J.-M. Salanskis
Universit de Paris X Nanterre
UMR Histoire de la philosophie – Histoire des sciences
SĠagissant du possible, il me semble que la situation dĠensemble du dbat philosophique tel quĠil se droule depuis les Grecs est bien dcrite par lĠadmirable livre Ncessit ou contingence de J. Vuillemin (dont on peut se demander, au passage, sĠil aurait la moindre chance de paratre aujourdĠhui). Depuis la formulation de lĠargument dit du Dominateur (du Ç matre argument È, dit-on encore sauf erreur) la question est pose la pense de la validit de la notion dĠun possible qui nĠest jamais le cas. Dans le cadre du puzzle du Dominateur, ce problme apparat comme li celui de la logique temporelle, et, donc, des questions comme celle de lĠirrvocabilit du pass et de la contingence du futur. Je nĠai pas lĠintention de reprendre ce dbat, fort technique et fort passionnant tout la fois. Ce qui mĠintresse, cĠest que, partir de son analyse du Dominateur, Vuillemin brosse la fresque dĠune sorte dĠternel conflit entre un idalisme possibiliste, conduisant admettre le possible qui nĠest nullement le cas, et une tradition Ç intuitionniste È, qui est pour lui la fois celle dĠAristote et de Kant, et que la conception brouwerienne des fondements des mathmatiques exprimerait nouveau au vingtime sicle, avec une exemplarit justifiant quĠon se rfre elle pour nommer le courant dans son ensemble.
Sans entrer en dbat sur lĠvaluation implicite de Kant ou de Brouwer qui est en la matire celle de Vuillemin, je voudrais rflchir sur ce que je viens dĠappeler idalisme possibiliste, cĠest--dire sur ce que revendique lĠautre courant. Mon thme est que la conception dĠun possible qui nĠest nullement le cas, correctement mise en ordre, est la pense radicale du possible, et que nous devons comprendre son importance et lĠensemble de ses prolongements.
Mon point de dpart sera une prsentation de cette pense : je tiens que les travaux de Kripke, dans la seconde partie du vingtime sicle, lĠont grandement clarifie. Aprs avoir expos et discut comme il convient la notion, je tenterai dĠen indiquer une retombe surprenante.
Dans La logique des noms propres, Kripke expose les notions de modalit ontique dĠune manire la fois extrmement simple et nouvelle dans sa systmaticit, bien quĠil reprenne, en la matire, ce qui est dj le ressort de la pense modale de Leibniz dans les Essais de thodice (dĠo mon titre).
Le point fondamental est que les quatre valeurs modales sont lies aux combinaisons de la quantification et de la ngation. Le ncessaire correspond au "x P(x), lĠimpossible au "x ŻP(x), le possible au $x P(x) et le contingent au $x ŻP(x), qui constituent, on le sait, les quatre sommets du carr dĠAristote. Cette correspondance, dont on peut commencer par remarquer quĠelle est intuitive, ce qui vient lĠappui de la Ç pense radicale du possible È, sĠlucide elle-mme comme suit :
1) ce qui est ncessaire est ce qui est le cas dans tous les mondes possibles ["x P(x)] ;
2) ce qui est impossible est ce qui nĠest le cas dans aucun monde possible ["x ŻP(x)] ;
3) ce qui est possible est ce qui est le cas dans un monde possible [$x P(x)] ;
4) ce qui est contingent est ce qui nĠest pas le cas dans un monde possible [$x ŻP(x)].
Une telle lucidation, pourtant, est insuffisante en ceci quĠelle repose sur la notion de monde possible, cĠest--dire sur une occurrence de ce quĠil sĠagit dĠlucider. Elle apparatra donc comme meilleure si nous remplaons lĠexpression monde possible par lĠexpression monde parallle. Ce dont la comprhension est requise pour la pense radicale du possible, cĠest la pense du monde parallle, cĠest--dire celle dĠun tre-le-cas non effectif, purement fictionnel, hors la cohrence totalise de lĠtre-le-cas qui sĠappelle monde, mais susceptible de sĠagrger en une telle cohrence hors celle de rfrence, qui est celle de lĠtre-le-cas effectif. On dira, bien entendu : concevoir les mondes parallles, cĠest penser le possible, justement, et on considrera lĠexplication kripkano-leibnizienne comme circulaire dans cette seconde version aussi. Ce point peut tre dans une certaine mesure concd, je ne prtends pas que la pense du monde parallle soit autre chose quĠune pr-comprhension du possible. Mais je pense que la pense du monde parallle dcrit la pr-comprhension requise pour la pense du possible de manire intressante, que sa considration ajoute notre connaissance de Ç lĠenjeu du possible È. Penser le monde parallle, cĠest ne pas subordonner lĠoccurrence la cohrence de lĠtre-effectif, cĠest pluraliser a priori cette cohrence en une multiplicits de mondes parallles. DĠune part, nous nĠavons pas besoin, pour dire et concevoir que quelque chose est le cas, de le relier la cohrence Ç spatiale È et Ç temporelle È de lĠensemble de ce qui fut, est, a t ici ou l le cas, dĠautre part, nous concevons a priori une multitude de telles cohrences (lĠhsitation originaire du Dieu leibnizien nous est accessible).
JĠinsiste maintenant sur un point qui me semble extrmement important : lĠcart entre les mondes parallles est strictement inassignable. La multiplicit des mondes parallles se dploie dans une dimension qui nĠa pas de nom, ou, plus exactement, qui nĠa pas de noms ontologiques. Dans le roman de I. Asimov, La fin de lĠternit, ou dans le roman de R. Silverberg Les temps parallles, on appelle ralits les diffrents mondes parallles. Mais dans quoi placer les diverses ralits ? Quelle serait la dimension de dploiement de la pluralit des ralits ? Certainement pas le temps et lĠespace, selon lesquels peut seulement se dployer une, voire la ralit. Un monde tant, par dfinition, une totalisation de ce qui peut tre reconnu comme tant, lĠintervalle entre deux mondes nĠappelle aucun remplissement concevable, la dispersion Ç horizontale È des mondes parallles a beau tre suscite par le langage et la pense radicale du possible, elle est ineffectuable en termes dĠobjets dsignables ou de dimension dĠaccueil dĠobjets.
Ici une parenthse : Kripke, dans sa reconstruction, va plus loin que la simple conception des mondes parallles. Il pense comme Ç lieu È de vrification des phrases modales des Ç graphes È de mondes parallles, parcourus par une relation dĠaccessibilit. Un monde M2 est susceptible dĠtre ou de nĠtre pas accessible parti dĠun monde M1 LĠnonc P (il est ncessaire que P) est satisfait en le monde M si P est vrai au sens ordinaire de la smantique logique en chaque monde N accessible partir de M (|=NP). LĠnonc GP (il est possible que P) est satisfait en le monde M sĠil existe un monde N accessible partir de M tel que P soit vrai au sens ordinaire en N (|=NP). La relation dĠaccessibilit est suppose transitive et rflexive. Les vrits universelles de la logique modale sont les noncs satisfait en tout monde de tout graphe de monde : leur vrit ne doit rien la structure et la conformation particulire des mondes parallles convoqus pour les vrifier. Le succs thorique de Kripke consiste dans la dmonstration dĠun thorme de compltude : les noncs modaux universellement valides selon ce mode dĠvaluation, qui nĠest rien dĠautre quĠune comprhension de la modalit en termes de mondes parallles, sont exactement les noncs dductibles dans un systme modal classique, dj identifi (le systme S4). Nous nĠavons pas besoin de toute cette mise en place ici, mais il est sans doute tout de mme clairant de lĠavoir disposition en arrire plan. Pour les noncs modaux comme pour les autres, il y a polarit entre lĠaspect syntaxique (grammaire de lĠenchanement correct des phrases modales) et lĠaspect smantique (interprtation ontologique de ce que disent les noncs modaux). Le propre du discours modal est que, selon ce qui vient dĠtre expliqu, sa meilleure lucidation ontologique laisse une place lĠextra-ontologique. Toute la thmatique interne la philosophie analytique de la non-extensionnalit des contextes modaux rejoint sa manire, mon avis, cette faille profonde dans lĠontologicit du discours qui vient avec la notion de monde parallle, cĠest--dire avec la ressource de base de la pense modale, du moins si elle est radicale.
Si lĠon admet ce premier point, je voudrais maintenant le mettre en rapport avec ce qui est pour moi la rfrence en matire de pense de lĠautrement quĠtre ou du hors-tre, et qui est la Ç mtaphysique thique È dĠEmmanuel Levinas. Levinas, lui aussi, nous enseigne que le Ç dsir È de lĠabsolument autre, que porte le sujet humain comme sujet athe (comme bouclage sur soi intress ne cessant dĠassimiler toute extriorit, notamment par le comportement alimentaire et le comportement thorique), se trouve Ç satisfait È de manire imprvue par la Ç rencontre È ou plutt lĠpiphanie du visage. Autrui se prsente moi, dans mon champ perceptif si lĠon veut, mais il ne vaut pour rien de ce que je perois, juge, sais de lui, pour aucune des fonctions de mon sujet athe par le moyen desquelles je le comprends et le situe dans mon monde, il vaut plutt comme rupture de ce monde, d-totalisation de celui-ci, en tant que demande et prescription, en tant quĠinjonction muette de le secourir ou dĠobir son enseignement. Autrui mĠordonne donc autre chose quĠ lĠtre, mĠinspire sans gard quoi que ce soit qui soit, sans en passer en aucune faon par la force, la positivit, la garantie de lĠtre. Que lĠobligation porte sur moi, celle de secourir ou dĠentendre, et que par cette atteinte thique originairement autrui fasse sens pour moi, cela tmoigne dĠun effondrement de la perspective de lĠtre, de lĠmergence dĠune sorte de recul et de ddit par rapport au Ç point de vue de lĠtre È avec ses tours rfrentiels, explicatifs, sensoriels ou mme sentimentaux.
Un rapprochement sĠimpose ici : lĠautrement quĠtre de la relation thique lvinasienne repose originairement sur une entente philosophique de la modalit dontique des phrases : tout rside dans ceci que nous comprenons jusquĠau bout que rpondre autrui comme demande cĠest tout autre chose que le thmatiser. Nous avons donc un autrement quĠtre de la relation thique index sur la dimension modale dontique du langage (mais vrai dire, pas uniquement ou pas de manire originaire, parce quĠautrui dans sa Ç prsentation È interruptrice de lĠtre est premier et fondateur par rapport aux morphmes de lĠimpratif, ou peut-tre faut-il dire que lĠpiphanie du visage est pour Levinas un morphme non-morphologique de lĠimpratif) et un autrement quĠtre de la diffrence des mondes parallles ou de leur multiplicit index sur la dimension modale ontique du langage. En rsum, nous aurions la conclusion que la pense modale radicale dans toutes ses variantes requiert lĠautrement quĠtre.
Vis--vis de cette pense radicale du possible, indexe sur lĠautrement quĠtre, la tradition philosophique oppose, me semble-t-il, une rsistance constante et systmatique, motive, au fond des choses, par la prudence empiriste. Cette rsistance prend des formes varies.
Les Ç logiciens È, dont la famille commence avec les Grecs, trouvent mal fonde rfrentiellement lĠide dĠun possible qui nĠest ni ne sera jamais le cas, et demandent implicitement ou explicitement la rduction du possible au potentiel ( ce qui est au moins caractrisable comme futur accessible). Cette inspiration, dĠaprs lĠanalyse de Vuillemin et si mon souvenir est exact, intervient dj dans la formulation du Dominateur et dans le dbat classique motiv par lui. Mais les logiciens peuvent aussi rsister au possible parce que les futurs contingents mettent en dfaut lĠassignation de valeur de vrit aux phrases : le refus par Quine dĠincorporer la logique un discours non extensionnel participe de cette sorte dĠanti-modalisme.
Mais je range dans le mme camp Ç empiriste È ceux qui font de la ncessit Ç la seule affection de lĠtre È, comme Spinoza selon Deleuze. Mais aussi comme Hegel dans le second volume de la science de la logique, lorsquĠil Ç dialectise È les valeurs modales, ou, plus simplement et plus communment, lorsquĠil affirme que tout ce qui est rel est rationnel (ce qui, au bout du compte, revient en affirmer, sauf erreur, la ncessit, car le cheminement du concept ne souffre aucune contingence, cĠest bien ainsi, en tout cas, que Cavaills lĠa compris). Si je dis que tout ce qui est est ncessairement, jĠai beau penser dire quelque chose, mettre un jugement synthtique, en dfinitive je ne peux dire ce que je dis quĠen tuant lĠcart conceptuel de lĠtre et de la ncessit, cĠest--dire prcisment lĠautrement quĠtre de la diffrence des mondes parallles : je ne peux dire ce que je dis quĠen tuant la modalit elle-mme.
Et je range encore dans ce camp empiriste Bergson, rfutant le concept classique de possibilit, et prchant que le possible est prlev a posteriori sur le rel. Quoi quĠil en dise et bien quĠil plaide la gnrosit et la nouveaut du rel, la profusion, lĠinfinit, lĠhtrognit quĠil met en scne est totalement infode lĠtre, et ne nous Ç ouvre È aucune fentre sur lĠautrement quĠtre.
Et nous comprenons cette occasion lĠimportance de cette pense radicale du possible pour la thmatique de la libert. On sait bien quĠil est besoin dĠadhrer au futur contingent pour concevoir la libert (bien que, prcisment, Bergson refuse ce point, et considre que la reconstruction de la nouveaut des actes comme rsultant dĠun choix contingent mutile cette nouveaut en la localisant une donne, au lieu de la maintenir enveloppe dans lĠimprvisible singularit de lĠindividu). Mais on ne voit pas lĠimportance de cette ide, on ne la pousse pas jusquĠau bout : lĠacte libre de lĠhomme doit tre pens comme choisi Ç la place È de lĠinfinit des mondes parallles que rien ne soutient et ne reprsente dans ce monde-ci, mais dont la libert Ç convoque È dans le registre du sens la co-disponibilit et la dimension dĠaccueil. La libert humaine ne cesse de relativiser lĠtre ce qui nĠest pas et de renvoyer lĠautrement quĠtre de la confrontation de ce qui est avec ce qui nĠest pas.
Tel est, donc, mon motif et mon intention de clbration. Je vais maintenant essayer de montrer ce quĠune telle pense peut apporter dans diffrents contextes, afin de la dfendre par ses illustrations et non plus au niveau de sa formule gnrale.
Je commencerai par un sujet qui me semble particulirement adquat notre moment Ç nanterrois È : celui de lĠalination, telle quĠon lĠentendait dans ma jeunesse, lorsque lĠanti-capitalisme dans toutes ses variantes extrmes nĠtait pas une sottise ou une draison mais la seule opinion ayant pignon sur rue. Des communistes standard aux situationnistes en passant par les trotskistes et les maostes, tout le monde ajoutait foi lĠalination, personne nĠaurait song en rejeter la notion, premirement parce quĠelle appartenait au marxisme, deuximement parce quĠelle tait la grande clef explicatrice du ct subjectif : lĠalination apparaissait comme le grand adversaire de la volont mancipatrice et la cristallisation objective de la difficult subjective du dpassement du vieux monde. Mais il tait bien difficile, je crois, de ne pas sentir la paradoxalit ontologique enveloppe dans lĠide dĠalination. Cette ide veut, en effet, que lĠhomme soit, dans les conditions du capitalisme dominant, autre que lui-mme. Mais comment cela se peut-il ? Avec quelle lgitimit peut-on dire que lĠhomme est autre chose que ce quĠil serait sĠil Ç tait È dans la conformit son essence ? Et cela est dĠautant plus difficile pour une pense anti-essentialiste, qui refuse la Ç critique È de lĠtre par lĠide, et soutient que lĠhomme est ce quĠil fait, ne peut que concider avec la production effective de soi dans lĠhistoire. Dire que lĠhomme est alin, que toute chose sociale est vrai dire aline dans les conditions dominantes, de la part de nos divers marxismes, mme les plus subtils, tait donc un bien inconfortable discours.
Je voudrais mĠattacher, dans un premier temps, tablir la jonction entre ce problme et celui du possible. Pour cela, je commencerai par dcaler le problme, en mĠappuyant sur une autre discussion. Celle-ci porte sur la condition du Ç proltariat È. Dans la socit o je parle, personne ne considre comme acceptable le travail des enfants. La vision des enfants anglais du dix-neuvime sicle, enrls la mine ou la filature, contraints des journes de douze heures - ds lĠge de huit ans peut-tre - nous pouvante et nous scandalise. A ct de cela, il existe une vue thico-politique selon laquelle la division de la socit entre ceux qui dcident et ceux qui excutent (que les dcideurs soient les dcideurs de lĠconomie, ceux du parti, ceux de lĠtat ou ceux de la communication) nĠest pas acceptable. Cette vue est, si lĠon veut, hrite du marxisme, et elle enveloppe une dfinition du proltariat qui nĠest pas celle de Marx mais qui se situe dans la continuit de sa Ç critique de lĠconomie politique È : on peut rappeler lĠoccasion que les situationnistes dfinissaient le proltaire comme celui qui ne dispose pas de lĠemploi de sa vie et qui le sait. Mon problme est simplement celui-ci : il y a-t-il quelque chose comme un rfrentiel commun qui permettrait un passage, de la condamnation du travail des enfants la rcusation radicale de la condition du proltaire, ou les deux Ç jugements È sont ils fondamentalement indpendants et trangers ?
Voici, maintenant, lĠargument que peut avancer celui qui estime les deux valuations trangres. LĠenrlement dans le travail salari de lĠenfance est scandaleux, parce quĠil prive les enfants de lĠenfance : indissolublement, de la protection de lĠenfance, cĠest--dire de lĠespace du jeu et de la tendresse, non envahi par le srieux de la lutte pour la survie, et de la phase de formation au cours de laquelle lĠenfant doit se voir offrir tous les possibles du monde o il sera adulte. La premire condition tant dans une certaine mesure requise pour que lĠoffre mentionne en second lieu soit relle : si les enfants ne sont pas protgs, comment pourraient-ils vritablement enfourcher les chevaux de la formation, susceptibles de les emmener au-del du lieu social et culturel de leur naissance ? QuĠun seul tre humain soit priv de ce temps bni, de ce temps part, au cours duquel toutes les voies du monde doivent lui tre offertes, cela nĠest pas acceptable. Mais, aprs, le raisonnement qui sĠimpose pour lĠadulte nĠest plus le mme : il a Ç eu sa chance È, et peut-tre lĠenseignement de son enfance est quĠil ne dsire aucun des accomplissements longs qui amnent participer de la dcision, peut-tre nĠa-t-il, de facto, pas dĠautre authentique souhait quĠobtenir un salaire et la libert rsiduelle de la vie prive, peut-tre assume-t-il la condition dĠexcutant dĠune tche totalement dnue dĠinitiative, nĠoffrant prise aucune variation crative. JusquĠ preuve du contraire on a besoin de contributions de cette espce, lĠchange du salariat – de la force de travail non qualifie contre le salaire – nĠest donc pas scandaleux : les vies quĠil dfinit peuvent tre portes au compte du choix et du destin individuel, et nĠillustrent pas une faute du systme.
La discussion peut se compliquer, ce stade : Jean-Franois Lyotard disait que, certes, le travail salari de pure excution tait existentiellement Ç acceptable È, les individus concerns en tmoignaient, mais tous ajoutaient quĠil nĠtait acceptable que Ç provisoirement È : les Ç proltaires È en notre sens veulent bien tre proltaires, mais passagrement, il faut que la lueur dĠune chappe future brille pour que le prsent dans sa trivialit leur soit vivable.
Mais je voudrais ressaisir ce dont il sĠagit en termes de possibles. LĠargument sur lĠenfance consiste essentiellement dire que le salariat des enfants prive ceux-ci dĠun possible auquel ils ont droit. Ce possible, seulement, est conu comme de lĠordre du potentiel : il sĠagit dĠaccomplissements effectifs supposs se manifester au bout dĠun temps fini, menant lĠge adulte. Un possible qui ne serait pas le cas pour au moins un membre de la classe dĠge ne serait pas pris en compte. LĠargument radical contre les Ç vies dĠexcutant È, de son ct, consiste dire que ces vies ne sont pas humaines et pas acceptables parce quĠelles sont prives de possibles compltement indtermins que nous affectons a priori aux vies des humains quels quĠils soient mme sĠils nĠont montr aucune apptence pour de tels possibles au cours de leur maturation, mme si aucun dsir, aucune propension dĠaucune sorte ne les incline aujourdĠhui dans la direction de tels possibles.
Il semblerait ainsi que la rcusation de la vie dĠexcutant prsuppose la confrontation de toute vie humaine, de la naissance la mort, sans considration raliste de lĠeffectivement ralisable, avec un possible radical. Ce qui va nous conduire, on va le voir, redfinir le concept dĠalination en termes dĠun tel possible.
Nous soutenons, donc, que la vie humaine est, normativement, relation des mondes parallles, et que lĠon nĠa pas besoin que ces mondes parallles soient rellement esquisss, par un chemin de lĠvolution et de lĠaction qui mne eux dans ce monde-ci, pour les envisager. Le monde parallle o les excutants sont artistes, intellectuels ou dcideurs de lĠconomie nĠa pas besoin dĠapparatre lĠhorizon de ce monde-ci par la force du dsir ou de la tendance sociale pour tre pertinent. Les mondes parallles ont t Ç invents È comme artefact thorique pour rendre compte de lĠaction humaine dans sa contingence, mais cette contingence consiste justement, le plus authentiquement, en un certain chappement lĠensemble des dterminismes ambiants, externes ou internes, configurant toutes les acceptions imaginables dĠun possible qui est en fait un futur plausible : le grain de folie dcisoire que nous prouvons dans lĠaction humaine est la capacit faire advenir un Ç nĠimporte quoi È, quelque chose qui non seulement ne fait pas pression depuis la rserve ngative du devenir, mais qui la limite nĠest pas pertinent, nĠest pas soutenu autrement que par le pouvoir fictionnel du langage, qui est peut-tre la mme chose que la contingence de la libert.
Avec de tels possibles radicaux, qui ne sont pas autre chose que des contenus fictionnels accueillis par des mondes parallles, lĠhomme peut nanmoins entretenir un rapport prospectif, qui Ç enjambe È pour ainsi dire la plausibilit du devenir : ce rapport est bien connu, il est de destination. Kant emploie dans la troisime critique le vocabulaire de la destination pour interprter la petite histoire de lĠimagination pousse la limite par la raison, qui exige dĠelle une compositio russie dĠamplitude toujours plus grande, jusquĠ excder son pouvoir, ce qui est selon lui, comme on le sait, lĠexprience du sublime : cette inappropriation de lĠimagination en sa finitude la raison et ses exigences tmoigne de la Ç destination supra-sensible È de lĠhomme, qui est appel vivre lĠengagement infinitaire de sa raison. Plus gnralement, je soutiens que les possibles radicaux sont pertinents pour lĠexistence humaine, parce quĠelle est raccorde eux par une destination, dont nous savons mal dfinir les contours, et dont nous sommes strictement incapables dĠclairer la provenance autrement que par lĠindication de sources historiales (les Grecs, les Ecritures, É). De l lĠide que chaque vie humaine qui ne Ç va pas È vers un certain accomplissement dans lĠordre du vrai, du juste ou du beau, par exemple, est mutile, mme si elle est adapte au monde et ne ressent aucun dsir de devenir autre.
Cela ne veut pas dire quĠil nĠy ait pas, malgr tout, des faons de faire lĠexprience de cette destination. Certains lments, sentiments, mmoires, actes, etc. fonctionnement comme des sortes de traces dans ce monde-ci des mondes parallles inaccomplis auxquels la destination rattache lĠhomme. Telle secrtaire, responsable administrative de bas niveau, sans relle responsabilit, dans une entrerprise, se passionne pour les mots croiss, et y excelle (elle y est initie par son patron, et lorsquĠelle le dpasse, il cesse de jouer avec elle). Tel ouvrier au sens classique accepte sa vie aux intervalles de labeur opaque compense par des phases dĠintimit, de communication, de rve, mais ne peut supporter lĠide quĠil est install vie dans ce mode, comme le disait Lyotard, et dsire pour ses enfants autre chose, cĠest l le symptme, trace de la destination. On doit pouvoir concevoir des exemples beaucoup plus tnus, meilleurs pour ce motif : une sorte de distinction naturelle du port, la voix, de la parure, tmoigne peut-tre de ce que la destination artiste travaille silencieusement, possiblement son insu, cette serveuse de bar, que sais-je ? Je dois avouer que mes propres limitations dĠexprience et de sensibilit mĠempchent ici de servir au mieux mon ide, que je crois nanmoins sense.
La condamnation du travail des enfants est dĠailleurs, dj, le signe du lien que nous tablissons entre lĠhumanit de lĠhomme et Ç son possible È : une vie humaine qui ne commence pas par une vritable ouverture du possible, dans de bonnes et confortables conditions, se semble pas acceptable. Mais on peut prolonger cette pense en posant que lĠhumanit de lĠhomme rside dans un accs au possible radical, que le sens de son action est lĠexploration du possible radical, transgressant le conditionnement interne et externe, et que les vies dĠexcution programmes par la division du travail de lĠconomie raliste (je ne suis pas sr que le capitalisme soit ici responsable en tant que tel, le principe de la division technique du travail transcende le capitalisme) ne sont donc pas tolrables.
Cette conception, cĠest clair, consiste dfinir lĠessence humaine par lĠautrement quĠtre, la limite. CĠest en un sens trs voisin de ce quĠenseignait le marxisme, affirmant Ç quĠil nĠy avait pas dĠessence humaine È : lĠhomme tait, constamment, ce quĠil se faisait. Cependant, en fin de compte, la doctrine marxiste sur ce point se stabilise dans un Ç juste milieu È : lĠhomme est ce quĠil se fait, mais il lĠest partir de ce que le monde le fait. Cette clause correctrice, la limite, ruine le premier nonc : lĠhomme est intgralement dtermin par le monde qui le produit, on ne peut rien trouver en lui de si super-structurel que lĠenvironnement socio-historique nĠen dicte le contenu. Mais lĠide est que lĠhomme demeure a priori nanti de la ngativit qui renverse la donne et promeut la nouveaut, le temps. La vritable essence humaine serait cette ngativit, sauf que cette dernire appartient lĠtre en gnral et non lĠhumanit, elle est ce qui fonde au plan mtaphysique le devenir. Au bout du compte, lĠhomme nĠest dnu dĠessence quĠautant que rien nĠen possde, et sĠil est appel par la ncessit du devenir nier ce quĠil est, sa dtermination, la seule plausible, rside dans lĠacquis internalis de son monde. LĠhomme nĠest pas, dans le marxisme, transi par le hors tre autant que la philosophie de la praxis semble le laisser esprer.
En fait, lĠide que le proltaire est celui qui ne possde pas lĠemploi de sa vie, lĠide de lĠalination reprise en mode situationniste, sĠexprime au mieux par la thse que lĠhomme est priv de ses possibles, elle renvoie donc la conception heideggerienne dĠun Dasein qui Ç est ses possibles È, acclimate ici en mode sartrien.
Comme lĠa soulign et comment Jakub Capek dans sa thse, il y a une nouveaut conceptuelle de poids dans la pense que des possibles peuvent tre mes possibles, pense quĠimpose la peinture du Dasein comme se projetant vers ses possibilits, ou lĠestimation selon laquelle la mort apparat comme sa possibilit la plus propre. On peut retrouver lĠaporie de lĠanthropologie marxiste en rgime heideggerien : certes lĠhomme concide avec une dtermination historiale de lui-mme dont il part toujours, mais en mme temps lĠtre de lĠek-sistence est projection, lĠhomme ne peut pas ne pas sĠenrler dans un de ses possibles, dans lĠauthenticit de la rsolution devanante ou dans lĠinauthenticit du On. Le possible apparat bien, chez Heidegger, comme une catgorie ontologique manant du Dasein, au point que lĠvaluation modale de la dclosion chez le second Heidegger est extrmement incertaine (le don parat ncessaire dans son fait, son contenu, son mode, mais, en mme temps, lĠhomme est considr comme requis par ce don ; en fait Heidegger sĠabstient de qualifier en termes modaux ce quĠil ne cesse de rapporter dans sa seconde priode, comme si la pense modale sĠtait perdue avec le privilge de lĠanalytique existentiale). Ce qui rend mes possibles miens est quĠen eux il y va pour moi de moi, mais il ne subsiste gure, chez Heidegger lĠpoque de lĠanalytique existentiale, de perspective instrinsque sur le sens de possible du possible, qui nous permette de le rattacher au potentiel ou au possible radical : mes possibles, ce sont, dans une large mesure et dĠabord, ce que ralisent les actes lis aux fins ordinaires, pratiques, de la survie quotidienne ; leur caractre de possible tient ceci quĠils sont porte de moi depuis le rseau qui sĠest constitu des mes gestes et objets dĠutilit, en sorte quĠil semble bien quĠil faille les concevoir comme relevant du potentiel et pas du possible radical. Comment, dĠailleurs, pour Heidegger, des possibilits pourraient-elles tre miennes tout en tant des possibilits radicales ? Le possible radical se retrouve chez lui, si lĠon veut, avec lĠangoisse, dans laquelle lĠtre-en-avant-de-soi sĠprouve lui-mme hors toute fixation Ç ustensilaire È : mais le Dasein nĠest jamais, en lĠespce, que confront avec le monde, et pas avec les mondes parallles. Comme dans la vision hgliano-marxiste, le Dasein se trouve affubl dĠune ngativit qui est son essence si lĠon veut (le trait dfinitoire de son mode dĠtre lĠexistence, en tant que celui-ci sĠoppose la ralit), ngativit qui signifie bien la dsidentification dĠavec toute chose et la non-concidence avec soi-mme, mais dans un schma philosophique qui, en mme temps, assume et accepte que le Dasein ait le visage de son histoire, de sa tradition, de sa situation, et, donc dpeint la relation de ce Dasein avec son ipsit authentique, avec lĠindtermination radicale de sa projection, comme absolument insaisissable, insituable, inlocalisable, inattestable. En sorte que le concept heideggerien dĠalination souffre de la mme faiblesse essentielle : est-ce vritablement tre autre que soi que de droger son propre dĠune manire qui est ncessaire, qui est conforme la loi de manifestation/occultation du propre ? Et lĠide heideggerienne de lĠexistentialit ne se raccorde pas plus au possible radical que lĠide marxiste de ngativit.
Je propose de dfinir lĠalination humaine comme le manque de la relation au possible radical, comme lĠimpossibilit pour lĠhomme de frquenter les mondes parallles, nullement prpars par lĠensemble de lĠtre travers, seulement voqus par la nouveaut fictionnelle du discours. Mais la relation au possible radical tient tout entire dans la destination, dans lĠarrive auprs du sujet des demandes qui lui font chercher au-del de la ligne prospective de ce quĠil est.
LĠalination dĠune femme des annes cinquante ne rsidait pas dans ceci que la vie dĠpouse, mre et mnagre contrevenait ses dterminations, facults, ni dans ceci quĠun vritable dsir ne pouvait pas se couler dans une telle vie, y tre vcu, mais dans ceci que beaucoup de choses nĠtaient pas attendues dĠelle. AujourdĠhui encore, une jeune fille qui a 15 en mathmatiques et en physique en classe de premire S ne se sent pas appele des tudes scientifiques, alors quĠun jeune homme qui a 12 se demande quelle math-sup pourra lĠaccueillir.
La tragdie de la vie dĠexcutant dans le monde contemporain, la tragdie de lĠalination, consiste en ceci que de telles vies tendent tre des vies dont on nĠattend rien. Il nĠen est jamais rellement ainsi, bien sr, en raison de la correction apporte par la vie prive : prs de vous, quelquĠun attend quelque chose de vous. Par ailleurs, la drliction de la non-demande tend concerner presque tout un chacun, un autre niveau : le monde est tellement rgl sur lĠide que les hommes donnent sens leur vie Ç dans leur coin È que chacun devient vite, bien facilement, indiffrent chaque autre, en sorte que mme les puissants et les clbres (Louis de Funs aprs son premier infarctus) risquent tout instant de dcouvrir que personne nĠattend rien dĠeux.
Je rsume lĠide : tre rellement homme, pour lĠhomme, ne se mesure pas ce que lĠhomme est ni ce quĠil fait, mais sa relation au possible radical, qui, elle-mme, a pour unique ressource, unique mode dĠinsistance, la vulnrabilit de lĠhomme la demande. Ce qui me donne les possibles cruciaux, ceux grce auxquels je ne serai pas moi, cĠest la demande qui mĠatteint. La vie qui se dfinit elle-mme, sĠinvente et sĠvalue elle-mme, mme dans la richesse des choses et configurations mues, est aline, elle manque de ce qui rend tout respirable et donne tout sa place, elle est enferme en elle-mme et dpourvue de relation au possible radical.
Ce concept dĠalination est un concept moral, et cĠest pour cette raison quĠen fin de compte, la rsorption de lĠingalit ne suffit pas la dsalination. LĠintrt de notre analyse quant la question de lĠingalit, cela dit, est de dgager lĠide que lĠalination des excutants, des proltaires contemporains, consiste au fond essentiellement dans ceci que, par dfinition, le systme nĠattend rien dĠeux, ou plutt les constitue comme trs improbablement destinataires de la demande. Ce qui manque ce technicien de surfaces pour tre un violoniste, cĠest que quelquĠun espre de lui lĠaccomplissement du virtuose. Mais les itinraires, les rythmes, le langage de sa vie de technicien de surface risquent de le tenir lĠcart de toute telle demande. Il faut des vies moins entames par lĠchange de base en vue de la survie, plus multiplement relies au divers des rgimes humains, pour que les destinations sĠy rencontrent.
Littralement, au plan logique, lĠalination est celle du possible plutt que de lĠhomme : le possible, pour une catgorie dĠtres humains, tend prendre un sens exclusif de potentiel, de ce qui est accessible au bout dĠun chemin dfendu dans lĠtre, figur dans lĠtre et dtermin partir de ses ressources ; le possible tend tre possible-de-monde et non plus cas de monde parallle. LĠtre humain est bien lui-mme, il se tient bien dans son essence si lĠon veut, cĠest le sens du possible pour lui qui est alin. LorsquĠon se laisse aller dire que lĠhomme nĠest vraiment lui-mme que dans la relation au possible radical, cette formulation ontologique nĠest pas adquate ce dont il sĠagit : elle ne vaut que comme manire de parler exprimant la destination de lĠhomme, exprimant ce qui est d, comme formulation dontique dguise.
Toute cette discussion, en retour, apporte quelques claircissements sur lĠaffaire du possible radical. Nous avions pass sous silence le problme, mais nous pouvons le poser maintenant : sĠil est admis que la notion la plus pure de possible exige les mondes parallles, on peut demander quel est notre pouvoir dĠvocation des mondes parallles. Que nous puissions concevoir le potentiel, cĠest clair : cela correspond au fait que nous construisons une cohrence de monde. Cette cohrence signifie lĠouverture de certaines lignes de prolongation, qui fixent galement un sens du pratiquement accessible. Mais comment pouvons-nous concevoir des choses, actes, tats relevant dĠun monde parallle ? Kripke pose cette question dans La logique des noms propres, et il rpond au moyen de la notion de contrefactuelle. Un de ses exemples, que je trouve fort clairant est Ç Si Nixon avait perdu les lections de 1968, É È (Ç É la pacification des relations avec la Chine nĠaurait pas eu lieu È, par exemple). La contrefactuelle formulant lĠchec lectoral de Nixon, selon Kripke, suffit voquer un monde parallle : ce monde, dit-il, nĠa pas besoin dĠtre connu dans plus de dtails que ce que stipule la contrefactuelle ; nous comprenons, immdiatement, quĠil sĠagit de concevoir un monde aussi homologue que possible au ntre dans ses lois et sa composition, mais qui diffre de lui comme la contrefactuelle le stipule. Le moyen de lĠvocation des mondes parallles est donc le pouvoir de fictionnalit le plus ordinaire du langage, que portent des morphmes comme le conditionnel ou des grammmes comme la conjonction de subordination. Tel quĠillustr par lĠexemple de Kripke, ce moyen semble produire uniquement des mondes raisonnables, fortement analogues au ntre, et, donc, le sens corrlatif du possible paratrait ne pas se raccorder romantiquement au ntre autant que je lĠai laiss entendre. Mais cĠest mal valuer les choses, non seulement en se limitant lĠexemple sans voir la richesse considrable que recle le procd en gnral, mais aussi en ne comprenant pas bien lĠexemple lui-mme : le point important est que la cohrence analogique du monde stipul est seulement prsume par dfaut. La stipulation dmarre lĠvocation dĠun monde par un de ses contenus, sans sĠassurer au pralable que ce contenu est Ç dans la ligne È dĠune ouverture du monde actuel, nul ne sait donc a priori jusquĠ quel point le monde stipul est une variante du ntre, jusquĠ quel point il se comprend comme volution endo-lgitime de celui-ci partir dĠun de ses tats (peut-tre quĠaucune ligne du rel amricain de 1968 ne plausibilise la circonstance de lĠchec prsidentiel de Nixon). LĠvocation dĠun monde parallle par la voie dĠune contrefactuelle court-circuite, en quelque sorte, les repres rationnels de la gense : ne nous reste que le moyen beaucoup plus tolrant de lĠanalogie par rapport des critres de cohrence globaux pour donner ce monde la semblance du ntre. Mme si cĠest ce que nous faisons chaque fois, il nĠest pas difficile de comprendre que lĠouverture de possible qui vient par ce canal est plus forte, plus radicale. Et, si nous avons la moindre ide de la capacit de mise en scne, dĠvocation, de fiction qui est celle de la langue commune, nous prenons la mesure de lĠengagement envers des mondes parallles quĠenveloppe le mode dĠvocation de la contrefactuelle.
Notre thorie de lĠalination consiste dire que les vies humaines ne sont pas respectes si elles perdent leur relation avec ce pouvoir dĠvocation, cĠest--dire, en un sens, si lĠon fait des hommes des habitants du langage qui en restreignent lĠusage lĠÒontologiquement correctÓ, qui ne parlent que de ce qui est ou de ce qui va tre en un sens bien tabli du futur prochain. Cela nĠarrive jamais de faon radicale, nul ne peut expulser lĠhomme de la folie utopique du langage. Mais je pense quĠil nĠest pas absurde de voir de cette faon le Ç tort fait au proltariat È, ce tort qui pour le jeune Marx est un tort radical, absolu, universel dont le renversement suppose lĠmancipation elle-mme universelle. Ç Avec des si, on mettrait Paris en bouteille È, dit le proverbe : la lutte contre lĠalination consiste faire que les vies restent exposes la dmesure an-ontologique des contrefactuelles.