Le travail que jĠexpose ici est simplement la continuation de celui dont rendait compte mon article Ç Sartre, Kant et la srialit È. JĠentends donc y prolonger la confrontation de Sartre avec Kant. Je pars du principe que nous devons lire la Critique de la raison dialectique en suivant lĠindication du Òjeu de motsÓ du titre plutt quĠen coutant littralement le dit du texte : ce que plaide Sartre dans son crit, de bout en bout, cĠest en effet quĠil sĠemploie justifier et mettre en Ïuvre la raison dialectique, dmontrant en particulier sa supriorit sur la raison analytique. Mais ce quĠil fait, et vrai dire ne peut manquer de faire en raison de lĠintention que son titre avoue et que sa dmarche confirme, cĠest valuer depuis un poste ÒcritiqueÓ au sens kantien le droit dĠun certain usage de la raison (par rapport aux prtentions dĠun autre usage, en effet). JĠai essay dans lĠintervention que jĠvoque de montrer comment Sartre ne sĠinstallait pas dans la ÒtotalitÓ qui sĠimposerait de soi pour une approche vraiment dialectique, mais sĠattachait plutt lui trouver un lieu lgitimant, cĠest--dire par force dmentir pour elle le sens ÒabsoluÓ de totalit.
Je continue dans la prsente rflexion chercher capter un enseignement transcendantal dans lĠcrit sartrien. LĠhypothse qui me vient alors lĠesprit est que, de mme que dans le premier tome de la Critique de la raison dialectique, jĠai cru apercevoir une caractrisation transcendantale du social en termes de srialit, de mme il y a peut-tre, partir du document du deuxime tome de la mme Ïuvre, un enseignement transcendantal sur le sens de lĠhistoire, jĠentends par l sur la donation de lĠhistorique comme tel, glaner.
Cela dit, il mĠa sembl ncessaire dĠaller jusquĠau bout dĠune telle interrogation ÒpistmologiqueÓ de Sartre en examinant quelle conception de la vrit il rattachait lĠensemble de sa rflexion sur lĠintelligibilit du social et de lĠhistorique. Mon parti pris est en effet, je viens de le rappeler, dĠessayer de trouver chez Sartre une contribution implicite une pistmologie transcendantale de la sociologie et de lĠhistoire : une faon de dfinir a priori lĠobjet de ces disciplines en explicitant son sens pour nous. Mais le champ pistmologique est lui aussi le thtre dĠaffrontements philosophiques radicaux, le conflit majeur ayant oppos au vingtime sicle une pistmologie no-kantienne minoritaire une pistmologie ÒanalytiqueÓ hritire de Frege travers Carnap. Ces deux coles de lĠpistmologie, dont le dbat reste un lieu charnire de la philosophie contemporaine, lieu dĠune difficult inextricable et dĠune richesse de pense inpuisable, se dchirent minemment autour de la vrit : ce nĠest pas la mme formule ou le mme schme de la vrit auquel on adhre de part et dĠautre. Ou plutt, car cĠest presque se situer dĠun des cts de lĠalternative que dire les choses de la sorte, il y a dbat entre les deux coles sur la question de savoir si elles se rfrent la mme ide de la vrit. CĠest donc encore une manire de tester la valeur de nos analyses ÒtranscendantalisantÓ Sartre que dĠaller voir si sa conception de la vrit est compatible avec le camp pistmologique auquel nous le rattachons.
Pour poser cette question, nous nous appuierons sur Critique de la raison dialectique, bien sr, mais nous ferons aussi appel lĠessai Vrit et existence, dans lequel Sartre rebondit partir de Ç De lĠessence de la vrit È de Heidegger.
La trajectoire qui sera suivie maintenant comporte vrai dire trois tapes.
1) Tout dĠabord, nous reviendrons sur lĠenseignement de notre prcdent article, identifiant chez Sartre une dtermination du sens du social en termes du concept de srialit. Nous croyons en effet que, dans le second volume de la Critique de la raison dialectique, Sartre offre des lments corroborants pour notre lecture, et nous voulons en faire tat.
2) Ensuite, nous chercherons dire ce qui caractrise pour Sartre la dimension historique comme telle, ce qui est susceptible dans son approche de faire critre pour lĠaccs lĠhistorique, pour la donation de lĠobjectivit historique.
3) Enfin, nous amorcerons la rflexion sur le thme de la vrit, sur lĠappropriation sartrienne de ce terme et sur la manire dont il convient de la situer au sein du ÒgrandÓ dbat pistmologique voqu tout lĠheure.
Nous avons soutenu que Sartre avait, sous le nom de srialit, dgag une figure susceptible de faire critre pour la reconnaissance du fait social comme tel. Au-del de lĠide que, dans le contexte de la srialit, chacun reoit sa place de lĠautre – ide qui, en effet, appartient quant elle la philosophie de la ngativit et de lĠalination – Sartre conoit la srialit comme une sorte dĠintentionnalit ÒdĠhomme hommeÓ ayant un pouvoir dĠitration selon lĠentrecroisement mme de lĠintersubjectivit. JĠavais alors fait deux observations lĠappui de la thse selon laquelle la srialit en ce sens pouvait tre prise comme la donation mme du social : 1) plusieurs autres auteurs ont dgag cette forme comme caractristique de lĠintersubjectivit, dans des perspectives tout fait incommensurables entre elles et celle de Sartre (Brouwer, Husserl, Kripke, Levinas) ; 2) au long du premier volume de la Critique de la raison dialectique, on constate que la srialit revient dans chaque figure propose du social, dans celle du groupe en fusion et de lĠorganisation par exemple, pas seulement comme ce que ces figures dpassent, mais comme ce quĠelles illustrent, dont elles tirent leur teneur et leur force.
Je voudrais maintenant relever deux indices, dans le texte du second volume, qui vont dans le mme sens : des emplois par Sartre de la pense de la srialit o celle-ci semble bien exprimer le social comme tel.
Le premier dĠentre eux correspond une compltion surprenante de la ÒmtaphoreÓ mathmatique. Voici le passage :
Ç Mais peut-on dire que le souverain totalise la srie puisqu'elle se dfinit comme l'unit fuyante ou tournante de la dtotalisation? Cela dpend de ce qu'on entend par Ç totaliserÈ : si l'on devait entendre par l que le dirigeant dissout l'inertie pour unir les Autres en un groupe asserment, il va de soi que cette tentative - dangereuse pour le pouvoir - est a priori carte, sauf sous sa forme mystifiante (et sous une autre forme - trs secondaire - que nouss examinerons tout l'heure). De fait, cette totalisation relle aurait pour effet de changer un inerte levier en une communaut forgeant sa propre souverainet. Mais si nous considrons les mots utiliss par les dirigeants: les masses, l'opinion, le peuple, les travailleurs, etc., nous constatons immdiatement qu'ils sont choisis cause de leur signification ambigu; dans la mesure o ces vocables sont des ralits matrielles et inertes dont le sens fait l'unit synthtique, ils semblent se rapporter des objets totaliss; mais l'action qui les utilise et les dpasse dvoile en mme temps qu'ils se rfrent des parpillements mdis par la matire inanime. Seulement, cette ambigut est rvlatrice: la srie est totalise par le souverain la manire dont le mathmaticien totalise les rcurrences arithmtiques par la notion de nombre transfini. Ces nombres sont un dpassement pratique en ce sens qu'ils se dfinissent, au fond, par l'ensemble des oprations qu'ils permettent de faire. Et comme le dpassement conserve le dpass, la modalit pratique des oprations sur les transfinis est dtermine par les structures relles de la srie. Par les mass media, le gouvernement s'adresse aux sries explicitement vises comme telles et son activit vise obtenir un rsultat global par la transformation de la srialit en extro-conditionnement. Ainsi la totalisation n'apparat qu' l'origine et la fin du processus: l'origine, puisque le mouvement propag est l'objet d'un projet synthtique qui le rapporte la totalit du champ pratique; la fin, puisque, dans le cas d'une russite, la srie s'objectivera dans un rsultat totalisable : par exemple ce collectif - les ouvriers qui travaillent aux hauts fourneaux - aura produit, si l'on a su le manier, dix millions de tonnes de fonte la fin du plan quinquennal È[1].
Sartre, donc, comprend la relation des directives manant de la direction du Parti communiste en direction du proltariat russe sur le modle de la totalisation des Ç rcurrences arithmtiques par la notion de nombre transfini È. CĠest de cette manire que, selon lui, Ç le souverain totalise la srie È. La nouvelle mtaphore est cohrente avec la premire, par ce que cĠest bien au nom du modle de la Ç rcurrence arithmtique È que Sartre choisi le mot srie et en introduit la notion dans le premier volume. Ici, Sartre voque la lettre la procdure dĠensemblisation qui a lieu dans la thorie des ensembles : le passage de la Ç rcurrence arithmtique È lĠensemble w ou au cardinal aleph0 correspond exactement au passage de la simple ÒfuiteÓ constructive {0,1,2,3,É,n,É} la totalit ensembliste suppose encercler exactement les items qui y surgissent et eux seuls. Donc, un premier niveau, ce qui est dit est que la direction du PCUS ensemblise la srialit proltaire. Cela confirme que le point de vue de la srialit saisit la chose sociale avant quĠelle soit institutionnalise, symbolise, idalise : on a bien affaire ce qui serait une variante dĠÒinteractionnismeÓ en termes du dbat pistmologique de la sociologie. Sur le caractre ÒouvertÓ, non encore assign de la srialit comme telle, noter aussi le passage Ç puisqu'elle se dfinit comme l'unit fuyante ou tournante de la dtotalisation È de la premire phrase. Dans ce passage, on a fortement lĠimpression que le mot srie qualifie lĠtat brut et fondamental de la socialit pour Sartre : mme pas uniquement la socialit ÒcapitalisteÓ, puisquĠil applique ici le motif une situation quĠil nĠest absolument pas prt homologuer la capitaliste, et il le dit en propres termes en dĠautres endroits. Bien entendu, le statut de la srialit est toujours oppos un statut du groupe ou du vrai groupe plutt, dont le prototype est fix par son vocation du groupe en fusion dans le premier volume : groupe qui jouit dĠune certaine unification dans la convergence des praxis en lui, se saisissant les unes les autres comme telles et se reconnaissant comme co-tliques en son sein (mme ce processus de la fusion pourtant, avions-nous observ, obit la forme srielle). Dans le passage, le statut du vrai groupe est mentionn, lorsque Sartre envisage une meilleure ensemblisation de la srie proltaire : Ç cette totalisation relle aurait pour effet de changer un inerte levier en une communaut forgeant sa propre souverainet È. Mais au fond, de telles analyses confirment elles aussi, leur manire, que cĠest le sriel et la sriel seul qui fait critre pour le social chez Sartre : la question du Òvrai groupeÓ dfinit pour lui le dbat politique sur le social, qui prsuppose le social. Ou encore, le vrai groupe correspondrait un social idal qui est le social limite, plus social que tout social : lĠtre ensemble ne se contenterait pas de sĠy ÒprojeterÓ selon la puissance itrative de la relation humaine, mais parviendrait se ressaisir comme ce mouvement de projection mme. Si, entre lĠeffectif observable et ce social limite, le rapport est comme celui des lois itratives aux ensembles infinis de Cantor, alors la leon est bien que le social du vrai groupe est seulement un ple thorique en rfrence auquel penser le social qui se donne comme srialit. Pour Sartre, jĠimagine, lĠinstance du Ògroupe en fusionÓ est une sorte de prsentation du transfini impossible de la ressaisie partage (transfini que la bureaucratie sovitique ne fait dĠacter la place dĠune fusion pour lui). Mais ce mythe possde mon avis le statut trange de nĠavoir sa force quĠ proportion du fait que lĠon nĠy croit pas.
DĠautant quĠil y a une dernire remarque faire : Sartre voit aussi quĠil ne faut pas prendre au srieux en sa substantialit le transfini du PCUS, il dpeint sa manire la situation de manire ÒconstructivisteÓ. Il insiste sur le fait que, en fin de compte, la totalisation ne fonctionne quĠ la marge du processus sriel, elle se place son origine comme directive et lĠarrive comme exprime dans le rsultat quantifiable du travail : cĠest ce que rapporte la longue dernire phrase (Ç Ainsi la totalisation n'apparat qu' l'origine et la fin du processus: l'origine, puisque le mouvement propag est l'objet d'un projet synthtique qui le rapporte la totalit du champ pratique; la fin, puisque, dans le cas d'une russite, la srie s'objectivera dans un rsultat totalisable : par exemple ce collectif - les ouvriers qui travaillent aux hauts fourneaux - aura produit, si l'on a su le manier, dix millions de tonnes de fonte la fin du plan quinquennal È). CĠest bien une faon de justifier mathmatiquement les entits cantoriennes infinies : elles servent de points de passage et postes perspectifs vis--vis de la multiplicit des faits ou oprations finitaires. La totalisation du sriel est certains gards ancillaire, elle doit tre ÒreplongeÓ dans le processus sriel (du travail ici).
Mon second indice sera beaucoup plus bref et, curieusement, ÒpsychologiqueÓ. Discutant de la Terreur stalinienne, Sartre crit :
Ç (É) dĠautre part la singularisation nationale – comme mfiance de lĠtranger et des intellectuels – comprend en elle-mme, en tant que repli sur soi, les lments de cette attitude sociale : le soupon. Le soupon, comme rgle srielle, rclame aussitt son contraire, lĠhomme qui est au-dessus de tout soupon : lui seul il sera permis dĠchapper la ronde des suspects È[2].
Ici, ce qui est frappant, cĠest le parcours de contraction / expansion / contraction. On part dĠun motif global, celui de la singularisation nationale de lĠURSS dans la situation de la Òrvolution encercleÓ. On ÒengendreÓ partir de lui ce qui pourrait tre un affect psychologique personnel : le soupon. LĠexpression Ç attitude sociale È ne le nomme pas ou le nomme peine au niveau individuel (un tout petit peu sĠil est vrai que les attitudes sont nativement le fait des personnes). Mais que lĠon soit pass par le personnel, quĠil y ait eu contraction, se reflte mon sens dans la formulation qui suit, qui fait tat du soupon comme Ç rgle srielle È, et conduit, de l, un nouveau terme global en tant quĠuniversel, lĠhomme except de tout soupon. Le soupon comme rgle srielle, en effet, cĠest le soupon comme modalit intentionnelle se srialisant, exactement selon le schme gnral que nous avons dgag : le soupon en sĠitrant et sĠapprofondissant dĠhomme homme (A souponne B en tant quĠil souponne C, D ne se laisse pas avoir lĠapparente innocence de A souponnant lĠauthenticit du soupon de C par B, etc.) fait du social au sens de la srialit. Et lĠhomme au-dessus de tout soupon est un nouveau genre dĠadjonction totalisante, comparable cet gard lĠintervention transfinie du cas prcdent.
Ce qui mĠintresse ici est que Sartre envisage immdiatement les catgories dĠune psychologie comme faisant socit par srialit, sans avoir besoin de passer par une thorie quelconque de lĠalination : mme pas le niveau minimal de lĠalination quĠest, chez lui, la mdiation des actes humains par les outils-choses. LĠide de la srialit fonctionne comme une conception positive et fondamentale de la socialit. DĠune socialit qui, on le voit bien dans lĠexemple, ne sera pas en gnral bonne : et cĠest certes une valeur de cette approche du social comme tel que de permettre une apprciation ngative aussi bien que positive du social (au lieu que, comme dans une certaine filiation marxiste, le social soit un synonyme du bien).
CĠen est assez pour ce complment au prcdent travail, jĠaborde dsormais le second thme : celui de lĠhistoire.
Il est naturel de chercher dans ce second volume un enseignement sur le sens de lĠhistorique comme tel, ds lors que le sous-titre qui le chapeaute, on le sait, est Ç LĠintelligibilit de lĠHistoire È.
Mais nous savons aussi la difficult que nous rencontrons, la mme que dans notre tude du premier volume : Sartre se pose en principe et officiellement une autre question que celle laquelle nous cherchons chez lui une rponse. Il se demande sous quelle condition lĠhistoire peut accder lĠÒintelligibilitÓ, peut devenir une histoire sense ; et non pas suivant quel sens nous apprhendons originairement lĠhistorique comme tel. De mme quĠil cherchait comment, selon quelle procdure le social peut faire sens, peut advenir comme social charg de sens, et non pas ce qui conditionne notre reconnaissance du social comme tel. Comme nous lĠavions vu, ce quitte ou double de lĠavoir du sens ou non est mesur pour lui par le critre du rattachement la praxis : ds lors que je peux dcrire quelque chose en termes dĠune praxis poursuivant ses fins, je suis dans lĠlment du sens ; si en revanche, ce que je dcris ne se laisse prsenter que comme en soi, que comme ncessit externe au faire, alors je suis dans le non-sens.
Par consquent, vis--vis de lĠhistoire, Sartre va conduire exactement la mme sorte dĠenqute, dicte par le mme souci : il sĠagira dĠexaminer dans quelle mesure on peut comprendre le processus de lĠhistoire comme processus de la praxis, dgageant eo ipso une figure de cette histoire comme sense, qui nous fait alors accder lĠintelligibilit de lĠhistoire.
Mon espoir est de parvenir, nanmoins dtecter dans ce que dit Sartre une forme ou des significations qui pour lui fonctionnent comme caractristiques de lĠhistorique comme tels, et ce bien que, ncessairement, Sartre ne les accentue pas ce titre.
A lĠentre de ce deuxime volume, on est tent dĠabord par un premier candidat : le conflit. On est plong dĠentre de jeu, en effet, dans de fascinantes descriptions motives par la situation dĠun combat de boxe, spectacle payant rassemblant autour de lui un public. Sartre dpeint le combat de boxe comme une singularit surcharge de signification sociale : autour du combat de boxe gravite toute une configuration sociale historique, la limite la lutte des classes du moment sĠincarne en lui. Il se suggre alors que Sartre a entendu la fameuse phrase de Marx (Ç LĠhistoire de toute socit jusquĠ nos jours est lĠhistoire de luttes de classe È). Et la pense peut venir quĠil lĠa interprte comme disant : ce qui fait lĠhistoire histoire est la lutte qui la tend, dont elle est grosse. LĠide, au fond, remonte au Ç Polemos, pre de toute chose È dĠHraclite : la lutte, la guerre le conflit seraient le principe de la vie avant que dĠtre, sous la forme particulire de la lutte des classes, celui de lĠhistoire. Bien entendu, lorsquĠon remonte aussi loin, cĠest dans une perspective ontologique et non pas transcendantale que la lutte ou le conflit sont mis en avant. De lĠnonc de Marx, la lecture ontologique est, de mme, la plus probable, comme lĠindique formellement, en surface, lĠemploi mme du verbe tre. Mais Sartre pourrait avoir t sensible au Òchoc en retourÓ de lĠenseignement ontologique marxiste : ds lors que Marx avait nonc que la lutte (des classes) tait lĠtre de lĠhistoire, ceux qui ont reu cette doctrine ont pu adopter le conflit comme critre de lĠhistorique. Et Sartre lui-mme pourrait fonctionner sur un tel critre.
Pourtant, vrai dire, il parat, en voquant le combat de boxe, et, au-del, tous les conflits de lĠhistoire, prouver une inquitude strictement incompatible avec notre hypothse. Il crit ainsi :
Ç En particulier, quelle pourrait tre lĠunit historique dĠune socit trononne par les luttes de classe ? È[3].
En dĠautres termes, il est prsuppos, il est incontournable, il est indpassable, que lĠhistoire se dit de la totalit de la socit : historique est un prdicat totalisant du social, voil au moins ce qui semble sĠaffirmer. Les hommes peuvent tre diviss dans leurs destins, opposs selon divers regroupements dans leurs luttes, lĠhistoire ne pourra cependant leur survenir quĠ un niveau qui les rassemble.
Ce nĠest donc pas le conflit qui signe lĠhistorique comme tel, ou, du moins, il ne pourrait sĠagir que du conflit en tant quĠil ÒouvreÓ sur une totalisation.
On peut essayer, dans un premier temps, de mettre lĠpreuve ce premier aperu en prenant en compte les analyses qui viennent plus loin dans le volume.
Sartre envisage dĠabord la division interne une ÒorganisationÓ (concept du premier volume, qui dsigne un tat du social issu du groupe en fusion travers la premire dgradation que constitue le groupe asserment). En son sein, deux sous-groupes entrent en conflit parce que chacun prtend rendre lĠautre inutile, accomplir la fonction par rapport laquelle lĠautre, sĠtant mis en retard, ayant mal assum la ralit dans sa pratique, sĠest rendu dfaillant. Il essaie de montrer que la dynamique conflictuelle qui en rsulte, mme dans les formes autoritaires ou hideuses quĠon peut imaginer pour elle – comme le dcret venant du sommet de lĠorganisation donnant la faveur lĠun des deux sous-groupes, ou, au pire, la liquidation physique de lĠun par lĠautre – reste ÒintelligibleÓ, au sens o lĠon peut dire quĠ travers elle, lĠorganisation se reprend elle-mme en main, amliore sa structure en la corrigeant. On peut insrer les praxis qui sĠentrechoquent dans une praxis suprieure, vis--vis de laquelle leur combat apparat comme une forme adaptative.
Il commente ensuite longuement le cas du conflit de Staline et Trotski, et, au-del, de la ÒdviationÓ stalinienne, comme il la dsigne, assez curieusement, de manire trotskyste (lĠinterprtation du stalinisme comme ÒdgnrescenceÓ qui ne remet nullement en cause le genus du socialisme tant par excellence le fait du trotskisme) : curieusement parce que Sartre essaie tout prix dĠviter de Òprendre positionÓ simplement pour le trotskisme. Ce conflit est plus ou autre chose que le conflit de deux fractions du communisme pour la mme place, conflit qui se rationaliserait comme accs rationnel du communisme dans son ensemble une structure hirarchique sans doublon. Il sĠagit vrai dire dĠun conflit entre deux orientations, entre deux comprhensions de la situation en URSS aprs la rvolution et de lĠavenir ouvert aprs Lnine. Trotski exprime la vision que la rvolution ne peut se sauver comme rvolution, comme accs authentique de la classe ouvrire au pouvoir – au contrle du monde et de son destin – quĠen se faisant rvolution internationale. Staline exprime la vision que la rvolution est menace et assaillie par le monde extrieur, que la ralisation ÒdmocratiqueÓ en elle est dans lĠimmdiat impossible en raison du sous-dveloppement du proltariat et de lĠarriration gnrale, en telle sorte que la seule voie offerte est celle du repli, du Òsocialisme dans un seul paysÓ.
LĠeffort argumentatif de Sartre est, ds lors, de soutenir : 1) que les ÒprojectionsÓ de Trotski et de Staline, leurs lignes incompatibles, correspondent en fait deux facettes de la Òvrit historiqueÓ, et que chacun dans le fond serait prt reconnatre celle que lĠautre accentue, laquelle il sĠidentifie ; en telle sorte que, dans leur conflit, la limite, la peinture complte de la situation et de son devenir se trouve en se divisant, sĠexpose de manire contradictoire ; 2) que le pouvoir personnel effrayant de Staline, rsultat historique de la dissension, bien quĠil se laisse comprendre comme auto-trahison du socialisme, vaut aussi comme totalisation de lĠhistoire sovitique, et nĠen continue pas moins, par l, de lui procurer son intelligibilit. Cette longue rflexion dbouche sur la figure de la totalisation dĠenveloppement : Sartre entend par l une totalisation laquelle tout revient, une totalisation qui capte tout fait et aspect de la pratique historique et de leurs contreparties subjectives, et par laquelle, donc, tout lment de la praxis sociale se prsente comme relatif tout autre, dpendant de tout autre.
LĠinsistance sur cette notion de totalit dĠenveloppement est telle que lĠon est fortement tent dĠentendre que cĠest la totalisation en direction dĠune telle totalit qui signe le fait historique comme tel. Une telle lecture tant cohrente avec lĠindice pris un peu plus haut partir dĠune citation isole.
Avant dĠinterroger plus avant la Òtotalisation dĠenveloppementÓ comme critre possible de lĠhistorique comme tel, en cherchant simultanment bien prciser ce que cela voudrait dire, ce que signifierait un tel critre sĠil pouvait tre retenu, marquons une pause, afin dĠinsister sur le caractre premire vue extrmement ÒviolentÓ de notre actuel effort interprtatif.
De quel droit, en effet, demander une philosophie historiciste son ÒavisÓ sur le sens de lĠhistorique comme tel ? NĠappartient-il pas tout historicisme de considrer la ÒpasseÓ historique comme le fond de lĠtre, comme ce dans quoi nous sommes pris, et qui pour cette raison ne suscite aucun problme de sens et de recognition ? Le constat historiciste est un constat ontologique ou mtaphysique, rclamant du philosophe avant tout quĠil se soumette lĠvidence dĠun ÒenveloppementÓ de tout fait et de toute donne par lĠhistoire. LĠhistoire ou lĠhistoricit ne sont pas pour lĠhistoricisme choses propos desquelles il y a doute, ou dont lĠenregistrement a besoin de critre, ou dont le sens pour nous fait question : elles sont les vidences primitives qui nous englobent avant mme que nous nous rattachions elles. La thse historiciste est plutt, tout prendre, quĠune signification sĠapprhende seulement par le jeu conjugu de son et de notre historicits : je comprends un sens quel quĠil soit en apprhendant le parcours selon lequel il sĠexprime, et en accompagnant de ma traverse sa passe en quelque sorte. Un historicisme, en somme, parat de prime abord en tant que tel manquer de tout recul de principe lĠgard de la chose historique, recul qui lui permettrait de se poser le problme du sens de lĠobjet historique de la mme manire que lĠon se pose le problme du sens de lĠobjet spatio-temporel en vue dĠune pistmologie de la physique, celui du sens de lĠobjet psychique en vue dĠune pistmologie de la psychologie, ou enfin celui du sens de lĠobjet mathmatique en vue dĠune pistmologie de la mathmatique.
Si la philosophie de Sartre, en raison des liens quĠelle maintient avec les penses de Hegel et de Marx, est un historicisme, alors notre recherche peut sembler disqualifie a priori.
Mais on demandera aussi : quelles sont les lettres de noblesse, ou plus simplement les documents de crdibilit pour une telle recherche, indpendamment mme du caractre fcheux du contexte historiciste pour elle ?
JĠen citerai deux, en partie apparents bien que ne relevant pas du mme ordre.
Tout dĠabord, il y a une thse participant dĠune sorte dĠÒpistmologie de sens communÓ : la thse nonant que lĠhistoire commence avec lĠcrit. Cette thse est commune : je me souviens de lĠavoir pour ma part apprise en classe de sixime, au moment de passer de lĠvocation des ges palolithiques et nolithiques celle des ges historiques. La discontinuit qui nous fait sortir de la description proto-historique des socits nolithiques pour accder lĠhistoire de la Msopotamie et de lĠEgypte antiques est celle de lĠinvention de lĠcriture. LĠhistoire commence avec les tablettes cuniformes et les stles hiroglyphiques. LĠtude des annes -2000/-3000 en Bretagne est proto-historique, celle des annes -3000/ -3500 au pays de Sumer est historique. Cette pistmologie est Òde sens communÓ au sens o elle nĠest pas philosophique, mais elle est savante tout de mme : elle fait partie de ce que la communaut des historiens elle-mme trouve dire sur la circonscription par elle de son objet, au moins en vue de lĠenseignement secondaire.
Deuxime document : la rponse donne par le pre de la phnomnologie la question que je pose (question qui est la sienne, cĠest bien lui qui interroge par principe toute science quant au sens de lĠobjet quĠelle se donne). Par Husserl donc. Si Sartre garde un lien avec la phnomnologie, mme encore lorsquĠil crit Critique de la raison dialectique, cette rponse pourrait possder une certaine pertinence par rapport ce quĠil dit.
La rponse en cause, on le sait, est donne dans lĠouvrage posthume LĠorigine de la gomtrie. Husserl la formule afin de rejeter la prtention des historiens sĠemparer de la tche archologique par lui assigne la phnomnologie : celle-ci doit assumer la Rckfrage qui interroge lĠorigine dans le sens des matriaux thoriques disponibles. DĠo nous vient le sens gomtrique que prtendent ÒreleverÓ (comme le gant dĠun dfi) les productions mathmatiques gomtriques contemporaines ? Husserl nie que cette archologie puisse se laisser reconstruire ÒdansÓ la dimension historique, partir des tmoignages, documents et vestiges que nous disposons en cette dimension en les datant. Il nie que lĠhistoire, comme discipline constitue, ait un droit de regard sur lĠarchologie phnomnologique au sens o il est en train de la dfinir. Et son argument essentiel est quĠune telle archologie ouvre vrai dire de manire originaire la dimension historique : elle ne dploie pas ses enseignements au sein de lĠobjectivit dĠelle, elle lui procure le sens lgitimant toutes les objectivations historiques ultrieures. En dĠautres termes, ce qui fonde notre conviction dĠun ÒpassÓ de lĠhumanit dchiffrer et dcrire, o loger des explications mme, cĠest la Rckfrage elle-mme, suscite par le moindre sdiment culturel. Nous avons autour de nous des objets ou des documents vestiges de la Sinngebung humaine, et nous sommes par suite ports les interroger pour dplier le sens qui sĠest investi en eux. La position mme de cette question et lĠeffort pour lui rpondre ouvrent le pass comme dimension, dessine le schme dĠune succession jusquĠ nous dans une profondeur, dont sĠautorise et que meuble ensuite lĠenqute proprement historique. On voit donc quĠau fil de ce raisonnement visant manciper lĠarchologie phnomnologique de la discipline historique, Husserl a caractris notre accs lĠhistoire et lĠhistorique : a le sens de lĠhistorique ce qui informe le sens sdiment de la culture. Relve de lĠhistoire tout ce qui contribue lĠempilement directement expriment de la chose culturelle.
Le rapport entre ce que dit Husserl et le critre plus commun de lĠcriture se comprend : lĠcriture peut tre comprise comme le mode par excellence de la sdimentation. CĠest parce que nous pouvons consigner par crit les Sinngebungen de lĠhumanit quĠelles sont disponibles dans un empilement sdimentaire : pourtant, il est clair que la sdimentation ne sĠopre pas sur ce seul mode, il faut compter aussi avec lĠensemble de lĠartefact amenant les objets du monde commun dont parle Hannah Arendt : ces objets dont la stabilit fait monde de manire partageable pour les hommes au long de leurs vies et de la succession de leurs gnrations. La proto-histoire essaie de rejoindre les modalits discursives de lĠhistoire partir de ce seul mode de sdimentation. Il reste que, dans le cas de lĠhistoire proprement dite, le dispositif comporte une spcularit lĠvidence essentielle : la dimension historique ouverte par la d-sdimentation correspond une pratique historique de la sdimentation dans lĠcriture, pratique qui confie et mande ce que vit lĠhumanit tout futur dĠelle-mme, selon un geste quĠon pourrait baptiser messianique la Derrida.
Donc, ma question demande en fait sĠil y a quelque chose comme un critre de lĠhistorique chez Sartre comparable celui que donne Husserl, et ce en dpit du fait que le filon de philosophie historiciste o il sĠinsre parat de prime abord interdire la formulation dĠun tel critre, en rendant impossible au fond la prise de recul lĠgard de lĠhistoire, le doute quant la donation de lĠhistorique.
Revenons Sartre et la dernire hypothse que nous faisions, suivant laquelle le trait proprement historique serait lĠmergence de la totalit dĠenveloppement en tant que telle : les choses humaines acquerraient le mode historique en sĠagrgeant une totalit dĠenveloppement. Cela voudrait donc dire que la praxis, dans lĠordinaire de son exercice transformateur, charriant de lĠobjet partir de la subjectivit projective, ne serait pas dj historique par elle-mme : il ne suffirait pas dĠagir, de travailler, de lutter mme pour faire lĠhistoire. En termes arendtiens nouveau : la dimension de lĠÏuvre ou de la fabrication ne suffirait pas lĠhistoire.
Remarquons au passage que Sartre semble bien en effet, si lĠon en juge dĠaprs les notes esquissant la fin non rdige du volume II, considrer la praxis comme ne suffisant pas lĠhistoire. Cela se marque de plusieurs manires, que je ressens comme convergentes, mais il faudrait une analyse et un travail bien plus approfondi pour bien le montrer. Dans la description quĠil donne de lĠvnement historique, il souligne la valeur dĠintrusion externe de ce dernier, de choc non immdiatement mis en branle dans une laboration, un dveloppement :
Ç Ainsi lĠvnement historique apparat comme lĠextrieur transformant de lĠintrieur lĠintriorit mais sans action ncessaire de lĠextrieur sur lĠextriorit (praxis-violence) et sans fait immdiat dĠintriorisation. LĠvnement vient comme un voleur È[4].
Ou bien, rflchissant sur le progrs, il oppose sens et signification, le sens tant Ç ce qui est vcu en intriorit È (p. 411), et la signification sĠattachant aux facteurs globaux de lĠexplication historique. LĠhistoire apparat donc de nouveau comme lie au passage un plan qui dpasse le simple exercice pratique. Voici une autre formulation :
Ç Mais en mme temps que pratique, le sens dborde lĠagent : il y a rigueur dialectique qui chappe. Je fais lĠHistoire, comme tout le monde, mais je ne la suis pas : si elle a un sens, cĠest en tant quĠelle est È[5].
Le tout dernier syntagme tant comment comme suit :
Ç Est-ce que lĠHistoire a un sens ? Mais ÒavoirÓ, cĠest absurde. En fait :
a) LĠHistoire, si elle existe, est la possibilit permanente dĠun sens pour la vie humaine.
b) Le sens est la possibilit permanente pour lĠhomme prsent quĠil existe une Histoire È[6].
Le b), la rigueur, contredirait la dfinition du sens donne au dbut de lĠouvrage, qui ramne la perspective du sens celle de la finalit et du projet. Ici, le sens parat subordonn lĠHistoire, qui reste marque comme sa faon trans-praxique, comme tre au-del du faire humain chaque fois individuel. CĠest que la fonction du a) et du b) est de relier lĠaventure tlologique personnelle la plan de lĠhistoire avec ses significations, de faire de celui-ci la fois lĠhorizon et la ressource de celle-l.
Peut-tre plus significatif encore est le dveloppement dnomm Ç LĠhistoire est-elle essentielle lĠhomme ? È, question laquelle Sartre rponde brutalement Non (p. 454). LĠide de Sartre me semble tre que hors lĠhistoire lĠhomme est pur glissement dĠaltrit, ne retient ou capte aucune essence : son faire projetant lĠexpulse de toute condition assignable. Mais par lĠhistoire il hrite dĠun dehors intrioris-assum dont procde un tre-soi thmatisable, affichable, revendiqu. LĠexemple de Sartre, trs tonnamment un tel endroit, est lĠtre-juif, dont il voit bien quĠil transcende la pure cellule formelle du se faire de lĠÒorganisme pratiqueÓ. La rsistance du fait juif la dissolution dans la geste dĠauto-dpassement de lĠhomme comme projet et praxis correspond donc ce quĠon peut ici appeler la transcendance de lĠhistoire.
Ç Ainsi lĠHistoire apparat comme le dehors constitutif du dedans titre de hasard indcelable et pourtant assum È[7].
LĠlment historique est ce par quoi le dpassement dans lequel est engag lĠhomme prend le statut de synthse htrogne. LĠhistoire apporte le surplus qui transmue les lignes pratiques en lignes affectes de discontinuit. Et cette proprit est la mme qui institue la cumulativit globale. Le dpassement est historique plutt que simplement pratique dans la mesure o il vaut sur fond de lĠensemble dĠun pass de la sorte Òpris en compteÓ. Le cumul temporel et lĠlargissement collectif illimit sont ce qui fonde lĠtranget reprendre en chaque aventure de lĠhistoire, si je comprends bien.
Tout ceci nous fait en mme temps mieux comprendre que la totalisation fonctionne comme critre de lĠhistoricit : le renvoi la totalit est pour Sartre ce qui distingue lĠhistoire de la praxis individuelle, ou formelle, ce la faveur de quoi peuvent sĠintroduire aussi bien la destinalit que la discontinuit auto-disqualifiante.
DĠo la ncessit, pour creuser encore un peu plus, et, on lĠespre, un peu mieux le problme, de revenir lĠexamen philosophique par Sartre de la notion de totalisation dĠenveloppement. Je voudrais ici exploiter un long passage fort surprenant en premire lecture, passant par lĠintermdiaire dĠune exprience de pense mettant en jeu un extra-terrestre. Sartre rflchit sur le sens et lĠtre de la totalisation dĠenveloppement. Pour cerner ce dernier, il imagine un martien ou un vnusien qui prend connaissance de lĠextrieur de tout le champ inersubjectif-historique de lĠhumanit, et qui le voit comme processus cosmique, comme juxtaposition dĠexis vrifiables : qui ignore absolument les torrents de sens qui sĠaffectent ce champ pour nous en interne, et ne les rapporte jamais, du point de vue du sens, quĠ sa culture de martien ou vnusien. La possibilit mme du regard de lĠextra-terrestre signale la pertinence ncessaire, exprimant lĠillimitation de lĠontologie, dĠune objectivation compltement externe de lĠintersubjectivit la plus englobante. Il nĠest donc pas de Òtotalisation dĠenveloppementÓ qui ne puisse se rduire une couche objective-ontologique saisie en extriorit partir dĠindices semblables ceux du martien.
Sartre sĠemploie en fait recommander une vision duelle de la totalisation dĠenveloppement, partage entre cette image cosmique externe et une figure Òintentionnelle-interneÓ, celle que rejoint chaque pratique individuelle comme Òplan de lĠhistoireÓ, et par lequel elle sĠprouve comme affecte-informe. Citons rapidement deux passages o se formule cette vision duelle, longuement dveloppe par Sartre.
Le premier :
Ç (É) lĠtre transcendant de lĠHistoire, cĠest lĠtre-en-soi assimilant, sans en modifier la structure tlologique, lĠtre-pour-soi dĠintriorit, devenant lĠtre-en-soi de cet tre-pour-soi, dans la mesure mme o toute action humaine – quĠelle soit individuelle ou commune – quels que soient les participants et la conscience quĠils ont de leur acte, de sa signification dans lĠintriorit du champ pratique, bref quelle que soit, dans lĠintriorit, sa structure de rflexion sur elle-mme, doit finalement sombrer dans lĠidalit, dans le rve, dans lĠpiphnomnisme ou se produire dans lĠextriorit (et comme produit de lĠextriorit) dans la solitude absolue de lĠtre-sans-tmoin, avec ses structures immanentes et rflexives È[8].
Le second :
Ç La totalisation saisie en intriorit, cĠest la praxis-processus ; mais lorsquĠon lĠenvisage comme lĠtre-en-soi contenant en lui-mme son tre-pour-soi, elle devient – en tant quĠobjet vide de notre vise – ce que nous appellerons processus-praxis È[9].
Ajoutons simplement les remarques suivantes. Cette dtermination duelle est la rponse sartrienne la question du type dĠtre qui revient la totalisation dĠenveloppement, le contexte est assez clair l-dessus, et elle est en mme temps la clef de ce que Sartre pense comme le plus proprement lĠHistoire, ainsi quĠen tmoigne dĠailleurs notre premire citation.
Nous sommes donc confirms dans lĠide que la Òtotalisation dĠenveloppementÓ caractrise lĠHistoire ou lĠhistorique pour Sartre. Mais cela ne suffit pas faire de la notion un critre phnomnologique : ou encore, il nĠest pas clair que, par l, Sartre fixe le sens de lĠhistorique Òpour nousÓ. CĠest que, en fait, si je le lis bien, la totalisation dĠenveloppement nĠest pas tant ce quoi nous reconnaissons lĠhistorique, le sens que nous prtons ce que nous tenons pour historique ou envisageons comme historique, mais lĠHistoire elle-mme comme thme ontologique, dans son tre.
Et lĠenseignement de Sartre, quant lĠexprience ntre de cet tre, est scind. Le ct dĠintriorit de lĠHistoire, le ct praxis-processus, est par dfinition expriment au moins, prouv au mieux, dans la mesure o la praxis individuelle sĠinsre avec son tour finalisant dans la totalisation dĠenveloppement. Mais le ct dĠextriorit, le ct processus-praxis, est en revanche par dfinition non expriment, non peru, non prouv (il faut convoquer lĠextra-terrestre pour lui prter un statut phnomnal). Sartre dit de faon trs forte que lĠHistoire se pose par ceci que lĠaction humaine entre dans lĠtre-sans-tmoin du plan cosmique. Pour tre plus complet, nous devrions dire ici quĠil prvoit tout de mme une exprience ngative de la transcendance cosmique de lĠhistoire au-del de notre structure praxique ( la faveur, notamment, dĠune analyse de la mort).
On pourrait partager les choses, en disant que lĠeffectivit cosmique de lĠHistoire nĠappartient pas au sens (pour nous) de lĠhistorique. Il ne resterait, comme sens de lĠhistorique, que le renvoi de lĠexprience pratique-finalise son horizon de totalisation interne, comme nous lĠavions dĠemble subodor. Mais il me semble que cette valuation reflterait imparfaitement le point de vue de Sartre. DĠune certaine faon, pour lui, lĠchappement de lĠHistoire hante aussi la face praxis-processus, la face ntre ou phnomnale. CĠest ce qui apparaissait dans la description ci-dessus de lĠintrusion de lĠHistoire dans la praxis individuelle comme dehors : il ne sĠagissait pas alors de lĠtre-en-soi cosmique du champ intersubjectif, mais bien du nÏud de significations globales qui sĠempare de moi, que mon cheminement pratique assume, au point quĠil ne peut prendre sens que par rapport cette ressource enveloppante.
En fin de compte, lĠexprience de lĠhistoire et de lĠhistorique semble, chez Sartre, tre toujours, et de manire essentielle, exprience dĠun chappement et dĠun excs par rapport une cellule pratico-subjective dont il ne cesse jamais dĠaffirmer certains gards la priorit et la suffisance.
Renvoi la totalit et chappement : tels seraient les deux lments qui signent lĠhistorique comme tel chez Sartre. Mais nous en jugerons mieux si nous reposons le problme dans le contexte de la conception de la vrit quant lĠhistoire soutenue par Sartre : un statut transcendantal de lĠhistorique se reconnat ce quĠil dtermine a priori la vrit possible du jugement sur ce qui est dĠordre historique, telle est la loi dĠairain du transcendantal en gnral. Nous allons en fait examiner la question de la vrit historique chez Sartre dans le contexte de sa conception de la vrit en gnral.
SĠexprimant sur la vrit historique, Sartre refuse, un premier niveau, lĠide dĠune autonomisation de lĠobjet qui aboutirait une Òd-situationÓ du connatre, pour reprendre son langage. Une telle d-situation survient soit lorsque lĠobjectivit scientifique est prise comme nature inhumaine, appelant un dchiffrement en termes de lois trangres la pratique humaine, soit lorsque lĠhistorien se conoit comme dsimpliqu de ce quĠil dcrit, et prend son objet historique comme une phase rvolue dont la signification est stabilise dans une ternit, lĠabri de toute ressaisie altrante.
De prime abord, cette conception, posant la co-dpendance de lĠhistorien et de la chose historique, parat induire un relativisme : la vrit du thme historique est ce que nous construisions et pas ce qui sĠimpose nous comme lĠtre. Sartre se dfend dĠune telle consquence dans les termes suivants :
Ç Ce lien de dpendance nĠimpliquait pas, non lĠavons vu, un relativisme ontologique : prcisment parce quĠil sĠagissait dĠactions humaines, la ralit pratique de chacune chappait par principe lĠautre. Ou plutt nous pouvions affirmer cette autonomie ontologique et par consquent lĠirrductibilit de lĠĉtre lĠtre-connu tant que lĠobjet de connaissance se temporalisait lĠintrieur dĠun ensemble social plus vaste et tant quĠon le dfinissait uniquement par des coordonnes humaines, cĠest--dire comme tant dans sa ralit objective et dans son autonomie une simple dtermination et une incarnation singularisante de la temporalisation en cours, cĠest--dire de la totalisation dĠenveloppement È[10].
Pour Sartre lui-mme, cette rponse ne suffit pas, pour cette simple raison quĠelle renvoie le problme la totalisation dĠenveloppement elle-mme : ce qui rend la connaissance historique objective est la contrainte manant dĠune intersubjectivit englobante o figurent la fois lĠobjet historique et lĠhistorien. Tout dpend donc du degr de ÒralitÓ dure et rsistante de cette intersubjectivit elle-mme. Et nous avons vu que Sartre se satisfait de considrer celle-ci en dernire analyse comme duelle, comme participant de lĠtre-sans-tmoin dans la dispersion cosmique en mme temps quĠelle a sa teneur et sa position dans la pratique humaine. CĠest dans cette mesure quĠil estime chapper au danger dĠidentifier ralisme et humanisme (selon ses mots nouveau).
Notons en tout cas que, dans le contexte de cette discussion, Sartre parat adhrer lĠide que la vrit doit tre protge du relativisme, ce qui signifie quĠelle requiert un certain ralisme : en fin de compte, Sartre authentifie, selon toute apparence, le schme adquationniste de la vrit, selon lequel les jugements vrais sont ceux qui correspondent un rel sur lequel ils nĠont aucun pouvoir. Ce point tant lĠun de ceux qui peuvent sembler en litige dans le contexte dĠune philosophie ÒdialectiqueÓ, il est videmment important de le marquer.
Cependant, dans la prsentation que donne Sartre de lĠobjectivit de lĠhistorien, on a le sentiment quĠelle lui vient dĠun dehors qui lĠenglobe : cĠest lĠtre de lĠintersubjectivit englobante qui assigne comme ÒvraieÓ la description par lĠhistorien de son thme historique ; cĠest depuis elle quĠil devient saisissable que le traitement du thme par lĠhistorien ÒrpondÓ au thme au sens de lĠinteraction. Pour le dire simplement, on peut se demander si une telle conception diffre de ce que la philosophie analytique contemporaine appelle Òthorie causale de la rfrenceÓ : rappelons que, selon cette vue, ce qui fonde la rfrentialit des noms, en substance et pour rsumer lĠexcs la pense en cause, est le fait quĠils sont employs pour dsigner leurs nominata au sein dĠune histoire causale commune, qui maintient le lien entre rel et noms. Or, ce qui parat faire dfaut dans une telle reconstruction pistmologique, cĠest le moment o le rel sĠprouve ou vaut comme tel devant celui qui sĠattache dire le vrai son sujet et pour lui : une conception rationaliste de la vrit fidle lĠexigence incluse dans la notion ne veut-elle pas que lĠopposition ontologique du rel se fasse valoir directement la premire personne du discours de connaissance, au lieu de pouvoir seulement tre apprhende au second tour dans une perspective englobante, en troisime personne ? Le rel doit ÒpeserÓ dans un pseudo-dialogue de lĠtre et de la connaissance.
Pour discuter justement du problme, il faut voquer ici un autre passage de notre second volume, o Sartre expose la consubstantialit du faire et du connatre. En cet expos parat rsider le fond de sa pense sur le problme de la vrit. La phrase suivante rsume, je crois, la conception de Sartre :
Ç Connatre, cĠest crer puisque la connaissance est une dtermination de lĠĉtre sur la base de la catgorie pratique dĠunit : de fait, lĠunit de lĠexprience humaine est en fait unification pratique des multiplicits intrieures au champ È[11].
Pour Sartre, la connaissance est connaissance de lĠobjet, et lĠobjet appartient lĠtre en tant quĠil baigne dans lui, que lĠtre en son indpendance ontologique en est le matriau, mais il appartient la connaissance cĠest--dire la pratique pour autant quĠil nĠest pos que par une unification. Or les unifications sont des actes, sont nos actes. Sartre conoit ici une parfaire continuit du faire et du connatre, et homologue en profondeur la fabrication de lĠobjet ÒouvrÓ avec la synthse catgoriale de lĠobjet ÒconnuÓ. Cette homologation commence pour lui dans le mathmatique : Sartre se rfre Liard, qui insiste sur la fonction dĠun acte gnrateur pour donner son unit et son identit une figure gomtrique, partir de et au-dessus de son infinit de divisions internes. A quoi lĠon ajoutera que, selon lui, et si je comprends bien, la pratique unifiante commence dans la passivit, dans le mouvement incontrlable et naturel de la biologie sensorielle par exemple. Disons que la vue sartrienne a ici son ct cognitif. Le faire qui est impliqu dans le connatre et qui en est une part essentielle nĠest pas seulement un faire de haut niveau, catgorial ou idal, il est aussi et en mme temps un faire biologique ou le faire de la fabrication ouvrire.
En tout cas, pour Sartre, lĠpreuve de la ralit incluse dans le connatre est lĠpreuve comporte par le faire. Si mon savoir porte sur le rel et sĠaccroche lui dans son indpendance, cĠest parce quĠelle surmonte en tant que faire la dispersion qui est la forme caractristique de lĠtre. La question pose tout lĠheure peut videmment lĠtre nouveau : est-ce que cette forme dĠopposition du rel, la premire personne cette fois plutt que par le biais dĠun discours en troisime personne, est une opposition rationnelle, par laquelle peut passer lĠauto-rectification de la vrit ?
Je peux ajouter ce qui prcde un commentaire qui essaiera de redire et resituer les choses par rapport la conception heideggerienne de la vrit, qui a impressionn Sartre au point quĠil crive un texte la reprenant son compte pour la racclimater et la domestiquer (Vrit et existence).
De ce court essai, qui mriterait des analyses bien plus dtailles, et la prise en compte de bien dĠautres aspects, je retiens pour les besoins de la prsente discussion seulement deux lments.
DĠabord, la faon dont Sartre reprend le motif heideggerien du dvoilement en lui faisant subir un dplacement praxique. Dans son article Ç De lĠessence de la vrit È, on le sait, Heidegger commence par relever que, dans la vrit, il sĠagit dĠune conformit (du discours au rel pour la vrit du jugement, de la chose son essence dans des emplois comme Òun vrai marinÓ) ; mais cĠest pour enchaner en remontant une mesure de la vrit en amont de la conformit, du ct du dvoilement, terme qui nĠest autre que la traduction du alteia grec. De la sorte, la vrit est reconduite lĠvnement du dclement, par lequel lĠintrigue du jugement o lĠorientation de la chose vers ce quoi elle aurait se conformer sont donnes ou prpares. De la vrit comme rapport intellectuel ou pistmique, on est renvoy lĠessence de la vrit, qui se tient au ple ontologique. Sartre entend tout cela, et, apparemment, sĠen rjouit ou sĠen empare : il relie tout aussi radicalement que Heidegger la vrit au dvoilement. Mais ce dvoilement est dsormais lĠagir de lĠclairement de lĠen soi par le pour soi, par la ralit humaine :
Ç Ainsi la vrit est temporalisation de lĠĉtre tel quĠil est en tant que lĠabsolu-sujet lui confre un dvoilement progressif comme nouvelle dimension dĠtre È[12].
On voit bien la diffrence dĠavec le schma de Heidegger : pour ce dernier, le dvoilement est le fait de lĠtre, la structure de la manifestation est anonyme et premire par rapport au Dasein. A lĠinverse, chez Sartre, lĠen soi est par lui-mme incapable de la vrit, incapable de la lumire prsuppose dans toute vrit, il appartient par lui-mme la Ç nuit sans date È. Il faut la distance de nantisation apporte par le pour soi pour que le dvoilement sĠopre. Remarquons que, jusque l, Sartre semble conserver ce que jĠappellerais la Òdistance vritativeÓ, lĠcart entre le monde et un hors-monde, qui me semble absolument ncessaire toute conception de la vrit respectueuse de son exigence (une prtention la vrit nĠen est pas une si elle nĠest pas une sorte de pari vers le monde depuis le hors-monde).
En mme temps, nous voyons dj que le dvoilement dont parle Sartre, fonction centrale de la vrit, est dĠemble pris dans une histoire : les expressions de vrit subjective se fixent dans des noncs, prenant ainsi la suffisance et la stabilit de lĠen soi, qui sont alors appeles des reprises et des dplacements dans une histoire. Et ce dĠautant plus que Sartre pense les noncs de vrits comme adresss, comme ÒdonnsÓ aux humains autres ou dĠaprs qui enchanent sur eux.
De l, Sartre identifie lĠclairement de vrit par la ralit humaine comme la dimension du projet elle-mme, comme le fait de la libert. On retrouve donc la ÒcollusionÓ du connatre et faire, du thorique et du pratique, dj rencontre dans le deuxime volume de la Critique de la raison dialectique.
Le deuxime lment que je voudrais accentuer et la conception de lĠerreur qui va avec cette pense de la vrit. LĠerreur est pour Sartre le mouvement mme de vrification de la vrit dans le projet et lĠagir en tant quĠil choue. Pour clairer lĠen soi et savoir, je dois projeter, anticiper : insrer en dernire analyse un comportement vrifiant dans lĠtre, qui lĠexplore et se confirme ou sĠinfirme en lui. Le risque dĠerreur est donc dans la vrit, et lĠerreur se produira comme dception vrifiante ou comme abstention vrifiante : je produis aussi de lĠerreur par lĠaire immense de ce envers quoi je nĠenvoie pas mes anticipations vrifiantes. LĠerreur est ainsi envisage par Sartre, si je le comprends bien, comme inhrente au fameux comportement de lĠautruche. Chaque dmission de ma libert, par lĠeffet de laquelle je nĠassume pas dans mon rayonnement vrifiant une partie du monde, constitue de lĠerreur.
Mais cette conception de lĠerreur est elle aussi immdiatement engage dans la perspective historique : la vrit est, en son fond, ÒproportionnelleÓ une totalisation suivant le comportement vrifiant qui est toujours en train de se faire dans une histoire de la vrit. Cette dernire nĠtant pas seulement lĠhistoire de la science, mais aussi celle de lĠhumanit (point par o Sartre, en lĠoccurrence, converge avec Heidegger).
Quelles sont les consquences de ces nouveaux lments sur la conception sartrienne de lĠpreuve rationnelle dĠun ct, sur la dtermination implicite dĠun sens de lĠhistorique comme tel de lĠautre ct ?
Ce que nous comprenons dĠabord, cĠest que la vrit est lie au schme de sa totalisation en cours, cĠest--dire, selon ce que nous avons vu, ce qui signe lĠhistorique comme tel chez Sartre. Dans son lien pistmologique mme au risque de lĠerreur, la vrit est engage dans une ÒÏuvreÓ vrifiante qui fait histoire, qui est lĠhistoire mme en un sens.
En deuxime lieu, nous comprenons que lĠpreuve rationnelle de la vrit sĠidentifie pour Sartre la rencontre du rel dans la praxis. Sartre cite la page 51 James : Ç La vrit du pudding, cĠest dĠtre mang È. CĠest le point qui nous faisait douter quĠil y ait preuve rationnelle : dans la mesure o celle-ci suppose, semble-t-il, que les objets sĠopposent comme Òtant le casÓ plutt que comme agis. QuĠils soient prouvs comme agis est peut-tre cela ncessaire, mais pas suffisant : il nĠappartient pas au concept dĠagir que jĠenregistre ce sur quoi mon agir bute comme objet (cĠtait, vrai dire, le contenu de la doctrine heideggerienne de la Zuhandenheit).
Mais, en troisime lieu, il me semble que nous devons voir aussi que, pour Sartre, lĠengagement originaire de la vrit dans le dveloppement historique sĠexprime encore minemment dans ceci que ma vrit sera englobe et prime par la vrit future. Citons-le :
Ç La libert doit assumer un hritage, elle laisse quoi quĠelle fasse un hritage, elle ne sait ni ce que sera au juste cet hritage, ni ce quĠen feront ses hritiers, ni ce que seront ces hritiers. Elle ne sait ni si elle atteindra sa fin, ni si sa fin atteinte ne se dtruira pas dĠelle-mme. Mais cĠest dans la perspective de ce risque et de cette ignorance quĠelle sĠhistorialise et dvoile lĠĉtre en Vrit È[13].
Toute la fin de Vrit et existence est marque par ce problme de la reprise de nos vrits par les gnrations futures. Sartre essaie dĠy dfinir et maintenir une vrit de lĠpoque philosophiquement rsistante son annulation dans la Vrit des totalisations ultrieures. Ce qui donne lieu la conclusion :
Ç En ne prtendant pas vivre avec mes petit-fils, je leur interdis de me juger avec leurs barmes È[14].
Pourtant, selon ce que jĠai cru comprendre chez Sartre et de Sartre, lĠadresse de la vrit la vrit future appartient essentiellement la vrit. LĠindexation sur la totalisation en cours nĠest-il pas justement ce qui la distingue dĠun pur rapport dĠaction-raction au rel, comme il en va dans le faire stricto sensu ? Ce qui fait que le morceau de roche que jĠtudie scientifiquement sĠoppose moi de manire rationnelle, cĠest quĠil ne veut pas seulement comme son ragir actuel tel ou tel aspect de mon faire, mais pour la ressource de raction ÒtotaliseÓ a priori qui sĠenveloppe en lui : cĠest dans une telle perspective que je mĠattache le connatre en sa vrit.
Et, de mme, sous savons bien que nous ne pouvons pas empcher lĠhistoire pistmologique dĠtre ÒrcurrenteÓ, cĠest--dire prcisment de juger les grands-parents avec les barmes des petits-fils.
Je voudrais justement, titre de dernier effort de pense vers les conceptions de Sartre, insister sur ce quĠune telle formulation enveloppe : elle traduit le rapport entre la vrit dont je suis aujourdĠhui capable et la vrit plus englobante venir comme un rapport de lĠhomme prsent lĠhomme futur. Rapport qui, dans son principe, a deux faces : dĠun ct, lĠhomme prsent donne sa vrit lĠhomme futur (cĠest le sens de lĠobjectivation dans lĠnonc selon Sartre) ; de lĠautre ct, lĠhomme future englobe et ventuellement anantit dans sa reprise la vrit de lĠhomme pass.
Je ne peux mĠempcher de penser ici Frantz, dans Ç Les squestrs dĠAltona È, qui dialogue avec les crabes du XXXme sicle, pour tenter de justifier le sien. Il me semble que lĠpreuve rationnelle de la vrit, chez Sartre, est ce rapport dissymtrique entre lĠhomme prsent et lĠhomme futur, au moins autant que la confrontation avec lĠobjet. Ou du moins, lĠhorizon de totalisation, qui spcifie la relation dĠagir comme ÒlibrantÓ une relation rationnelle lĠtant, ainsi que nous venons de le suggrer, dpend de cette double relation, de la remise de la vrit lĠhomme du futur, et de lĠhritage de la vrit de lĠhomme du pass.
Mais ne pourrait-on pas, alors, considrer cet lment comme une composante de ce qui caractrise lĠhistorique comme tel, autant que la vrit (puisque Sartre les accouple) ? On dirait alors que la ÒtotalisationÓ qui signe lĠhistorique ou lĠhistoricit est une totalisation Òvers lĠhommeÓ et Òdepuis lĠhommeÓ : elle est articulation de dette et de don. Sartre aurait ainsi mis le doigt sur une structure thique de lĠhistoricit, structure qui est bien ce travers quoi lĠhistoire nous est donne comme telle. Il ajouterait au critre de la Rckfrage de Husserl, qui couvre la dimension de la dette, celle de lĠavenir et du don. Et sa pense, cet gard, sĠinscrirait dans lĠensemble des comprhensions destinales de lĠhistoire.
[1]. Cf. Sartre, J.-P., Critique de la raison dialectique, vol II, Paris Gallimard, 1985 [dsormais CRD2], p. 160-161.
[2]. Cf. CRD2, p. 223-224.
[3]. Cf. CRD2, p. 60.
[4]. Cf. CRD2, p. 408.
[5]. Cf. CRD2, p. 411.
[6]. Cf. CRD2, p. 411.
[7]. Cf. CRD2, p. 455.
[8]. Cf. CRD2, p. 336.
[9]. Cf. CRD2, p.341.
[10]. Cf. CRD2, p. 313.
[11]. Cf. CRD2, p. 371.
[12]. Cf. Sartre, J.-P., Vrit et existence, Paris, Gallimard, 1989 [dsormais, VE], p. 21.
[13]. Cf. VE, p. 129.
[14]. Cf. VE, p. 136.