La phénoménologie dans le différend analytico-continental

Le différend analytico-continental n’est pas un songe-creux, il est bel et bien là, il règne, détermine les réactions à certaines affaires ou sujets, dicte dans une certaine mesure les lectures des uns et des autres, limite dans l’immense majorité des cas les possibilités d’étude, de rencontre, de discussion mutuellement respectueuse même.

Nous avons été nombreux, il y a quelques années, à vouloir nous émanciper de la dureté de l’alternative que semblait imposer ce différend, à mettre en avant nos doubles cultures, à pronostiquer la montée en puissance de nouvelles générations pour lesquelles le clivage n’aurait plus court. Il me semble, rétrospectivement, que nous avons confondu la politesse universitaire dont (certains) acteurs du débat étaient capables avec l’esquisse d’une conciliation, avec la perspective d’une collaboration, d’un débat reconnu fructueux de part et d’autre, et accumulé comme tel dans les travaux ultérieurs des uns et des autres.  Je ne suis même pas sûr que les réflexions méta-philosophiques des uns et des autres aient donné lieu à un simple espace de perplexité commun. Mais, disant cela, j’ai déjà commencé de m’inscrire ouvertement dans le camp continental, car je ne suis pas certain que la valeur rationnelle d’un tel espace soit reconnue « de l’autre côté ».

J’ai tendance à supposer, aujourd’hui, que la construction d’une discussion dans laquelle chacun puisse reconnaître sa légitimité en même temps qu’il y participe suppose, à titre de préalable crucial, le déploiement d’une polémique. Si j’en crois ce qu’a récemment écrit Pascal Engel dans Le Monde, les philosophes analytiques se vivent eux-mêmes comme des coriaces (et leurs rivaux comme des tendres) : j’en infère que le meilleur respect que nous pouvons espérer d’eux nous viendra – s’il doit jamais venir – de notre assomption des rigueurs de la joute argumentative. Que les tendres se montrent (aussi) coriaces pourrait être en effet le prélude à une “paix des braves”.

Ayant donc l’intention de débattre – c’est-à-dire, avouons le, de combattre, c’est le scénario de L’homme tranquille qu’il s’agit de suivre – j’annonce néanmoins que, décidément incorrigiblement marqué par l’usage tendre, je commencerai par concéder quelques points, par dire tout haut un certain nombre de vérités sur la philosophie que j’ai l’impression d’avoir apprises « de l’autre camp ». C’est dans un second temps seulement que je tenterai de dire pour quels motifs la conception que semblent se faire, pour la majeure partie au moins d’entre eux les philosophes analytiques de la recherche philosophique me paraît néfaste.

Mais une autre segmentation de l’article qui vient s’explique par la demande spécifique à laquelle il essaie de répondre. Antonia Soulez, et c’est là toute l’originalité de la convocation à écrire et réfléchir qu’elle nous a adressée, originalité dont il faut se réjouir, a mis au centre du débat à titre égal le problème admettant comme intitulé « philosophie analytique vs philosophie continentale » et le problème se laissant dénommer « phénoménologie vs philosophie analytique ». Il s’agit pourtant, à première vue, de deux affaires distinctes, la phénoménologie ayant une relation, notamment historique, tout à fait particulière avec la philosophie analytique. À vrai dire, il y a, dans cette constellation polémique de grande ampleur, plusieurs niveaux à distinguer, qui motivent des traitements, notamment argumentatifs, parfaitement distincts : ce qu’il y a à dire, ainsi, sur la confrontation de la phénoménologie dans sa version husserlienne avec la philosophie analytique ne se laisse certainement pas récupérer ni même transposer au débat « philosophie analytique vs french thought[1] », puisque la quasi-totalité des auteurs de la french thought rejette, au moins à un certain niveau et en première analyse, la quasi-totalité à nouveau des thèses husserliennes (et, au-delà des thèses d’ailleurs, le dispositif conceptuel dans lequel elles viennent). En même temps, tous ces débats ont quelque chose de commun, et sont traversés par des figures ou axes invariants de l’un à l’autre : c’est ce qui à mon sens justifie l’angle de questionnement choisi par Antonia Soulez, et m’a persuadé de tenter de prendre en considération les deux problèmes ou les deux faces de problème que ce questionnement atteint. J’essaierai donc, ici, après la première section concessive annoncée déjà, de partir d’une adhésion vague – mais sans doute aussi, que je le veuille ou non, totale et inconditionnelle – à la philosophie continentale pour formuler quelques critiques à ce qui sera, à tort ou à raison, identifié comme la “raison analytique”, avant d’interroger plutôt la phénoménologie, pour me demander, en substance si, pourquoi, en quoi elle est mieux lotie que la philosophie analytique vis-à-vis de mes critiques.

Bouveresse avait raison

Au cours des années soixante-dix, surtout sur leur fin, et, plus nettement encore des années quatre-vingt, j’ai l’impression d’avoir lu sous la plume de Jacques Bouveresse, dans les colonnes du journal Le Monde la plupart du temps, un certain nombre d’affirmations à chacune desquelles j’avais d’abord tendance à résister, mais qu’il me semble devoir en fin de compte toutes valider, certainement pas dans un esprit de mortification, ni pour lui faire plaisir, mais dans l’intérêt du travail de tous.

Le principe de clarté

Première affirmation : il faut que les textes philosophiques soient clairs. Nous avions le goût et le culte des textes obscurs, des textes dont la lecture était une conquête, supposant que, si la profondeur était au prix d’une telle obscurité, le jeu en valait la chandelle. Les philosophes de la philosophie analytique opposaient à cela qu’il n’y avait aucune bonne raison imaginable à ce que l’obscurité fût le prix à payer pour la profondeur. Le philosophe, en principe, n’avait-il pas le projet de convaincre l’homme quelconque en suivant la règle du jeu de la rationalité commune ? Et, si tel est le projet, le désir d’ordonner son propos en telle sorte que le lecteur puisse en saisir chaque étape, afin de la consommer et l’évaluer simultanément, ne s’en suit-il pas avec une nécessité absolue ? L’obscurité peut être le prix à payer pour la beauté, comme l’écriture para- et post-surréaliste l’auraient prouvé, mais comment et pourquoi serait-elle le prix à payer pour la profondeur ou la vérité ?

Rétrospectivement, il semble que la croyance qui a pu être la nôtre en les vertus de l’obscurité provenait d’un ensemble lui-même peu obscur de mauvaises raisons.

Première de ces raisons, sans doute : la croyance en l’idéologie, et donc en une tâche préalable à l’expression de toute vérité, qui serait la déconstruction de l’avis le plus spontané sur tout sujet. L’idée que la vérité ne pouvait être atteinte que si l’esprit en passait par une sorte de mise en condition équivalente à la limite à l’arrachement à tout langage et toute forme d’enchaînement reçus. Mais cette idée n’était jamais que la libre superposition du mythe de la caverne et de la théorie marxienne de l’idéologie, sources auxquelles il faudrait encore ajouter, sans doute, la critique heideggerienne de la métaphysique. Il n’est pas sûr que la construction synchrétique résultante ait jamais été plausible, cohérente, tenable, si fort qu’elle nous ait persuadés. En tout cas, les positions ou perspectives étrangement conjuguées en elle avaient été originairement exposées de façon limpide, dans des termes intégralement récupérables par chaque esprit dissertatif de bonne volonté.  N’y avait-il pas là comme une réfutation pragmatique de notre dogme de l’arrachement ? Comment pouvions-nous ne pas voir qu’en rompant avec ce qui avait été le mode d’exposition des idées dont nous nous inspirions, nous rompions aussi avec leur force et leur pertinence ?

Il faut certes, accepter dans le principe qu’une pensée puisse avoir ses méandres, sa complexité, qu’elle puisse faire fond sur des éléments de savoir arbitrairement nombreux et arbitrairement approfondis. Et que, pour cette sorte de motif, elle soit en fin de compte accessible à un très petit nombre de lecteurs. Cela ne saurait la disqualifier a priori comme travail et proposition philosophiques. Mais une telle obscurité n’est que contingente et sociologique, elle n’est pas l’obscurité essentielle à la valeur de laquelle, sans le savoir ou en l’assumant, nous croyions.

A quoi croyions-nous, à vrai dire ? Le litige peut porter, selon ce que je vois, sur deux sortes de textes : d’une part, sur des textes foncièrement inconséquents, tissant une ambiance au travers d’un ensemble d’assertions qui ont en quelque sorte chacune et collectivement la prétention de capter l’essentiel – une sorte de tonalité du monde, de l’être ou de l’âme – sans qu’il soit nullement question d’un enchaînement de raisons, d’un effort pour obtenir la conviction en se centrant sur un noyau méthodique. Fondamentalement digressifs et parataxiques, de tels textes correspondent ouvertement à l’intention d’atteindre l’objectif de la philosophie – une sorte d’élucidation radicale de la situation de l’esprit – par des moyens non philosophiques (littéraires, sans doute). Il est à l’honneur de la philosophie de prendre en considération l’éventuelle puissance de vérité recelée par cette sorte de textes, mais elle doit, je crois, reconnaître qu’ils dérogent à sa règle, à son régime (ce qui, au fond, n’a rien de grave, ni pour eux ni pour elle).

Mais il y a d’autre part des textes qui se réclament clairement de l’exercice philosophique, et se soumettent la plupart du temps à la procédure de persuasion réglée, d’appel à une rationalité ouverte et ordinaire qu’elle implique. Seulement ces textes s’en remettent aussi localement à ce que j’appellerai la voie prophétique. Pour une part, ils avancent dans l’établissement de certaines thèses par analyse, explicitation, déduction, commentaire, interrogation, sans que la moindre énigme ne s’interpose entre l’auteur, de qu’il dit, et un lecteur normal. Pour une autre part, et souvent à l’issue d’un travail du type à l’instant décrit, ils s’en remettent à un certain jeu de l’expression dont l’auteur fait lui-même sentir et comprendre qu’il ne le contrôle nullement. Tout au contraire, il paraît souhaiter que les mots aillent plus loin que ce qu’il voit, que ce qu’il sait justifier ou prouver, à la limite que ce qu’il peut comprendre. L’idée, peu admissible en première analyse pour un usager droit de la rationalité, est que le langage a pensé tout seul. Ou, pour avouer ce que l’on tend à croire spontanément, que le langage a retiré le bénéfice d’un mouvement qui s’est amorcé au niveau de la pensée se contrôlant et se pénétrant intégralement, agissant avec vigilance son mouvement d’un bout à l’autre de celui-ci, en sorte qu’il a prolongé l’efficace de ce jet conscient de l’expression, œuvre d’une responsabilité logique, au-delà du contrôle de cette dernière. Le langage a pour ainsi dire écrit tout seul la fin d’une pensée que la raison a d’abord recherchée et voulue. La croyance de l’auteur continental, ou peut-être n’y a-t-il à vrai dire que le français pour croire cela, est que l’écrit du langage, dans ce cas, est juste, est subtil, est en accord avec ce que l’auteur a voulu pour autant qu’il doit l’être, et le dépasse ou le prolonge d’une façon inspirée qui correspond au meilleur de ce qu’il aurait pu vouloir ou concevoir.

L’idée est donc que l’usage même de la pensée et des mots procure au bout du compte une sorte de bénéfice prophétique, qu’à un certain moment de l’écriture au moins l’auteur en vient à écrire sous la dictée d’un sens qui s’impose ou se suggère à lui pour ainsi dire depuis le langage (bien qu’il s’agisse d’un langage en quelque sorte animé, porté à l’incandescence par l’effort de pensée consenti et en lui fixé). Je ne sais si un philosophe analytique peut accepter dans son principe la notion de cette bénédiction prophétique accordée par le langage au philosophe. Il se pourrait qu’il estime pouvoir objecter une fois pour toutes à l’hypothèse de telles bénédictions qu’elles se traduisent par du poème, qu’elles amènent les auteurs continentaux à parsemer leurs textes de prétendus approfondissements et bonheurs d’écriture ou de pensée qui ne sont en vérité que des élégances, des préciosités, et dans le pire des cas des obscurités, mais ne sauraient contribuer comme tels à la clarification d’un problème ou l’argumentation d’une thèse, et tombent donc par définition hors de l’enjeu philosophique. Malgré tout notre effort pour le justifier, le bénéfice prophétique se verrait récuser par la simple remarque qu’il provient d’une ressource littéraire.

Cette récusation, je l’avoue, sonne un peu trop simple à mon oreille, et j’aurais envie de lui opposer, bêtement, l’expérience, que de fort nombreux usagers de l’écriture conceptuelle, philosophique ont en partage. Le phénomène de – brève et relative – transe, emmenant l’idéation d’un philosophe un peu plus loin qu’il ne s’en savait ou se sentait capable, transe qui procède selon toute apparence des lignes de solidarité, de force, de polarisation, d’attraction qui se tissent à même le langage, tant il est vrai que la capacité de sens des mots assemblés émane de telles lignes, beaucoup le connaissent et l’ont connu, et ne voient aucune raison sérieuse de voir dans le fait d’y céder une perversion littéraire de la juste orientation philosophique. En fait, nous avons tous fait plusieurs fois l’expérience que le meilleur d’une méditation, éventuellement son noyau logique, opératoire le plus fort et le plus pertinent nous était apparu en pleine lumière seulement à la faveur de tels moments de « transe », dont une autre spécificité est que la pensée commence seulement de s’y adonner en toute liberté à toutes les conséquences de chacun de ses gestes, et devient donc capable d’acquérir « en un instant » quelque chose de plus décisif qu’au long du contournement prudent mais non informatif d’un problème.

Bien que n’ayant pas envie d’adhérer à un précepte méthodologique qui exclurait cette complicité de l’écriture philosophique avec le mode prophétique, je pense que même vis-à-vis de cette voie, que la philosophie analytique ne serait sans doute pas prête à valider, à tort à mon sens, elle peut être dite avoir raison sur l’absoluité du principe de clarté. Il me semble en effet qu’il importe si fort au projet philosophique que les œuvres qu’il motive soient tout entière communication, et conquête droite de l’esprit du destinataire, que les paragraphes prophétiques eux-mêmes sont soumis à ce principe de clarté : une transe d’écrit philosophique doit, au moins à l’horizon d’une prise en charge intellectuelle adéquate, se montrer en pleine lumière, les résultats conceptuels inouïs qu’un auteur y aura obtenu doivent y être explicitement et avec la netteté totale qui leur convient lisibles, les nouvelles questions ou régions de sens à considérer qui s’y sont indiquées doivent pouvoir être mentionnées, formulées, discutées. Donc la part prophétique même de l’exercice philosophique que l’usage continental (ou français) tolère alors que l’usage analytique y est plutôt réticent, voir lui répugne, relève en droit philosophique, c’est-à-dire au nom de ce que, pour le coup, les uns comme les autres nous attendons de la philosophie, du principe de clarté.

J’ajoute pour conclure que nous aurons été nombreux, surtout les plus faibles d’entre nous dans les rangs desquels je m’aperçois, à faire bon marché de ce principe en proposant des textes pour ainsi dire écrits dans une unique et interminable circonvolution mentale, tout au long desquels une sainte terreur de toute affirmation qu’un autre pourrait juger indigente nous conduisait à retrancher toujours plus le propos derrière des modalisations dont nous perdions nous même le souvenir après avoir écrit, circonvolution seulement entrecoupée par des paragraphes prophétiques dont l’opacité ne prouvait que trop qu’ils n’émanaient pas des transes d’une pensée droite et forte, d’une pensée authentiquement en recherche.

Le refus de la grandiloquence « historiale »

Je passe au deuxième enseignement que j’ai le sentiment d’avoir reçu de la philosophie analytique : la grandiloquence avec laquelle la philosophie continentale (typiquement, la french thought) prétend dialoguer avec le sort du monde et les enjeux ultimes de toute vie humaine, avec les nœuds de l’histoire et de l’époque, est grotesque. La philosophie prouve son honnêteté intellectuelle et sa capacité de respecter rationnellement un problème en reconnaissant sa séparation sociale et théorique, qui rend peu plausible que ses aperçus aient vraiment la valeur destinale que dans l’aire franco-continentale on leur accorde systématiquement.

Ce grief envers la philosophie continentale vise beaucoup plus clairement une figure historique que le précédent, qui s’attaquait au contraire à une pente immémoriale de la pensée, à laquelle à la limite un auteur du camp analytique pourrait tout aussi bien succomber. On peut faire remonter le problème à Hegel, et à sa tentative d’absorption de la substance historique dans le propos philosophique. En accord avec l’idée que le concept est le temps, la présentation du concept philosophique s’identifie avec l’exposition de son histoire, qui elle même ne se distingue pas du cheminement de la raison dans l’histoire, c’est-à-dire de la tension qui traverse celle-ci, en vue de l’accomplissement de la raison, en vue de son devenir-réel, libérant un concret historique et social pleinement rationnel. De l’idée que la vérité philosophique doit être exposée comme vérité qui cherche sa réalité, son effectuation dans l’histoire concrète et commune des hommes, on passe à l’idée qu’autour de l’évaluation philosophique se joue le sort du monde, que les possibilités concrètes de la science, de la morale et de l’art dépendent de la manière dont les philosophies classent et catégorisent les éléments de réel, et dans le même mouvement délivrent des légitimations et des prescriptions exécutables, des perspectives surtout qui définissent l’ouverture pertinente associée à ce qui a été décrit du réel : le réel est toujours décrit par une telle philosophie comme en proie à un destin qui est à la fois le vrai et le bien.

Justement, la formulation « destinale » d’un tel rôle et d’une telle splendeur corrélative de la pensée philosophique constitue la seconde figure historique « jalonnant » ce « tort de grandiloquence » dans l’exercice continental : je veux parler, bien entendu, du jalon heideggerien. Heidegger ne dit pas que le concept est temps, mais que la vérité est événement, ce qui, à beaucoup d’égards, revient au même, au moins pour ce qui nous occupe. La philosophie devient, à cette aune, le discours capable d’identifier l’historial, c’est-à-dire ce qui se donne comme forme de la vérité en un moment donné de « l’histoire de l’être ». L’événement du monde a toujours un style qui est celui d’une époque, supposé par Heidegger déterminer en dernière instance dans quel horizon un prédicat peut être attribué à un sujet. Mais cette compétence de supervision à l’égard de toutes les vérités locales, notamment les vérités rationnelles, confère à la philosophie la responsabilité suprême à l’égard de toute vérité, c’est-à-dire à l’égard de l’événement, de ce qui mérite d’être évalué comme événement de tel ou tel type. De cette responsabilité d’évaluation, on passe à une responsabilité de décret ou de provocation, car c’est seulement la pensée plate de la vérité-correspondance qui peut distinguer juridiquement et conceptuellement évaluation et décision, comme une prédication axiologique et un engagement pratique : dans l’unité de la vérité-événement, évaluation et décision se rejoignent et se conjuguent.

Comme l’a bien marqué, avec une mordante ironie, la critique analytique de la grandiloquence, la volonté continentale récente d’humilier la prétention des philosophies du sujet à faire de l’ego le garant et en un sens l’auteur de tout réel est singulièrement ramenée à son leurre et son arrogance lorsqu’on observe comment cette même volonté se complaît à regarder l’évaluation philosophique comme le cœur et le nerf de l’histoire.

De ce point de vue, l’enseignement décapant que j’ai l’impression de recevoir de la raison analytique comporte, à titre de corollaire, la dévaluation de la notion française d’intellectuel, soit de personnage complètement investi d’une autorité académique (en dernière analyse supposée indicatrice d’une autorité scientifique) qui, en même temps et pour cette raison même, est consulté comme interprète a priori clairvoyant de chaque soubresaut de l’anecdote politique aussi bien que de chaque fluctuation de l’air (subjectif) du temps. Cette figure de l’intellectuel, c’est clair, Jean-Paul Sartre l’a incarnée, et les philosophes de la « french thought » en ont assuré quelque chose, dans les deux cas sur la base d’une véritable réputation intellectuelle, professionnelle et philosophique. De nos jours, l’offre médiatique de stimulation dans le registre de la pensée accepte que les messages transitent par des héraults qui n’ont pas, et n’ont jamais prétendu avoir accumulé semblable capital de reconnaissance, ce qui constitue une autre forme de justification de l’enseignement « analytique » selon lequel l’idée d’un privilège de la connaissance philosophique dans l’appréciation, voire la cristallisation ontologique du frémissement historique est fausse et non fondée.

Donc, j’aurais tendance à donner absolument raison dans cette critique à Bouveresse et à l’orientation de pensée qu’il représente, notamment parce qu’elle restitue, pour l’exercice philosophique, le plus grand prestige dont il puisse rêver : dans la séparation assumée de sa compétence conceptuelle et généraliste, la philosophie peut redevenir cette aventure maximaliste de l’intelligence qu’elle doit être, selon ce que je ressens. De n’être plus tenue d’exprimer la sagesse réflexive implicite d’un temps et d’un monde, la philosophie retrouve à l’évidence sa bonne prétention, trans-historique et théorique.

J’aurais pourtant, s’il fallait traiter de ce point exhaustivement, des réserves vis-à-vis de certaines interprétations du principe de non-grandiloquence. En gros, ces réserves seraient de deux ordres :

      si ce principe devait signifier que nous ne sommes plus sensibles à l’importance du geste d’instauration de la rationalité philosophico-scientifique elle-même, de ce geste qu’évoque Kant dans la seconde préface de la Critique de la raison pure en nommant Thalès comme son possible auteur, et de tout ce qui nous incombe perpétuellement pour le reconduire, s’il devait signifier que nous n’avons pas égard à une politique qui veut et demande la pensée, dans sa technicité, dans sa subtilité, dans sa  multi-modalité et dans la démesure de son espoir encyclopédique, alors je préfèrerais y renoncer. Il ne faudrait pas, par exemple, que ce principe nous interdise de comprendre et de dire l’immensité du basculement qui se produit – dans l’ordre de la pensée, certes, mais pour la vie humaine telle que nous la voulons, donc – lorsque Bolzano, si mon information est correcte (ou en tout cas, Dedekind et Cantor dans le cas inverse), posent l’infini actuel comme ensemble.

      Si ce principe, de même, était interprété comme affirmant l’incompétence définitive de la philosophie en tant que spécialité théorique à l’égard de l’infinie diversité des aspects non théoriques (esthétiques, moraux, quotidiens) de la vie humaine, je le ressentirais, de même, comme abusif. Il y a un pouvoir d’élucidation de la démarche réflexive, conceptuelle, qui opère à l’égard de toute chose, et qui, doit, d’ailleurs, trouver sa limite de validité dans chaque cas. Ce n’est pas seulement la philosophie politique qui doit connaître sa distance d’irresponsabilité à l’égard de la chose historico-politique, c’est, de même, la philosophie du langage ou de la logique qui doit comprendre ce qui la sépare d’une certaine « vie » technique de la logique ou d’une certaine « force » de l’usage quotidien de la langue commune.

Au-delà de ces deux réserves, je voudrais aussi dire, à l’inverse, dans quelle mesure j’adhère au principe de non-grandiloquence, dans quelle mesure, plus précisément encore, je lui reconnais une juste incidence critique sur ce que j’appellerai « nos pratiques ».

Il y a un point, en effet, qu’il est tellement naturel d’accorder aujourd’hui qu’il tend à prendre sur lui tout l’avantage de la lucidité : les démarches philosophiques, comme telles et en général, n’ont aucune raison de permettre l’appréciation du bien, du souhaitable et du possible en matière historico-politique. Les exemples pourtant très différents de Heidegger et de Sartre prouvent qu’il n’y a pas convertibilité directe et légitime de l’intelligence philosophique en intelligence « historique ». Ces exemples enseignent aussi qu’en dépit de ce que ces auteurs auront voulu, leur élaboration philosophique gardait à l’égard du monde de l’urgence, du besoin et du conflit toute la distance de constructions théoriques et spéculatives que ces élaborations jusqu’à un certain point niaient être. Donc il est en tout cas impossible à mes yeux de ne pas retenir le principe de non-grandiloquence lorsqu’il énonce qu’avoir conduit un travail sur les questions centrales de la philosophie, sur la métaphysique, l’ontologie, ou même l’éthique n’autorise en rien celui qui l’a conduit dans le champ désespérément « appliqué » de l’appréciation du crédit que l’on peut faire à tel ou tel leader, tel ou tel courant, telle ou telle politique. Il y a dans le jugement politique un enjeu ou un niveau qui commande tous les autres, et qui est celui de l’identification des volontés dans l’histoire. Il faut comprendre ce que veulent le nazisme ou le communisme lorsqu’ils se présentent dans l’histoire, et cela exige à la fois beaucoup de science et beaucoup d’instinct, mais pas exactement ceux qui sont mis en œuvre dans l’exercice philosophique.

Mais il y a un autre point, qui me paraît au fond d’une égale importance. La philosophie ne garantit pas même de clairvoyance dans un exercice intellectuel un peu différent et qui est celui du diagnostic de la tendance du monde, de l’orientation de basculement de l’air ou l’esprit du temps. Pourtant, le philosophe, et je n’y fais sûrement pas exception, croit spontanément savoir avant les autres vers où penche le monde, il le croit parce qu’il lui semble qu’il a une sensibilité toute particulière, plus aiguë et plus ample que celle des autres lui semble-t-il, aux mouvements qui agitent la culture. Et il croit que le destin du monde s’annonce dans les mouvements de la culture.

Mais la « dérivée » de l’histoire ne se laisse pas saisir avec justesse seulement avec une telle oreille. Il faut lui ajouter une réelle connaissance de l’état des entités sociales, de la logique des fonctionnements conventionnels, techniques, juridiques, économiques en lesquels consiste le mode. Et, de nouveau, une intelligence de l’état de la volonté, qui suppose sans doute en dernière analyse une profonde empathie avec la dynamique non édifiante de l’existence humaine, entre la naissance et la mort, tourmentée par l’entrelacs du désir et du besoin.

Mises bout à bout, ces deux remarques qui délégitiment ou plutôt des-autorisent le philosophe expliquent pourquoi le choix juste et la compréhension adéquate de la pente du monde appellent tous deux des spécialistes, d’un autre genre, cumulant à la bonne disposition éthique une immense connaissance positive et une proximité à l’empirique de l’affaire, à l’empirique de la volonté s’il est permis de le nommer ainsi.

Je pense que si nous assimilons vraiment de tels enseignements, alors nous avons quelque chance d’échapper au crime de grandiloquence.

Mais j’en viens maintenant à une autre leçon que la raison analytique s’est employée à nous administrer : que la philosophie était, devait être une activité théorique.

Le principe de théoricité

Ce principe me semble envelopper, de manière implicite, plusieurs thèses ou revendications. L’une est que la philosophie argumente ce qu’elle dit, suivant un canon qui est le canon universel de la logique des prédicats du premier ordre (canon qui, de plus, est utilisé comme terminus ad quem d’une « traduction » généralisée de toutes les notions, affirmations et problèmes par la philosophie analytique, qui noue donc avec lui un rapport absolu et double).

Mais le principe de théoricité, il me semble, dit en fait plus que cela. Il dit, d’abord, que la philosophie est connaissance. Il récuse, en fait, toute velleité de rattacher la philosophie à l’enjeu esthétique ou à l’enjeu éthique. La philosophie peut traiter des matières éthiques ou des matières esthétiques, mais sans sortir de la volonté de connaître, de l’effort pour dire ce qui est tel qu’il est. Elle ne saurait, sans se trahir, dire ce qu’elle dit comme une littérature, au titre que c’est plus beau, plus intense que ce qui serait dit sinon. Elle déroge aussi à elle-même si elle prétend dire le bien ou ce qu’il faut faire directement pour l’enjoindre, pour courber le lecteur à la pratique correspondante, à un certain usage de la vie. Ces deux postures, rhétorico-poétique ou révélationnelle, la dévoyent hors du terrain qui est nativement et de plein droit le sien, et qui est la recherche de la vérité. La philosophie pourra et devra donc plutôt examiner le mode de vérité des assertions engagées dans le contexte esthétique, ou le mode de rattachement à une connaissance anthropologique de bon aloi des recommandations éthiques. Il y a des principes de validation à trouver partout, même dans la sphère éthique ou esthétique, et la compétence et la destination théorique de la philosophie lui enjoignent de les analyser plutôt que de céder au frisson de ces champs.

Le principe de théoricité dit même encore plus, selon ce que j’entends : il dit l’organicité de la science et de la philosophie, il dit que la philosophie, en raison de son orientation théorique, a pour mesure et devenir naturel la science bien constituée, jouissant de l’autorité empirico-méthodologique qui est la sienne. La philosophie ne se distingue de la science que provisoirement ou localement, dans les cas où la mise en œuvre d’une connaissance scientifique standard, avec portée prédictive, n’est pas possible, et où une rationalité prudente, balisant en termes généraux le champ sans pouvoir faire système et s’en emparer, est seulement accessible. Encore celle-ci est-elle censée aider à l’instauration d’une couverture scientifique du domaine jusqu’à nouvel ordre manquante. La philosophie, pour cette raison d’organicité, peut d’ailleurs emprunter à la science encore balbutiante ou à une science bien établie rendant raison d’un objet connexe ses enseignements, ceux-ci ne sont pas d’une autre nature et visent le même monde.

Ce principe est pour moi le plus difficile à intégrer à cette première partie concessive, parce que, comme je l’expliquerai plus loin, je suis assez loin d’y adhérer en dernière analyse. Je vais cependant essayer de dire dans quelle interprétation j’ai tout de même envie de l’entériner, dans le but de clairement refuser certains excès, certaines confusions, certaines stérilités.

Ce qui est en tout cas clair pour moi, c’est que la philosophie se déjuge et se trahit lorsqu’elle prétend mettre le travail de la science dans un compartiment qui ne la concernerait pas essentiellement. Ce qui veut dire, ou bien trouver un concept philosophique catégorisant ce travail comme « autre », ou bien, plus grave encore, donner à entendre qu’entre ce travail de la science et l’effort de conceptualisation de la philosophie, les ponts seraient pour des raisons d’essence coupés, qu’il n’y aurait pas de relations d’inspiration et de reprise d’un bord à l’autre. En France, il me semble hors de doute qu’une certaine « consommation » du verdict heideggerien « La science ne pense pas » a produit l’ensemble de ces effets, et a crispé une part importante de la philosophie institutionnelle, enseignants et étudiants confondus, dans un écart « absolu », dénué de contamination autre que métaphorique avec la science.

Or je tiens, tout à l’inverse, que la philosophie est depuis l’origine liée à une sorte de situation épistémologique, elle procède à partir d’un émerveillement (qui est aussi une volonté critique d’interrogation et d’élucidation) à l’égard de la science, principalement la mathématique à l’origine. Au moins, cette situation la qualifie dans l’ordre de l’intellectualité. Bien sûr que la philosophie est aussi en charge des questions du beau et du juste, et au-delà même de la question insaisissable et immense de la sagesse. Mais il est hors de doute qu’il fait partie de son type intellectuel, de sa personnalité parmi les genres et les disciplines d’avoir la science sous son regard, d’en être toujours réputée avoir fait l’épreuve.

Il n’est pas gênant de dire qu’au moins en un temps, les philosophes ayant en France rejoint  le projet analytique sont ceux qui ont défendu et rappelé cette implication. Ma réserve serait qu’ils l’ont fait d’une tout autre manière, et passant à la conclusion à mon avis illégitime d’une réinstauration « comme-si-scientifique » du travail philosophique. Mais de cela, je parlerai plus loin.

Eux comme nous

Une dernière observation me tente, qui est d’un ordre différent bien qu’elle aille dans le même sens.

L’activité intellectuelle « analytique », jusqu’à un certain point, peut se décrire comme suit :

1)    on prend connaissance de cette fort belle pièce de connaissance formelle qu’est la logique mathématique contemporaine (disons, comme déjà spécifié, la logique des prédicats du premier ordre, dans ses aspects morphologiques, sémantiques et syntaxiques) ;

2)     on aperçoit, on intuitionne, on anticipe que cet instrument permet d’aborder autrement, avec une sorte de support technique, beaucoup de questions métaphysiques, ayant trait à l'identité, à la substance, etc.

3)    de là, on s’engage naturellement dans des reformulations, dans le déploiement de discussions et de problème qui peuvent notamment être envisagés comme des contreparties traductives  de réflexions ou arguments donnés dans l’histoire de la philosophie.

Les points 2) et 3) correspondront, par exemple, respectivement au Naming and necessity et au Wittgenstein : on Rules and Private Language de Saül Kripke. Dans le premier, Kripke se pose le problème de l’identité de l’âme et du corps “à partir” de sa construction technique de la désignation des noms propres inspirée par sa conception de la logique modale ; dans le second, il commente l’argument du langage privé de Wittgenstein en l’éclairant a priori par le “puzzle” logico-mathématique de la “quaddition”, et sa démarche est en général celle d’un commentaire.

Il m’a souvent semblé que « nous » n’avions pas fait autre chose, que notre entrée dans la philosophie, notre approche de ses problèmes et de sa tradition avait été isomorphe à celle des membres du courant analytique. Qui désignai-je sous ce nom de « nous » ? Une petite collection d’auteurs philosophiquement francophones et qui ont écrit ou continuent d’écrire et de penser en quelque manière depuis la mathématique, mais en plaçant tout de même leur travail en le lieu de la pensée pure, de la spéculation, et sans entrer dans le régime analytique. J’hésite à citer des noms de peur de me faire des ennemis par omission ou au contraire par non-omission, si la compagnie où je les place devait leur déplaire. Je fais donc le pari que les possibles lecteurs de cet article sauront tous seuls identifier ceux auxquels je pense, et que ces auteurs eux-mêmes, s’ils figurent au nombre des lecteurs en question, auront plaisir à se rattacher intérieurement au nous que j’évoque.

Nous avons, les uns et les autres, il me semble, suivi un cheminement analogue à celui de la philosophie analytique, avec cette différence originaire que les contenus rencontrés et invoqués étaient des contenus plus mathématiques que logiques (le contenu commun aux uns et aux autres me semblant être la théorie mathématique du continu, la canonique avant tout, mais aussi ses variantes récentes). D’où il résulte que les thèmes que nous avons abordés dans le moment 2) furent plutôt ceux du continu, du discontinu et du discret, ou de la multiplicité en général, que ceux de l’identité et de la substance. De même, les relectures traductives de textes classiques auxquels nous avons été portés ne furent pas celle d’Aristote, Locke ou Wittgenstein, mais celles de, par exemple, Spinoza, Hegel, Kant, Husserl ou Heidegger (le choix n’étant pas le même pour les uns et les autres).

Mais enfin, cette analogie me porte à penser que nous ne devrions pas, au fond, nous sentir tellement autres qu’« eux », tellement plus continentaux (ni eux nous plus nous juger tels, mais ceci est une autre histoire).

Pourtant, nous avons bien le sentiment, je crois – mais au fond, sur ce dernier point, il conviendrait de distinguer les cas, si bien que j’aime mieux repasser à la première personne du singulier : pourtant j’ai bien le sentiment d’appartenir au camp continental, et je ressens une certaine réprobation de l’orientation analytique. C’est ce que je vais maintenant tenter d’expliquer en proposant une petite « critique de la raison analytique ». J’annonce, avant de procéder, que tout ce qui vient est écrit par quelqu’un dont le savoir et la compréhension sont limités, qui, en particulier, n’a qu’une connaissance restreinte par rapport à l’immensité de ce qui a été écrit en elle de la philosophie analytique, ou tout aussi bien de la philosophie non analytique d’ailleurs. Faudrait-il, dans ces conditions, ne pas évaluer ? Je ne le crois pas, mon principal argument étant qu’évaluer aide à apprendre.

Critique de la raison analytique

La critique de base que j’éprouve le besoin d’adresser à la philosophie analytique porte sur le privilège à mon sens indu qu’elle accorde à une certaine forme technique : celle de l’argumentation logique, la plupart du temps référée, de plus, à ce morceau particulier de dogme qu’est la logique des prédicats du premier ordre.

Bien entendu, tous les textes de philosophie analytique ne thématisent pas le logique, ne comportent pas des formules de logique en notation plus ou moins canonique (bien que, malgré tout, nous devions remarquer que les textes qui le font ne sont pas anecdotiques : de Russell à Davidson, c’est tout de même une part importante de l’effort analytique qui porte sur la traduction en langage logique des phrases de la langue naturelle). Mais même les textes qui se tiennent en deçà de ce jeu technique bien particulier sont généralement rédigés sur un mode assertorique-déductif qui renvoie au niveau “méta” en quelque sorte à cette même logique.

Or, il me semble que cette approche conduit à ne pas comprendre comme il convient la rationalité dans un certain nombre de ses œuvres. Elle offre à mon sens une mauvaise fenêtre sur les mathématiques, sur la physique et sur le langage, pour annoncer mes griefs.

Déficit dans l’approche des mathématiques : axiomatique, interprétation, construction

Pour ce qui concerne les mathématiques, d’abord. Chacun sait, les premiers logicistes déjà le rencontraient comme un problème, que les mathématiques sont largement déterminées par un choix de cadre axiomatique. Au minimum, celui de la théorie des ensembles. Mais il y a bien plus : ce que sont de fait les mathématiques est également tributaire des catégories de situations mathématiques dont l’étude est choisie. Comment soutenir, par exemple, que l’important à l’égard de la géométrie différentielle est la bonne logicité des déductions que l’on y conduit plutôt que l’objet variété différentielle en tant qu’invite à l’exploration d’un certain nombre de possibilités ?

L’appréciation correcte des mathématiques sous le rapport ici suggéré demande que nous acceptions une sorte de situation en suspens ou en attente, ou une sorte de cohérence ou de fécondité présomptive, et que nous examinions dans l’après-coup si ce qui a été dérivé dans un tel contexte nous impressionne, renouvelle notre paysage conceptuel, nous intéresse et nous rend intelligents. Mais la demande de vérité et de vérifiabilité qu’adresse l’entendement analytique ordinaire à la pensée empêche justement cela. Chaque fois qu’un concept est introduit, il exige de connaître sa définition et quelques exemples de la classe de ses référents, afin de pouvoir aussitôt, suivant une sorte de démarche tarskienne – en effet conforme au sens commun – juger de sa vérité. Or, l’appréciation de la mathématique suppose justement que l’on suspende toute évaluation de vérité, et qu’on se laisse porter par le fonctionnement mutuel de divers concepts introduits dont la référence n’est pas encore fixée (à la limite, d’un ou de deux concepts, comme ceux d’appartenance et d’égalité en théorie des ensembles). Mais cette figure se retrouve à des stades ultérieurs : on ne peut pas suivre le mouvement des mathématiques en ayant toujours besoin de l’exemple avant tout, il faut pouvoir raisonner sur des groupes quelconques, des espaces topologiques quelconques, etc. (ce qui n’empêche pas, bien entendu, que les exemples comptent aussi, mais souvent, pas tellement pour justifier et soutenir les formes sur lesquelles roule le jeu général, mais plutôt pour fixer dans notre esprit des possibilités elles-mêmes génériques d’illustration de ces formes : les exemples sont à leur tour généraux).

Ce défaut dans le jugement de la mathématique a selon moi son correspondant du côté de l’évaluation des constructions philosophiques. Les mathématiques sont la preuve “épistémologique” que tout discours ne construit pas sa cohérence et sa faculté de vérité sur le mode que j’appellerais “nominaliste” : certains commencent par élaborer une sorte de monde possible ou d’ambiance de pensée sur le mode axiomatique, c’est-à-dire en s’installant dans une règle de l’emploi des mots. Il me paraît probable que certains discours philosophiques sont de type axiomatique en ce sens, ceux-là même dont la raison analytique se sent le plus offusquée et qu’elle est au moins tentée de regarder avec la plus grande condescendance. Ainsi, je dirai que la bonne façon de lire Emmanuel Levinas est d’accepter d’abord son discours sur la relation éthique comme une sorte de grammaire ayant ses règles propres, et dont la mise en œuvre produit le sens vrai de la moralité, du moins si Levinas a raison. Au lieu de demander qu’on donne un exemple de visage apparaissant de façon non ontique et non plastique dans le monde, demande qui naturellement ne peut être satisfaite, il faut essayer cette cohérence de formulation, repérer les règles qu’elle introduit (parfois silencieusement) et juger au bout du compte de l’effet, comme on le fait vis-à-vis d’une théorie mathématique.

Cet effet, d’ailleurs, est également descriptif. Une fois que la théorie a été vécue et déployée selon sa cohérence, en accord avec les contraintes qu’elle se donne et qui lui sont propres, il arrive que l’on puisse apercevoir une « couverture » descriptive par le jeu de la théorie de tout un pan de l’activité, du monde humains. Seulement cette couverture n’est pas organisée autour d’une base dénotative, comme il le faudrait si l’on devait reconnaître un secteur de réalité comme modèle au sens technique de la théorie philosophique (ce qui est la seule « applicabilité » de la philosophie que la raison analytique semble admettre) : dans son principe, elle relève plutôt de l’autre modèle de l’interprétation que l’on connaît en logique mathématique contemporaine, celui de l’interprétation syntaxique. Qu’une théorie s’interprète dans une autre, cela signifie d’après ce dernier concept, en substance, que l’on traduit son langage dans le langage de la première suivant une procédure systématique, et que l’on relativise « à l’arrivée » les traductions des énoncés écrits dans le vocabulaire de la théorie interprétée à un « prédicat d’univers » (qui joue le rôle du modèle de la théorie des modèles), tout cela en telle manière que les traductions-relativisations des axiomes de la théorie interprétée soient déductibles dans la théorie interprétante. La supériorité de cette méthode de mise en recouvrement sur la modèle-théorique est qu’elle n’exige absolument pas que l’on saisisse a priori des individus du monde justifiant l’interprétation, c’est-à-dire en l’occurrence l’application de la théorie interprétée. Et compte tenu de la radicale incrédulité en matière d’objets, notamment d’ensembles, du formalisme contemporain, on peut soutenir que ce concept syntaxique d’interprétation est plus fondamental que le concept modèle-théorique, qui demande au bout du compte lui-même à être fondé en termes de la notion syntaxique d’interprétation : un « modèle » de T, si du moins il n’est pas trop compromis avec les présupposés idéalisants de la théorie des ensembles, est une interprétation syntaxique de T dans ZFC avec prédicat d’univers ensemblisant.

Soit dit en passant, un deuxième reproche que l’on pourrait à mon sens adresser à la raison analytique est son indifférence tendancielle à tout le pan syntaxique, constructif, lié à la théorie de la démonstration de la logique contemporaine. La philosophie analytique a historiquement constitué son mode d'approche à partir de Russell, Frege et Tarski, et semble ne pas naturellement savoir faire usage avec le même bonheur de Brouwer, Turing, Prawitz et autres Curry. Les problématiques de l’effectivité et de la démonstration, en logique contemporaine, ne sont pas centrées, en effet, sur l’objet, la référence et la vérité, mais plutôt sur  le texte, l’interprétation et la déduction ou le calcul.

Déficit dans l’approche de la physique : espace, épistémologie

Mais la raison analytique se montre aussi fermée, et cela me semble en l’occurrence beaucoup plus facile à voir, à ce qui est le plus propre de la démarche physique, de la science exacte mathématisée de la nature. Et ce, toujours pour la même raison : par préjugé nominaliste. Les tentatives classiques et centrales, en philosophie analytique, de commenter et juger les constructions scientifiques de la physique essaient d’envisager celles-ci comme l’élaboration d’ingénieuses théories logiques s’adressant à la bonne classe d’individus du monde (par exemple, dans la proposition de Montague (1974), il s’agit des particules matérielles en mouvement, complétés par les êtres mathématiques nécessaires il est vrai[2]). Or, Kant avait pourtant bien vu et bien enseigné que le geste fondamental de la physique n’est pas de fixer une grammaire des choses, mais de « camper » leur apparition sur la scène du monde en termes d’un certain nombre d’entités mathématiques, de « paramètres » qui définissent ce qu’on appelle volontiers l’espace de repérage des phénomènes pris en considération. Au-delà, la physique contemporaine cherche à formuler les nécessités des évolutions en termes d’équations différentielles, qui définissent entre conditions initiales et effets observables des solidarités qui ne sont pas déductives, mais qui relèvent d’objets fonctionnels simulant, associés par la modélisation physique à la situation. Cette fois, ce qui n’est pas mesuré correctement par l’approche analytique, c’est que la physique est une mathématique de la nature plutôt qu’une logique de l’étant. D’où un déficit épistémologique de la raison analytique, dont on pourrait également faire une rubrique de ce passage en revue critique.

La philosophie analytique, en même temps qu’elle s’est voulue, originellement, philosophie exacte, a cru ou tenu pour évident qu’il n’y avait d’exactitude possible que d’un discours énonçant le vrai quant à ce qui est. En sorte que pour une part importante, la philosophie analytique remet à l’honneur ce qui était le programme pré-critique de la philosophie, dénoncé par Kant sous le nom de métaphysique : le programme d’une connaissance générale de l’étant procédant par voie logique. Or, si la philosophie est, sur ce mode “logico-métaphysique”, directement science, elle ne comprend ni à vrai dire ne rencontre cette autre définition d’elle-même qui serait sa définition épistémologique. Ce qu’il y a à faire dans le registre philosophique vis-à-vis des savoirs constitués pour les reprendre et les relancer, en effet, et qui est également de l’ordre de la pensée précise et rigoureuse plutôt qu’exacte d’ailleurs, n’est pas essentiellement intervenir quant à ce qui est, discuter les points de vérité mis en avant dans les sciences, mais plutôt apprécier l’organisation, la genèse de leurs thèmes, la stratification des significations émises, élucider ce qui opère authentiquement comme contenu directeur à tel ou tel égard dans la pratique pensante de telle ou telle science. L’ensemble de ces recherches est clairement appelé et préparé par la philosophie transcendantale, mais semble occulté voire interdit par l’approche analytique, au moins dans sa première orientation. En fait, on le sait, depuis le cercle de Vienne, la philosophie analytique s’est constitué une couche épistémologique, et le déficit dont je parle peut en ce sens être contesté. Je connais trop mal ces sujets pour en parler, mais mon sentiment possiblement injuste est que même cette épistémologie secondairement apparue n’en est pas totalement une, qu’elle reste accrochée à des puzzles ontologiques apparaissant dans telle ou telle science, et dont une discussion logico-métaphysique est possible (comme la réduction du paquet d’ondes en mécanique quantique ou le dualisme esprit-cerveau en sciences cognitives).

Ce dont l’entendement analytique paraît avoir beaucoup de mal à se saisir, c’est de problèmes qui ne sont pas du tout directement problèmes de la vérité des sciences, comme par exemple : quel sont le sens et la raison d’être profonds du Hilbert des états en mécanique quantique ? comment qualifier exactement ce qui arrive, au niveau de l’espace de repérage et de la théorie de la matière et du mouvement, avec le formalisme de type variété différentielle de la relativité générale ? Ces sortes de problèmes ont deux aspects communs qui soulignent leur non-analyticité. Premièrement, ce sont des problèmes pour ainsi dire indiqués par la tradition transcendantale. Ils ont trait à la division des théories scientifiques en moment “esthétique” et moment “analytique” (au sens kantien cette fois), en moment de la mise en scène mathématique des phénomènes et moment de l’interprétation des catégories selon  lesquelles la chose et son mouvement sont pensées dans des théories mathématisées. Deuxièmement, mais c’est en fait déjà dit, ils sont fondamentalement branchés sur la dimension mathématique de la physique : ils consistent en la tentative d’expliciter le préjugé sur la matière et son changement que toute grande théorie physique inscrit mathématiquement. L’épistémologie au sens où je l’entends, et que réclame par excellence à mon sens l’examen de la physique contemporaine, est de style transcendantal et d’intérêt mathématique plutôt que de style analytique et d’intérêt logique.

Déficit dans l’approche du langage : la dimension textuelle

J’aborde maintenant les réserves que l’on peut exprimer vis-à-vis de la façon dont la philosophie analytique traite du langage. Cette fois, le reproche principal concernerait le mépris de la dimension du texte, mépris lui-même dicté sans doute par une prédilection excessive pour le niveau de la phrase. Evidemment, cette prédilection est fondée : dès lors qu’il s’agissait, pour la philosophie analytique, de prendre à bras le corps, sur un mode exact et para-scientifique, la question de la vérité, de collaborer à la volonté de vérité de la science et d’étudier en général comment la vérité pouvait se dire et se juger, le niveau de la phrase se voyait naturellement privilégié, parce que la phrase est justement la « première » unité syntagmatique justifiant l’attribution de vérité. Un groupe nominal n’appelle pas d’évaluation en termes de vérité, un texte demande plutôt à être apprécié quant à sa cohérence. Le privilège de la phrase se marque ordinairement, dans les œuvres analytiques, de deux façons typiques : d’une part, ce qui est pris comme exemple au cours d’une argumentation est à chaque fois une phrase, ce qui amène, on le sait, à associer à chacun des points d’appui ainsi adopté et détaché du texte en mode centré un numéro d’ordre entre parenthèses, au moyen duquel on se réfère en suite à la phrase en cause ; d’autre part, la signification est régulièrement envisagée comme définissable par l’ensemble des conditions de vérité (décision philosophique qui, si j’ai bien compris, remonte à Frege).

Or la réalité vivante du langage, il me semble, appelle une prise en considération du mot et surtout du texte à l’égal de la phrase.

C’est déjà vrai dans les matières épistémologiques, dans le cadre d’une réflexion motivée par la vérité de la science. Revenant implicitement aux critiques émises à l’instant, je dirai que la prétention à la vérité de la science n’est pas réductible à une prétention à la vérité référentielle d’un certain nombre de phrases épelant le dogme scientifique, phrases dont chacune serait accrochée sur le mode nominaliste à une ou plusieurs choses du monde dont elle dirait le vrai. De larges parties du discours scientifiques sont identifiables comme des textes manifestant une certaine cohérence, et dont les phrases ne sont dotées d’une vérification que secondairement : la signification scientifique consiste d’abord dans une cohérence non référentielle, qui n’est elle-même pas forcément ou pas simplement une cohérence logique (un texte scientifique peut avoir sa valeur scientifique, par exemple, dans la manière dont il traduit un autre texte, scientifique ou de sens commun, et l’on retrouve la nécessité d’avoir présente à l’esprit la notion d’interprétation syntaxique).

Mais c’est plus généralement vrai des formes usuelles du langage. Certains fonctionnements du langage, même phrastiques, ne visent pas la vérité, la philosophie analytique a du les prendre en compte dans ses variantes pragmatiques, mais au-delà et plus gravement, même les textes superficiellement déclaratifs produisent du sens autrement que sur le mode référentiel-véritatif : je pense par exemple au rôle dans la détermination en contexte des sens locaux de ce que François Rastier appelle isotopie, et qui renvoie à la façon dont les termes individuels s’indexent sur des dimensions sémantiques[3]. Mais il y aurait mille choses à dire sur les voies suivant lesquelles les textes font advenir des effets de sens qui ne sont pas des effets de vérité.

Il faudrait d’ailleurs contester absolument le pré-formattage par la raison analytique des exemples comme phrases. Lorsque l’on argumente sur une affaire rationnelle, il peut être tout à fait important de prendre à témoin la façon dont un texte signifie, la façon dont une communauté investit et fait vivre un ensemble de symboles, et autres réalités moins aisément localisables en mode centré-détaché, mais tout aussi prégnantes. Comme je l’ai écrit ailleurs, la discussion analytique (mais pas seulement analytique soyons juste) de l’esthétique transcendantale kantienne me semble profondément biaisée par cela que beaucoup de commentateurs ne paraissent pas voir qu’elle établit une corrélation entre l’intuition pure et un texte, celui de la géométrie : ce qui atteste la présence en nous d’un rapport à vide préjudiciel à l’espace, ce n’est pas la certitude d’une phrase ou d’une autre, c’est la nécessité traversant dans son ensemble le discours de la géométrie. Mais je laisse ce point, qu’il m’est impossible d’approfondir ici.

Le problème du “mode organisationnel”

Chacun des griefs que j’ai développés ici justifierait, de la part d’un bon défenseur de la raison analytique, honnête et intelligent, une défense pertinente. Dans chaque cas, ce défenseur s’emploierait à montrer qu’il est des attitudes analytiques pour ne pas s’enfermer dans les limitations que je stigmatise, qu’il y a des façons d’en user avec l’“axiome analytique”, quel qu'il puisse être, qui prennent en compte ce que je critique ou ce que je réclame. Le débat avec un bon contradicteur de cette sorte me conduirait sans doute à une position nuancée, ce qui, quoique probablement plus véridique, aurait quelque chose d’un peu décevant par rapport à l’espérance de polémicité assumée ici.

Je voudrais donc en venir à ce qui est pour moi le grief des griefs, ou, du moins, à ce qui me semble au bout du compte la chose grave dans cette affaire.

Dans un des articles qui composent son excellent recueil[4], Daniel Andler s’interroge, comme nous ici, au fond, sur ce qui distingue philosophie analytique et philosophie continentale. Il passe en revue les critères communément mis en avant pour distinguer en les opposant les deux écoles, et conclut à chaque fois que ces critères ne sont pas véritablement significatifs, échouent à classer comme on l’espère d’eux. Mais il retient finalement une sorte de méta-critère organisationnel : il lui semble en tout cas clair que la philosophie analytique est la seule à avoir construit à l’échelle internationale un mode de travail, du type de la coopération savante. La philosophie continentale contemporaine lui semble n’avoir son identité que dans une certaine tradition des auteurs et des discours, et pas dans la mise en œuvre collective d’une approche des problèmes en vue de leur résolution.

Je pense que cette distinction organisationnelle entre philosophie analytique et philosophie de style continental est bien vue, et qu’elle est en effet ce qui compte le plus. Comme phénoménologue, en gros, j’ai peu de points communs théoriques, peu de thèses ou même d’idéaux philosophiques communs avec nombre de collègues adeptes d’autres référentiels d’histoire de la philosophie (par exemple, l’idéalisme allemand ou la philosophie moderne) ou marqués par d’autres sensibilités (par exemple, matérialistes ou empiristes), mais nous sommes profondément d’accord sur l’idée d’une communauté plurielle-perplexe de la recherche philosophique, et cela fait que de ces collègues je suis au bout du compte beaucoup plus proche que d’un philosophe analytique tendanciellement constructiviste, partageant pourtant avec moi nombre d’analyses et de jugements. La façon de concevoir le travail et le débat joue en effet ici un rôle décisif.

La philosophie analytique est profondément déterminée par l’hypothèse qu’elle fait de son organicité avec la science. Le mode de travail universel évoqué par Andler s’en déduit. Si effectivement, il n’y a que des savants cherchant à connaître le réel, alors cette forme de coopération s’impose, en philosophie comme en sciences, et les énonciateurs de discours méditatifs refusant l’engagement ontologique n’ont pas leur place dans cette coopération, pas plus que des biologistes dans un congrès de physiciens, ou plutôt, pas plus que des romanciers dans un congrès de chimistes.

De ce présupposé d’organicité découle donc, non seulement que les philosophes analytiques collaborent dans la recherche de la vérité, mais aussi qu’ils ne mettent pas sur pied des rencontres de confrontation, où philosophes analytiques et non-analytiques aborderaient de façon contrastée des thèmes communs.

Mais cette différence organisationnelle est une différence intellectuelle, ou plutôt une différence philosophique, elle renvoie, comme je l’ai déjà laissé entendre, à l’idée d’une organicité de la science, et d’un rattachement naturel de la philosophie à cette organicité, suivant lequel les énoncés de la première s’intégreraient tels quels, sans déformation, sans traduction, sans modalisation aux théories de la science. Qu’y a-t-il là de nouveau, dira-t-on, rappelant l’arbre de Mersenne ? La métaphysique concevait son travail comme organiquement lié à celui de la science. Il n’est pas jusqu’à Husserl qui, parlant après Kant et largement dans la ligne de Kant, n’évoque très précisément et très suggestivement l’organicité scientifico-philosophique dans Philosophie première ou dans Krisis. Mais les mots, voire les slogans sont trompeurs, et cachent des orientations tout à fait adverses et incompatibles même lorsqu’il se trouve qu’ils se ressemblent.

Je crois, sur ce sujet, deux choses :

1)    L’expérience millénaire de la philosophie est qu’elle a une gnoséologie propre, une manière particulière d’être intelligente, d’apporter quelque chose qu’il vaut mieux nommer perspective ou éclairage que vérité. Que  la philosophie soit une démarche, une compétence distincte vis-à-vis de la science me semble absolument incontestable, surtout aujourd’hui que nous avons les œuvres analytiques comme preuves fraîches. Le mot et la chose de Quine, La logique des noms propres de Kripke ou Action et événement de Davidson ne sont pas du tout des textes scientifiques, ce sont des textes pinailleurs, méditatifs et perspectivistes, des textes philosophiques tout à fait exemplaires et représentatifs.

2)    Le fait scientifique est un fait majeur, autonome, séparé, radical. La science, au moins la science protopypique, la grande physique, en en général tout ce dans quoi la mathématique contemporaine s’implique de façon plausible n’est directement organique avec rien : la science est la schize, appelant le taumazein de base de notre présent, et qui est le taumazein épistémologique (comment un tel régime séparé de la pensée et du discours sont-ils possibles, et dans de telles conditions que lui est délégué la tâche de fixer  ce qui est tenu pour le réel ?). La philosophie de Kant me semble la première qui soit née de l’assomption de ce taumazein, et je tiens d’une  part que ce n’est pas un hasard si elle est aujourd’hui à peu près la seule philosophie incontournable au monde, d’autre part qu’elle a fixé d’une manière légitime, sans qu’il y ait lieu de revenir là-dessus, un espace distinct pour la philosophie, un retrait par rapport à la vie de la science.

Car ne nous trompons pas de prêche : il ne s’agit pas du tout de prôner que la philosophie se détourne de la science, comme si elle le pouvait d’ailleurs. Non seulement il importe d’assumer le taumazein épistémologique, dont je viens de parler, mais une bonne philosophie pariera toujours sur un pont thématique avec la science, elle cherchera toujours à transférer en sa faveur une construction illuminante de la science, ou une évaluation profonde spontanée de ce à quoi elle tend par celle-ci. Les facultés d’analyse, de réflexion et d’interprétation de la philosophie sont accrochées au travail de reconceptualisation interne et technique qui est celui de la science, et ne doivent donc jamais renoncer au commerce avec elle.

Mais justement, l’idée est que pour prendre au sérieux la science, il  ne faut pas la singer ou se croire en train de la faire.  C’est précisément parce que nous avons le sentiment le plus fort de la complexité, la mutabilité, l’immensité encyclopédique, du génie formel de la science, que nous savons que, faisant de la philosophie sous l’impulsion de ce grand’œuvre,  dans la complicité avec lui, ne supposant jamais que ce qui se passe en lui serait étranger à la figure de la pensée en général et à notre désir de penser en particulier, nous faisons tout autre chose que de la science. Nous ne cédons pas à l’illusion qu’encourage l’institution lorsqu’elle demande à un philosophe ses hytpothèses et ses résultats de recherche, ou dans  laquelle tombe à notre sens le philosophe lui-même lorsqu’il nous raconte qu’il a rassemblé des données empiriques et teste maintenant plusieurs théories afin de les « couvrir » (I can give an account of … ). Même si le discours d’un philosophe suit ce schème, et, après tout, c’est son droit, c’est forcément parce qu’il se passe autre chose dans son discours que nous le reconnaissons comme philosophe. Par exemple, dans Actions et événements, dans le long passage de réponse aux objections, rappelant Descartes, qui suit l’article-clef où Davidson expose son programme de traduction des phrases d’action avec quantification sur un événement, il y a un court passage où l’auteur remonte à la motivation et à l’enjeu des traductions dans le langage de la logique de prédicats en général (pour répondre aux critiques de Cargile) : ce passage[5] est tout à fait lumineux et admirable de pure réflexivité philosophique, il est typiquement retour sur le présupposé trop massif pour être ordinairement discuté, et réflexion qui trouve quelque chose à dire pour cerner l’enjeu et imaginer un critère. D’ailleurs, il ne s’agit plus, là, de prendre position sur la vérité et les conditions de vérité d’une phrase, mais, de saisir ce qui se passe d’important dans toute une série de textes : Davidson s’affranchit aussi, à cette occasion, d’une des limitations imputées ici même à la raison analytique, dans une certaine mesure en passant au niveau méta-philosophique d’ailleurs, puisque sa réflexion porte sur ce que doit être une philosophie assumant l’épreuve de la traduction logique des phrases (la philosophie analytique a volontiers besoin de la montée sémantique la faisant passer au niveau méta-philosophique pour s’inscrire comme philosophie authentique, cela me semble un fait structurel, résultant de l’ensemble de ses options de base).

Donc, pour me résumer, il me semble qu’il y a toutes les raisons, soit parce que l’on est attaché à la philosophie et à son génie propre, soit que l’on se refuse à porter tort à la science en la singeant et en la caricaturant, de ne pas souhaiter le fonctionnement organique mis en avant par Andler. Clairement, nous préférons les colloques où une certaine perplexité est partagée, et où l’enjeu proprement philosophique n’est pas par avance nié par le projet scientifique. Par ailleurs, la collégialité scientifique est belle et bonne, et je ne soutiens pas qu’il faille, comme philosophe, la bouder. Il peut arriver qu’un philosophe ait étudié des matières scientifiques au point de pouvoir y collaborer, fût-ce très localement et très modestement : faut-il que, le faisant comme c’est à son honneur, il prétende par là même faire de la philosophie ? C’est ce double jeu, auquel nos collègues de la philosophie analytique semblent tellement croire, que je n’aime pas, même si, lisant leurs œuvres, j’y trouve régulièrement de bonnes compréhensions de segments de science et des réflexions philosophiques de qualité : pourquoi ne peuvent-ils pas avouer la différence ? Je trouve cette pose par laquelle on fait passer des dissertations raisonnables pour des modèles ou des théorèmes ou des experimenta crucia plus dommageable à la rationalité que les audaces spéculatives en territoire scientifique fustigées par Alan Sokal et Benoit Bricmont (sans revenir sur ce débat, il me semble au moins clair que Bergson, Merleau-Ponty et Deleuze ne font pas semblant de proposer des publications CNRS ou des notes à l’académie).

Etant ainsi arrivé à l’expression la plus véhémente de ma mauvaise humeur (largement simulée : un discours œucuménique eût été plus de mon tempérament, mais j’ai parié qu’il fallait se montrer coriace pour être aimé), je me propose de conclure cet article par un mouvement tout différent, mais complémentaire : je voudrais parler du compétiteur phénoménologique de la philosophie analytique, afin d’examiner si, vis-à-vis des écueils de la raison analytique, il me paraît en meilleure posture qu’elle.

Les chances rationnelles de la phénoménologie

Considérons donc successivement chacun des écueils ou motifs de contentieux qui son apparus dans notre contestation de la raison analytique.

D’abord,  nous avons soulevé le problème de la compréhension philosophique des mathématiques. Nous avons reproché à la philosophie analytique de ne pas comprendre l’axiomatique, ni le rapport des mathématiques à l’objectivité constructive.

Vis-à-vis de l’axiomatique, il faut dire que la phénoménologie partait avec un avantage considérable, sous l’impulsion de Husserl. Celui-ci, je dois à Pierre Cassou-Noguès l’information et son analyse, s’était interrogé, dans ses travaux épistémologiques de jeunesse, qui devaient constituer la suite de Philosophie de l’arithmétique, sur la possibilité d’une approche philosophique de la mathématique qui ne se laisse pas capturer par la prétention à la vérité qui court en elles, et que chaque nouveau mathématicien assume dans sa démarche de résolution de problème. En effet, Husserl voyait bien qu’une réelle compréhension du rapport du mathématicien à ses objets exigeait qu’on entrât dans le vif de son travail, il avait, en quelque sorte, par avance fait sien le slogan desantien de l’épistémologie interne. Mais il voulait aussi, déjà à cette époque, que la philosophie pût élucider le sens suivant lequel la mathématique abordait ses objets au sein de ses problèmes, qu’elle fournît une oeuvre d’explicitation autre que celle de la mathématique. Devant cette difficulté, Husserl voyait la thématisation des formes théoriques de la mathématique comme la seule et la bonne solution[6]. Une forme de théorie au sein de  laquelle des vérités sont poursuivies par voie déductive, en effet, c’est quelque chose comme un lieu du sens mathématique détaché de la volonté de vérité qui joue en lui, c’est quelque chose qui tout à la fois appartient à la trame effective de la vie intentionnelle mathématique et qui en est prélevé, qui se présente comme « suspendu » avant son exploitation technique. En somme on a quelques raisons de juger que Husserl a d’abord rencontré le geste qui s’appellera plus tard épochè sous la forme de la citation méditante des formes de théories (des axiomatiques, dirions-nous volontiers aujourd’hui). Il me semble d’ailleurs que la théorie mûre de l’épochè comme mise entre parenthèse reste liée à ce modèle mathématique, signifie encore notamment la mise en réserve des opérations externes, pour concentrer le regard sur les opérations internes au flux. En tout cas, en mettant le doigt sur ce moment d’anticipation et de suspension qui habite les mathématiques, et qui s’accomplit dans la mise en relief des formes théoriques elles-mêmes, Husserl s’était donné une clef en or pour la compréhension philosophique des mathématiques. Je pense que la philosophie des mathématiques n’a jamais perdu la mémoire de cette clef, et que, notamment, Cavaillès, Lautman et Desanti, chacun à leur manière, se sont efforcés de la faire tourner. Il se peut, c’est vrai, que l’aventure « sociologique » encourue par la phénoménologie avec et après Heidegger ait fortement contribué à gêner sinon interdire l’assomption par la phénoménologie de sa bonne intelligence des mathématiques (alors que c’est tout de même de là qu’elle venait), mais pas au point que la voie de la compréhension intentionnelle des mathématiques, évitant l’écueil nominaliste et l’écueil logiciste, ne se voit radicalement oubliée. On peut je crois montrer, et je renverrai sur ce point à nouveau à Pierre Cassou-Noguès dans sa thèse et dans certains travaux annexes[7], que, par exemple, la phénoménologie de Merleau-Ponty est encore l’héritière de cette lumière ou cette percée.

Quant à ce qui concerne l’objectivité constructive, le bilan à tirer me semble plus réservé. Malgré certains passages de Philosophie de l’arithmétique où il semble bien que Husserl dialogue avec une « présentation » récursive des entiers, il reste dans l’implicite et n’identifie pas l’importance de ce mode intentionnel fondamental de la mathématique qu’est le rapport à ce qui est constructif et se voit présenté comme tel. La phénoménologie dans son ensemble, pour ce dont je suis informé en tout cas, a négligé cette dimension de la mathématique, à peu près autant et de la même manière que la raison analytique.

S’agissant maintenant de la compréhension de la physique, j’ai à nouveau le sentiment que la phénoménologie a perdu l’usage de ce qui aurait dû être sa carte. Seulement, cette fois, sa carte n’est que clandestinement la sienne, puisqu’il s’agit de l’esthétique transcendantale kantienne. Notre critique de la raison analytique dans son compte rendu de la physique, tout à l’heure, passait déjà par la valorisation du contre-modèle kantien, nous conduisait déjà à soutenir que l’instrument privilégié pour la juste évaluation philosophique de la physique, pour la bonne compréhension de sa liberté et de sa profondeur, était l’esthétique transcendantale kantienne : en tant que celle-ci, rappelons-le, nous engage à envisager une rationalité physique jouant à deux niveaux, celui de l’interprétation mathématique de l’espace de présentation des phénomènes (espaces de repérage) d’un côté, celui de l’interprétation dans le cadre de cette première interprétation, dans un « modèle » qui en émerge, des catégories de la chose et du mouvement (de la substance, de la causalité) d’autre part.

Or, la phénoménologie a convergé avec la philosophie analytique dans la récusation de l'esthétique transcendantale, dans un déni plus attentif peut-être mais aussi fort. L’élément prépondérant dans ce déni est, sans nul doute, la reprise de la question de l’espace, à partir de Heidegger, dans la perspective de l’Être-à et de la spatialisation originaire. Cette phénoménologie de l’espace, en effet, élimine proprement ce qui était la contribution phénoménologique kantienne, c’est-à-dire la description d’une intentionnalité inobjective tournée vers le cadre de toute phénoménalité externe. Elle entend placer l’attention descriptive “avant” le déploiement d’un tel corrélat global inobjectif, du fond spatial, pour rendre compte, plutôt, d’un geste fondamental du Dasein en lequel se tiendrait en germe ce déploiement, mais sous forme repliée : en sorte que s’intéresser à la spatialité existentiale, c’est ne pas s’intéresser à cela qui est inobjectivement visé comme espace total. Jan Patocka, dans son article synthétique[8] sur la question de l’espace dans Qu’est-ce que la phénoménologie ?, a bien résumé cette orientation, qui fût aussi éminemment celle de Merleau-Ponty. On ne peut même pas dire, cette fois, que Husserl ait originairement prévenu la phénoménologie contre un tel oubli. D’une autre manière, il participe de cet oubli. La  lecture de Chose et espace, ou de Ideen II, semble surtout nous indiquer, en effet, que l’espace est pour lui avant tout la dimension de base de l’objectivation de la chose sensible, son intérêt phénoménologique ne porte pas sur le “noème” de l’espace total, dont il ne tente tout simplement pas l’étude réflexive. Le geste de remontée à une intentionnalité qui est cachée en l’intentionnalité de chose, sous-jacente à elle, geste qui est celui de l’esthétique transcendantale, ne paraît pas possible pour lui. Mais c’est pourtant de cela que nous avons besoin pour rendre justice à la physique. Les grandes théories mécaniques autour desquelles la physique s’organise, en effet, apportent à chaque fois une nouvelle instauration mathématique du repérage des phénomènes, qui fait usage d’une manière de fixer ce noème de l’espace total, prise du côté de la mathématique : fibrés tangents ou co-tangents des variétés différentiables pour la mécanique analytique, variétés pseudo-riemanniennes venant avec une connexion pour la relativité générale, espaces de Hilbert avec l’interprétation probabiliste du produit scalaire pour la mécanique quantique. Comprendre philosophiquement cette physique, cela me semble avant toute autre chose comprendre le retentissement de la mise à contribution de tel ou tel noème d’espace, selon le cas, sur la pensée de la chose et du changement.

Le programme de relance de la phénoménologie, pour qu’elle devienne capable d’un accompagnement philosophique de la physique contemporaine, me semble celui du retour à Kant, du retour à ce moment par excellence phénoménologique qu’est l’esthétique transcendantale, et tout particulièrement l’exposition métaphysique de l’espace, où Kant s’attache à expliciter ce fameux “noème d’espace” dont je viens de parler.

J’en viens maintenant au rapport de la phénoménologie au langage. La phénoménologie contemporaine s’enorgueillit d’avoir quelque chose à opposer à la théorie analytique de la signification comme ensemble des conditions de vérité : l’approche herméneutique du langage, développée par Heidegger lui-même de plus en plus à la faveur de sa Kehre, mais reprise ensuite avec plus encore d’insistance par Gadamer et Ricoeur. Je me suis moi-même rattaché à cette tradition dans mes travaux épistémologiques, et je crois en effet que la prise en compte de l’effet de situation qui affecte toute émission de signification, qui en module la teneur, manque en général à la vue analytique, de même que je crois que les données langagières de tout ordre demandent à être interprétées et pas seulement analysées. Tout cela est d’ailleurs devenu en partie incontestable à la faveur des difficultés rencontrées par l’intelligence artificielle, partant d’une conception logico-analytique, dans le traitement du problème de la compréhension du langage.

La phénoménologie possède des atouts dans l’abord de la question du langage, pas seulement, d’ailleurs, avec sa pointe herméneutique : je pense que les conceptions intentionnelles de Husserl sont également riches de potentialités en vue d’une bonne philosophie du langage, à condition, justement, qu’on ne les fasse pas fonctionner exclusivement sur un mode mimétique de l’analyse frégéenne, ce qu’autorisent, il est vrai, certains passages des Recherches logiques, mais qui n’épuise pas la fécondité du point de vue intentionnel. Dans un écrit non publié, j’ai montré des convergences et des résonances entre la phénoménologie husserlienne et la phénoménologie heideggerienne d’une part, et d’autre part les conceptions “post-analytiques” du langage de R. Langacker et de F. Rastier, le premier s’efforçant de ramener la signification à la saillance d’une figure vis-à-vis d’un fond, le second à la pertinence de parcours interprétatifs. Ces théories sémantiques très différentes sont les sortes de partenaires que la phénoménologie doit aujourd’hui, à mon avis, se donner, pour opposer à la compréhension logico-analytique du langage une compréhension plus fine et plus complète. F. Rastier va très loin dans le sens de combler le déficit de l’approche logico-analytique vis-à-vis du texte, alors que Langacker semble en rester à la phrase, comme le courant chomskien dont il provient mais se démarque. L’un comme l’autre, cela dit, travaillent dans un décrochage d’avec la décision de vérité qui me semble à nouveau absolument nécessaire pour rendre raison du langage, car celui-ci est façonneur de mondes et de rapports, d’attentes, d’affects avant d’être délivreur de vérité : l’épochè phénoménologique a de très nombreuses vertus rationnelles,  dont nous rencontrons en l’espèce un nouvel exemple. Ce n’est pas servir la cause de la vérité que décrire toute chose en termes de sa contribution à la vérité : quelle que soit l’importance de la déclaration de vérité dans le langage, ce dernier porte en lui tout un poids et une profondeur quasi-matérielle qui demande une description autre que logico-analytique.

J’achève cette discussion en me posant le problème de l’organicité philosophico-scientifique.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’attitude ou la position de la phénoménologie vis-à-vis de cet enjeu est difficile à déterminer. Comment, en effet, faire une moyenne entre Husserl, dont nous avons rappelé qu’il avait affirmé haut et fort l’organicité philosophico-scientifique, au point d’y voir, dans l’ouvrage Krisis, quelque chose de perdu et qu’il s’agissait de reconquérir, Heidegger, auteur du retentissant « La science ne pense pas », qui, dans toute interprétation il me semble, consomme au moins une séparation méthodologique et thématique irrémédiable entre science et philosophie, et des auteurs comme Ricoeur ou Merleau-Ponty, qui, quoi qu’ils aient pu dire dans le principe sur le lien de la science et de la philosophie, ont été chercher des éléments pour composer leur message dans le document de la science (du côté du structuralisme en linguistique et en narratologie pour Ricoeur, du côté de la Gestalttheorie pour Merleau-Ponty ; mais peut-être devrions-nous être plus exigeants et ne pas compter ces sciences humaines ou pré-cognitives comme de vraies sciences ?).

Mais le tableau que je viens de dresser est aussi critiquable en ce qu’il est hétérogène dans le mode de recueil des « positions », puisque Husserl et Heidegger y sont pris pour ce qu’ils ont dit du rapport science/philosophie, Ricoeur et Merleau-Ponty pour ce qu’ils ont fait avec le matériau philosophico-scientifique, en dehors de toute pétition de principe. Nous pourrions, dans  la même veine, remarquer que Husserl dans ses écrits n’a guère, ou seulement très rarement, présenté sa démarche phénoménologique comme directement scientifique au plan où la science l’est (l’exception, peut-être serait la troisième recherche logique, qui est organique avec une formalisation méréologique, et qui tient une position de parole brouillant  la frontière, d’ailleurs comparable à celle de certains écrits analytiques). La plupart du temps, il propose des descriptions dont il a bien expliqué pourquoi elles n’étaient pas remplaçables par une modélisation géométrique du vécu, et il « place » pour ainsi dire son propos dans le lieu fondationnel, il déclare dérouler le système des gestes cachés qui donnent leur sens aux objets et aux catégorisations de base de la science. Il semble donc que la phénoménologie, en règle générale, et fût-ce au prix exorbitant d’une méconnaissance de la génialité pensante de la science, s’est tenue à distance du leurre de confusion des genres que nous dénoncions plus haut. Je compléterai néanmoins le tableau par une remarque comparatiste et par un regret tempéré.

La remarque comparatiste : Putnam, mais d’autres ont pu en dire autant, périodise l’histoire de la philosophie analytique en affirmant qu’est finalement arrivé un moment où l’on a dû renoncer à l’espoir de trouver un critère logico-analytique de « comment les mots crochent dans le monde », c’est-à-dire, dirions-nous, de résoudre le problème métaphysique classique tel que le parti-pris d’analyse logique du langage de la philosophie analytique l’avait traduit ou transposé. Le deuxième temps de la philosophie analytique apparaît alors comme celui d’une involution pragmatiste, constructiviste, rejoignant dans une certaine mesure les topoi herméneutiques et transcendantaux. Il est d’usage de périodiser également l’histoire de la phénoménologie, la césure étant cette fois Husserl lui-même, après qui quelque chose de l’entreprise phénoménologique est considéré comme mort : et ce serait le projet d’une restitution intentionnelle procurant un fondement à tout savoir. En lieu et place de ce projet – réputé contradictoire et impossible – vient une méditation sur l’intentionnalité qui renoue avec le problème métaphysique, et tente d'élucider quelle position sur l’être-là et l’Être la conception intentionnelle enveloppe, peut envelopper, doit envelopper. Si bien que philosophie analytique et phénoménologie ont connu semble-t-il une évolution inversée, la première partant de la crispation métaphysique pour finalement s'en échapper pour cause d’échec technique, la seconde, au contraire, ayant presque aussitôt oublié son ambition fondationnelle-transcendantale pour s’empresser de rejoindre la question métaphysique, pour envisager le langage de l’intentionnalité comme un nouveau terrain sur lequel poser cette question, exactement comme la philosophie analytique l'avait fait avec l’analyse logique du langage.

Le regret tempéré. Comme je crois l’avoir laissé entendre plus haut dans la section intitulée Critique de la raison analytique, le salut pour la philosophie, vis-à-vis du risque de l’organicité scientifico-philosophique, risque qui est d’abord un risque de croyance, mais qui devient le risque d’une pratique collective abusive, donnant pour de la science ce qui n’en est pas et méconnaissant l’intelligence et la valeur de la non-science, réside dans le taumazein épistémologique et au-delà dans l’exercice même du regard épistémologique. J’ai stigmatisé le déficit épistémologique de la raison analytique, résultant plus ou moins directement de sa prédilection originaire pour le problème métaphysique classique, et de son volontaricisme organiciste l’incitant plus à singer la science qu’à en éprouver la spécificité et la puissance. On doit je crois reconnaître que, dans l’ensemble, le courant phénoménologique n’a pas favorisé le regard épistémologique, n’a pas systématiquement encouragé à une prise en charge philosophique de type épistémologique des sciences. De ce point de vue, la comparaison avec l’héritage spécifique du kantisme (par exemple : Cassirer) tournerait, je suppose, à la défaveur de la phénoménologie.

Néanmoins, la phénoménologie a tout de même été mobilisée sur le mode épistémologique dans l’appréhension philosophique des mathématiques : de ce point de vue et de cette manière, l’origine de la phénoménologie n’a pas été oubliée et quelque chose du chemin de pensée de Husserl s’est conservé. C’est le point sur lequel j’ai insisté tout à l’heure, en citant Cavaillès, Lautman et Desanti, mais cette tradition peut, je crois, être illustrée de façon plus internationale, peut-être en citant des noms comme ceux d’Oskar Becker ou, si l’on tolère une figure atypique, de Hermann Weyl. Au moins pour réfléchir sur  le statut de l’objet mathématique, sur la démarcation entre philosophie et mathématiques ou sur le rapport entre logique et mathématiques, la phénoménologie apporte originellement, sous la plume de Husserl, des moyens et des éléments décisifs, et la postérité phénoménologique s’en est souvenue.

Mais je pense que, dans cette matière, qui peut les mathématiques peut le reste :  la phénoménologie me paraît à l’évidence avoir quelque chose à dire de l’objet ou la méthode de sciences humaines comme la linguistique et la sociologie (à vrai dire, de ces côtés là, elle a sans doute déjà apporté une contribution non négligeable), ainsi, que, sans doute, de la physique et de la biologie, bien que ce soit, peut-être, authentiquement son point faible jusqu’à présent. L’idée d’une restitution intentionnelle qu’on trouve chez Husserl, se développant naturellement en une ontologie multiplement relativisée à des régions, est essentiellement affine à l’intention épistémologique, il suffit à vrai dire à la phénoménologie de redécouvrir sa vocation transcendantale pour renouer avec ce pouvoir épistémologique sien.

Je conclurai donc cet article en affirmant que, bien que, paradoxalement parfois, la phénoménologie n’ait pas universellement joué les bonnes cartes de son jeu qui l’eussent prémunie contre les écueils sur lesquels la raison analytique a, selon moi, en partie échoué, je la vois aujourd’hui tout à fait capable de tirer profit en tous les sens possibles de l’impulsion fabuleuse que lui a donnée Husserl, pour s’affirmer comme la philosophie non organique avec la science conductrice de l’émerveillement épistémologique dont nous avons besoin.



[1]. J’ai pris l’habitude de désigner de ce nom la pensée des auteurs des années soixante et soixante dix par laquelle j’ai été formé, celle de G. Deleuze, de J. Derrida, de M. Foucault, d’E. Levinas et de J.-F. Lyotard au moins.

[2]. Cf. Montague, R., « Deterministic theories » in Formal Philosophy, New Haven and London : 1974 Yale University Press, p.303-359.

[3]. Cf. Rastier, F., Sémantique interprétative, Paris, PUF, 1987.

[4]. « The Undefinability of Analytic Philosophy » Science et philosophie, Paris, Bibliothèque du CREA, 1999, 365-389.

[5]. Cf. Actions et événements, Davidson, D., trad. Engel, P., PUF, 1993, 188-195.

[6]. Cf. Cassou-Nogues, P., « Recherches de Husserl pour une philosophie de la géométrie », Revue d’Histoire des Sciences, 1999, 52/2, 179-206.

[7]. Cf. Cassou-Nogues, P., « Pour une épistémologie merleau-pontienne en mathématiques », in xxx, Barbaras, R. (ed.), Paris, 199x, xxxx, 287-299.

[8]. « L’espace et sa problématique », in Patocka, J., Qu’est-ce que la phénoménologie ?, Paris, Jerôme Million, 19xx, xx-xx.