammatique, inventorie la grammaire, mais le sens nĠest pas suspendu ˆ des conditions de vŽritŽ, cĠest-ˆ-dire toujours, forcŽment, ˆ une strate empiriste.

Par son c™tŽ topologico-dynamique, la sŽmantique cognitive se rattache aussi ˆ lĠinterprŽtation du sens comme forme : les conceptualisations tramant le sens sont reprŽsentŽes comme des formes, ou du moins des principes de formes, se dŽgageant sur le fond dĠespaces qui ne sont pas de vrais espaces (des espaces sŽman­tiques, relativement auxquels nŽanmoins un certain lan­gage topologique est supposŽ toujours valide ; par exemple, la notion de rŽgion bornŽe dĠun domaine est supposŽe pertinente dans le cadre de tout domaine sŽman­tique). La sŽmantique cognitive de Langacker rejoint donc les grandes idŽes du modle de Thom-Zeeman, Jean Petitot ne sĠy est dĠailleurs pas trompŽ, qui a vu dans ces travaux post-chomskiens des possibles alliŽs de la grande orientation morpho-dynamique quĠil sĠefforce de construire, afin dĠinviter les recherches cognitives ˆ la suivre. On pourrait dĠailleurs faire ce commentaire que, dŽjˆ, RenŽ Thom, dans ses articles sŽminaux sur la connexion entre topologie et signification, rŽagissait ˆ la proposition chomskienne, dont il reprenait la volontŽ de saisir la gŽnŽralitŽ du sens, suggŽrant seulement de la situer ailleurs que dans le formel de lĠarborescence.

Enfin, la sŽmantique cognitive, cela fut dŽjˆ dit, se rapproche sur certains points de la conception hermŽ­neu­tique du sens. Le caractre mŽthodologiquement non prŽdictif de ses thŽorisations, la conception implicite du rapport entre lĠuniversel et le particulier qui va avec en tŽmoignent dŽjˆ. Mais on peut ajouter que, dans son ouvrage, Langacker met souvent en avant la singularitŽ de chaque situation dĠŽnonciation (qui est aussi situation de conceptualisation) ; quĠil entend intŽgrer ˆ ses analyses cette dimension de la conceptualisation qui est indexŽe sur les conditions mmes de lĠŽvŽnement quĠelle est, de manire sui-rŽfŽrentielle, afin de constituer la Ç pragmatique È en branche de la grammaire cognitive, en canton de la sŽman­tique, la dŽlivrant de son statut hŽtŽrogne. Il semble donc, en rŽsumŽ, que Langacker propose une sŽman­tique capable de, ou du moins prte en principe ˆ reconna”tre le caractre contextuel de la signi­fi­cation, mis en vedette dans la tradition hermŽ­neu­tique.

Faut-il dire que, par ce biais, lĠapproche de Langacker rencontrerait en partie une conception du sens insistant sur la rŽception, et au-delˆ lĠadresse, la demande ? JĠen doute. Toute la relativisation du sens ˆ des situations (dĠŽnon­ciation, de conceptualisation) nĠest chez lui que relativisation ˆ la richesse dĠun mode du sens et ˆ la diversitŽ illimitŽe des nuances de lĠtre-lˆ historique singulier peut-tre, en mme temps quĠelle est une reconnaissance de la rŽflexivitŽ de la conceptualisation, qui sĠindexe sur ses propres conditions, modifiant le rŽsultat de lĠopŽration quĠelle est. Mais ce relativisme, cet encyclopŽdisme, ce fictionnalisme, ce pragmatisme sont toujours les attributs dĠune conception du sens qui le place du c™tŽ de lĠŽvŽnement : la rŽalitŽ psy­cho­lo­gique du sens, affirmŽ par la thŽorie, donne cette rŽalitŽ comme celle de la conceptualisation, cĠest-ˆ-dire prend le psychique lui-mme comme ŽvŽnement et comme action, pas comme chose ou Žtat. Il ne semble donc gure possible de trouver une complicitŽ entre Langacker et notre philosophie a-ontologique du sens, centrŽe sur le hors-tre de lĠadresse.

Mais peut-il y avoir une telle complicitŽ, entre une thŽorie sŽman­tique et notre approche du sens, ou cette dernire congŽdie-t-elle par principe toute dŽmarche Ç scien­ti­fique È, comme on peut estimer quĠil va de soi sĠil est vrai que la science est nŽcessairement science de lĠŽtant et respectueuse de lĠŽtant, en son tre quĠelle sĠattache aussi ˆ dire ?

La sŽman­tique interprŽtative de Franois Rastier

Nous aurons ˆ rŽflŽchir un peu plus sur cette question plus loin, mais il est souhaitable dĠenvisager encore une thŽorie linguis­tique, la plus propice, peut-tre, au nouage de la complicitŽ dont nous interrogeons la possibilitŽ : celle de Franois Rastier.

Sans doute ne faudrait-il pas, dĠailleurs, pour commencer, la baptiser une thŽorie : nous Žvoquons ici de nombreux travaux, publiŽs depuis 1987 au moins avec SŽmantique interprŽtative (en nŽgligeant des Ïuvres plus anciennes antŽrieures ˆ la cristallisation de ce quĠon peut appeler lĠorientation la plus propre de Franois Rastier), travaux dont nous nĠentendons pas postuler quĠils auraient une cohŽrence dogmatique. NŽanmoins, nous pensons quĠils expriment, de faon sans doute variŽe, en explorant plusieurs possibilitŽs de prŽsentation, et en intervenant ˆ des niveaux  eux-mmes variables (celui de la thŽorie linguis­tique, celui du commentaire littŽraire, ou celui de lĠessai anthropologique par exemple), une mme sensibilitŽ, correspondant ˆ une manire dĠentendre le sens.

Essayons, donc, de caractŽriser brivement cette sensibilitŽ nouvelle au fait linguis­tique.

Par un c™tŽ, Franois Rastier ne fait pas autre chose que rŽactiver lĠenseignement saussurien, selon lequel le sens est valeur : tout effet de sens Ç dŽpend È de lĠŽtablissement dĠun certain contraste, dĠun ensemble dĠoppositions du signe porteur de cet effet avec dĠautres signes co-prŽsents. Il commence donc sa Ç sŽmantique È, dans son ouvrage de 1987, en nous invitant ˆ comprendre le rapport entre smes et sŽmmes. Un sŽmme est le contenu de signi­fi­cation dĠun mot, en substance (ou mieux, sans doute, dĠun signifiant porteur de signifiŽ minimal). Ce contenu ne peut pas tre explicitŽ comme la somme algŽbrique dĠun certain nombres de signifiŽs de base, de briques sŽmantiques, ainsi que lĠa prŽtendu la sŽman­tique componentielle, allant jusquĠˆ proposer des listes de ces signi­fi­cations primitives. On reconna”t, en effet, que lĠensemble des acceptations possibles dĠun mot dans les divers contextes imaginables autorise la dŽclinaison dĠune multi­pli­citŽ indominable de signi­fi­cations. Mais la science du lan­gage nĠest pas pour autant enfermŽe dans un silence effrayŽ : un sŽmme possde en quelque sorte un contexte privilŽgiŽ au sein du systme sŽman­tique de la langue, quelque chose dĠapparentŽ au paradigme jakobsonien, et que Rastier appelle le taxme. Le taxme se compose dĠun ensemble fini de sŽmmes, que Rastier suppose en interdŽfinition sŽman­tique avec le sŽmme de dŽpart. Ainsi, le sŽmme couteau appelle un taxme Ç ustensiles de repas È o figureront aussi cueillre et fourchette, pour le moins. Un mot de la langue, un lŽxme, nĠappelle pas un unique taxme, il arrivera quĠil appartienne virtuellement ˆ plusieurs petits espaces contrastifs (par exemple couteau me semble pouvoir aussi tre insŽrŽ dans un taxmes dĠarmes blanches, avec ŽpŽe et fleuret). Mais il nĠincarne pas le mme sŽmme lorsquĠil est intŽgrŽ ˆ tel taxme plut™t que tel autre : ce qui doit tre pris en considŽration pour comprendre la struc­ture de base de la signi­fi­cation lexicale, cĠest le sŽmme dans son taxme. LĠhypothse naturelle est que le sŽmme se charge alors dĠexactement tous les traits de signi­fi­cations nŽcessaire au r™le distinctif qui lui est dŽvolu dans le taxme. Par exemple, dans le taxme des mobiliers dĠappartement, chaise porte le contenu Ç sans accoudoir È en raison de son contraste avec fauteuil, membre du mme taxme. Si chaque opposition ˆ un autre membre du taxme rŽvle ainsi un sme, le sŽmme dans son taxme est supposŽ valoir pour lĠensemble des smes que lui occasionne ce taxme. La relation entre sŽmmes et smes est ˆ vrai dire circulaire, un sŽmme sĠanalyse en un rŽpertoire de smes comme sĠil en Žtait la concatŽnation additive, du type de ce quĠimaginait la sŽman­tique componentielle, mais en mme temps un sme se dŽfinit comme ce que rŽvle lĠopposition de deux sŽmmes dans un taxme. Ce cercle, ˆ mon avis, demande ˆ tre compris comme un cercle hermŽneutique. Lorsque jĠemploie un mot de la langue, je le fais toujours au sein dĠun mouvement de sens qui a sa trajectoire, et qui ouvre le mot ˆ un taxme dont il reoit son acception. Les taxmes sont en quelque sorte les consignations, au sein du systme sŽmantique de la langue, de projets de sens qui sont rŽveillŽs par la syntagmation vivante, et donnent ainsi lieu ˆ une vŽritable dŽter­mi­nation en contexte du sens, ˆ des sŽmmes authentiques : lĠensemble des smes auxquels un sŽmme va se rŽduire identifie le projet sŽman­tique sĠactualisant en contexte comme ce sŽmme singulier.

Le but de cette fastidieuse explication conceptuelle Žtait de mettre en Žvidence le dŽplacement que fait subir Rastier aux notions saussuriennes ou plus gŽnŽralement structuralistes dont il part, vers une problŽmatique interprŽtative. Ds son ouvrage de 1987, mais de plus en plus au fur et ˆ mesure quĠil Žcrit, il rapporte sa dŽmarche ˆ ce quĠil appellera – ˆ partir de 1997 je dirais – paradigme rhŽtorico-hermŽ­neu­tique. LĠidŽe de base, cette fois, est que les valeurs sŽman­tiques sont ce quĠelles sont en raison et sous lĠeffet dĠune double modulation dont elles sont perpŽtuellement tributaires, une modulation rhŽorique ˆ lĠŽmission et une modulation interprŽtative ˆ la rŽception. Les Žnonciateurs rattachent leurs ŽnoncŽs ˆ des tropes ou figures, renvoyant aux multiples strates historiques, sociales et conventionnelles chargeant leur situation dĠŽnonciation : le sens en tant quĠŽmis est toujours le rŽsultat corrigŽ dĠune stratŽgie rhŽtorique bien plus que le contenu prŽdŽterminŽ dĠun symbole. Les destinataires, de mme, renversent par avance toute littŽralitŽ du sens, composant plut™t ce quĠils comprennent comme ce quĠils interprtent, et quĠils obtiennent en faisant interfŽrer les conditions de leur situation de rŽception avec le texte. Franois Rastier dit quĠen matire de sŽmantique, lĠinterprŽtation est compulsive, elle anime les signifiants comme leur inextinguible vie, au lieu dĠtre confinŽe dans des moments spŽcifiques dĠŽvaluation, o lĠon sort de lĠaveugle manipulation syntaxique, comme il en va pour les formules mathŽ­ma­tiques.

Notre activitŽ interprŽtative, donc, fait le sens dans les textes. Comment procde-t-elle ? Une grande orientation de la sŽman­tique interprŽtative de Franois Rastier est de dire quĠelle aperoit des solidaritŽs sŽman­tiques dans les textes reus, des effets de rŽsonance dĠun mot ˆ lĠautre, comme des lignes harmoniques se tramant le long du dŽroulement temporel-syntagmatique, et donnant lieu ˆ une voix de la polyphonie : des isotopies, dit-il, envisageant sous ce nom ce que construit la rŽcurrence dĠun sme affectant plusieurs sŽmmes dĠune phrase ou plus gŽnŽralement dĠun texte. Ainsi, la phrase Ç La gare  part en riant ˆ la recherche du voyageur È prŽsente une isotopie voyage ˆ laquelle se rattachent les sŽmmes gare, part et voyageur. Vis-ˆ-vis dĠun texte, notre sensibilitŽ interprŽtative est susceptible dĠapercevoir ainsi, en gŽnŽral, plusieurs solidaritŽs de ce type, plusieurs isotopies, quĠelle sera dĠailleurs amenŽe, en gŽnŽral, ˆ faire valoir dans un ordre non quelconque, ˆ organiser dans une hiŽrarchie non prescrite ˆ lĠavance. DĠo lĠidŽe de parcours interprŽtatif, qui est parcours de la rŽvŽlation hiŽrarchisŽe et sŽrialisŽe des isotopies auxquelles le sens du texte est soumis.

La signi­fi­cation est dŽclarŽe, en profondeur, tributaire de cette activitŽ trs particulire qui la fait procŽder de la donnŽe textuelle, et qui est lĠactivitŽ interprŽtative.  La relative contingence de cette activitŽ nous interdit dĠŽgaler  la signi­fi­cation ˆ un corrŽlat logico-algŽbrique de la distribution des lŽxmes. DĠailleurs, les parcours interprŽtatifs, pour dire les choses mieux que je ne lĠai fait jusquĠici, dŽterminent pour commencer quel matŽriel textuel est ˆ proprement parler proposŽ, fixent ce qui est mot, phrase, et dŽcident ˆ quels horizons de signi­fi­cation du type taxme, domaine ou dimension subordonner lĠindividuation des sŽmmes. La perspective de Rastier est donc rŽsolument anti-distributionnelle, elle sĠoppose en cela radicalement au point de vue dĠobjectivation qui Žtait celui de Chomsky, et qui voulait en tout cas faire du sens une fonction de la distribution dĠunitŽs linguis­tiques d'emblŽe identifiŽes. Les parcours interprŽtatifs commandant ˆ la figure prise par le sens, je lĠai dit, ne sont pas univoquement prescrits selon Rastier, mais on peut nŽanmoins Žtablir, ˆ ses yeux, une sorte de graphe des parcours possibles, du moins des parcours qui se veulent interprŽtations intrinsques, rŽŽcriture du sens des textes reprenant ce sens (et sĠil sĠoppose ici aux excs interprŽtatifs dĠune certaine critique littŽraire dŽconstructionniste ou simplement structuraliste-dŽbridŽe).

Il faut dĠailleurs dire un mot de lĠapplication de la sŽman­tique interprŽtative de Franois Rastier aux textes. Dans un Žcrit de 1989, Sens et textualitŽ, il propose des outils dĠanalyse, cĠest-ˆ-dire dĠinterprŽtation bien sžr, des documents linguis­tiques du type texte, et sĠadresse dĠailleurs de faon privilŽgiŽe aux textes littŽraires, au pome Zone dĠApollinaire ou ˆ un chapitre de Zola par exemple. Il suggre en fait de tenter de dŽcrire et comprendre toute la fictionnalitŽ que dŽploie un texte, lĠensemble des acteurs quĠil fait compara”tre, et qui subsument en gŽnŽral plusieurs identitŽs nommŽes, ou lĠensemble des relations temporelles quĠil instaure par sa narration, etc. Tout ce qui est ainsi relevŽ comme Ç contenu de fictionnalitŽ È au niveau du texte sĠincarne dans des Ç molŽcules sŽmiques È, cĠest-ˆ-dire des sommes de smes hors contexte, non synthŽtisŽes dans un sŽmme. Le sens proprement textuel semble donc avoir la forme lexicale, mme si cĠest celle de lexmes virtuels, non profŽrables. Rastier prolonge aussi Saussure dans un privilge Žvident accordŽ au lexical sur le syntaxique (dont il traite pourtant parfois depuis son point de vue lexical, ainsi le  passage sur les antilogies et les tautologies dans SŽmantique interprŽtative). Les isotopies, dĠailleurs, portent toujours des noms lexicaux, cĠest un sŽmme qui est chargŽ de dire le sme commun de la sŽrie de sŽmmes.

Je voudrais donc commenter, sĠil est possible, cette nouvelle approche du lan­gage – dont je reconnais pourtant que je nĠai donnŽ quĠune image fort restreinte, et, jĠen ai peur, partiale – dans les termes des catŽgories de ma Ç comprŽhension du sens È.

DĠun premier c™tŽ, il est clair que la vue du lan­gage, de la signi­fi­cation que propose Franois Rastier est singulirement plus sensible ˆ la relativitŽ hermŽ­neu­tique du sens linguis­tique que toutes celles qui prŽcdent. Les influences du contexte, de lĠenvironnement social et conventionnel, des genres, des coordonnŽes de la rŽception, des Žmanations fictionnelles des textes eux-mmes, des traditions, sont relevŽes et soulignŽes par lui, dans ses ouvrages principaux ou dans des articles o il approfondit tel ou tel point. Or, lĠimportance attribuŽe ˆ cette relativitŽ nĠest pas sans rapport avec la conception qui subordonne le sens ˆ lĠadresse : souvent, pour exprimer la relativitŽ hermŽ­neu­tique du sens, on dit que chaque texte est dans sa situation une Ç rŽponse È ˆ la tradition qui le situe, et, ayant dit cela, ayant placŽ lĠapport de sens en position rŽceptive, on para”t avoir indexŽ le sens sur lĠadresse. De plus, Franois Rastier a largement dŽnoncŽ la Ç faute È que commettaient les linguis­tiques classiques en privilŽgiant lĠanalyse au niveau de la phrase, et en mŽconnaissant ainsi lĠouverture du sens dans ses dimensions et effets propres sur le niveau textuel, sur les segments de taille indŽfinie (notamment, le repŽrage des isotopies se joue naturellement au niveau transphrastique du texte). Lorsque nous insistons, de notre c™tŽ, pour dŽcrire ce que nous appelons dŽpendance du sens sur la thŽoricitŽ, sur ceci que lĠenvelop­pement du sens doit tre conu a priori comme de type textuel, nous rejoignons en fait Rastier, et Žtablissons ainsi un commun dŽnominateur entre sa conception du sens linguis­tique et notre philosophie du sens lĠenvisageant dans la perspective de lĠadresse. Encore faudrait-il nŽanmoins remarquer, ici, que le texte est pour nous toujours une forme (minimale, non normŽe) de thŽorie, alors que, pour lui, il semble un lieu amorphe, o ne se montre aucune figure rŽgulatrice.

Mais enfin la sŽman­tique de Rastier sĠŽloigne dĠune autre manire de notre vue : il considre toujours, je crois, les variations, lĠouverture et la relativitŽ hermŽ­neu­tique du sens elle-mme, sous lĠangle de lĠaction, il se rattache toujours ˆ lĠanthropologie post-marxiste interprŽtant lĠhomme comme celui qui se fait en faisant. Par consŽquent, le paradigme quĠil invoque est, comme nous lĠavons dit, rhŽtorico-hermŽ­neu­tique, le rhŽtorico mettant en vedette  la fonction de lĠagir. Par consŽquent, les modulations contextuelles du sens sont dŽcrite en termes dĠŽmission et de production autant que de rŽception. Par consŽquent, le moment formellement rŽceptif de lĠinterprŽtation est apprŽhendŽ en termes de parcours interprŽtatifs, et plus gŽnŽralement lĠinterprŽtation figurŽe ˆ la lumire de lĠactivitŽ interprŽtative, ce qui nous replace au p™le destinateur. Donc, la conception du sens sous-jacente semble, ˆ le mieux juger, appartenir ˆ la grande famille de celles qui rattachent le sens ˆ lĠŽvŽnement.

Enfin, il ne faut pas oublier que Rastier Ç part È de la vision structuraliste post-saussurienne du sens comme valeur, comme ŽpiphŽnomne du contraste, du jeu des oppositions. Or cette vision, mme sous la forme plut™t littŽraire que lui donne Saussure, et comme nous lĠavons signalŽ en commentant ce dernier, est apparentŽe ˆ lĠinterprŽtation du sens comme forme, ˆ laquelle le modle de Thom-Zeeman et la linguis­tique morpho-dynamiciste de Jean Petitot ou de Wolfgang Wildgen ont donnŽ ses lettres de noblesse Ç modŽlisatrices È. Tenant que le sens surgit ˆ la faveur dĠune Žquilibration au sein du paradigme pertinent – du taxme par exemple – Rastier le voit encore comme forme, comme sĠincarnant dans un systme de frontires au sein dĠun espace que plusieurs termes se partagent. Il a dĠailleurs publiŽ un article – fort instructif et convaincant – o il essaie dĠŽtudier lĠaffirmation successive historique de divers parangons en termes dĠune modŽlisation de type Ç thomien È[3].

Aprs lecture de ces commentaires, on sera tentŽ dĠune conclusion dŽfaitiste sanctionnant ou bien la non-pertinence de notre proposition philosophique, ou bien lĠimpossibilitŽ quĠaucune doctrine sŽman­tique ne la rejoigne et la conforte. En effet, il semble que mme lĠauteur dont nous savons que nous sommes ˆ tous Žgards le plus proche, ayant appris de lui ˆ vrai dire, pour ce qui concerne la conception du lan­gage, rattache le sens ˆ lĠŽvŽnement et ˆ la forme plut™t quĠil nĠessaie de le comprendre ˆ partir de lĠadresse.

SŽmantique et philosophie du sens

Mais ce nĠest pas ainsi quĠil faut entendre cette situation intellectuelle. SŽmantique et philosophie du sens restent sŽparŽes par un ab”me trans­cen­dan­tal, de la mme espce que celui que tentait de dŽcrire Husserl entre psychologie et phŽnomŽnologie. Une sŽmantique, en effet, cherche les moyens de dŽcrire et qualifier de manire aussi riche et complte que possible ce qui est ˆ chaque fois, ou plut™t ce qui est reu comme effet de sens. La philosophie du sens sĠefforce, de son c™tŽ, de comprendre comme sens et en tant que sens ce qui en relve, de ramener la Ç manifestation È universelle au sens qui transite en elle, et de faire accŽder ˆ la conscience, ˆ cette fin, en quoi consiste proprement le faire sens, par quoi, en rapport avec quelles circonstances directrices et ˆ travers quelle intrigue de rŽfŽrence le sens fait sens. Par consŽquent, il nĠest nullement dit que les moyens de recueil et de description fidle que se donne une sŽman­tique doivent se dŽduire dĠune manire ou dĠune autre de cette prise de conscience militante du propre du faire sens qui est lĠaffaire de la philosophie du sens. Peut-tre, pour analyser et exposer la richesse du sens en sa variŽtŽ, faut-il accepter de le Ç saisir È ˆ mme la pratique qui le relaye, lĠŽvŽnement dont il profite pour retentir, la forme ˆ la faveur de laquelle il fait trace.

Faut-il alors dire que le passage en revue Ç ŽpistŽ­mo­lo­gique È qui prŽcde est sans objet ? Non plus. Parce que, quels que soient les moyens de recueil et de thŽorisation du sens quĠelle retient, une sŽman­tique est amenŽe ˆ tŽmoigner, dĠune manire ou dĠune autre, des circonstances qui sont pour elles donatrices du sens, et elle exprime ainsi, gŽnŽralement, une comprŽhension phi­lo­so­phi­que du sens plus ou moins implicite quĠil y a un intŽrt ŽpistŽ­mo­lo­gique ˆ dŽgager. Quitte ˆ Ç passer È, au moment des affaires sŽrieuses, ˆ une optique descriptive libre de ces considŽrations liminaires, la sŽman­tique est tout de mme bien en qute du sens et cherche forcŽment ˆ saisir le Ç comme tel È du sens avant et afin de procŽder ˆ la rŽvŽlation des configurations et contenus de sens.

En fait, cette prŽsentation classiquement fondationnelle de lĠarticulation entre sŽman­tique et comprŽhension phi­lo­so­phi­que du sens nĠest pas satisfaisante, parce quĠelle fait comme si la comprŽhension phi­lo­so­phi­que du sens Žtait gardienne de lĠtre du sens, alors que la sŽman­tique sĠoccuperait de la dŽterminabilitŽ de lĠŽtant sensŽ. Or, justement, la comprŽhension phi­lo­so­phi­que du sens tient que le sens renvoie au hors-tre, et donc, elle t‰che de dire le sens du sens plut™t que son tre, elle a charge dĠexpliciter ce que cela signifie pour nous dĠavoir rapport au sens, dĠtre partie prenante du faire sens. Mais la sŽman­tique, elle, est tributaire de lĠenjeu scientifique, elle a donc ˆ dire le quoi du sens, et au-delˆ ce quĠil peut tre : cĠest pourquoi, sans doute, elle est toujours renvoyŽe aux strates dĠontologisation et de recueil du sens que sont la forme et lĠŽvŽnement.

NĠy a-t-il pas, en dŽpit de tout ce qui prŽcde, et qui tend ˆ Žtablir une hŽtŽrogŽnŽitŽ dŽfinitive entre les deux recherches, une liaison possible entre elles, ou, du moins, une faon de descendre dans lĠeffectivitŽ linguis­tique armŽ de la comprŽhension phi­lo­so­phi­que du sens ?

Je pense que oui, et je me contenterai, pour donner quelque substance ˆ cette affirmation, de rŽsumer ici rapidement quelques considŽrations et analyses que jĠai proposŽes ˆ la fin de mon ouvrage LĠesprit et le sens, o la Ç comprŽhension du sens È exposŽe au chapitre prŽcŽdent fut pour la premire fois prŽsentŽe.

LĠidŽe est que, bien que le lan­gage – le systme et la performance quĠils autorisent – nous paraisse naturellement le lieu et le vecteur par excellence du sens, la notion dĠun sens autre que linguis­tique semblant notamment suspecte, un brin mŽta­phy­sique, les ensembles linguis­tiques, les encha”nements effectifs de lĠactivitŽ linguis­tique ne sont pas unanimement dŽvouŽs au sens, ne relvent pas toujours et systŽmatiquement du rŽgime du sens : peut-tre mme faut-il dire que le sens est rare dans la performance linguis­tique, ou du moins il est rarement lĠinspiration premire du dire. CĠest que le lan­gage est plus Žvidemment solidaire de la fonction descriptive, donnant au discours le r™le dĠun Žnonciateur du monde en qute de vŽritŽ, et donc subordonnant lĠusage du lan­gage ˆ lĠtre ˆ travers l'enjeu de vŽritŽ, ou, alternativement, de la fonction pragmatique, mettant en relief ce qui du langage est action, insistant sur lĠaccomplissement dĠŽvŽnementalitŽ que le lan­gage permet, favorise.

Pourtant, nous pouvons dŽcrire des voies langagires Ç ramenant È lĠexpression linguis­tique au souci ou ˆ la recherche du sens, inflŽchissant en quelque sorte lĠemploi des mots et des phrases dans le sens du sens. Cela revient ˆ dire quĠil y une technique linguis­tique gŽnŽrale pour accomplir ˆ lĠŽgard de toute donnŽe linguis­tique la t‰che qui est celle de la philosophie du sens, et qui est de Ç ramener au sens È ce qui se dit, ce qui se fait. Cette technique, bien entendu, est par elle mme insuffisante, elle demande toujours ˆ tre secourue par une pŽnŽtration de la thŽmatique locale, ce qui correspondrait, si lĠon accepte ma terminologie, ˆ la dimension ŽpistŽ­mo­lo­gique de la philosophie du sens.

Exposer les voies universelles par le biais desquelles le linguis­tique se consacre au sens, cĠest aussi analyser au plan syntactico-sŽman­tique les opŽrations les plus immŽdiatement ouvertes sur le sens et sur la perspective du sens, cĠest donc sans doute, en partie, apporter une contribution, trs particulire et mŽtalinguistique je lĠaccorde, ˆ la sŽman­tique. Tant il est vrai que sŽman­tique et philosophie du sens ne sauraient entretenir un rapport de pure ŽtrangetŽ.

Tenant, donc, de nommer les modes linguis­tiques du Ç renvoi È de lĠexpression au sens, de la rŽadresse de lĠexprimŽ au sens en quelque sorte, jĠai relevŽ les aspects suivants : 1) la modalisation ; 2) la remontŽe au prŽsupposŽ logique (de Q, ˆ P tel que P¨Q) ; 3) le questionnement de la prŽdication, tel que des locutions comme QuĠen est-il de ? ou en tant que peuvent le commander. Dans ce dernier cas, il semble quĠon touche ˆ des opŽrateurs explicites remplissant dans le lan­gage lĠexacte mission de la philosophie du sens, puisquĠils accomplissent ˆ la lettre la demande qui Ç retourne È la prŽdication dĠenregistrement de lĠtre en sensibilitŽ ˆ lĠadresse. Je mĠabstiendrai ici de reprendre ces analyses. Je puis ne pas avoir touchŽ juste avec elles, ou avec certaines dĠelles. Dans le cas inverse, ou dans la mesure dĠun Žventuel non-Žchec plut™t, il y aurait lˆ les bases de quelque chose comme une stylistique du sens, comparable dans son esprit ˆ la stylistique de la vŽritŽ quĠest lĠŽtude de formes de lĠargumentation dans les textes.

Un dernier dŽveloppement est nŽcessaire pour conclure cette section consacrŽe aux travaux sur le lan­gage. Tous ceux-ci, en effet, nous paraissent tŽmoigner, dans le champ thŽorique, dĠune montŽe constante de lĠintŽrt pour le sens. Du c™tŽ de la philosophie ana­ly­tique, il me semble que la volontŽ thŽorico-scien­ti­fique de constituer une doctrine formelle de la vŽritŽ du lan­gage sĠest convertie, avec Wittgenstein mais de faon plus nette et plus explicite avec quelquĠun comme Dummett, en une volontŽ de comprendre comment, suivant quelles rgles et ˆ travers quel ench‰ssement, les phrases font sens. La philosophie du lan­gage sĠefforce, aprs avoir voulu reprendre sur soi toutes les responsabilitŽs et les compŽtences de lĠontologie, de devenir ˆ sa manire (qui nous semble imparfaite) philosophie du sens. Ce quĠon appelle linguis­tique contemporaine et quĠon fait naturellement dŽmarrer avec Saussure est sans doute ds l'origine lĠentreprise dĠun dŽcryptage systŽmatique de la fonction de signi­fi­cation dans les langues. Pourtant, les approches qui apparaissent dĠabord se prŽsentent plut™t comme des grammaires, comme des thŽories de la distribution et du systme que comme des investigations de lĠeffet de sens. Mais avec Langacker ou Rastier, nous avons vu que la linguis­tique sĠaffiche ouvertement ou quasi-ouvertement comme sŽman­tique (le nom de grammaire que conserve Langacker pour son entreprise – grammaire cognitive – qualifie mal sa dŽmarche effective, qui est lĠexplicitation gŽnŽrale, comme struc­ture hiŽrarchisŽe, des schmes que sont ˆ ses yeux les sens).

Ce quĠon peut aussi saisir comme tournant langagier ou tournant anthropologique (dont, en un sens, lĠintŽrt contemporain pour le processus effectif du conna”tre, lĠintŽrt ÒcognitifÓ, tŽmoigne aussi, dans une sorte de dŽsaveu de lĠobsession conceptuelle et ontologique) serait donc tournant sŽman­tique dĠune autre manire, dŽplacement des sciences humaines vers les problmes et les finesses du sens, dont la philosophie du sens sĠoccupe dans une posture fondationnelle nouvelle (en sĠintŽressant au sens du sens plut™t quĠˆ lĠtre du sens).

Voir cette Žvolution, cĠest apprŽhender la culture thŽorique contemporaine comme en proie ˆ une demande qui serait celle du sens lui-mme, cĠest voir lĠobjet thŽorique sens comme un faux objet habitant lĠespace des disciplines plut™t comme un destinateur mal entendu jusquĠici, et requŽrant lĠaltŽration de la polyphonie des disciplines, appelant de nouvelles paroles thŽoriques fondamentales ou la rŽorientation de celles qui existent. CĠest donc aborder les problmes dĠÇ ŽpistŽmologie des sciences du lan­gage È du point de vue dĠune philosophie du sens.

 



[1]. Structures syntaxiques est le texte sur lequel je mĠappuie.

[2]. Ref. LĠorigine de la gŽomŽtrie.

[3]. Ref.