Sartre, lĠhistoire et la vŽritŽ

Le travail que jĠexpose ici est simplement la continuation de celui dont rendait compte mon article Ç Sartre, Kant et la sŽrialitŽ È. JĠentends donc y prolonger la confrontation de Sartre avec Kant. Je pars du principe que nous devons lire la Critique de la raison dialectique en suivant lĠindication du Òjeu de motsÓ du titre plut™t quĠen Žcoutant littŽralement le dit du texte : ce que plaide Sartre dans son Žcrit, de bout en bout, cĠest en effet quĠil sĠemploie ˆ justifier et mettre en Ïuvre la raison dialectique, dŽmontrant en particulier sa supŽrioritŽ sur la raison analytique. Mais ce quĠil fait, et ˆ vrai dire ne peut manquer de faire en raison de lĠintention que son titre avoue et que sa dŽmarche confirme, cĠest Žvaluer depuis un poste ÒcritiqueÓ au sens kantien le droit dĠun certain usage de la raison (par rapport aux prŽtentions dĠun autre usage, en effet). JĠai essayŽ dans lĠintervention que jĠŽvoque de montrer comment Sartre ne sĠinstallait pas dans la ÒtotalitŽÓ qui sĠimposerait de soi pour une approche vraiment dialectique, mais sĠattachait plut™t ˆ lui trouver un lieu lŽgitimant, cĠest-ˆ-dire par force ˆ dŽmentir pour elle le sens ÒabsoluÓ de totalitŽ.

Je continue dans la prŽsente rŽflexion ˆ chercher ˆ capter un enseignement transcendantal dans lĠŽcrit sartrien. LĠhypothse qui me vient alors ˆ lĠesprit est que, de mme que dans le premier tome de la Critique de la raison dialectique, jĠai cru apercevoir une caractŽrisation transcendantale du social en termes de sŽrialitŽ, de mme il y a peut-tre, ˆ partir du document du deuxime tome de la mme Ïuvre, un enseignement transcendantal sur le sens de lĠhistoire, jĠentends par lˆ sur la donation de lĠhistorique comme tel, ˆ glaner.

Cela dit, il mĠa semblŽ nŽcessaire dĠaller jusquĠau bout dĠune telle interrogation ҎpistŽ­mo­lo­giqueÓ de Sartre en examinant ˆ quelle conception de la vŽritŽ il rattachait lĠensemble de sa rŽflexion sur lĠintelligibilitŽ du social et de lĠhistorique. Mon parti pris est en effet, je viens de le rappeler, dĠessayer de trouver chez Sartre une contribution implicite ˆ une ŽpistŽmologie transcendantale de la sociologie et de lĠhistoire : une faon de dŽfinir a priori lĠobjet de ces disciplines en explicitant son sens pour nous. Mais le champ ŽpistŽ­mo­lo­gique est lui aussi le thŽ‰tre dĠaffrontements philo­so­phiques radicaux, le conflit majeur ayant opposŽ au vingtime sicle une ŽpistŽmologie nŽo-kantienne minoritaire ˆ une ŽpistŽmologie ÒanalytiqueÓ hŽritire de Frege ˆ travers Carnap. Ces deux Žcoles de lĠŽpistŽmologie, dont le dŽbat reste un lieu charnire de la philosophie contemporaine, lieu dĠune difficultŽ inextricable et dĠune richesse de pensŽe inŽpuisable, se dŽchirent Žminemment autour de la vŽritŽ : ce nĠest pas la mme formule ou le mme schme de la vŽritŽ auquel on adhre de part et dĠautre. Ou plut™t, car cĠest presque se situer dĠun des c™tŽs de lĠalternative que dire les choses de la sorte, il y a dŽbat entre les deux Žcoles sur la question de savoir si elles se rŽfrent ˆ la mme idŽe de la vŽritŽ. CĠest donc encore une manire de tester la valeur de nos analyses ÒtranscendantalisantÓ Sartre que dĠaller voir si sa conception de la vŽritŽ est compatible avec le camp ŽpistŽ­mo­lo­gique auquel nous le rattachons.

Pour poser cette question, nous nous appuierons sur Critique de la raison dialectique, bien sžr, mais nous ferons aussi appel ˆ lĠessai VŽritŽ et existence, dans lequel Sartre rebondit ˆ partir de Ç De lĠessence de la vŽritŽ È de Heidegger.

La trajectoire qui sera suivie maintenant comporte ˆ vrai dire trois Žtapes.

1) Tout dĠabord, nous reviendrons sur lĠenseignement de notre prŽcŽdent article, identifiant chez Sartre une dŽter­mi­nation du sens du social en termes du concept de sŽrialitŽ. Nous croyons en effet que, dans le second volume de la Critique de la raison dialectique, Sartre offre des ŽlŽments corroborants pour notre lecture, et nous voulons en faire Žtat.

2) Ensuite, nous chercherons ˆ dire ce qui caractŽrise pour Sartre la dimension historique comme telle, ce qui est susceptible dans son approche de faire critre pour lĠaccs ˆ lĠhistorique, pour la donation de lĠobjectivitŽ historique.

3) Enfin, nous amorcerons la rŽflexion sur le thme de la vŽritŽ, sur lĠappropriation sartrienne de ce terme et sur la manire dont il convient de la situer au sein du ÒgrandÓ dŽbat ŽpistŽ­mo­lo­gique ŽvoquŽ tout ˆ lĠheure.

Retour sur le social et la sŽrialitŽ

Nous avons soutenu que Sartre avait, sous le nom de sŽrialitŽ, dŽgagŽ une figure susceptible de faire critre pour la reconnaissance du fait social comme tel. Au-delˆ de lĠidŽe que, dans le contexte de la sŽrialitŽ, chacun reoit sa place de lĠautre – idŽe qui, en effet, appartient quant ˆ elle ˆ la philosophie de la nŽgativitŽ et de lĠaliŽnation – Sartre conoit la sŽrialitŽ comme une sorte dĠintentionnalitŽ ÒdĠhomme ˆ hommeÓ ayant un pouvoir dĠitŽration selon lĠentrecroisement mme de lĠintersubjectivitŽ. JĠavais alors fait deux observations ˆ lĠappui de la thse selon laquelle la sŽrialitŽ en ce sens pouvait tre prise comme la donation mme du social : 1) plusieurs autres auteurs ont dŽgagŽ cette forme comme caractŽristique de lĠintersubjectivitŽ, dans des perspectives tout ˆ fait incommensurables entre elles et ˆ celle de Sartre (Brouwer, Husserl, Kripke, Levinas) ; 2) au long du premier volume de la Critique de la raison dialectique, on constate que la sŽrialitŽ revient dans chaque figure proposŽe du social, dans celle du groupe en fusion et de lĠorganisation par exemple, pas seulement comme ce que ces figures dŽpassent, mais comme ce quĠelles illustrent, dont elles tirent leur teneur et leur force.

Je voudrais maintenant relever deux indices, dans le texte du second volume, qui vont dans le mme sens : des emplois par Sartre de la pensŽe de la sŽrialitŽ o celle-ci semble bien exprimer le social comme tel.

Le premier dĠentre eux correspond ˆ une complŽtion surprenante de la ÒmŽtaphoreÓ mathŽ­ma­tique. Voici le passage :

Ç Mais peut-on dire que le souverain totalise la sŽrie puisqu'elle se dŽfinit comme l'unitŽ fuyante ou tournante de la dŽtotalisation? Cela dŽpend de ce qu'on entend par Ç totaliserÈ : si l'on devait entendre par lˆ que le dirigeant dissout l'inertie pour unir les Autres en un groupe assermentŽ, il va de soi que cette tentative - dangereuse pour le pouvoir - est a priori ŽcartŽe, sauf sous sa forme mystifiante (et sous une autre forme - trs secondaire - que nouss examinerons tout ˆ l'heure). De fait, cette totalisation rŽelle aurait pour effet de changer un inerte levier en une communautŽ forgeant sa propre souverainetŽ. Mais si nous considŽrons les mots utilisŽs par les dirigeants: les masses, l'opinion, le peuple, les travailleurs, etc., nous constatons immŽdiatement qu'ils sont choisis ˆ cause de leur signification ambigu‘; dans la mesure o ces vocables sont des rŽalitŽs matŽrielles et inertes dont le sens fait l'unitŽ synthŽtique, ils semblent se rapporter ˆ des objets totalisŽs; mais l'action qui les utilise et les dŽpasse dŽvoile en mme temps qu'ils se rŽfrent ˆ des Žparpillements mŽdiŽs par la matire inanimŽe. Seulement, cette ambigu•tŽ est rŽvŽlatrice: la sŽrie est totalisŽe par le souverain ˆ la manire dont le mathŽmaticien totalise les rŽcurrences arithmŽtiques par la notion de nombre transfini. Ces nombres sont un dŽpassement pratique en ce sens qu'ils se dŽfinissent, au fond, par l'ensemble des opŽrations qu'ils permettent de faire. Et comme le dŽpassement conserve le dŽpassŽ, la modalitŽ pratique des opŽrations sur les transfinis est dŽtermi­nŽe par les structures rŽelles de la sŽrie. Par les mass media, le gouvernement s'adresse aux sŽries explicitement visŽes comme telles et son activitŽ vise ˆ obtenir un rŽsultat global par la transformation de la sŽrialitŽ en extŽro-conditionnement. Ainsi la totalisation n'appara”t qu'ˆ l'origine et ˆ la fin du processus: ˆ l'origine, puisque le mouvement propagŽ est l'objet d'un projet synthŽtique qui le rapporte ˆ la totalitŽ du champ pratique; ˆ la fin, puisque, dans le cas d'une rŽussite, la sŽrie s'objectivera dans un rŽsultat totalisable : par exemple ce collectif - les ouvriers qui travaillent aux hauts fourneaux - aura produit, si l'on a su le manier, dix millions de tonnes de fonte ˆ la fin du plan quinquennal È[1].

Sartre, donc, comprend la relation des directives Žmanant de la direction du Parti communiste en direction du prolŽtariat russe sur le modle de la totalisation des Ç rŽcurrences arithmŽtiques par la notion de nombre transfini È. CĠest de cette manire que, selon lui, Ç le souverain totalise la sŽrie È. La nouvelle mŽtaphore est cohŽrente avec la premire, par ce que cĠest bien au nom du modle de la Ç rŽcurrence arithmŽtique È que Sartre choisi le mot sŽrie et en introduit la notion dans le premier volume. Ici, Sartre Žvoque ˆ la lettre la procŽdure dĠensemblisation qui a lieu dans la thŽorie des ensembles : le passage de la Ç rŽcurrence arithmŽtique È ˆ lĠensemble w ou au cardinal aleph0 correspond exactement au passage de la simple ÒfuiteÓ constructive {0,1,2,3,É,n,É} ˆ la totalitŽ ensembliste supposŽe encercler exactement les items qui y surgissent et eux seuls. Donc, ˆ un premier niveau, ce qui est dit est que la direction du PCUS ensemblise la sŽrialitŽ prolŽtaire. Cela confirme que le point de vue de la sŽrialitŽ saisit la chose sociale avant quĠelle soit institutionnalisŽe, symbolisŽe, idŽalisŽe : on a bien affaire ˆ ce qui serait une variante dĠÒinteractionnismeÓ en termes du dŽbat ŽpistŽ­mo­lo­gique de la sociologie. Sur le caractre ÒouvertÓ, non encore assignŽ de la sŽrialitŽ comme telle, noter aussi le passage Ç puisqu'elle se dŽfinit comme l'unitŽ fuyante ou tournante de la dŽtotalisation È de la premire phrase. Dans ce passage, on a fortement lĠimpression que le mot sŽrie qualifie lĠŽtat brut et fondamental de la socialitŽ pour Sartre : mme pas uniquement la socialitŽ ÒcapitalisteÓ, puisquĠil applique ici le motif ˆ une situation quĠil nĠest absolument pas prt ˆ homologuer ˆ la capitaliste, et il le dit en propres termes en dĠautres endroits. Bien entendu, le statut de la sŽrialitŽ est toujours opposŽ ˆ un statut du groupe ou du vrai groupe plut™t, dont le prototype est fixŽ par son Žvocation du groupe en fusion dans le premier volume : groupe qui jouit dĠune certaine unification dans la convergence des praxis en lui, se saisissant les unes les autres comme telles et se reconnaissant comme co-tŽliques en son sein (mme ce processus de la fusion pourtant, avions-nous observŽ, obŽit ˆ la forme sŽrielle). Dans le passage, le statut du vrai groupe est mentionnŽ, lorsque Sartre envisage une meilleure ensemblisation de la sŽrie prolŽtaire : Ç cette totalisation rŽelle aurait pour effet de changer un inerte levier en une communautŽ forgeant sa propre souverainetŽ È. Mais au fond, de telles analyses confirment elles aussi, ˆ leur manire, que cĠest le sŽriel et la sŽriel seul qui fait critre pour le social chez Sartre : la question du Òvrai groupeÓ dŽfinit pour lui le dŽbat politique sur le social, qui prŽsuppose le social. Ou encore, le vrai groupe correspondrait ˆ un social idŽal qui est le social limite, plus social que tout social : lĠtre ensemble ne se contenterait pas de sĠy ÒprojeterÓ selon la puissance itŽrative de la relation humaine, mais parviendrait ˆ se ressaisir comme ce mouvement de projection mme. Si, entre lĠeffectif observable et ce social limite, le rapport est comme celui des lois itŽratives aux ensembles infinis de Cantor, alors la leon est bien que le social du vrai groupe est seulement un p™le thŽorique en rŽfŽrence auquel penser le social qui se donne comme sŽrialitŽ. Pour Sartre, jĠimagine, lĠinstance du Ògroupe en fusionÓ est une sorte de prŽsentation du transfini impossible de la ressaisie partagŽe (transfini que la bureaucratie soviŽtique ne fait dĠacter ˆ la place dĠune fusion pour lui). Mais ce mythe possde ˆ mon avis le statut Žtrange de nĠavoir sa force quĠˆ proportion du fait que lĠon nĠy croit pas.

DĠautant quĠil y a une dernire remarque ˆ faire : Sartre voit aussi quĠil ne faut pas prendre au sŽrieux en sa substantialitŽ le transfini du PCUS, il dŽpeint ˆ sa manire la situation de manire ÒconstructivisteÓ. Il insiste sur le fait que, en fin de compte, la totalisation ne fonctionne quĠˆ la marge du processus sŽriel, elle se place ˆ son origine comme directive et ˆ lĠarrivŽe comme exprimŽe dans le rŽsultat quantifiable du travail : cĠest ce que rapporte la longue dernire phrase (Ç Ainsi la totalisation n'appara”t qu'ˆ l'origine et ˆ la fin du processus: ˆ l'origine, puisque le mouvement propagŽ est l'objet d'un projet synthŽtique qui le rapporte ˆ la totalitŽ du champ pratique; ˆ la fin, puisque, dans le cas d'une rŽussite, la sŽrie s'objectivera dans un rŽsultat totalisable : par exemple ce collectif - les ouvriers qui travaillent aux hauts fourneaux - aura produit, si l'on a su le manier, dix millions de tonnes de fonte ˆ la fin du plan quinquennal È). CĠest bien une faon de justifier mathŽmatiquement les entitŽs cantoriennes infinies : elles servent de points de passage et postes perspectifs vis-ˆ-vis de la multiplicitŽ des faits ou opŽrations finitaires. La totalisation du sŽriel est ˆ certains Žgards ancillaire, elle doit tre ÒreplongŽeÓ dans le processus sŽriel (du travail ici).

Mon second indice sera beaucoup plus bref et, curieusement, ÒpsychologiqueÓ. Discutant de la Terreur stalinienne, Sartre Žcrit :

Ç (É) dĠautre part la singularisation nationale – comme mŽfiance de lĠŽtranger et des intellectuels – comprend en elle-mme, en tant que repli sur soi, les ŽlŽments de cette attitude sociale : le soupon. Le soupon, comme rgle sŽrielle, rŽclame aussit™t son contraire, lĠhomme qui est au-dessus de tout soupon : ˆ lui seul il sera permis dĠŽchapper ˆ la ronde des suspects È[2].

Ici, ce qui est frappant, cĠest le parcours de contraction / expansion / contraction. On part dĠun motif global, celui de la singularisation nationale de lĠURSS dans la situation de la ÒrŽvolution encerclŽeÓ. On ÒengendreÓ ˆ partir de lui ce qui pourrait tre un affect psychologique personnel : le soupon. LĠexpression Ç attitude sociale È ne le nomme pas ou le nomme ˆ peine au niveau individuel (un tout petit peu sĠil est vrai que les attitudes sont nativement le fait des personnes). Mais que lĠon soit passŽ par le personnel, quĠil y ait eu contraction, se reflte ˆ mon sens dans la formulation qui suit, qui fait Žtat du soupon comme Ç rgle sŽrielle È, et conduit, de lˆ, ˆ un nouveau terme global en tant quĠuniversel, lĠhomme exceptŽ de tout soupon. Le soupon comme rgle sŽrielle, en effet, cĠest le soupon comme modalitŽ intentionnelle se sŽrialisant, exactement selon le schme gŽnŽral que nous avons dŽgagŽ : le soupon en sĠitŽrant et sĠapprofondissant dĠhomme ˆ homme (A souponne B en tant quĠil souponne C, D ne se laisse pas avoir ˆ lĠapparente innocence de A souponnant lĠauthenticitŽ du soupon de C par B, etc.) fait du social au sens de la sŽrialitŽ. Et lĠhomme au-dessus de tout soupon est un nouveau genre dĠadjonction totalisante, comparable ˆ cet Žgard ˆ lĠintervention transfinie du cas prŽcŽdent.

Ce qui mĠintŽresse ici est que Sartre envisage immŽdiatement les catŽgories dĠune psychologie comme faisant sociŽtŽ par sŽrialitŽ, sans avoir besoin de passer par une thŽorie quelconque de lĠaliŽnation : mme pas le niveau minimal de lĠaliŽnation quĠest, chez lui, la mŽdiation des actes humains par les outils-choses. LĠidŽe de la sŽrialitŽ fonctionne comme une conception positive et fondamentale de la socialitŽ. DĠune socialitŽ qui, on le voit bien dans lĠexemple, ne sera pas en gŽnŽral bonne : et cĠest certes une valeur de cette approche du social comme tel que de permettre une apprŽciation nŽgative aussi bien que positive du social (au lieu que, comme dans une certaine filiation marxiste, le social soit un synonyme du bien).

CĠen est assez pour ce complŽment au prŽcŽdent travail, jĠaborde dŽsormais le second thme : celui de lĠhistoire.

Sens de lĠhistorique comme tel ?

Il est naturel de chercher dans ce second volume un enseignement sur le sens de lĠhistorique comme tel, ds lors que le sous-titre qui le chapeaute, on le sait, est Ç LĠintelligibilitŽ de lĠHistoire È.

Mais nous savons aussi la difficultŽ que nous rencontrons, la mme que dans notre Žtude du premier volume : Sartre se pose en principe et officiellement une autre question que celle ˆ laquelle nous cherchons chez lui une rŽponse. Il se demande sous quelle condition lĠhistoire peut accŽder ˆ lĠÒintelligibilitŽÓ, peut devenir une histoire sensŽe ; et non pas suivant quel sens nous apprŽhendons originairement lĠhistorique comme tel. De mme quĠil cherchait comment, selon quelle procŽdure le social peut faire sens, peut advenir comme social chargŽ de sens, et non pas ce qui conditionne notre reconnaissance du social comme tel. Comme nous lĠavions vu, ce quitte ou double de lĠavoir du sens ou non est mesurŽ pour lui par le critre du rattachement ˆ la praxis : ds lors que je peux dŽcrire quelque chose en termes dĠune praxis poursuivant ses fins, je suis dans lĠŽlŽment du sens ; si en revanche, ce que je dŽcris ne se laisse prŽsenter que comme en soi, que comme nŽcessitŽ externe au faire, alors je suis dans le non-sens.

Par consŽquent, vis-ˆ-vis de lĠhistoire, Sartre va conduire exactement la mme sorte dĠenqute, dictŽe par le mme souci : il sĠagira dĠexaminer dans quelle mesure on peut comprendre le processus de lĠhistoire comme processus de la praxis, dŽgageant eo ipso une figure de cette histoire comme sensŽe, qui nous fait alors accŽder ˆ lĠintelligibilitŽ de lĠhistoire.

Mon espoir est de parvenir, nŽanmoins ˆ dŽtecter dans ce que dit Sartre une forme ou des significations qui pour lui fonctionnent comme caractŽristiques de lĠhistorique comme tels, et ce bien que, nŽcessairement, Sartre ne les accentue pas ˆ ce titre.

A lĠentrŽe de ce deuxime volume, on est tentŽ dĠabord par un premier candidat : le conflit. On est plongŽ dĠentrŽe de jeu, en effet, dans de fascinantes descriptions motivŽes par la situation dĠun combat de boxe, spectacle payant rassemblant autour de lui un public. Sartre dŽpeint le combat de boxe comme une singularitŽ surchargŽe de signi­fi­cation sociale : autour du combat de boxe gravite toute une configuration sociale historique, ˆ la limite la lutte des classes du moment sĠincarne en lui. Il se suggre alors que Sartre a entendu la fameuse phrase de Marx (Ç LĠhistoire de toute sociŽtŽ jusquĠˆ nos jours est lĠhistoire de luttes de classe È). Et la pensŽe peut venir quĠil lĠa interprŽtŽe comme disant : ce qui fait lĠhistoire histoire est la lutte qui la tend, dont elle est grosse. LĠidŽe, au fond, remonte au Ç Polemos, pre de toute chose È dĠHŽraclite : la lutte, la guerre le conflit seraient le principe de la vie avant que dĠtre, sous la forme particulire de la lutte des classes, celui de lĠhistoire. Bien entendu, lorsquĠon remonte aussi loin, cĠest dans une perspective ontologique et non pas transcendantale que la lutte ou le conflit sont mis en avant. De lĠŽnoncŽ de Marx, la lecture ontologique est, de mme, la plus probable, comme lĠindique formellement, en surface, lĠemploi mme du verbe tre. Mais Sartre pourrait avoir ŽtŽ sensible au Òchoc en retourÓ de lĠenseignement onto­lo­gique marxiste : ds lors que Marx avait ŽnoncŽ que la lutte (des classes) Žtait lĠtre de lĠhistoire, ceux qui ont reu cette doctrine ont pu adopter le conflit comme critre de lĠhistorique. Et Sartre lui-mme pourrait fonctionner sur un tel critre.

Pourtant, ˆ vrai dire, il para”t, en Žvoquant le combat de boxe, et, au-delˆ, tous les conflits de lĠhistoire, Žprouver une inquiŽtude strictement incompatible avec notre hypothse. Il Žcrit ainsi :

Ç En particulier, quelle pourrait tre lĠunitŽ historique dĠune sociŽtŽ trononnŽe par les luttes de classe ? È[3].

En dĠautres termes, il est prŽsupposŽ, il est incontournable, il est indŽpassable, que lĠhistoire se dit de la totalitŽ de la sociŽtŽ : historique est un prŽdicat totalisant du social, voilˆ au moins ce qui semble sĠaffirmer. Les hommes peuvent tre divisŽs dans leurs destins, opposŽs selon divers regroupements dans leurs luttes, lĠhistoire ne pourra cependant leur survenir quĠˆ un niveau qui les rassemble.

Ce nĠest donc pas le conflit qui signe lĠhistorique comme tel, ou, du moins, il ne pourrait sĠagir que du conflit en tant quĠil ÒouvreÓ sur une totalisation.

On peut essayer, dans un premier temps, de mettre ˆ lĠŽpreuve ce premier aperu en prenant en compte les analyses qui viennent plus loin dans le volume.

Sartre envisage dĠabord la division interne ˆ une ÒorganisationÓ (concept du premier volume, qui dŽsigne un Žtat du social issu du groupe en fusion ˆ travers la premire dŽgradation que constitue le groupe assermentŽ). En son sein, deux sous-groupes entrent en conflit parce que chacun prŽtend rendre lĠautre inutile, accomplir la fonction par rapport ˆ laquelle lĠautre, sĠŽtant mis en retard, ayant mal assumŽ la rŽalitŽ dans sa pratique, sĠest rendu dŽfaillant. Il essaie de montrer que la dynamique conflictuelle qui en rŽsulte, mme dans les formes autoritaires ou hideuses quĠon peut imaginer pour elle – comme le dŽcret venant du sommet de lĠorganisation donnant la faveur ˆ lĠun des deux sous-groupes, ou, au pire, la liquidation physique de lĠun par lĠautre – reste ÒintelligibleÓ, au sens o lĠon peut dire quĠˆ travers elle, lĠorganisation se reprend elle-mme en main, amŽliore sa structure en la corrigeant. On peut insŽrer les praxis qui sĠentrechoquent dans une praxis supŽrieure, vis-ˆ-vis de laquelle leur combat appara”t comme une forme adaptative.

Il commente ensuite longuement le cas du conflit de Staline et Trotski, et, au-delˆ, de la ÒdŽviationÓ stalinienne, comme il la dŽsigne, assez curieusement, de manire trotskyste (lĠinterprŽtation du stalinisme comme ÒdŽgŽnŽrescenceÓ qui ne remet nullement en cause le genus du socialisme Žtant par excellence le fait du trotskisme) : curieusement parce que Sartre essaie ˆ tout prix dĠŽviter de Òprendre positionÓ simplement pour le trotskisme. Ce conflit est plus ou autre chose que le conflit de deux fractions du communisme pour la mme place, conflit qui se rationaliserait comme accs rationnel du communisme dans son ensemble ˆ une structure hiŽrarchique sans doublon. Il sĠagit ˆ vrai dire dĠun conflit entre deux orientations, entre deux comprŽhensions de la situation en URSS aprs la rŽvolution et de lĠavenir ouvert aprs LŽnine. Trotski exprime la vision que la rŽvolution ne peut se sauver comme rŽvolution, comme accs authentique de la classe ouvrire au pouvoir – au contr™le du monde et de son destin – quĠen se faisant rŽvolution internationale. Staline exprime la vision que la rŽvolution est menacŽe et assaillie par le monde extŽrieur, que la rŽalisation ÒdŽmocratiqueÓ en elle est dans lĠimmŽdiat impossible en raison du sous-dŽveloppement du prolŽtariat et de lĠarriŽration gŽnŽrale, en telle sorte que la seule voie offerte est celle du repli, du Òsocialisme dans un seul paysÓ.

LĠeffort argumentatif de Sartre est, ds lors, de soutenir : 1) que les ÒprojectionsÓ de Trotski et de Staline, leurs lignes incompatibles, correspondent en fait ˆ deux facettes de la ÒvŽritŽ historiqueÓ, et que chacun dans le fond serait prt ˆ reconna”tre celle que lĠautre accentue, ˆ laquelle il sĠidentifie ; en telle sorte que, dans leur conflit, ˆ la limite, la peinture complte de la situation et de son devenir se trouve en se divisant, sĠexpose de manire contradictoire ; 2) que le pouvoir personnel effrayant de Staline, rŽsultat historique de la dissension, bien quĠil se laisse comprendre comme auto-trahison du socialisme, vaut aussi comme totalisation de lĠhistoire soviŽtique, et nĠen continue pas moins, par lˆ, de lui procurer son intelligibilitŽ. Cette longue rŽflexion dŽbouche sur la figure de la totalisation dĠenveloppement : Sartre entend par lˆ une totalisation ˆ laquelle tout revient, une totalisation qui capte tout fait et aspect de la pratique historique et de leurs contreparties subjectives, et par laquelle, donc, tout ŽlŽment de la praxis sociale se prŽsente comme relatif ˆ tout autre, dŽpendant de tout autre.

LĠinsistance sur cette notion de totalitŽ dĠenveloppement est telle que lĠon est fortement tentŽ dĠentendre que cĠest la totalisation en direction dĠune telle totalitŽ qui signe le fait historique comme tel. Une telle lecture Žtant cohŽrente avec lĠindice pris un peu plus haut ˆ partir dĠune citation isolŽe.

Avant dĠinterroger plus avant la Òtotalisation dĠenveloppementÓ comme critre possible de lĠhistorique comme tel, en cherchant simultanŽment ˆ bien prŽciser ce que cela voudrait dire, ce que signifierait un tel critre sĠil pouvait tre retenu, marquons une pause, afin dĠinsister sur le caractre ˆ premire vue extrmement ÒviolentÓ de notre actuel effort interprŽtatif.

Historicisme et sens de lĠhistorique

De quel droit, en effet, demander ˆ une philosophie historiciste son ÒavisÓ sur le sens de lĠhistorique comme tel ? NĠappartient-il pas ˆ tout historicisme de considŽrer la ÒpasseÓ historique comme le fond de lĠtre, comme ce dans quoi nous sommes pris, et qui pour cette raison ne suscite aucun problme de sens et de recognition ? Le constat historiciste est un constat ontologique ou mŽtaphysique, rŽclamant du philosophe avant tout quĠil se soumette ˆ lĠŽvidence dĠun ÒenveloppementÓ de tout fait et de toute donnŽe par lĠhistoire. LĠhistoire ou lĠhistoricitŽ ne sont pas pour lĠhistoricisme choses ˆ propos desquelles il y a doute, ou dont lĠenregistrement a besoin de critre, ou dont le sens pour nous fait question : elles sont les Žvidences primitives qui nous englobent avant mme que nous nous rattachions ˆ elles. La thse historiciste est plut™t, ˆ tout prendre, quĠune signi­fi­cation sĠapprŽhende seulement par le jeu conjuguŽ de son et de notre historicitŽs : je comprends un sens quel quĠil soit en apprŽhendant le parcours selon lequel il sĠexprime, et en accompagnant de ma traversŽe sa passŽe en quelque sorte. Un historicisme, en somme, para”t de prime abord en tant que tel manquer de tout recul de principe ˆ lĠŽgard de la chose historique, recul qui lui permettrait de se poser le problme du sens de lĠobjet historique de la mme manire que lĠon se pose le problme du sens de lĠobjet spatio-temporel en vue dĠune ŽpistŽmologie de la physique, celui du sens de lĠobjet psychique en vue dĠune ŽpistŽmologie de la psychologie, ou enfin celui du sens de lĠobjet mathŽ­ma­tique en vue dĠune ŽpistŽmologie de la mathŽ­ma­tique.

Si la philosophie de Sartre, en raison des liens quĠelle maintient avec les pensŽes de Hegel et de Marx, est un historicisme, alors notre recherche peut sembler disqualifiŽe a priori.

Mais on demandera aussi : quelles sont les lettres de noblesse, ou plus simplement les documents de crŽdibilitŽ pour une telle recherche, indŽpendamment mme du caractre f‰cheux du contexte historiciste pour elle ?

JĠen citerai deux, en partie apparentŽs bien que ne relevant pas du mme ordre.

Tout dĠabord, il y a une thse participant dĠune sorte dĠҎpistŽmologie de sens communÓ : la thse Žnonant que lĠhistoire commence avec lĠŽcrit. Cette thse est commune : je me souviens de lĠavoir pour ma part apprise en classe de sixime, au moment de passer de lĠŽvocation des ‰ges palŽolithiques et nŽolithiques ˆ celle des ‰ges historiques. La discontinuitŽ qui nous fait sortir de la description proto-historique des sociŽtŽs nŽolithiques pour accŽder ˆ lĠhistoire de la MŽsopotamie et de lĠEgypte antiques est celle de lĠinvention de lĠŽcriture. LĠhistoire commence avec les tablettes cunŽiformes et les stles hiŽroglyphiques. LĠŽtude des annŽes -2000/-3000 en Bretagne est proto-historique, celle des annŽes -3000/ -3500 au pays de Sumer est historique. Cette ŽpistŽmologie est Òde sens communÓ au sens o elle nĠest pas philosophique, mais elle est savante tout de mme : elle fait partie de ce que la communautŽ des historiens elle-mme trouve ˆ dire sur la circonscription par elle de son objet, au moins en vue de lĠenseignement secondaire.

Deuxime document : la rŽponse donnŽe par le pre de la phŽnomŽnologie ˆ la question que je pose (question qui est la sienne, cĠest bien lui qui interroge par principe toute science quant au sens de lĠobjet quĠelle se donne). Par Husserl donc. Si Sartre garde un lien avec la phŽnomŽnologie, mme encore lorsquĠil Žcrit Critique de la raison dialectique, cette rŽponse pourrait possŽder une certaine pertinence par rapport ˆ ce quĠil dit.

La rŽponse en cause, on le sait, est donnŽe dans lĠouvrage posthume LĠorigine de la gŽomŽtrie. Husserl la formule afin de rejeter la prŽtention des historiens ˆ sĠemparer de la t‰che archŽologique par lui assignŽe ˆ la phŽnomŽnologie : celle-ci doit assumer la RŸckfrage qui interroge lĠorigine dans le sens des matŽriaux thŽoriques disponibles. DĠo nous vient le sens gŽomŽtrique que prŽtendent ÒreleverÓ (comme le gant dĠun dŽfi) les productions mathŽ­ma­tiques gŽomŽtriques contemporaines ? Husserl nie que cette archŽologie puisse se laisser reconstruire ÒdansÓ la dimension historique, ˆ partir des tŽmoignages, documents et vestiges que nous disposons en cette dimension en les datant. Il nie que lĠhistoire, comme discipline constituŽe, ait un droit de regard sur lĠarchŽologie phŽno­mŽ­no­logique au sens o il est en train de la dŽfinir. Et son argument essentiel est quĠune telle archŽologie ouvre ˆ vrai dire de manire originaire la dimension historique : elle ne dŽploie pas ses enseignements au sein de lĠobjectivitŽ dĠelle, elle lui procure le sens lŽgitimant toutes les objectivations historiques ultŽrieures. En dĠautres termes, ce qui fonde notre conviction dĠun ÒpassŽÓ de lĠhumanitŽ ˆ dŽchiffrer et dŽcrire, o loger des explications mme, cĠest la RŸckfrage elle-mme, suscitŽe par le moindre sŽdiment culturel. Nous avons autour de nous des objets ou des documents vestiges de la Sinngebung humaine, et nous sommes par suite portŽs ˆ les interroger pour dŽplier le sens qui sĠest investi en eux. La position mme de cette question et lĠeffort pour lui rŽpondre ouvrent le passŽ comme dimension, dessine le schme dĠune succession jusquĠˆ nous dans une profondeur, dont sĠautorise et que meuble ensuite lĠenqute proprement historique. On voit donc quĠau fil de ce raisonnement visant ˆ Žmanciper lĠarchŽologie phŽno­mŽ­no­logique de la discipline historique, Husserl a caractŽrisŽ notre accs ˆ lĠhistoire et lĠhistorique : a le sens de lĠhistorique ce qui informe le sens sŽdimentŽ de la culture. Relve de lĠhistoire tout ce qui contribue ˆ lĠempilement directement expŽrimentŽ de la chose culturelle.

Le rapport entre ce que dit Husserl et le critre plus commun de lĠŽcriture se comprend : lĠŽcriture peut tre comprise comme le mode par excellence de la sŽdimentation. CĠest parce que nous pouvons consigner par Žcrit les Sinngebungen de lĠhumanitŽ quĠelles sont disponibles dans un empilement sŽdimentaire : pourtant, il est clair que la sŽdimentation ne sĠopre pas sur ce seul mode, il faut compter aussi avec lĠensemble de lĠartefact amenant les objets du monde commun dont parle Hannah Arendt : ces objets dont la stabilitŽ fait monde de manire partageable pour les hommes au long de leurs vies et de la succession de leurs gŽnŽrations. La proto-histoire essaie de rejoindre les modalitŽs discursives de lĠhistoire ˆ partir de ce seul mode de sŽdimentation. Il reste que, dans le cas de lĠhistoire proprement dite, le dispositif comporte une spŽcularitŽ ˆ lĠŽvidence essentielle : la dimension historique ouverte par la dŽ-sŽdimentation correspond ˆ une pratique historique de la sŽdimentation dans lĠŽcriture, pratique qui confie et mande ce que vit lĠhumanitŽ ˆ tout futur dĠelle-mme, selon un geste quĠon pourrait baptiser messianique ˆ la Derrida.

Donc, ma question demande en fait sĠil y a quelque chose comme un critre de lĠhistorique chez Sartre comparable ˆ celui que donne Husserl, et ce en dŽpit du fait que le filon de philosophie historiciste o il sĠinsre para”t de prime abord interdire la formulation dĠun tel critre, en rendant impossible au fond la prise de recul ˆ lĠŽgard de lĠhistoire, le doute quant ˆ la donation de lĠhistorique.

LĠhistoire Ç dehors constitutif du dedans È

Revenons ˆ Sartre et ˆ la dernire hypothse que nous faisions, suivant laquelle le trait proprement historique serait lĠŽmergence de la totalitŽ dĠenveloppement en tant que telle : les choses humaines acquerraient le mode historique en sĠagrŽgeant ˆ une totalitŽ dĠenveloppement. Cela voudrait donc dire que la praxis, dans lĠordinaire de son exercice transformateur, charriant de lĠobjet ˆ partir de la subjectivitŽ projective, ne serait pas dŽjˆ historique par elle-mme : il ne suffirait pas dĠagir, de travailler, de lutter mme pour faire lĠhistoire. En termes arendtiens ˆ nouveau : la dimension de lĠÏuvre ou de la fabrication ne suffirait pas ˆ lĠhistoire.

Remarquons au passage que Sartre semble bien en effet, si lĠon en juge dĠaprs les notes esquissant la fin non rŽdigŽe du volume II, considŽrer la praxis comme ne suffisant pas ˆ lĠhistoire. Cela se marque de plusieurs manires, que je ressens comme convergentes, mais il faudrait une analyse et un travail bien plus approfondi pour bien le montrer. Dans la description quĠil donne de lĠŽvŽnement historique, il souligne la valeur dĠintrusion externe de ce dernier, de choc non immŽdiatement mis en branle dans une Žlaboration, un dŽveloppement :

Ç Ainsi lĠŽvŽnement historique appara”t comme lĠextŽrieur transformant de lĠintŽrieur lĠintŽrioritŽ mais sans action nŽcessaire de lĠextŽrieur sur lĠextŽrioritŽ (praxis-violence) et sans fait immŽdiat dĠintŽriorisation. LĠŽvŽnement vient comme un voleur È[4].

Ou bien, rŽflŽchissant sur le progrs, il oppose sens et signification, le sens Žtant Ç ce qui est vŽcu en intŽrioritŽ È (p. 411), et la signification sĠattachant aux facteurs globaux de lĠexplication historique. LĠhistoire appara”t donc de nouveau comme liŽe au passage ˆ un plan qui dŽpasse le simple exercice pratique. Voici une autre formulation :

Ç Mais en mme temps que pratique, le sens dŽborde lĠagent : il y a rigueur dialectique qui Žchappe. Je fais lĠHistoire, comme tout le monde, mais je ne la suis pas : si elle a un sens, cĠest en tant quĠelle est È[5].

Le tout dernier syntagme Žtant commentŽ comme suit :

Ç Est-ce que lĠHistoire a un sens ? Mais ÒavoirÓ, cĠest absurde. En fait :

a) LĠHistoire, si elle existe, est la possibilitŽ permanente dĠun sens pour la vie humaine.

b) Le sens est la possibilitŽ permanente pour lĠhomme prŽsent quĠil existe une Histoire È[6].

Le b), ˆ la rigueur, contredirait la dŽfinition du sens donnŽe au dŽbut de lĠouvrage, qui ramne la perspective du sens ˆ celle de la finalitŽ et du projet. Ici, le sens para”t subordonnŽ ˆ lĠHistoire, qui reste marquŽe comme ˆ sa faon trans-praxique, comme tre au-delˆ du faire humain ˆ chaque fois individuel. CĠest que la fonction du a) et du b) est de relier ˆ lĠaventure tŽlŽologique personnelle la plan de lĠhistoire avec ses significations, de faire de celui-ci ˆ la fois lĠhorizon et la ressource de celle-lˆ.

Peut-tre plus significatif encore est le dŽveloppement dŽnommŽ Ç LĠhistoire est-elle essentielle ˆ lĠhomme ? È, question ˆ laquelle Sartre rŽponde brutalement Non (p. 454). LĠidŽe de Sartre me semble tre que hors lĠhistoire lĠhomme est pur glissement dĠaltŽritŽ, ne retient ou capte aucune essence : son faire projetant lĠexpulse de toute condition assignable. Mais par lĠhistoire il hŽrite dĠun dehors intŽriorisŽ-assumŽ dont procde un tre-soi thŽmatisable, affichable, revendiquŽ. LĠexemple de Sartre, trs Žtonnamment ˆ un tel endroit, est lĠtre-juif, dont il voit bien quĠil transcende la pure cellule formelle du se faire de lĠÒorganisme pratiqueÓ. La rŽsistance du fait juif ˆ la dissolution dans la geste dĠauto-dŽpassement de lĠhomme comme projet et praxis correspond donc ˆ ce quĠon peut ici appeler la transcendance de lĠhistoire.

Ç Ainsi lĠHistoire appara”t comme le dehors constitutif du dedans ˆ titre de hasard indŽcelable et pourtant assumŽ È[7].

LĠŽlŽment historique est ce par quoi le dŽpassement dans lequel est engagŽ lĠhomme prend le statut de synthse hŽtŽrogne. LĠhistoire apporte le surplus qui transmue les lignes pratiques en lignes affectŽes de discontinuitŽ. Et cette propriŽtŽ est la mme qui institue la cumulativitŽ globale. Le dŽpassement est historique plut™t que simplement pratique dans la mesure o il vaut sur fond de lĠensemble dĠun passŽ de la sorte Òpris en compteÓ. Le cumul temporel et lĠŽlargissement collectif illimitŽ sont ce qui fonde lĠŽtrangetŽ ˆ reprendre en chaque aventure de lĠhistoire, si je comprends bien.

Tout ceci nous fait en mme temps mieux comprendre que la totalisation fonctionne comme critre de lĠhistoricitŽ : le renvoi ˆ la totalitŽ est pour Sartre ce qui distingue lĠhistoire de la praxis individuelle, ou formelle, ce ˆ la faveur de quoi peuvent sĠintroduire aussi bien la destinalitŽ que la discontinuitŽ auto-disqualifiante.

DĠo la nŽcessitŽ, pour creuser encore un peu plus, et, on lĠespre, un peu mieux le problme, de revenir ˆ lĠexamen philo­so­phique par Sartre de la notion de totalisation dĠenveloppement. Je voudrais ici exploiter un long passage fort surprenant en premire lecture, passant par lĠintermŽdiaire dĠune expŽrience de pensŽe mettant en jeu un extra-terrestre. Sartre rŽflŽchit sur le sens et lĠtre de la totalisation dĠenveloppement. Pour cerner ce dernier, il imagine un martien ou un vŽnusien qui prend connaissance de lĠextŽrieur de tout le champ inersubjectif-historique de lĠhumanitŽ, et qui le voit comme processus cosmique, comme juxtaposition dĠexis vŽrifiables : qui ignore absolument les torrents de sens qui sĠaffectent ˆ ce champ pour nous en interne, et ne les rapporte jamais, du point de vue du sens, quĠˆ sa culture de martien ou vŽnusien. La possibilitŽ mme du regard de lĠextra-terrestre signale la pertinence nŽcessaire, exprimant lĠillimitation de lĠontologie, dĠune objectivation compltement externe de lĠintersubjectivitŽ la plus englobante. Il nĠest donc pas de Òtotalisation dĠenveloppementÓ qui ne puisse se rŽduire ˆ une couche objective-ontologique saisie en extŽrioritŽ ˆ partir dĠindices semblables ˆ ceux du martien.

Sartre sĠemploie en fait ˆ recommander une vision duelle de la totalisation dĠenveloppement, partagŽe entre cette image cosmique externe et une figure Òintentionnelle-interneÓ, celle que rejoint chaque pratique individuelle comme Òplan de lĠhistoireÓ, et par lequel elle sĠŽprouve comme affectŽe-informŽe. Citons rapidement deux passages o se formule cette vision duelle, longuement dŽveloppŽe par Sartre.

Le premier :

Ç (É) lĠtre transcendant de lĠHistoire, cĠest lĠtre-en-soi assimilant, sans en modifier la structure tŽlŽologique, lĠtre-pour-soi dĠintŽrioritŽ, devenant lĠtre-en-soi de cet tre-pour-soi, dans la mesure mme o toute action humaine – quĠelle soit individuelle ou commune – quels que soient les participants et la conscience quĠils ont de leur acte, de sa signification dans lĠintŽrioritŽ du champ pratique, bref quelle que soit, dans lĠintŽrioritŽ, sa structure de rŽflexion sur elle-mme, doit finalement sombrer dans lĠidŽalitŽ, dans le rve, dans lĠŽpiphŽnomŽnisme ou se produire dans lĠextŽrioritŽ (et comme produit de lĠextŽrioritŽ) dans la solitude absolue de lĠtre-sans-tŽmoin, avec ses structures immanentes et rŽflexives È[8].

Le second :

Ç La totalisation saisie en intŽrioritŽ, cĠest la praxis-processus ; mais lorsquĠon lĠenvisage comme lĠtre-en-soi contenant en lui-mme son tre-pour-soi, elle devient – en tant quĠobjet vide de notre visŽe – ce que nous appellerons processus-praxis È[9].

Ajoutons simplement les remarques suivantes. Cette dŽtermination duelle est la rŽponse sartrienne ˆ la question du type dĠtre qui revient ˆ la totalisation dĠenveloppement, le contexte est assez clair lˆ-dessus, et elle est en mme temps la clef de ce que Sartre pense comme le plus proprement lĠHistoire, ainsi quĠen tŽmoigne dĠailleurs notre premire citation.

Nous sommes donc confirmŽs dans lĠidŽe que la Òtotalisation dĠenveloppementÓ caractŽrise lĠHistoire ou lĠhistorique pour Sartre. Mais cela ne suffit pas ˆ faire de la notion un critre phŽno­mŽ­no­logique : ou encore, il nĠest pas clair que, par lˆ, Sartre fixe le sens de lĠhistorique Òpour nousÓ. CĠest que, en fait, si je le lis bien, la totalisation dĠenveloppement nĠest pas tant ce ˆ quoi nous reconnaissons lĠhistorique, le sens que nous prtons ˆ ce que nous tenons pour historique ou envisageons comme historique, mais lĠHistoire elle-mme comme thme ontologique, dans son tre.

Et lĠenseignement de Sartre, quant ˆ lĠexpŽrience n™tre de cet tre, est scindŽ. Le c™tŽ dĠintŽrioritŽ de lĠHistoire, le c™tŽ praxis-processus, est par dŽfinition expŽrimentŽ au moins, ŽprouvŽ au mieux, dans la mesure o la praxis individuelle sĠinsre avec son tour finalisant dans la totalisation dĠenveloppement. Mais le c™tŽ dĠextŽrioritŽ, le c™tŽ processus-praxis, est en revanche par dŽfinition non expŽrimentŽ, non peru, non ŽprouvŽ (il faut convoquer lĠextra-terrestre pour lui prter un statut phŽnomŽnal). Sartre dit de faon trs forte que lĠHistoire se pose par ceci que lĠaction humaine entre dans lĠtre-sans-tŽmoin du plan cosmique. Pour tre plus complet, nous devrions dire ici quĠil prŽvoit tout de mme une expŽrience nŽgative de la transcendance cosmique de lĠhistoire au-delˆ de notre structure praxique (ˆ la faveur, notamment, dĠune analyse de la mort).

On pourrait partager les choses, en disant que lĠeffectivitŽ cosmique de lĠHistoire nĠappartient pas au sens (pour nous) de lĠhistorique. Il ne resterait, comme sens de lĠhistorique, que le renvoi de lĠexpŽrience pratique-finalisŽe ˆ son horizon de totalisation interne, comme nous lĠavions dĠemblŽe subodorŽ. Mais il me semble que cette Žvaluation reflterait imparfaitement le point de vue de Sartre. DĠune certaine faon, pour lui, lĠŽchappement de lĠHistoire hante aussi la face praxis-processus, la face n™tre ou phŽnomŽnale. CĠest ce qui apparaissait dans la description ci-dessus de lĠintrusion de lĠHistoire dans la praxis individuelle comme dehors : il ne sĠagissait pas alors de lĠtre-en-soi cosmique du champ intersubjectif, mais bien du nÏud de significations globales qui sĠempare de moi, que mon cheminement pratique assume, au point quĠil ne peut prendre sens que par rapport ˆ cette ressource enveloppante.

En fin de compte, lĠexpŽrience de lĠhistoire et de lĠhistorique semble, chez Sartre, tre toujours, et de manire essentielle, expŽrience dĠun Žchappement et dĠun excs par rapport ˆ une cellule pratico-subjective dont il ne cesse jamais dĠaffirmer ˆ certains Žgards la prioritŽ et la suffisance.

Renvoi ˆ la totalitŽ et Žchappement : tels seraient les deux ŽlŽments qui signent lĠhistorique comme tel chez Sartre. Mais nous en jugerons mieux si nous reposons le problme dans le contexte de la conception de la vŽritŽ quant ˆ lĠhistoire soutenue par Sartre : un statut transcendantal de lĠhistorique se reconna”t ˆ ce quĠil dŽtermine a priori la vŽritŽ possible du jugement sur ce qui est dĠordre historique, telle est la loi dĠairain du transcendantal en gŽnŽral. Nous allons en fait examiner la question de la vŽritŽ historique chez Sartre dans le contexte de sa conception de la vŽritŽ en gŽnŽral.

VŽritŽ historique, vŽritŽ, projet

SĠexprimant sur la vŽritŽ historique, Sartre refuse, ˆ un premier niveau, lĠidŽe dĠune autonomisation de lĠobjet qui aboutirait ˆ une ÒdŽ-situationÓ du conna”tre, pour reprendre son langage. Une telle dŽ-situation survient soit lorsque lĠobjectivitŽ scientifique est prise comme nature inhumaine, appelant un dŽchiffrement en termes de lois Žtrangres ˆ la pratique humaine, soit lorsque lĠhistorien se conoit comme dŽsimpliquŽ de ce quĠil dŽcrit, et prend son objet historique comme une phase rŽvolue dont la signi­fi­cation est stabilisŽe dans une ŽternitŽ, ˆ lĠabri de toute ressaisie altŽrante.

De prime abord, cette conception, posant la co-dŽpendance de lĠhistorien et de la chose historique, para”t induire un relativisme : la vŽritŽ du thme historique est ce que nous construisions et pas ce qui sĠimpose ˆ nous comme lĠtre. Sartre se dŽfend dĠune telle consŽquence dans les termes suivants :

Ç Ce lien de dŽpendance nĠimpliquait pas, non lĠavons vu, un relativisme ontologique : prŽcisŽment parce quĠil sĠagissait dĠactions humaines, la rŽalitŽ pratique de chacune Žchappait par principe ˆ lĠautre. Ou plut™t nous pouvions affirmer cette autonomie ontologique et par consŽquent lĠirrŽductibilitŽ de lĠĉtre ˆ lĠtre-connu tant que lĠobjet de connaissance se temporalisait ˆ lĠintŽrieur dĠun ensemble social plus vaste et tant quĠon le dŽfinissait uniquement par des coordonnŽes humaines, cĠest-ˆ-dire comme Žtant dans sa rŽalitŽ objective et dans son autonomie une simple dŽtermination et une incarnation singularisante de la temporalisation en cours, cĠest-ˆ-dire de la totalisation dĠenveloppement È[10].

Pour Sartre lui-mme, cette rŽponse ne suffit pas, pour cette simple raison quĠelle renvoie le problme ˆ la totalisation dĠenveloppement elle-mme : ce qui rend la connaissance historique objective est la contrainte Žmanant dĠune intersubjectivitŽ englobante o figurent ˆ la fois lĠobjet historique et lĠhistorien. Tout dŽpend donc du degrŽ de ÒrŽalitŽÓ dure et rŽsistante de cette intersubjectivitŽ elle-mme. Et nous avons vu que Sartre se satisfait de considŽrer celle-ci en dernire analyse comme duelle, comme participant de lĠtre-sans-tŽmoin dans la dispersion cosmique en mme temps quĠelle a sa teneur et sa position dans la pratique humaine. CĠest dans cette mesure quĠil estime Žchapper au danger dĠidentifier rŽalisme et humanisme (selon ses mots ˆ nouveau).

Notons en tout cas que, dans le contexte de cette discussion, Sartre para”t adhŽrer ˆ lĠidŽe que la vŽritŽ doit tre protŽgŽe du relativisme, ce qui signifie quĠelle requiert un certain rŽalisme : en fin de compte, Sartre authentifie, selon toute apparence, le schme adŽquationniste de la vŽritŽ, selon lequel les jugements vrais sont ceux qui correspondent ˆ un rŽel sur lequel ils nĠont aucun pouvoir. Ce point Žtant lĠun de ceux qui peuvent sembler en litige dans le contexte dĠune philosophie ÒdialectiqueÓ, il est Žvidemment important de le marquer.

Cependant, dans la prŽsentation que donne Sartre de lĠobjectivitŽ de lĠhistorien, on a le sentiment quĠelle lui vient dĠun dehors qui lĠenglobe : cĠest lĠtre de lĠintersubjectivitŽ englobante qui assigne comme ÒvraieÓ la description par lĠhistorien de son thme historique ; cĠest depuis elle quĠil devient saisissable que le traitement du thme par lĠhistorien ÒrŽpondÓ au thme au sens de lĠinteraction. Pour le dire simplement, on peut se demander si une telle conception diffre de ce que la philosophie analytique contemporaine appelle ÒthŽorie causale de la rŽfŽrenceÓ : rappelons que, selon cette vue, ce qui fonde la rŽfŽrentialitŽ des noms, en substance et pour rŽsumer ˆ lĠexcs la pensŽe en cause, est le fait quĠils sont employŽs pour dŽsigner leurs nominata au sein dĠune histoire causale commune, qui maintient le lien entre rŽel et noms. Or, ce qui para”t faire dŽfaut dans une telle reconstruction ŽpistŽmologique, cĠest le moment o le rŽel sĠŽprouve ou vaut comme tel devant celui qui sĠattache ˆ dire le vrai ˆ son sujet et pour lui : une conception rationaliste de la vŽritŽ fidle ˆ lĠexigence incluse dans la notion ne veut-elle pas que lĠopposition ontologique du rŽel se fasse valoir directement ˆ la premire personne du discours de connaissance, au lieu de pouvoir seulement tre apprŽhendŽe au second tour dans une perspective englobante, en troisime personne ? Le rŽel doit ÒpeserÓ dans un pseudo-dialogue de lĠtre et de la connaissance.

Pour discuter justement du problme, il faut Žvoquer ici un autre passage de notre second volume, o Sartre expose la consubstantialitŽ du faire et du conna”tre. En cet exposŽ para”t rŽsider le fond de sa pensŽe sur le problme de la vŽritŽ. La phrase suivante rŽsume, je crois, la conception de Sartre :

Ç Conna”tre, cĠest crŽer puisque la connaissance est une dŽtermination de lĠĉtre sur la base de la catŽgorie pratique dĠunitŽ : de fait, lĠunitŽ de lĠexpŽrience humaine est en fait unification pratique des multiplicitŽs intŽrieures au champ È[11].

Pour Sartre, la connaissance est connaissance de lĠobjet, et lĠobjet appartient ˆ lĠtre en tant quĠil baigne dans lui, que lĠtre en son indŽpendance ontologique en est le matŽriau, mais il appartient ˆ la connaissance cĠest-ˆ-dire ˆ la pratique pour autant quĠil nĠest posŽ que par une unification. Or les unifications sont des actes, sont nos actes. Sartre conoit ici une parfaire continuitŽ du faire et du conna”tre, et homologue en profondeur la fabrication de lĠobjet ÒouvrŽÓ avec la synthse catŽgoriale de lĠobjet ÒconnuÓ. Cette homologation commence pour lui dans le mathŽmatique : Sartre se rŽfre ˆ Liard, qui insiste sur la fonction dĠun acte gŽnŽrateur pour donner son unitŽ et son identitŽ ˆ une figure gŽomŽtrique, ˆ partir de et au-dessus de son infinitŽ de divisions internes. A quoi lĠon ajoutera que, selon lui, et si je comprends bien, la pratique unifiante commence dans la passivitŽ, dans le mouvement incontr™lable et naturel de la biologie sensorielle par exemple. Disons que la vue sartrienne a ici son c™tŽ cognitif. Le faire qui est impliquŽ dans le conna”tre et qui en est une part essentielle nĠest pas seulement un faire de haut niveau, catŽgorial ou idŽal, il est aussi et en mme temps un faire biologique ou le faire de la fabrication ouvrire.

En tout cas, pour Sartre, lĠŽpreuve de la rŽalitŽ incluse dans le conna”tre est lĠŽpreuve comportŽe par le faire. Si mon savoir porte sur le rŽel et sĠaccroche ˆ lui dans son indŽpendance, cĠest parce quĠelle surmonte en tant que faire la dispersion qui est la forme caractŽristique de lĠtre. La question posŽe tout ˆ lĠheure peut Žvidemment lĠtre ˆ nouveau : est-ce que cette forme dĠopposition du rŽel, ˆ la premire personne cette fois plut™t que par le biais dĠun discours en troisime personne, est une opposition rationnelle, par laquelle peut passer lĠauto-rectification de la vŽritŽ ?

Je peux ajouter ˆ ce qui prŽcde un commentaire qui essaiera de redire et resituer les choses par rapport ˆ la conception heideggerienne de la vŽritŽ, qui a impressionnŽ Sartre au point quĠil Žcrive un texte la reprenant ˆ son compte pour la rŽacclimater et la domestiquer (VŽritŽ et existence).

De ce court essai, qui mŽriterait des analyses bien plus dŽtaillŽes, et la prise en compte de bien dĠautres aspects, je retiens pour les besoins de la prŽsente discussion seulement deux ŽlŽments.

DĠabord, la faon dont Sartre reprend le motif heideggerien du dŽvoilement en lui faisant subir un dŽplacement praxique. Dans son article Ç De lĠessence de la vŽritŽ È, on le sait, Heidegger commence par relever que, dans la vŽritŽ, il sĠagit dĠune conformitŽ (du discours au rŽel pour la vŽritŽ du jugement, de la chose ˆ son essence dans des emplois comme Òun vrai marinÓ) ; mais cĠest pour encha”ner en remontant ˆ une mesure de la vŽritŽ en amont de la conformitŽ, du c™tŽ du dŽvoilement, terme qui nĠest autre que la traduction du alteia grec. De la sorte, la vŽritŽ est reconduite ˆ lĠŽvŽnement du dŽclement, par lequel lĠintrigue du jugement o lĠorientation de la chose vers ce ˆ quoi elle aurait ˆ se conformer sont donnŽes ou prŽparŽes. De la vŽritŽ comme rapport intellectuel ou ŽpistŽmique, on est renvoyŽ ˆ lĠessence de la vŽritŽ, qui se tient au p™le onto­lo­gique. Sartre entend tout cela, et, apparemment, sĠen rŽjouit ou sĠen empare : il relie tout aussi radicalement que Heidegger la vŽritŽ au dŽvoilement. Mais ce dŽvoilement est dŽsormais lĠagir de lĠŽclairement de lĠen soi par le pour soi, par la rŽalitŽ humaine :

Ç Ainsi la vŽritŽ est temporalisation de lĠĉtre tel quĠil est en tant que lĠabsolu-sujet lui confre un dŽvoilement progressif comme nouvelle dimension dĠtre È[12].

On voit bien la diffŽrence dĠavec le schŽma de Heidegger : pour ce dernier, le dŽvoilement est le fait de lĠtre, la structure de la manifestation est anonyme et premire par rapport au Dasein. A lĠinverse, chez Sartre, lĠen soi est par lui-mme incapable de la vŽritŽ, incapable de la lumire prŽsupposŽe dans toute vŽritŽ, il appartient par lui-mme ˆ la Ç nuit sans date È. Il faut la distance de nŽantisation apportŽe par le pour soi pour que le dŽvoilement sĠopre. Remarquons que, jusque lˆ, Sartre semble conserver ce que jĠappellerais la Òdistance vŽritativeÓ, lĠŽcart entre le monde et un hors-monde, qui me semble absolument nŽcessaire ˆ toute conception de la vŽritŽ respectueuse de son exigence (une prŽtention ˆ la vŽritŽ nĠen est pas une si elle nĠest pas une sorte de pari vers le monde depuis le hors-monde).

En mme temps, nous voyons dŽjˆ que le dŽvoilement dont parle Sartre, fonction centrale de la vŽritŽ, est dĠemblŽe pris dans une histoire : les expressions de vŽritŽ subjective se fixent dans des ŽnoncŽs, prenant ainsi la suffisance et la stabilitŽ de lĠen soi, qui sont alors appelŽes ˆ des reprises et des dŽplacements dans une histoire. Et ce dĠautant plus que Sartre pense les ŽnoncŽs de vŽritŽs comme adressŽs, comme ÒdonnŽsÓ aux humains autres ou dĠaprs qui encha”nent sur eux.

De lˆ, Sartre identifie lĠŽclairement de vŽritŽ par la rŽalitŽ humaine comme la dimension du projet elle-mme, comme le fait de la libertŽ. On retrouve donc la ÒcollusionÓ du conna”tre et faire, du thŽorique et du pratique, dŽjˆ rencontrŽe dans le deuxime volume de la Critique de la raison dialectique.

Le deuxime ŽlŽment que je voudrais accentuer et la conception de lĠerreur qui va avec cette pensŽe de la vŽritŽ. LĠerreur est pour Sartre le mouvement mme de vŽrification de la vŽritŽ dans le projet et lĠagir en tant quĠil Žchoue. Pour Žclairer lĠen soi et savoir, je dois projeter, anticiper : insŽrer en dernire analyse un comportement vŽrifiant dans lĠtre, qui lĠexplore et se confirme ou sĠinfirme en lui. Le risque dĠerreur est donc dans la vŽritŽ, et lĠerreur se produira comme dŽception vŽrifiante ou comme abstention vŽrifiante : je produis aussi de lĠerreur par lĠaire immense de ce envers quoi je nĠenvoie pas mes anticipations vŽrifiantes. LĠerreur est ainsi envisagŽe par Sartre, si je le comprends bien, comme inhŽrente au fameux comportement de lĠautruche. Chaque dŽmission de ma libertŽ, par lĠeffet de laquelle je nĠassume pas dans mon rayonnement vŽrifiant une partie du monde, constitue de lĠerreur.

Mais cette conception de lĠerreur est elle aussi immŽdiatement engagŽe dans la perspective historique : la vŽritŽ est, en son fond, ÒproportionnelleÓ ˆ une totalisation suivant le comportement vŽrifiant qui est toujours en train de se faire dans une histoire de la vŽritŽ. Cette dernire nĠŽtant pas seulement lĠhistoire de la science, mais aussi celle de lĠhumanitŽ (point par o Sartre, en lĠoccurrence, converge avec Heidegger).

Quelles sont les consŽquences de ces nouveaux ŽlŽments sur la conception sartrienne de lĠŽpreuve rationnelle dĠun c™tŽ, sur la dŽtermination implicite dĠun sens de lĠhistorique comme tel de lĠautre c™tŽ ?

Ce que nous comprenons dĠabord, cĠest que la vŽritŽ est liŽe au schme de sa totalisation en cours, cĠest-ˆ-dire, selon ce que nous avons vu, ˆ ce qui signe lĠhistorique comme tel chez Sartre. Dans son lien ŽpistŽ­mo­logique mme au risque de lĠerreur, la vŽritŽ est engagŽe dans une ÒÏuvreÓ vŽrifiante qui fait histoire, qui est lĠhistoire mme en un sens.

En deuxime lieu, nous comprenons que lĠŽpreuve rationnelle de la vŽritŽ sĠidentifie pour Sartre ˆ la rencontre du rŽel dans la praxis. Sartre cite ˆ la page 51 James : Ç La vŽritŽ du pudding, cĠest dĠtre mangŽ È. CĠest le point qui nous faisait douter quĠil y ait Žpreuve rationnelle : dans la mesure o celle-ci suppose, semble-t-il, que les objets sĠopposent comme Ҏtant le casÓ plut™t que comme agis. QuĠils soient ŽprouvŽs comme agis est peut-tre ˆ cela nŽcessaire, mais pas suffisant : il nĠappartient pas au concept dĠagir que jĠenregistre ce sur quoi mon agir bute comme objet (cĠŽtait, ˆ vrai dire, le contenu de la doctrine heideggerienne de la Zuhandenheit).

Mais, en troisime lieu, il me semble que nous devons voir aussi que, pour Sartre, lĠengagement originaire de la vŽritŽ dans le dŽveloppement historique sĠexprime encore Žminemment dans ceci que ma vŽritŽ sera englobŽe et pŽrimŽe par la vŽritŽ future. Citons-le :

Ç La libertŽ doit assumer un hŽritage, elle laisse quoi quĠelle fasse un hŽritage, elle ne sait ni ce que sera au juste cet hŽritage, ni ce quĠen feront ses hŽritiers, ni ce que seront ces hŽritiers. Elle ne sait ni si elle atteindra sa fin, ni si sa fin atteinte ne se dŽtruira pas dĠelle-mme. Mais cĠest dans la perspective de ce risque et de cette ignorance quĠelle sĠhistorialise et dŽvoile lĠĉtre en VŽritŽ È[13].

Toute la fin de VŽritŽ et existence est marquŽe par ce problme de la reprise de nos vŽritŽs par les gŽnŽrations futures. Sartre essaie dĠy dŽfinir et maintenir une vŽritŽ de lĠŽpoque philosophiquement rŽsistante ˆ son annulation dans la VŽritŽ des totalisations ultŽrieures. Ce qui donne lieu ˆ la conclusion :

Ç En ne prŽtendant pas vivre avec mes petit-fils, je leur interdis de me juger avec leurs barmes È[14].

Pourtant, selon ce que jĠai cru comprendre chez Sartre et de Sartre, lĠadresse de la vŽritŽ ˆ la vŽritŽ future appartient essentiellement ˆ la vŽritŽ. LĠindexation sur la totalisation en cours nĠest-il pas justement ce qui la distingue dĠun pur rapport dĠaction-rŽaction au rŽel, comme il en va dans le faire stricto sensu ? Ce qui fait que le morceau de roche que jĠŽtudie scientifiquement sĠoppose ˆ moi de manire rationnelle, cĠest quĠil ne veut pas seulement comme son rŽagir actuel ˆ tel ou tel aspect de mon faire, mais pour la ressource de rŽaction ÒtotalisŽeÓ a priori qui sĠenveloppe en lui : cĠest dans une telle perspective que je mĠattache ˆ le conna”tre en sa vŽritŽ.

Et, de mme, sous savons bien que nous ne pouvons pas empcher lĠhistoire ŽpistŽmologique dĠtre ÒrŽcurrenteÓ, cĠest-ˆ-dire prŽcisŽment de juger les grands-parents avec les barmes des petits-fils.

Je voudrais justement, ˆ titre de dernier effort de pensŽe vers les conceptions de Sartre, insister sur ce quĠune telle formulation enveloppe : elle traduit le rapport entre la vŽritŽ dont je suis aujourdĠhui capable et la vŽritŽ plus englobante ˆ venir comme un rapport de lĠhomme prŽsent ˆ lĠhomme futur. Rapport qui, dans son principe, a deux faces : dĠun c™tŽ, lĠhomme prŽsent donne sa vŽritŽ ˆ lĠhomme futur (cĠest le sens de lĠobjectivation dans lĠŽnoncŽ selon Sartre) ; de lĠautre c™tŽ, lĠhomme future englobe et Žventuellement anŽantit dans sa reprise la vŽritŽ de lĠhomme passŽ.

Je ne peux mĠempcher de penser ici ˆ Frantz, dans Ç Les sŽquestrŽs dĠAltona È, qui dialogue avec les crabes du XXXme sicle, pour tenter de justifier le sien. Il me semble que lĠŽpreuve rationnelle de la vŽritŽ, chez Sartre, est ce rapport dissymŽtrique entre lĠhomme prŽsent et lĠhomme futur, au moins autant que la confrontation avec lĠobjet. Ou du moins, lĠhorizon de totalisation, qui spŽcifie la relation dĠagir comme ÒlibŽrantÓ une relation rationnelle ˆ lĠŽtant, ainsi que nous venons de le suggŽrer, dŽpend de cette double relation, de la remise de la vŽritŽ ˆ lĠhomme du futur, et de lĠhŽritage de la vŽritŽ de lĠhomme du passŽ.

Mais ne pourrait-on pas, alors, considŽrer cet ŽlŽment comme une composante de ce qui caractŽrise lĠhistorique comme tel, autant que la vŽritŽ (puisque Sartre les accouple) ? On dirait alors que la ÒtotalisationÓ qui signe lĠhistorique ou lĠhistoricitŽ est une totalisation Òvers lĠhommeÓ et Òdepuis lĠhommeÓ : elle est articulation de dette et de don. Sartre aurait ainsi mis le doigt sur une structure Žthique de lĠhistoricitŽ, structure qui est bien ce ˆ travers quoi lĠhistoire nous est donnŽe comme telle. Il ajouterait au critre de la RŸckfrage de Husserl, qui couvre la dimension de la dette, celle de lĠavenir et du don. Et sa pensŽe, ˆ cet Žgard, sĠinscrirait dans lĠensemble des comprŽhensions destinales de lĠhistoire.



[1]. Cf. Sartre, J.-P., Critique de la raison dialectique, vol II, Paris Gallimard, 1985 [dŽsormais CRD2], p. 160-161.

[2]. Cf. CRD2, p. 223-224.

[3]. Cf. CRD2, p. 60.

[4]. Cf. CRD2, p. 408.

[5]. Cf. CRD2, p. 411.

[6]. Cf. CRD2, p. 411.

[7]. Cf. CRD2, p. 455.

[8]. Cf. CRD2, p. 336.

[9]. Cf. CRD2, p.341.

[10]. Cf. CRD2, p. 313.

[11]. Cf. CRD2, p. 371.

[12]Cf. Sartre, J.-P., VŽritŽ et existence, Paris, Gallimard, 1989 [dŽsormais, VE], p. 21.

[13]. Cf. VE, p. 129.

[14]. Cf. VE, p. 136.