La pensŽe radicale du possible

J.-M. Salanskis

UniversitŽ de Paris X Nanterre

UMR Histoire de la philosophie – Histoire des sciences

SĠagissant du possible, il me semble que la situation dĠensemble du dŽbat philo­so­phi­que tel quĠil se dŽroule depuis les Grecs est bien dŽcrite par lĠadmirable livre NŽcessitŽ ou contingence de J. Vuillemin (dont on peut se demander, au passage, sĠil aurait la moindre chance de para”tre aujourdĠhui). Depuis la formulation de lĠargument dit du Dominateur (du Ç ma”tre argument È, dit-on encore sauf erreur) la question est posŽe ˆ la pensŽe de la validitŽ de la notion dĠun possible qui nĠest jamais le cas. Dans le cadre du puzzle du Dominateur, ce problme appara”t comme liŽ ˆ celui de la logique temporelle, et, donc, ˆ des questions comme celle de lĠirrŽvocabilitŽ du passŽ et de la contingence du futur. Je nĠai pas lĠintention de reprendre ce dŽbat, fort technique et fort passionnant tout ˆ la fois. Ce qui mĠintŽresse, cĠest que, ˆ partir de son analyse du Dominateur, Vuillemin brosse la fresque dĠune sorte dĠŽternel conflit entre un idŽalisme possibiliste, conduisant ˆ admettre le possible qui nĠest nullement le cas, et une tradition Ç intuitionniste È, qui est pour lui ˆ la fois celle dĠAristote et de Kant, et que la conception brouwerienne des fondements des mathŽ­ma­ti­ques exprimerait ˆ nouveau au vingtime sicle, avec une exemplaritŽ justifiant quĠon se rŽfre ˆ elle pour nommer le courant dans son ensemble.

Sans entrer en dŽbat sur lĠŽvaluation implicite de Kant ou de Brouwer qui est en la matire celle de Vuillemin, je voudrais rŽflŽchir sur ce que je viens dĠappeler idŽalisme possibiliste, cĠest-ˆ-dire sur ce que revendique lĠautre courant. Mon thme est que la conception dĠun possible qui nĠest nullement le cas, correctement mise en ordre, est la pensŽe radicale du possible, et que nous devons comprendre son importance et lĠensemble de ses prolongements.

Mon point de dŽpart sera une prŽsentation de cette pensŽe : je tiens que les travaux de Kripke, dans la seconde partie du vingtime sicle, lĠont grandement clarifiŽe. Aprs avoir exposŽ et discutŽ comme il convient la notion, je tenterai dĠen indiquer une retombŽe surprenante.

La conception kripkŽano-leibnizienne du possible

Dans La logique des noms propres, Kripke expose les notions de modalitŽ ontique dĠune manire ˆ la fois extrmement simple et nouvelle dans sa systŽmaticitŽ, bien quĠil reprenne, en la matire, ce qui est dŽjˆ le ressort de la pensŽe modale de Leibniz dans les Essais de thŽodicŽe (dĠo mon titre).

Le point fondamental est que les quatre valeurs modales sont liŽes aux combinaisons de la quantification et de la nŽgation. Le nŽcessaire correspond au "x P(x), lĠimpossible au "x ŻP(x), le possible au $x P(x) et le contingent au $ŻP(x), qui constituent, on le sait, les quatre sommets du carrŽ dĠAristote. Cette correspondance, dont on peut commencer par remarquer quĠelle est intuitive, ce qui vient ˆ lĠappui de la Ç pensŽe radicale du possible È, sĠŽlucide elle-mme comme suit :

1) ce qui est nŽcessaire est ce qui est le cas dans tous les mondes possibles ["x P(x)] ;

2) ce qui est impossible est ce qui nĠest le cas dans aucun monde possible ["ŻP(x)] ;

3) ce qui est possible est ce qui est le cas dans un monde possible [$x P(x)] ;

4) ce qui est contingent est ce qui nĠest pas le cas dans un monde possible [$ŻP(x)].

Une telle Žlucidation, pourtant, est insuffisante en ceci quĠelle repose sur la notion de monde possible, cĠest-ˆ-dire sur une occurrence de ce quĠil sĠagit dĠŽlucider. Elle appara”tra donc comme meilleure si nous remplaons lĠexpression monde possible par lĠexpression monde parallle. Ce dont la comprŽhension est requise pour la pensŽe radicale du possible, cĠest la pensŽe du monde parallle, cĠest-ˆ-dire celle dĠun tre-le-cas non effectif, purement fictionnel, hors la cohŽrence totalisŽe de lĠtre-le-cas qui sĠappelle monde, mais susceptible de sĠagrŽger en une telle cohŽrence hors celle de rŽfŽrence, qui est celle de lĠtre-le-cas effectif. On dira, bien entendu : concevoir les mondes parallles, cĠest penser le possible, justement, et on considŽrera lĠexplication kripkŽano-leibnizienne comme circulaire dans cette seconde version aussi. Ce point peut tre dans une certaine mesure concŽdŽ, je ne prŽtends pas que la pensŽe du monde parallle soit autre chose quĠune prŽ-comprŽhension du possible. Mais je pense que la pensŽe du monde parallle dŽcrit la prŽ-comprŽhension requise pour la pensŽe du possible de manire intŽressante, que sa considŽration ajoute ˆ notre connais­sance de Ç lĠenjeu du possible È. Penser le monde parallle, cĠest ne pas subordonner lĠoccurrence ˆ la cohŽrence de lĠtre-effectif, cĠest pluraliser a priori cette cohŽrence en une multi­pli­citŽs de mondes parallles. DĠune part, nous nĠavons pas besoin, pour dire et concevoir que quelque chose est le cas, de le relier ˆ la cohŽrence Ç spatiale È et Ç temporelle È de lĠensemble de ce qui fut, est, a ŽtŽ ici ou lˆ le cas, dĠautre part, nous concevons a priori une multitude de telles cohŽrences (lĠhŽsitation originaire du Dieu leibnizien nous est accessible).

JĠinsiste maintenant sur un point qui me semble extrmement important : lĠŽcart entre les mondes parallles est strictement inassignable. La multi­pli­citŽ des mondes parallles se dŽploie dans une dimension qui nĠa pas de nom, ou, plus exactement, qui nĠa pas de noms ontologiques. Dans le roman de I. Asimov, La fin de lĠŽternitŽ, ou dans le roman de R. Silverberg Les temps parallles, on appelle rŽalitŽs les diffŽrents mondes parallles. Mais dans quoi placer les diverses rŽalitŽs ? Quelle serait la dimension de dŽploiement de la pluralitŽ des rŽalitŽs ? Certainement pas le temps et lĠespace, selon lesquels peut seulement se dŽployer une, voire la rŽalitŽ. Un monde Žtant, par dŽfinition, une totalisation de ce qui peut tre reconnu comme Žtant, lĠintervalle entre deux mondes nĠappelle aucun remplissement concevable, la dispersion Ç horizontale È des mondes parallles a beau tre suscitŽe par le langage et la pensŽe radicale du possible, elle est ineffectuable en termes dĠobjets dŽsignables ou de dimension dĠaccueil dĠobjets.

Ici une parenthse : Kripke, dans sa reconstruction, va plus loin que la simple conception des mondes parallles. Il pense comme Ç lieu È de vŽrification des phrases modales des Ç graphes È de mondes parallles, parcourus par une relation dĠaccessibilitŽ. Un monde M2 est susceptible dĠtre ou de nĠtre pas accessible ˆ parti dĠun monde M1 LĠŽnoncŽ P (il est nŽcessaire que P) est satisfait en le monde M si P est vrai au sens ordinaire de la sŽman­ti­que logique en chaque monde N accessible ˆ partir de M (|=NP). LĠŽnoncŽ GP (il est possible que P) est satisfait en le monde M sĠil existe un monde N accessible ˆ partir de M tel que P soit vrai au sens ordinaire en N (|=NP). La relation dĠaccessibilitŽ est supposŽe transitive et rŽflexive. Les vŽritŽs universelles de la logique modale sont les ŽnoncŽs satisfait en tout monde de tout graphe de monde : leur vŽritŽ ne doit rien ˆ la structure et ˆ la conformation particulire des mondes parallles convoquŽs pour les vŽrifier. Le succs thŽorique de Kripke consiste dans la dŽmon­stra­tion dĠun thŽorme de complŽtude : les ŽnoncŽs modaux universellement valides selon ce mode dĠŽvaluation, qui nĠest rien dĠautre quĠune comprŽhension de la modalitŽ en termes de mondes parallles, sont exactement les ŽnoncŽs dŽductibles dans un systme modal classique, dŽjˆ identifiŽ (le systme S4). Nous nĠavons pas besoin de toute cette mise en place ici, mais il est sans doute tout de mme Žclairant de lĠavoir ˆ disposition en arrire plan. Pour les ŽnoncŽs modaux comme pour les autres, il y a polaritŽ entre lĠaspect syntaxique (grammaire de lĠencha”nement correct des phrases modales) et lĠaspect sŽman­ti­que (interprŽtation ontologique de ce que disent les ŽnoncŽs modaux). Le propre du discours modal est que, selon ce qui vient dĠtre expliquŽ, sa meilleure Žlucidation ontologique laisse une place ˆ lĠextra-ontologique. Toute la thŽmatique interne ˆ la philosophie ana­ly­ti­que de la non-extensionnalitŽ des contextes modaux rejoint ˆ sa manire, ˆ mon avis, cette faille profonde dans lĠontologicitŽ du discours qui vient avec la notion de monde parallle, cĠest-ˆ-dire avec la ressource de base de la pensŽe modale, du moins si elle est radicale.

Si lĠon admet ce premier point, je voudrais maintenant le mettre en rapport avec ce qui est pour moi la rŽfŽrence en matire de pensŽe de lĠautrement quĠtre ou du hors-tre, et qui est la Ç mŽta­phy­sique Žthique È dĠEmmanuel Levinas. Levinas, lui aussi, nous enseigne que le Ç dŽsir È de lĠabsolument autre, que porte le sujet humain comme sujet athŽe (comme bouclage sur soi intŽressŽ ne cessant dĠassimiler toute extŽrioritŽ, notamment par le comportement alimentaire et le comportement thŽorique), se trouve Ç satisfait È de manire imprŽvue par la Ç rencontre È  ou plut™t lĠŽpiphanie du visage. Autrui se prŽsente ˆ moi, dans mon champ perceptif si lĠon veut, mais il ne vaut pour rien de ce que je perois, juge, sais de lui, pour aucune des fonctions de mon sujet athŽe par le moyen desquelles je le comprends et le situe dans mon monde, il vaut plut™t comme rupture de ce monde, dŽ-totalisation de celui-ci, en tant que demande et prescription, en tant quĠinjonction muette de le secourir ou dĠobŽir ˆ son enseignement. Autrui mĠordonne donc ˆ autre chose quĠˆ lĠtre, mĠinspire sans Žgard ˆ quoi que ce soit qui soit, sans en passer en aucune faon par la force, la positivitŽ, la garantie de lĠtre.  Que lĠobligation porte sur moi, celle de secourir ou dĠentendre, et que par cette atteinte Žthique originairement autrui fasse sens pour moi, cela tŽmoigne dĠun effondrement de la perspective de lĠtre, de lĠŽmergence dĠune sorte de recul et de dŽdit par rapport au Ç point de vue de lĠtre È avec ses tours rŽfŽrentiels, explicatifs, sensoriels ou mme sentimentaux.

Un rapprochement sĠimpose ici : lĠautrement quĠtre de la relation Žthique lŽvinasienne repose originairement sur une entente philo­so­phi­que de la modalitŽ dŽontique des phrases : tout rŽside dans ceci que nous comprenons jusquĠau bout que rŽpondre ˆ autrui comme demande cĠest tout autre chose que le thŽmatiser. Nous avons donc un autrement quĠtre de la relation Žthique indexŽ sur la dimension modale dŽontique du langage (mais ˆ vrai dire, pas uniquement ou pas de manire originaire, parce quĠautrui dans sa Ç prŽsentation È interruptrice de lĠtre est premier et fondateur par rapport aux morphmes de lĠimpŽratif, ou peut-tre faut-il dire que lĠŽpiphanie du visage est pour Levinas un morphme non-morphologique de lĠimpŽratif) et un autrement quĠtre de la diffŽrence des mondes parallles ou de leur multi­pli­citŽ indexŽ sur la dimension modale ontique du langage. En rŽsumŽ, nous aurions la conclusion que la pensŽe modale radicale dans toutes ses variantes requiert lĠautrement quĠtre.

Vis-ˆ-vis de cette pensŽe radicale du possible, indexŽe sur lĠautrement quĠtre, la tradition philo­so­phi­que oppose, me semble-t-il, une rŽsistance constante et systŽmatique, motivŽe, au fond des choses, par la prudence empiriste. Cette rŽsistance prend des formes variŽes.

Les Ç logiciens È, dont la famille commence avec les Grecs, trouvent mal fondŽe rŽfŽrentiellement lĠidŽe dĠun possible qui nĠest ni ne sera jamais le cas, et demandent implicitement ou explicitement la rŽduction du possible au potentiel (ˆ ce qui est au moins caractŽrisable comme futur accessible). Cette inspiration, dĠaprs lĠanalyse de Vuillemin et si mon souvenir est exact, intervient dŽjˆ dans la formulation du Dominateur et dans le dŽbat classique motivŽ par lui. Mais les logiciens peuvent aussi rŽsister au possible parce que les futurs contingents mettent en dŽfaut lĠassignation de valeur de vŽritŽ aux phrases : le refus par Quine dĠincorporer ˆ la logique un discours non extensionnel participe de cette sorte dĠanti-modalisme.

Mais je range dans le mme camp Ç empiriste È ceux qui font de la nŽcessitŽ Ç la seule affection de lĠtre È, comme Spinoza selon Deleuze. Mais aussi comme Hegel dans le second volume de la science de la logique, lorsquĠil Ç dialectise È les valeurs modales, ou, plus simplement et plus communŽment, lorsquĠil affirme que tout ce qui est rŽel est rationnel (ce qui, au bout du compte, revient ˆ en affirmer, sauf erreur, la nŽcessitŽ, car le cheminement du concept ne souffre aucune contingence, cĠest bien ainsi, en tout cas, que Cavaills lĠa compris). Si je dis que tout ce qui est est nŽcessairement, jĠai beau penser dire quelque chose, Žmettre un jugement synthŽtique, en dŽfinitive je ne peux dire ce que je dis quĠen tuant lĠŽcart conceptuel de lĠtre et de la nŽcessitŽ, cĠest-ˆ-dire prŽcisŽment lĠautrement quĠtre de la diffŽrence des mondes parallles : je ne peux dire ce que je dis quĠen tuant la modalitŽ elle-mme.

Et je range encore dans ce camp empiriste Bergson, rŽfutant le concept classique de possibilitŽ, et prchant que le possible est prŽlevŽ a posteriori sur le rŽel. Quoi quĠil en dise et bien quĠil plaide la gŽnŽrositŽ et la nouveautŽ du rŽel, la profusion, lĠinfinitŽ, lĠhŽtŽrogŽnŽitŽ quĠil met en scne est totalement infŽodŽe ˆ lĠtre, et ne nous Ç ouvre È aucune fentre sur lĠautrement quĠtre.

Et nous comprenons ˆ cette occasion lĠimportance de cette pensŽe radicale du possible pour la thŽmatique de la libertŽ. On sait bien quĠil est besoin dĠadhŽrer au futur contingent pour concevoir la libertŽ (bien que, prŽcisŽment, Bergson refuse ce point, et considre que la reconstruction de la nouveautŽ des actes comme rŽsultant dĠun choix contingent mutile cette nouveautŽ en la localisant ˆ une donne, au lieu de la maintenir enveloppŽe dans lĠimprŽvisible singularitŽ de lĠindividu). Mais on ne voit pas lĠimportance de cette idŽe, on ne la pousse pas jusquĠau bout : lĠacte libre de lĠhomme doit tre pensŽ comme choisi Ç ˆ la place È de lĠinfinitŽ des mondes parallles que rien ne soutient et ne reprŽsente dans ce monde-ci, mais dont la libertŽ Ç convoque È dans le registre du sens la co-disponibilitŽ et la dimension dĠaccueil. La libertŽ humaine ne cesse de relativiser lĠtre ˆ ce qui nĠest pas et de renvoyer ˆ lĠautrement quĠtre de la confrontation de ce qui est avec ce qui nĠest pas.

Tel est, donc, mon motif et mon intention de cŽlŽbration. Je vais maintenant essayer de montrer ce quĠune telle pensŽe peut apporter dans diffŽrents contextes, afin de la dŽfendre par ses illustrations et non plus au niveau de sa formule gŽnŽrale.

Le possible et lĠaliŽnation

Je commencerai par un sujet qui me semble particulirement adŽquat ˆ notre moment Ç nanterrois È : celui de lĠaliŽnation, telle quĠon lĠentendait dans ma jeunesse, lorsque lĠanti-capitalisme dans toutes ses variantes extrmes nĠŽtait pas une sottise ou une dŽraison mais la seule opinion ayant pignon sur rue. Des communistes standard aux situationnistes en passant par les trotskistes et les mao•stes, tout le monde ajoutait foi ˆ lĠaliŽnation, personne nĠaurait songŽ ˆ en rejeter la notion, premirement parce quĠelle appartenait au marxisme, deuximement parce quĠelle Žtait la grande clef explicatrice du c™tŽ subjectif : lĠaliŽnation apparaissait comme le grand adversaire de la volontŽ Žmancipatrice et la cristallisation objective de la difficultŽ subjective du dŽpassement du vieux monde. Mais il Žtait bien difficile, je crois, de ne pas sentir la paradoxalitŽ ontologique enveloppŽe dans lĠidŽe dĠaliŽnation. Cette idŽe veut, en effet, que lĠhomme soit, dans les conditions du capitalisme dominant, autre que lui-mme. Mais comment cela se peut-il ? Avec quelle lŽgitimitŽ peut-on dire que lĠhomme est autre chose que ce quĠil serait sĠil Ç Žtait È dans la conformitŽ ˆ son essence ? Et cela est dĠautant plus difficile pour une pensŽe anti-essentialiste, qui refuse la Ç critique È de lĠtre par lĠidŽe, et soutient que lĠhomme est ce quĠil fait, ne peut que co•ncider avec la production effective de soi dans lĠhistoire. Dire que lĠhomme est aliŽnŽ, que toute chose sociale est ˆ vrai dire aliŽnŽe dans les conditions dominantes, de la part de nos divers marxismes, mme les plus subtils, Žtait donc un bien inconfortable discours.

Je voudrais mĠattacher, dans un premier temps, ˆ Žtablir la jonction entre ce problme et celui du possible. Pour cela, je commencerai par dŽcaler le problme, en mĠappuyant sur une autre discussion. Celle-ci porte sur la condition du Ç prolŽtariat È. Dans la sociŽtŽ o je parle, personne ne considre comme acceptable le travail des enfants. La vision des enfants anglais du dix-neuvime sicle, enr™lŽs ˆ la mine ou ˆ la filature, contraints ˆ des journŽes de douze heures - ds lĠ‰ge de huit ans peut-tre - nous Žpouvante et nous scandalise. A c™tŽ de cela, il existe une vue Žthico-politique selon laquelle la division de la sociŽtŽ entre ceux qui dŽcident et ceux qui exŽcutent (que les dŽcideurs soient les dŽcideurs de lĠŽconomie, ceux du parti, ceux de lĠŽtat ou ceux de la communication) nĠest pas acceptable. Cette vue est, si lĠon veut, hŽritŽe du marxisme, et elle enveloppe une dŽfinition du prolŽtariat qui nĠest pas celle de Marx mais qui se situe dans la continuitŽ de sa Ç critique de lĠŽconomie politique È : on peut rappeler ˆ lĠoccasion que les situationnistes dŽfinissaient le prolŽtaire comme celui qui ne dispose pas de lĠemploi de sa vie et qui le sait. Mon problme est simplement celui-ci : il y a-t-il quelque chose comme un rŽfŽrentiel commun qui permettrait un passage, de la condamnation du travail des enfants ˆ la rŽcusation radicale de la condition du prolŽtaire, ou les deux Ç jugements È sont ils fondamentalement indŽpendants et Žtrangers ?

Voici, maintenant, lĠargument que peut avancer celui qui estime les deux Žvaluations Žtrangres. LĠenr™lement dans le travail salariŽ de lĠenfance est scandaleux, parce quĠil prive les enfants de lĠenfance : indissolublement, de la protection de lĠenfance, cĠest-ˆ-dire de lĠespace du jeu et de la tendresse, non envahi par le sŽrieux de la lutte pour la survie, et de la phase de formation au cours de laquelle lĠenfant doit se voir offrir tous les possibles du monde o il sera adulte. La premire condition Žtant dans une certaine mesure requise pour que lĠoffre mentionnŽe en second lieu soit rŽelle : si les enfants ne sont pas protŽgŽs, comment pourraient-ils vŽritablement enfourcher les chevaux de la formation, susceptibles de les emmener au-delˆ du lieu social et culturel de leur naissance ? QuĠun seul tre humain soit privŽ de ce temps bŽni, de ce temps ˆ part, au cours duquel toutes les voies du monde doivent lui tre offertes, cela nĠest pas acceptable. Mais, aprs, le raisonnement qui sĠimpose pour lĠadulte nĠest plus le mme : il a Ç eu sa chance È, et peut-tre lĠenseignement de son enfance est quĠil ne dŽsire aucun des accomplissements longs qui amnent ˆ participer de la dŽcision, peut-tre nĠa-t-il, de facto, pas dĠautre authentique souhait quĠobtenir un salaire et la libertŽ rŽsiduelle de la vie privŽe, peut-tre assume-t-il la condition dĠexŽcutant dĠune t‰che totalement dŽnuŽe dĠinitiative, nĠoffrant prise ˆ aucune variation crŽative. JusquĠˆ preuve du contraire on a besoin de contributions de cette espce, lĠŽchange du salariat – de la force de travail non qualifiŽe contre le salaire – nĠest donc pas scandaleux : les vies quĠil dŽfinit peuvent tre portŽes au compte du choix et du destin individuel, et nĠillustrent pas une faute du systme.

La discussion peut se compliquer, ˆ ce stade : Jean-Franois Lyotard disait que, certes, le travail salariŽ de pure exŽcution Žtait existentiellement Ç acceptable È, les individus concernŽs en tŽmoignaient, mais tous ajoutaient quĠil nĠŽtait acceptable que Ç provisoirement È : les Ç prolŽtaires È en notre sens veulent bien tre prolŽtaires, mais passagrement, il faut que la lueur dĠune ŽchappŽe future brille pour que le prŽsent dans sa trivialitŽ leur soit vivable.

Mais je voudrais ressaisir ce dont il sĠagit en termes de possibles. LĠargument sur lĠenfance consiste essentiellement ˆ dire que le salariat des enfants prive ceux-ci dĠun possible auquel ils ont droit. Ce possible, seulement, est conu comme de lĠordre du potentiel : il sĠagit dĠaccomplissements effectifs supposŽs se manifester au bout dĠun temps fini, menant ˆ lĠ‰ge adulte. Un possible qui ne serait pas le cas pour au moins un membre de la classe dĠ‰ge ne serait pas pris en compte. LĠargument radical contre les Ç vies dĠexŽcutant È, de son c™tŽ, consiste ˆ dire que ces vies ne sont pas humaines et pas acceptables parce quĠelles sont privŽes de possibles compltement indŽterminŽs que nous affectons a priori aux vies des humains quels quĠils soient mme sĠils nĠont montrŽ aucune appŽtence pour de tels possibles au cours de leur maturation, mme si aucun dŽsir, aucune propension dĠaucune sorte ne les incline aujourdĠhui dans la direction de tels possibles.

Il semblerait ainsi que la rŽcusation de la vie dĠexŽcutant prŽsuppose la confrontation de toute vie humaine, de la naissance ˆ la mort, sans considŽration rŽaliste de lĠeffectivement rŽalisable, avec un possible radical. Ce qui va nous conduire, on va le voir, ˆ redŽfinir le concept dĠaliŽnation en termes dĠun tel possible.

Nous soutenons, donc, que la vie humaine est, normativement, relation ˆ des mondes parallles, et que lĠon nĠa pas besoin que ces mondes parallles soient rŽellement esquissŽs, par un chemin  de lĠŽvolution et de lĠaction qui mne ˆ eux dans ce monde-ci, pour les envisager. Le monde parallle o les exŽcutants sont artistes, intellectuels ou dŽcideurs de lĠŽconomie nĠa pas besoin dĠappara”tre ˆ lĠhorizon de ce monde-ci par la force du dŽsir ou de la tendance sociale pour tre pertinent. Les mondes parallles ont ŽtŽ Ç inventŽs È comme artefact thŽorique pour rendre compte de lĠaction humaine dans sa contingence, mais cette contingence consiste justement, le plus authentiquement, en un certain Žchappement ˆ lĠensemble des dŽterminismes ambiants, externes ou internes, configurant toutes les acceptions imaginables dĠun possible qui est en fait un futur plausible : le grain de folie dŽcisoire que nous Žprouvons dans lĠaction humaine est la capacitŽ ˆ faire advenir un Ç nĠimporte quoi È, quelque chose qui non seulement ne fait pas pression depuis la rŽserve nŽgative du devenir, mais qui ˆ la limite nĠest pas pertinent, nĠest pas soutenu autrement que par le pouvoir fictionnel du langage, qui est peut-tre la mme chose que la contingence de la libertŽ.

Avec de tels possibles radicaux, qui ne sont pas autre chose que des contenus fictionnels accueillis par des mondes parallles, lĠhomme peut nŽanmoins entretenir un rapport prospectif, qui Ç enjambe È pour ainsi dire la plausibilitŽ du devenir : ce rapport est bien connu, il est de destination. Kant emploie dans la troisime critique le vocabulaire de la destination pour interprŽter la petite histoire de lĠimagination poussŽe ˆ la limite par la raison, qui exige dĠelle une compositio rŽussie dĠamplitude toujours plus grande, jusquĠˆ excŽder son pouvoir, ce qui est selon lui, comme on le sait, lĠexpŽrience du sublime : cette inappropriation de lĠimagination en sa finitude ˆ la raison et ses exigences tŽmoigne de la Ç destination supra-sensible È de lĠhomme, qui est appelŽ ˆ vivre lĠengagement infinitaire de sa raison. Plus gŽnŽralement, je soutiens que les possibles radicaux sont pertinents pour lĠexistence humaine, parce quĠelle est raccordŽe ˆ eux par une destination, dont nous savons mal dŽfinir les contours, et dont nous sommes strictement incapables dĠŽclairer la provenance autrement que par lĠindication de sources historiales (les Grecs, les Ecritures, É). De lˆ lĠidŽe que chaque vie humaine qui ne Ç va pas È vers un certain accomplissement dans lĠordre du vrai, du juste ou du beau, par exemple, est mutilŽe, mme si elle est adaptŽe au monde et ne ressent aucun dŽsir de devenir autre.

Cela ne veut pas dire quĠil nĠy ait pas, malgrŽ tout, des faons de faire lĠexpŽrience de cette destination. Certains ŽlŽments, sentiments, mŽmoires, actes, etc. fonctionnement comme des sortes de traces dans ce monde-ci des mondes parallles inaccomplis auxquels la destination rattache lĠhomme. Telle secrŽtaire, responsable administrative de bas niveau, sans rŽelle responsabilitŽ, dans une entrerprise, se passionne pour les mots croisŽs, et y excelle (elle y est initiŽe par son patron, et lorsquĠelle le dŽpasse, il cesse de jouer avec elle). Tel ouvrier au sens classique accepte sa vie aux intervalles de labeur opaque compensŽe par des phases dĠintimitŽ, de communication, de rve, mais ne peut supporter lĠidŽe quĠil est installŽ ˆ vie dans ce mode, comme le disait Lyotard, et dŽsire pour ses enfants autre chose, cĠest lˆ le sympt™me, trace de la destination. On doit pouvoir concevoir des exemples beaucoup plus tŽnus, meilleurs pour ce motif : une sorte de distinction naturelle du port, la voix, de la parure, tŽmoigne peut-tre de ce que la destination artiste travaille silencieusement, possiblement ˆ son insu, cette serveuse de bar, que sais-je ? Je dois avouer que mes propres limitations dĠexpŽrience et de sensibilitŽ mĠempchent ici  de servir au mieux mon idŽe, que je crois nŽanmoins sensŽe.

La condamnation du travail des enfants est dĠailleurs, dŽjˆ, le signe du lien que nous Žtablissons entre lĠhumanitŽ de lĠhomme et Ç son possible È : une vie humaine qui ne commence pas par une vŽritable ouverture du possible, dans de bonnes et confortables conditions, se semble pas acceptable. Mais on peut prolonger cette pensŽe en posant que lĠhumanitŽ de lĠhomme rŽside dans un accs au possible radical, que le sens de son action est lĠexploration du possible radical, transgressant le conditionnement interne et externe, et que les vies dĠexŽcution programmŽes par la division du travail de lĠŽconomie rŽaliste (je ne suis pas sžr que le capitalisme soit ici responsable en tant que tel, le principe de la division technique du travail transcende le capitalisme) ne sont donc pas tolŽrables.

Cette conception, cĠest clair, consiste ˆ dŽfinir lĠessence humaine par lĠautrement quĠtre, ˆ la limite. CĠest en un sens trs voisin de ce quĠenseignait le marxisme, affirmant Ç quĠil nĠy avait pas dĠessence humaine È : lĠhomme Žtait, constamment, ce quĠil se faisait. Cependant, en fin de compte, la doctrine marxiste sur ce point se stabilise dans un Ç juste milieu È : lĠhomme est ce quĠil se fait, mais il lĠest ˆ partir de ce que le monde le fait. Cette clause correctrice, ˆ la limite, ruine le premier ŽnoncŽ : lĠhomme est intŽgralement dŽterminŽ par le monde qui le produit, on ne peut rien trouver en lui de si super-structurel que lĠenvironnement socio-historique nĠen dicte le contenu. Mais lĠidŽe est que lĠhomme demeure a priori nanti de la nŽgativitŽ qui renverse la donne et promeut la nouveautŽ, le temps. La vŽritable essence humaine serait cette nŽgativitŽ, sauf que cette dernire appartient ˆ lĠtre en gŽnŽral et non ˆ lĠhumanitŽ, elle est ce qui fonde au plan mŽta­phy­sique le devenir. Au bout du compte, lĠhomme nĠest dŽnuŽ dĠessence quĠautant que rien nĠen possde, et sĠil est appelŽ par la nŽcessitŽ du devenir ˆ nier ce quĠil est, sa dŽter­mi­nation, la seule plausible, rŽside dans lĠacquis internalisŽ de son monde. LĠhomme nĠest pas, dans le marxisme, transi par le hors tre autant que la philosophie de la praxis semble le laisser espŽrer.

En fait, lĠidŽe que le prolŽtaire est celui qui ne possde pas lĠemploi de sa vie, lĠidŽe de lĠaliŽnation reprise en mode situationniste, sĠexprime au mieux par la thse que lĠhomme est privŽ de ses possibles, elle renvoie donc ˆ la conception heideggerienne dĠun Dasein qui Ç est ses possibles È, acclimatŽe ici en mode sartrien.

Comme lĠa soulignŽ et commentŽ Jakub Capek dans sa thse, il y a une nouveautŽ conceptuelle de poids dans la pensŽe que des possibles peuvent tre mes possibles, pensŽe quĠimpose la peinture du Dasein comme se projetant vers ses possibilitŽs, ou lĠestimation selon laquelle la mort appara”t comme sa possibilitŽ la plus propre. On peut retrouver lĠaporie de lĠanthropologie marxiste en rŽgime heideggerien : certes lĠhomme co•ncide avec une dŽter­mi­nation historiale de lui-mme dont il part toujours, mais en mme temps lĠtre de lĠek-sistence est projection, lĠhomme ne peut pas ne pas sĠenr™ler dans un de ses possibles, dans lĠauthenticitŽ de la rŽsolution devanante ou dans lĠinauthenticitŽ du On. Le possible appara”t bien, chez Heidegger, comme une catŽgorie ontologique Žmanant du Dasein, au point que lĠŽvaluation modale de la dŽclosion chez le second Heidegger est extrmement incertaine (le don para”t nŽcessaire dans son fait, son contenu, son mode, mais, en mme temps, lĠhomme est considŽrŽ comme requis par ce don ; en fait Heidegger sĠabstient de qualifier en termes modaux ce quĠil ne cesse de rapporter dans sa seconde pŽriode, comme si la pensŽe modale sĠŽtait perdue avec le privilge de lĠanalytique existentiale). Ce qui rend mes possibles miens est quĠen eux il y va pour moi de moi, mais il ne subsiste gure, chez Heidegger ˆ lĠŽpoque de lĠana­ly­ti­que exis­ten­tiale, de perspective instrinsque sur le sens de possible du possible, qui nous permette de le rattacher au potentiel ou au possible radical : mes possibles, ce sont, dans une large mesure et dĠabord, ce que rŽalisent les actes liŽs aux fins ordinaires, pratiques, de la survie quotidienne ; leur caractre de possible tient ˆ ceci quĠils sont ˆ portŽe de moi depuis le rŽseau qui sĠest constituŽ des mes gestes et objets dĠutilitŽ, en sorte quĠil semble bien quĠil faille les concevoir comme relevant du potentiel et pas du possible radical. Comment, dĠailleurs, pour Heidegger, des possibilitŽs pourraient-elles tre miennes tout en Žtant des possibilitŽs radicales ? Le possible radical se retrouve chez lui, si lĠon veut, avec lĠangoisse, dans laquelle lĠtre-en-avant-de-soi sĠŽprouve lui-mme hors toute fixation Ç ustensilaire È : mais le Dasein nĠest jamais, en lĠespce, que confrontŽ avec le monde, et pas avec les mondes parallles. Comme dans la vision hŽgŽliano-marxiste, le Dasein se trouve affublŽ dĠune nŽgativitŽ qui est son essence si lĠon veut (le trait dŽfinitoire de son mode dĠtre lĠexistence, en tant que celui-ci sĠoppose ˆ la rŽalitŽ), nŽgativitŽ qui signifie bien la dŽsidentification dĠavec toute chose et la non-co•ncidence avec soi-mme, mais dans un schŽma philo­so­phi­que qui, en mme temps, assume et accepte que le Dasein ait le visage de son histoire, de sa tradition, de sa situation, et, donc dŽpeint la relation de ce Dasein avec son ipsŽitŽ authentique, avec lĠindŽtermination radicale de sa projection, comme absolument insaisissable, insituable, inlocalisable, inattestable. En sorte que le concept heideggerien dĠaliŽnation souffre de la mme faiblesse essentielle : est-ce vŽritablement tre autre que soi que de dŽroger ˆ son propre dĠune manire qui est nŽcessaire, qui est conforme ˆ la loi de manifestation/occultation du propre ? Et lĠidŽe heideggerienne de lĠexistentialitŽ ne se raccorde pas plus au possible radical que lĠidŽe marxiste de nŽgativitŽ.

Je propose de dŽfinir lĠaliŽnation humaine comme le manque de la relation au possible radical, comme lĠimpossibilitŽ pour lĠhomme de frŽquenter les mondes parallles, nullement prŽparŽs par lĠensemble de lĠtre traversŽ, seulement ŽvoquŽs par la nouveautŽ fictionnelle du discours. Mais la relation au possible radical tient tout entire dans la destination, dans lĠarrivŽe auprs du sujet des demandes qui lui font chercher au-delˆ de la lignŽe prospective de ce quĠil est.

LĠaliŽnation dĠune femme des annŽes cinquante ne rŽsidait pas dans ceci que la vie dĠŽpouse, mre et mŽnagre contrevenait ˆ ses dŽter­mi­nations, facultŽs, ni dans ceci quĠun vŽritable dŽsir ne pouvait pas se couler dans une telle vie, y tre vŽcu, mais dans ceci que beaucoup de choses nĠŽtaient pas attendues dĠelle. AujourdĠhui encore, une jeune fille qui a 15 en mathŽ­ma­ti­ques et en physique en classe de premire S ne se sent pas appelŽe ˆ des Žtudes scienti­fiques, alors quĠun jeune homme qui a 12 se demande quelle math-sup pourra lĠaccueillir.

La tragŽdie de la vie dĠexŽcutant dans le monde contemporain, la tragŽdie de lĠaliŽnation, consiste en ceci que de telles vies tendent ˆ tre des vies dont on nĠattend rien. Il nĠen est jamais rŽellement ainsi, bien sžr, en raison de la correction apportŽe par la vie privŽe : prs de vous, quelquĠun attend quelque chose de vous. Par ailleurs, la dŽrŽliction de la non-demande tend ˆ concerner presque tout un chacun, ˆ un autre niveau : le monde est tellement rŽglŽ sur lĠidŽe que les hommes donnent sens ˆ leur vie Ç dans leur coin È que chacun devient vite, bien facilement, indiffŽrent ˆ chaque autre, en sorte que mme les puissants et les cŽlbres (Louis de Funs aprs son premier infarctus) risquent ˆ tout instant de dŽcouvrir que personne nĠattend rien dĠeux.

Je rŽsume lĠidŽe : tre rŽellement homme, pour lĠhomme, ne se mesure pas ˆ ce que lĠhomme est ni ˆ ce quĠil fait, mais ˆ sa relation au possible radical, qui, elle-mme, a pour unique ressource, unique mode dĠinsistance, la vulnŽrabilitŽ de lĠhomme ˆ la demande. Ce qui me donne les possibles cruciaux, ceux gr‰ce auxquels je ne serai pas moi, cĠest la demande qui mĠatteint. La vie qui se dŽfinit elle-mme, sĠinvente et sĠŽvalue elle-mme, mme dans la richesse des choses et configurations mues, est aliŽnŽe, elle manque de ce qui rend tout respirable et donne ˆ tout sa place, elle est enfermŽe en elle-mme et dŽpourvue de relation au possible radical.

Ce concept dĠaliŽnation est un concept moral, et cĠest pour cette raison quĠen fin de compte, la rŽsorption de lĠinŽgalitŽ ne suffit pas ˆ la dŽsalinŽation. LĠintŽrt de notre analyse quant ˆ la question de lĠinŽgalitŽ, cela dit, est de dŽgager lĠidŽe que lĠaliŽnation des exŽcutants, des prolŽtaires contemporains, consiste au fond essentiellement dans ceci que, par dŽfinition, le systme nĠattend rien dĠeux, ou plut™t les constitue comme trs improbablement destinataires de la demande. Ce qui manque ˆ ce technicien de surfaces pour tre un violoniste, cĠest que quelquĠun espre de lui lĠaccomplissement du virtuose. Mais les itinŽraires, les rythmes, le langage de sa vie de technicien de surface risquent de le tenir ˆ lĠŽcart de toute telle demande. Il faut des vies moins entamŽes par lĠŽchange de base en vue de la survie, plus multiplement reliŽes au divers des rŽgimes humains, pour que les destinations sĠy rencontrent.

LittŽralement, au plan logique, lĠaliŽnation est celle du possible plut™t que de lĠhomme : le possible, pour une catŽgorie dĠtres humains, tend ˆ prendre un sens exclusif de potentiel, de ce qui est accessible au bout dĠun chemin dŽfendu dans lĠtre, figurŽ dans lĠtre et dŽterminŽ ˆ partir de ses ressources ; le possible tend ˆ tre possible-de-monde et non plus cas de monde parallle. LĠtre humain est bien lui-mme, il se tient bien dans son essence si lĠon veut, cĠest le sens du possible pour lui qui est aliŽnŽ. LorsquĠon se laisse aller ˆ dire que lĠhomme nĠest vraiment lui-mme que dans la relation au possible radical, cette formulation ontologique nĠest pas adŽquate ˆ ce dont il sĠagit : elle ne vaut que comme manire de parler exprimant la destination de lĠhomme, exprimant ce qui est dž, comme formulation dŽontique dŽguisŽe.

Toute cette discussion, en retour, apporte quelques Žclaircissements sur lĠaffaire du possible radical. Nous avions passŽ sous silence le problme, mais nous pouvons le poser maintenant : sĠil est admis que la notion la plus pure de possible exige les mondes parallles, on peut demander quel est notre pouvoir dĠŽvocation des mondes parallles. Que nous puissions concevoir le potentiel, cĠest clair : cela correspond au fait que nous construisons une cohŽrence de monde. Cette cohŽrence signifie lĠouverture de certaines lignes de prolongation, qui fixent Žgalement un sens du pratiquement accessible. Mais comment pouvons-nous concevoir des choses, actes, Žtats relevant dĠun monde parallle ? Kripke pose cette question dans La logique des noms propres, et il rŽpond au moyen de la notion de contrefactuelle. Un de ses exemples, que je trouve fort Žclairant est Ç Si Nixon avait perdu les Žlections de 1968, É È (Ç É la pacification des relations avec la Chine nĠaurait pas eu lieu È, par exemple). La contrefactuelle formulant lĠŽchec Žlectoral de Nixon, selon Kripke, suffit ˆ Žvoquer un monde parallle : ce monde, dit-il, nĠa pas besoin dĠtre connu dans plus de dŽtails que ce que stipule la contrefactuelle ; nous comprenons, immŽdiatement, quĠil sĠagit de concevoir un monde aussi homologue que possible au n™tre dans ses lois et sa composition, mais qui diffre de lui comme la contrefactuelle le stipule. Le moyen de lĠŽvocation des mondes parallles est donc le pouvoir de fictionnalitŽ le plus ordinaire du langage, que portent des morphmes comme le conditionnel ou des grammmes comme la conjonction de subordination. Tel quĠillustrŽ par lĠexemple de Kripke, ce moyen semble produire uniquement des mondes raisonnables, fortement analogues au n™tre, et, donc, le sens corrŽlatif du possible para”trait ne pas se raccorder romantiquement au n™tre autant que je lĠai laissŽ entendre. Mais cĠest mal Žvaluer les choses, non seulement en se limitant ˆ lĠexemple sans voir la richesse considŽrable que recle le procŽdŽ en gŽnŽral, mais aussi en ne comprenant pas bien lĠexemple lui-mme : le point important est que la cohŽrence analogique du monde stipulŽ est seulement prŽsumŽe par dŽfaut. La stipulation dŽmarre lĠŽvocation dĠun monde par un de ses contenus, sans sĠassurer au prŽalable que ce contenu est Ç dans la ligne È dĠune ouverture du monde actuel, nul ne sait donc a priori jusquĠˆ quel point le monde stipulŽ est une variante du n™tre, jusquĠˆ quel point il se comprend comme Žvolution endo-lŽgitime de celui-ci ˆ partir dĠun de ses Žtats (peut-tre quĠaucune ligne du rŽel amŽricain de 1968 ne plausibilise la circonstance de lĠŽchec prŽsidentiel de Nixon). LĠŽvocation dĠun monde parallle par la voie dĠune contrefactuelle court-circuite, en quelque sorte, les repres rationnels de la gense : ne nous reste que le moyen beaucoup plus tolŽrant de lĠanalogie par rapport ˆ des critres de cohŽrence globaux pour donner ˆ ce monde la semblance du n™tre. Mme si cĠest ce que nous faisons ˆ chaque fois, il nĠest pas difficile de comprendre que lĠouverture de possible qui vient par ce canal est plus forte, plus radicale. Et, si nous avons la moindre idŽe de la capacitŽ de mise en scne, dĠŽvocation, de fiction qui est celle de la langue commune, nous prenons la mesure de lĠengagement envers des mondes parallles quĠenveloppe le mode dĠŽvocation de la contrefactuelle.

Notre thŽorie de lĠaliŽnation consiste ˆ dire que les vies humaines ne sont pas respectŽes si elles perdent leur relation avec ce pouvoir dĠŽvocation, cĠest-ˆ-dire, en un sens, si lĠon fait des hommes des habitants du langage qui en restreignent lĠusage ˆ lĠÒontologiquement correctÓ, qui ne parlent que de ce qui est ou de ce qui va tre en un sens bien Žtabli du futur prochain. Cela nĠarrive jamais de faon radicale, nul ne peut expulser lĠhomme de la folie utopique du langage. Mais je pense quĠil nĠest pas absurde de voir de cette faon le Ç tort fait au prolŽtariat È, ce tort qui pour le jeune Marx est un tort radical, absolu, universel dont le renversement suppose lĠŽmancipation elle-mme universelle. Ç Avec des si, on mettrait Paris en bouteille È, dit le proverbe : la lutte contre lĠaliŽnation consiste ˆ faire que les vies restent exposŽes ˆ la dŽmesure an-ontologique des contrefactuelles.