Un Maître

En octobre 1983, j'ai confié ma destinée intellectuelle d'aspirant philosophe à Hervé Barreau, et j'ai rencontré Georges Reeb dans le cadre du séminaire d'épistémologie des mathématiques de l'unité de recherche Fondements des sciences, à laquelle j'allais désormais consacrer le meilleur de mon activité.

À cette époque, le texte de “Intuitionnisme 84” venait de voir le jour dans une de ses premières moutures quasi-définitives, et nous en avons aussitôt discuté. D'une façon d'abord difficile pour moi, parce que Jacques Harthong disait du mal de l'establishment mathématique, et j'acceptais difficilement un tel ton critique ; parce que j'avais l'impression que l'on essayait de m'expliquer que je n'avais pas compris la théorie des modèles alors que je croyais l'avoir comprise ; parce qu'il me semblait qu'on voulait m'astreindre  à voir la mathématique comme contemplation de l'objectivité constructive, alors que je l'avais toujours pensée comme jeu de la construction des mondes.

Tout cela n'était qu'un point de départ. Au fil des discussions, les aspérités de la confrontation intellectuelle avec Georges Reeb[1] se sont effacées. Un long travail, un long  chemin – surtout les miens, je pense, mais in fine, peut-être, également les siens – ont fait suite à cette prise de contact. De 1983 à 1992, j'ai étudié l'analyse non standard, et en fait surtout et plus précisément l'analyse non standard telle que Reeb la voyait. J'ai organisé d'abord un petit colloque puis un gros, dans l'intention non exclusive mais essentielle de faire connaître les vues de l'école reebienne d'analyse non standard. J'ai rencontré les diverses personnalités de cette école et suivi quelques temps leurs activités de près, au point par exemple de fréquenter assidûment le séminaire hebdomadaire organisé par F. et M. Diener à Paris VII. Et finalement, j'ai écrit un livre dans lequel j'essaie de présenter sur le mode philosophique cette expérience, sa profondeur, sa valeur, ses promesses[2].

On peut résumer tout cela en disant que j'ai accepté Georges Reeb comme mon maître, et que j'ai fait ce que doit faire tout bon disciple : répercuter et défendre le discours du maître.

Il est malvenu de dire les choses de cette manière dans le monde intellectuel qui est le nôtre. Les individus se targuent non seulement d'être libres, mais encore de s'être eux-mêmes créés, d'être les inventeurs de leur style et de leurs centres d'intérêts : de ne jamais fonctionner à partir de la confiance, du crédit illimité, de ne jamais attendre d'un autrui l'accès à l'intelligence, de la bonne réceptivité à ce qu'il enseigne. Il est comique que de telles maximes engendrent une telle uniformité des avis et des cultures, un tel conformisme des entreprises, presque toujours absolument respectueuses de la bienséance intellectuelle d'un moment. À ne jamais vouloir céder à la rencontre singulière d'une pensée, d'une personne, d'un discours, il semble qu'on s'expose à se soumettre à la pseudo-pensée, à l'impersonnalité, au discours figé qui résulte statistiquement de l'addition de ces libertés frileuses.

Je vais maintenant parler du message de Georges Reeb, parce que je porterais gravement tort à un tel homme en oubliant ce à quoi il vouait son énergie pour ne m'intéresser qu'à sa personne. Mais il me semble presque aussi important, aujourd'hui que sa destinée est close, de comprendre qu'il était un maître, ce que c'est qu'un maître, et à quel point le monde intellectuel a besoin de maîtres. Je rejoindrai naturellement ce niveau de mon sujet dans la troisième partie de ce texte. Pour commencer, je vais essayer de raconter ce que je vois comme le propre de son itinéraire intellectuel et de l'impulsion qu'il a essayé de donner à une école mathématique.

La cause mathématique de Reeb

Georges Reeb a voulu, dans la seconde partie de sa carrière, après avoir fait ses armes dans la géométrie différentielle bourbachique, lancer une sorte de révolution mathématique, révolution qui aurait eu, dans son esprit, un aspect technique, avec l'adoption de formalismes non standard comme outils, un aspect programmatique, avec la réorientation de la recherche vers des problèmes d'un autre type, plus proches de la physique notamment, et un aspect épistémologique, avec la promotion d'une mathématique plus liée à sa critique fondationnelle.

Il y a quelques mots à dire du choix de l'analyse non standard comme cheval de bataille. Le travail de Robinson – disons le livre Non Standard Analysis de 1966 – a d'abord été vécu comme un fleuron de la grande mathématique ensembliste triomphante de l'après-guerre. Ce que Robinson réussissait à faire était un morceau de bravoure, témoignait de la puissance impressionnante de cet “idéalisme de la collectivisation” qui manifestait partout son opérativité ; on pouvait d'ailleurs classer la théorie des élargissements comme un des rejetons de la théorie des ultraproduits, à côté de quelques autres. Comme étudiant, je me souviens que vers 1970-74, on évoquait la nouvelle théorie des infinitésimaux avec admiration (sans en connaître grand-chose néanmoins). Donc, Reeb a pris fait et cause pour quelque chose qui était d'abord dans la mode, qui était un bon objet de l'intérêt mi-enfantin mi-dogmatique des mathématiciens. Mais il a d'emblée mis dans son adhésion à l'analyse non standard bien plus que ce que les gens y  voyaient.

C'est que, il faut le dire, il y  avait dans l'attitude de Reeb un profond refus de céder à l'intimidation et la pédanterie englobante de la mathématique enivrée d'elle-même. Il a développé et encouragé chez ses élèves une suspicion systématique à l'égard de la complexité bourbachique. On conseille à ceux qui étudient la philosophie de ne pas se croire kantiens simplement parce qu'ils sont étonnés et fiers d'avoir compris la Critique de la raison pure. De même, Reeb recommandait, le plus souvent simplement par l'exemple, de ne pas sanctifier un contenu mathématique seulement parce que son exposition traversait toute une machinerie de constructions auxiliaires, ou bien incluait un cheminement déductif ramifié, enchevêtré, intriqué. L'idée que la mathématique devait pouvoir être perçue et vécue comme géniale directement au titre de ce qu'elle donnait à voir et comprendre de l'espace et du nombre était inscrite dans la charte implicite du reebisme.

Les mathématiciens classiques n'ont pas cessé – on en a encore des preuves aujourd'hui – de comprendre l'analyse non standard comme une voie encore plus contournée, anti-intuitive et innaturelle que celles qu'ils suivent quotidiennement. Reeb a vu dans l'analyse non standard, tout au contraire, l'instrument possible d'une récupération de la clarté et du sens, d'une relégitimation de la mathématique vis-à-vis de son noyau. L'adoption de formalismes non standard n'était pas prônée au nom du mérite actuel de tel ou tel formalisme dans sa sophistication ou sa splendeur, mais plutôt comme moyen d'une sorte de conversion existentielle à un rapport honnête à l'objet mathématique.

Il s'agissait aussi de faire valoir une autre intuition. C'est de ce point de vue que le passage par l'histoire des mathématiques était important. Il fallait nier que l'intuition qui accompagnait le modèle de Cantor-Dedekind du continu et plus généralement la pratique de la mathématique dans ZFC fût l'équipement cognitif immémorial de l'homme, et montrer plutôt, à la fois en s'appuyant sur les auteurs du passé et sur les expérimentations modernes menées avec des formalismes non standard, qu'une intuition infinitésimaliste de la droite (infinitésimaliste-incommensurabiliste faudrait-il dire afin de marquer l'importance de la vision du continu comme synthèse infiniment ramifiée d'échelles), qu'une autre intuition du continu pouvait être vécue et cultivée.

L'intérêt pour la recherche de nouvelles formalisations de l'analyse non standard s'expliquait par ce double objectif au moins : se donner un cadre qui soit fidèle aux enjeux, qui ne dissimule pas ou surtout ne complique pas inutilement ce dont il s'agissait, trouver les manières d'écrire et de parler propres à transmettre la nouvelle intuition. Tout le cas que Reeb a fait de l'article IST de Nelson se comprend à mon avis d'abord par là. Mais au-delà, les tentatives de ses élèves, qu'il s'agisse du système ZFL de Lutz et Callot ou du système RIST de Péraire (et Wallet à l'origine), correspondent à la même intention. Il est évident que dans cet exercice, on redécouvre de manière profonde ce qu'est un formalisme : les mathématiciens de l'école de Reeb ont cet avantage singulier sur la plupart de leurs collègues que ZFC n'est pas pour eux une table de la loi poussiéreuse dont il n'est nécessaire ni de connaître le détail ni de comprendre le sens ; ils ont eu l'occasion de fréquenter la sorte de difficulté qu'il y a  à synthétiser un bon formalisme, la sorte d'intention qui vous y porte, la sorte de réussite qu'on peut rencontrer ou ne pas rencontrer dans cette entreprise.

Pour en venir aux visées programmatiques de Reeb, qui dit autre intuition dit autres domaines de recherche. On admettait généralement sans plus de discussion que toute proposition alternative et concurrente par rapport à la mathématique dominante devait être jugée à l'aune de la contribution dont elle était capable aux problèmes ouverts de cette mathématique dominante. C'est de cette manière qu'on instruisait le cas du constructivisme – par exemple bishopien – c'est de cette manière que Robinson semblait lui-même accepter par avance qu'on évaluât l'analyse non standard. Reeb a d'emblée perçu que l'analyse non standard non seulement ne devait pas être liée une fois pour toutes à l'un des formalismes disponibles, mais encore qu'elle était en droit d'inventer ce à quoi elle allait s'appliquer, d'aller chercher les situations mathématiques propices à la mise en œuvre de son talent. Le développement de la théorie des canards a été l'accomplissement de ce désir, le remplissement de cette anticipation. Cette théorie, avec ses prolongements et ses approfondissements, reste, au bout de plus de trente ans d'analyse non standard, la conquête de la méthode par excellence qui n'apparaisse pas à l'usage et à l'usure comme s'attachant de manière seulement contingente à l'approche non standardiste (à l'encontre, par exemple, du théorème probabiliste de Perkins sur le temps local d'un mouvement brownien). Mais Reeb a systématiquement encouragé, par la suite et par ailleurs, toutes les incursions de ses élèves vers des problèmes vraiment originaux, susceptibles de révéler le génie propre de la méthode non standard. Son adhésion immédiate aux travaux de J. Harthong sur le moiré en fut une première preuve ; sa participation à l'application informatique du calcul dit de Harthong-Reeb à la résolution rapide des équations différentielles en nombres entiers et au tracé des formes géométriques simples, qui devait donner lieu aux travaux de géométrie discrète de Reveillès, en fut un second et probant indice.

Reeb philosophe

Mais ce qui, pour moi, contribuait le plus à donner à ma relation avec Georges Reeb la coloration du rapport à un maître était sa façon spontanée d'habiter la condition de mathématicien comme une condition apparentée à celle de philosophe. Le lien entre la mathématique et la philosophie est vieux comme l'une et l'autre, et il surprend seulement ceux qui, abusés par une situation provisoire et contingente de la philosophie en France, se sont habitués à penser qu'elle avait plus à voir avec la politique et la littérature qu'avec la science en général et les mathématiques en particulier. Mais Reeb avait une façon tout à fait profonde et originale de rendre vivant ce lien.

Ordinairement, les mathématiques sont invoquées et réfléchies par les philosophes et les philosophies comme démarche exemplaire, comme contenu-phare et contenu-guide pour une analyse de la connaissance humaine ou pour le développement d'une connaissance philosophique. Symétriquement, les mathématiciens se rapprochent de la philosophie dans la mesure où ils découvrent que certains aspects de ce dont ils cherchent à statuer ne relève d'aucun tribunal technique ; ils examinent alors si tel ou tel grand récit philosophique n'aurait pas pris position sur le segment d'informalité découvert par eux à partir de la mathématique. Reeb, quant à lui, avait pour commencer un rapport systématique, pour ainsi dire méthodologique à la philosophie : il semblait clair pour lui que les contenus et les intentions mathématiques devaient d'abord être reçus au plan d'une intelligence absolument générale, d'une vigilance flottante, d'un concevoir schématique qui sont globalement le propre de la philosophie. Cela n'empêchait évidemment pas, ensuite, de se les approprier sur le mode technique. Mais il a professé la supériorité d'une possession des contenus qui fût également philosophique, et ce du simple point de vue de la qualité et de la réussite de la recherche mathématique.

La synergie mathématiques/philosophie chez Reeb, ce fut aussi, bien entendu, son insistance légendaire sur le slogan “les entiers naïfs ne remplissent pas N”, qui constitue ce qu'on aurait envie d'appeler son message épistémologique. Slogan ? À vrai dire, cet énoncé est présenté dans «La mathématique non standard, vieille de soixante ans ?» sous le nom de constat Q, terme qui paraît impliquer que la phrase ne serait ni plus ni moins que l'enregistrement d'un état de fait externe. Mais la dernière fois que je l'entendis exposer l'affaire au séminaire Loi à l'École Normale, Reeb avait justement dit slogan, et je me souviens que j'en avais été intérieurement très satisfait. Pas seulement parce que, surestimant sans doute l'impact auprès de lui de nos discussions, j'osais m'attribuer quelque responsabilité dans ce changement de vocabulaire. Mais aussi et plus encore parce qu'en dénommant slogan sa phrase, il en avait ouvertement fait un morceau de philosophie.

Si l'on analyse un peu les attitudes, les expériences et les connaissances enveloppées dans cette phrase, on reconstruit dans son originalité la position de Reeb, et ce qu'elle implique vis-à-vis des mathématiques et de la philosophie.

La phrase en appelle d'abord à un sol commun de l'expérience pré-théorique des nombres : nous sommes censés comprendre ce que sont les entiers naïfs. Reeb nous l'expliquait en racontant l'histoire de la définition récursive des entiers comme inscriptions sérielles de bâtonnets, ou en invoquant la pratique d'“école primaire” des algorithmes d'addition et de multiplication sur les entiers écrits dans la numération décimale de position, quelquefois en concédant que des enfants ou des peuples restés prudents à l'égard de la mathématique pouvaient avoir beaucoup moins d'entiers que nous. En tout cas, il demandait qu'on prît les entiers naïfs comme un donné, et pas comme quelque chose d'à construire, logiquement ou philosophiquement. Je dirais que sa revendication de la notion d'entier naïf s'apparentait profondément au geste phénoménologique de l'exhibition du soubassement pré-théorique, antéprédicatif, irréfléchi de la connaissance et de la pensée. Alors qu'il n'en va pas aussi clairement de même chez Brouwer, auquel Reeb tenait tant à se référer : peut-être d'ailleurs l'introduction de l'adjectif naïf, supplantant l'adjectif intuitif, exprime-t-il cela d'un seul coup. Les entiers intuitifs sont tout de même des entiers garantis par une faculté pure de l'homme, des entiers partiellement platoniciens. Les entiers naïfs sont véritablement quelque chose d'antérieur à tout cela : quelque chose que le mathématicien peut reconnaître comme son bien, parce qu'il ressaisit sans peine la couche d'évidence des entiers naïfs à laquelle sa pratique ne cesse d'accéder sans problème, s'il veut bien faire porter sa réflexion sur cette pratique. Quelque chose dont le philosophe peut comprendre la figure aussi, parce qu'il s'agit, ainsi que je l'ai dit, d'un retour aux choses mêmes dont la philosophie a éprouvé généralement le besoin au cours de ce siècle.

Mais la phrase en appelle ensuite et aussi à une vision épistémologique, à un rapport à l'institution méthodologique des mathématiques au XXe siècle. Il faut comprendre que N est le référent incarnant putativement la collection des entiers pour l'un quelconque des formalismes régissant la mathématique : peut-être N est-il le w de la théorie ZFC, peut-être est-il un domaine – pas nécessairement identifié comme ensemble déjà – satisfaisant les axiomes de Peano. Et il faut comprendre en quel sens il est normal de penser que les entiers naïfs trouvent tous leur place dans ce putatif référent, dans ce “sac à poussière” mythique, pour parler comme Thom. Un tel regard est indissolublement un regard de logicien, de mathématicien, d'épistémologue, et un regard de philosophe. Le premier aspect (logicien, mathématicien, épistémologue) va de soi : la bonne intellection de la différence technique entre w, N ou autre et la collection des naïfs mène naturellement à une lecture critique de la théorie des modèles, à une appréhension plus profonde et plus essentielle du théorème d'incomplétude de Gödel ; récupérée, retraduite et décalée par E. Nelson, elle conduit à l'invention d'une nouvelle notion de constructivité, une notion pour ainsi dire hilbertienne et non plus brouwerienne, la prédicativité-au-sens-de-Nelson, exposée dans un livre de logique fort difficile[3]. Le second aspect (philosophe) devrait, au fond, apparaître avec la même netteté. Le problème du remplissement de N par les naïfs est totalement dénué de sens si l'on ne joue pas le jeu de rêver que les formalismes suscitent des référents. Si l'on ne s'abandonne pas à la facilité à nouveau naïve de croire qu'à l'énoncé des axiomes de la théorie PA de Peano répond en quelque sorte l'apparition au moins interne d'une mystérieuse collection d'objets sans lieu spatial ou temporel qui porte la structure déclinée par ces axiomes : dans ce cas, et dans ce cas seulement, on a intellectuellement le “sac à poussière” N, et l'on peut se poser le problème de savoir si les naïfs le remplissent. Reeb nous demandait donc de jouer le jeu de la mathématique formaliste contemporaine, d'adhérer à quelque chose d'elle qui ne se laisse absolument pas expliciter comme tel autrement que sur le mode philosophique, je dirais même, à nouveau, sur le mode phénoménologique : le grand précédent pour la pensée d'un tel rapport entre des référents et des actes – en l'occurrence des énonciations d'axiome – est la pensée husserlienne de la corrélation entre noèmes et noèses, ainsi que Jean Petitot l'a remarqué avant moi[4].

Ce que je veux dire, c'est que la pleine assomption intellectuelle du slogan de Reeb plaçait nécessairement celui qui la réussissait dans une attitude composite, partagée entre le niveau pratique/pré-réflexif, le niveau technique logico-mathématique, la vision épistémologique du précédent, et une évaluation philosophique de l'intentionnalité mathématique. Et c'est pourquoi cette phrase ne pouvait pas être prise comme un constat. Recevoir son sens exigeait une conversion du regard, une modification profonde de l'attitude à l'égard de la chose mathématique. Cette phrase n'était pas seulement ce qu'elle disait, mais aussi le slogan enjoignant de se déplacer jusque vers le regard, l'attitude nécessaires pour la comprendre[5]. Et se mêler de prescrire essentiellement l'attitude sous-jacente au connaître, c'est certainement accomplir un geste philosophique.

Mais la relation de Reeb avec la philosophie allait au-delà de ce que je viens d'exposer. Par dessus le marché, Reeb avait un intérêt philosophique réel, autonome, indépendant, respectueux de ce que la philosophie a de propre. Lorsqu'on lui soumettait un segment de philosophie de façon trop compacte et trop ramassée pour qu'il fût comestible, comme il m'est – hélas – souvent arrivé, il se mettait en peine de le comprendre pour lui-même, en oubliant le lien peut-être hasardeux qui avait été suggéré entre ce segment et tel ou tel aspect de la problématique mathématique chère à son âme. Je me souviens ainsi qu'un jour que j'avais tenté de lui raconter la différence ontologique heideggerienne, sous je ne sais plus quel prétexte, il avait réfléchi à son propos en germanophone – car, ne l'oublions jamais, l'homme était alsacien – et il avait “retrouvé” tout seul, comme Pascal les propositions d'Euclide, la possibilité de faire correspondre le Es gibt allemand à l'événement de l'Être selon Heidegger. Mais j'ai observé le même éveil, le même intérêt désintéressé, la même disponibilité maintes fois.

Il y aurait encore autre chose à dire sur Reeb et la philosophie, mais au fond, ce serait sur Reeb et l'existence : il était pénétré par l'importance du problème de la pluralité des langues, et de l'interposition de cette pluralité dans tout dialogue. Il était profondément sensible au fait que l'analyse non standard, entre autres choses, apportait un nouvel idiome (n'était-ce pas ainsi que Robinson, déjà, avait voulu exprimer sa finalité, croyant sans doute amadouer son public en relativisant son apport ?). Il y voyait à la fois une richesse et une difficulté du non standard. Il se demandait sous tous les angles jusqu'à quel point une réelle distance de pensée pouvait s'établir entre les adeptes des idiomes concurrents, ne s'arrêtant pas aux possibilités de domestiquer la difficulté en s'installant dans des formalismes garantissant une traductibilité réputée “intégrale”, comme IST au premier chef. Il voyait bien que par delà ces codifications, il y avait une hétérogénéité entre l'intuition infinitésimale de la droite et son intuition cantorienne, qui devait en dernière analyse s'inscrire dans des façons de parler non congruentes, et que le recollement des discours sur l'objectivité constructive ne pouvait être envisagé a priori que sur le mode problématique. Il métaphorisait spontanément cette situation par celle de l'herméneutique protestante de la Bible, en évoquant à mes oreilles avides cette activité particulière dont j'ai oublié le nom technique, et qui consiste pour l'herméneute chrétien à reconnaître dans tel ou tel fragment de l'ancien testament l'annonce du nouveau, ou du message christique : il voyait bien que là aussi, c'était seulement dans l'habitation d'une unilatéralité jamais remise en question qu'on pouvait croire avoir ainsi établi un continuum là où il y avait d'abord et surtout, en vérité, de la distance et le plus grand risque de l'incompréhension. C'est ainsi qu'à mots couverts nous parlions du différend judéo-chrétien, dans sa voiture, en persistant quelques minutes dans un emplacement interdit devant l'aéroport d'Entzheim.

Est-il besoin de dire à quel point un tel souci témoigne de la manière philosophique de vivre, du moins de ce qu'elle devrait être ? La philosophie, c'est ou cela devrait être avant tout la conscience du référentiel à quoi s'adosse tout ce qui se dit ou se vit, et le désir de convoquer une discussion universelle qui prenne en compte la dépendance des attitudes de l'existence sur les référentiels : le désir d'une relativisation de la relativité humaine qui la respecte absolument. Reeb vivait l'aventure du non standard à un niveau philosophique.

Tout ce que je viens de dire, à mon sens, converge vers cette idée simple, mais dont il faut mesurer l'importance, que Georges Reeb était un maître. Cela veut dire d'abord et avant tout qu'il a suivi un projet intellectuel, et qu'il a construit pour lui-même et pour les autres une possibilité de travail : Georges Reeb était un maître de mathématiques, et il l'a marqué en inventant l'école française d'analyse non standard après sa première carrière de géomètre différentiel. Mais cela veut dire aussi que ce projet intellectuel se dépassait naturellement vers une façon philosophique de comprendre et d'assumer les savoirs, et ultimement, vers une attitude à l'égard de la pensée de l'autre homme qui relevait de l'ordre éthique. Cette face de la personnalité de Georges Reeb se manifestait d'ailleurs de manière très évidente dans le souci, l'attention, la protection dont il gratifiait ses élèves. Les mathématiques et l'analyse non standard définissaient pour lui un espace où des rencontres d'une certaine qualité avaient lieu, et toute personne rencontrée par Georges Reeb dans cet espace avait le sentiment d'avoir gagné en lui une bienveillance et une complicité définitive.

Je me résume : le maître se définit par trois choses, la construction intellectuelle, l'inscription du travail dans le cadre philosophique de la pensée, et la générosité. Georges Reeb fut – et reste, parce que dans ces matières, la mort n'est pas victorieuse – mon maître.

J.-M. Salanskis 



[1] Et tout aussi bien avec Jacques Harthong d'ailleurs.

[2] Le constructivisme non standard, à paraître en 1994 dans la collection Mathesis, aux éditions Vrin.

[3] Predicative arithmetic, Princeton, Princeton University Press, 1986.

[4] Voir notamment son article “Idéalités mathématiques et Réalité objective. Approche transcendantale”, Hommage à Jean-Toussaint Desanti, (G. Granel ed.), 213-282, Éditions TER, Mauvezin.

[5] On retrouve ici l'idée de la part pratique incluse dans la vraie connaissance, idée néo-platonicienne notamment.