Naturaliser

Le thème de la naturalisation, la volonté de rendre raison de toute chose en termes naturalistes ont fait leur entrée dans la philosophie, préférentiellement par la voie ou dans le camp de la philosophie analytique, bien qu'il y ait des auteurs de cette jeune tradition pour refuser le programme de naturalisation ou le déclarer impossible.

Si les notions de termes naturalistes, discours naturalistes et de naturalisation même interviennent ainsi dans l'aire analytique “avant” les recherches cognitives et indépendamment d'elles, celles-ci leur donnent un relief et une importance absolument nouvelles, dès lors que l'entreprise cognitive semble devoir être – justement – définie comme une entreprise de naturalisation.

En sorte que le “nous” susceptible d'élargir le “je” de cet article peut avouer avoir connu l'ambition et le projet de naturalisation à travers le slogan – mis en avant au nom et au sein des recherches cognitives par Jean Petitot – de naturalisation de la phénoménologie. Déclarant donc sans ambages ma participation à ce nous d'un petit groupe d'esprits intéressés par les enquêtes positives sur le comportement connaissant de l'homme et amis de l'orientation phénoménologique, participation qui est en même temps ma motivation à écrire sur un tel sujet par ailleurs très extérieur à mes horizons de travail et de réflexion, je voudrais simplement tenter ici de poser à ma manière les problèmes de la “naturalisation” en général, que j'ai le sentiment de ne pas du tout apprécier de la même manière que d'autres, y compris membres du même nous.

Comment aborder un tel sujet sans commencer par la remarque suivante : la notion de naturalisation me semble, en elle-même, dans le meilleur des cas magique, dans le pire paradoxale. Naturaliser, cela devrait vouloir dire métaboliser quelque chose d'originairement non naturel (culturel ou spirituel sans doute) pour le faire devenir naturel. Mais ceux qui veulent naturaliser, ou estiment le devoir, ne croient pas qu'il y ait rien de non naturel, en particulier ils nient que le culturel ou le spirituel soient non naturels comme tels. Pour eux naturel veut dire au fond la même chose que étant. Le terme naturaliser raconte alors implicitement une transmutation philosophale au cours de laquelle se modifierait la relevance ontologique d'une chose, récit magique absolument inadmissible aux adeptes de la naturalisation. La leçon de cette remarque est nécessairement que naturaliser signifie pour eux autre chose.

Mais nous devons aussi repousser d'emblée une autre interprétation immédiate et trop facile de l'idée de naturalisation : naturaliser X n'est pas la même chose que connaître scientifiquement X. On ne dira pas que Newton a naturalisé le mouvement des planètes ou qu'Einstein et Planck ont naturalisé le rayonnement du corps noir, ni non plus que les découvreurs de l'ADN ont naturalisé la transmission du patrimoine génétique.

Naturaliser signifie, en tout cas, reconduire à la compétence de certaines sciences ce qui n'en relève pas d'emblée : ce qui, au départ, pour des motifs qu'on peut imaginer variables, paraît échapper absolument à toute approche scientifique. En d'autres termes, toute démarche de naturalisation doit bien, à sa manière, admettre, et même sans doute, mettre en perspective une certaine non-naturalité, faute de quoi le langage de la naturalisation serait absolument inutile, on pourrait se contenter du langage usuel de la science. C'est le point sur lequel jouait la remarque précédente. Toute la difficulté est donc d'élaborer une non-naturalité qui, finalement, selon une certaine procédure, cède à l'approche scientifique restaurant la nature comme le seul vis-à-vis, sans tomber dans l'idée caricaturale et intenable de transmutation philosophale évoquée à l'instant.

Pour cela, ce qui se recommande avec la meilleure vraisemblance est de passer par le langage. Les positions de non-naturalité seront identifiées par certaines données langagières, par la donnée de certains usages des mots et des phrases peut-être. Et l'opération de naturalisation consistera, dans chaque cas, au passage d'un type de discours ou de langage à un autre.

On verra dans cet article, en effet, que les naturalisations s'accomplissent typiquement comme traductions, le terme devant être entendu avec toutes ses implications interprétatives. Ce qui suppose de porter attention aux montages théoriques que recèlent les naturalisations.

Nous aurons à cœur, également, et dans la même perspective, de distinguer entre les “situations de naturalisation”, notamment du point de vue de la donnée langagière à traduire : selon qu'il s'agit d'un prédicat à une ou deux places, ou d'une théorie, ou d'une démarche intellectuelle autre que théorique, on arrive à des “requisits de naturalisation” autres, à des procédures et des valeurs différentes associables aux montages qui revendiquent encore le nom de naturalisations.

A la suite de ces quelques remarques ayant la prétention de poser le problème de façon générale en évitant quelques écueils massifs, je continuerai la discussion en abordant successivement quelques exemples. Ceux-ci m'amèneront progressivement au lieu du débat le plus général et le plus radical portant sur la naturalisation.

Naturalisations comparées

L'épistémologie naturalisée de Quine

À tout seigneur tout honneur, le motif de la naturalisation trouve son origine sinon son modèle, à ma connaissance, dans l'article « Naturalized epistemology » de Quine. Remarquons tout de suite ce qui est l'objet de l'acte – à définir – de naturalisation en l'espèce : une doctrine, et même à vrai dire une famille de doctrines, à savoir l'ensemble des doctrines philosophiques proposées en vue de donner au discours de la science le fondement qu'il mérite. L'épistémologie qu'il s'agit de naturaliser, pour Quine, en effet – ce qu'il appelle l'ancienne épistémologie – est l'épistémologie fondationnelle.

Il la définit de façon très générale – à partir du modèle de l'épistémologie des mathématiques, dont il déclare néanmoins qu'elle a échoué – comme la tentative de ramener les concepts d'une science à quelques concepts simples, clairs, n'ayant pas besoin de définition, en termes desquels tous les autres se laisseront définir, et de ramener toutes les vérités d'une science à quelques vérités de base, évidentes, dont toutes les autres vérités se laisseront déduire.

Dans le cas des “sciences de la nature” (on ne sait pas exactement si Quine pense vraiment à la chimie, la biologie, la géophysique en même temps qu'à la physique ou seulement à cette dernière), ce programme prend pour lui la tournure suivante : concepts fondamentaux et vérités de base ne peuvent tirer leur clarté ou leur évidence que d'une relation immédiate et privilégiée avec l'expérience sensible. Les concepts de base sont donc ceux de la sensation, ceux qu'elle délivre tout faits et montés en quelque sorte, et les vérités de base seront les jugements qui coïncident avec notre expérience, en sont l'émanation ou le compte rendu verbal (jugements, qui, tout naturellement, s'articuleront en termes des concepts issus de l'expérience). Si l'on appelle phrases d'observation de tels jugements, le programme épistémologique devient celui d'une reconstruction rationnelle des discours de base de la science, comme la mécanique newtonienne, à partir de ces jugements, et par le moyen de la logique standard aidée du droit à envisager tout type d'ensemble “provenant” des entités mobilisées par les concepts et vérités de base de la sensation. Cette reconstruction rationnelle est légitimante en ce qu'elle explicite les vérités de la science comme vérités de notre expérience sensible, ce qui, tout à la fois, limite la vérité scientifique en la ramenant à ce sur quoi elle porte vraiment – ce qu'elle contrôle ou prétend contrôler vraiment – et renforce cette vérité en manifestant la systématisation, l'universalisation et la prédiction qu'elle apporte à un niveau absolument incontestable.

Le projet qu'évoque dans ces termes Quine est explicitement présenté comme le projet de Carnap dans Der logische Aufbau der Welt.

Attachons-nous maintenant à bien comprendre en quoi consiste la naturalisation de cette épistémologie fondationnelle.

Selon la description qu'en donne Quine, elle consiste à substituer au projet d'une réduction logique et sémantique des sciences à un alphabet et une liste de principes sensoriels celui d'une explication au sens de la psychologie – elle-même envisagée comme science de la nature – du processus par lequel l'homme produit effectivement de la connaissance scientifique à partir de ses données sensorielles. Au lieu d'enraciner les énoncés scientifiques de manière légitimante dans les sensations (en y dégageant des concepts fondamentaux et des vérités de base, et en reconstruisant le chemin de ceux-ci aux théories scientifiques par une voie logico-mathématique), on établira un pont entre les secondes et les premiers qui n'aura d'autre valeur que factuelle : il sera réputé la description du parcours effectivement suivi par notre psychisme.

Ainsi formulé, le projet de l'épistémologie naturalisée a quelques propriétés remarquables, méritant d'être immédiatement citées :

— il ne prétend nullement satisfaire à l'ambition de l'ancien projet épistémologique, il est absolument clair que la nouvelle épistémologie ne résout pas le problème que se posait l'ancienne, qui est déclaré tout simplement non résoluble ; l'ancien projet était plein de sens, et s'il est abandonné, cela ne signifie nullement que le nouveau projet prétende réussir par d'autres moyens ce qui a été manqué ou raté ; la nouvelle épistémologie ne nous rend pas quitte de l'ancienne.

— On n'a pas de peine à dire en quel sens l'ancienne épistémologie est “non naturelle” et la nouvelle “naturelle”. L'ancienne épistémologie est dite non naturelle parce qu'elle vise seulement à rendre patente la légitimité de la science en la rattachant sur un mode logico-sémantique à sa base sensorielle. En tant que recherche et investigation de la légitimité d'un type de discours, elle n'est pas “comptable” devant ce qui est, ou du moins pas directement. Elle est décalée à l'égard de l'être naturel comme l'est la règle à l'égard du fait, le devoir-être à l'égard de l'être. La nouvelle épistémologie est “naturelle” en tant qu'elle se réalise comme étude scientifique d'un processus factuel et donc “naturel” (celui de l'engendrement des théories) : elle est naturelle comme science, de même que l'ancienne épistémologie était non naturelle comme épistémologie.

Mais dans ces conditions, dira-t-on, qu'est ce qui autorise Quine à prétendre que son épistémologie est une épistémologie ? Eu égard à la profonde dissemblance qualitative entre ce qu'il recommande et ce dont il annonce la fin, qu'est-ce qui peut le pousser à garder le nom ?

À cette question, on trouve dans l'article de Quine quatre réponses, que je rappelle pour fonctionner de manière transparente à l'égard de mon lecteur :

1) la nouvelle épistémologie étudie, comme l'ancienne, le rapport entre la donnée sensorielle (l'entrée sensorielle, dit Quine) et la “sortie” théorique (bien que ce soit d'un autre point de vue) ;

2) la nouvelle épistémologie est intéressée par les reconstructions rationnelles du type de celles que recherchait l'ancienne, elle y voit des hypothèses psychologiques implicites, à vérifier empiriquement ;

3) la nouvelle épistémologie “contient” toutes les sciences, comme l'ancienne, bien que ce soit sur un autre mode (elle thématise la genèse de toutes les sciences en tenant compte du fait qu'elle partage avec elles la situation scientifique, celle de la production de théories à partir de données sensorielles), et bien qu'elle soit par ailleurs localisée comme science particulière, canton de la psychologie ;

4)  la nouvelle épistémologie est un “marin de Neurath”, comme l'ancienne, elle “élabore” les sciences tout en naviguant la navigation scientifique.

Chacune de ces réponses mériterait d'être discutée, j'ai beaucoup de mal, pour ma part, à ne pas y déceler, à chaque fois, une subreption. Mais il nous importe de comprendre que ces quatre raisons sont tout ce qui justifie l'emploi du vocable naturalisation : il faut que l'ancienne épistémologie se retrouve suffisamment dans la nouvelle pour que l'on puisse présenter l'abandon de l'ancienne en faveur de la nouvelle comme naturalisation de l'ancienne.

Remarquons néanmoins que Quine ne prétend pas du tout que l'ancienne épistémologie se retrouve intégralement dans la nouvelle : il met en avant d'entrée de jeu des raisons qualitatives pour qu'il ne puisse pas en être ainsi, raisons sur lesquelles nous avons d'abord insisté.

La naturalisation, chez lui, est naturalisation d'une entreprise intellectuelle. Elle consiste en l'abandon de cette entreprise et le choix en faveur d'une nouvelle entreprise. La nouvelle entreprise n'intègre pas l'ancienne, ne nous rend pas quitte d'elle, mais elle a suffisamment de points communs avec elle pour qu'on puisse lui accorder le même nom générique (épistémologie). Enfin, on l'appelle épistémologie naturalisée parce qu'elle s'inscrit dans le cadre général des études scientifiques empiriques. Naturaliser une entreprise intellectuelle veut donc dire lui substituer une entreprise scientifique empirique qui partage avec elle certains traits “importants” sans pouvoir prétendre en récupérer tous les aspects (en particulier , l'épistémologie naturalisée ne prétend pas résoudre le problème insoluble de l'épistémologie fondationnelle).

La naturalisation de l’intentionnalité

Un deuxième exemple bien connu de naturalisation alléguée, dans la sphère analytico-cognitive de nouveau, est celui de la naturalisation de l’intentionnalité.

De quoi s'agit-il cette fois ? Remarquons d'abord que l’intentionnalité n'est pas, de prime abord, une entreprise intellectuelle, ne nomme pas une famille de théorisations comme le mot épistémologie.

Pour nous, européens, le mot intentionnalité renvoie à Brentano et à Husserl : à la remarque psychologique selon laquelle “toute conscience est conscience de quelque chose”, et à la radicalisation de cette remarque donnant lieu à l'analyse intentionnelle de la phénoménologie transcendantale husserlienne. Chez Husserl, finalement, l’intentionnalité désigne ce “mouvement” inlassable de la conscience qui en fait autre chose qu'un réservoir inerte de contenus, cette vie essentielle de la conscience qui la fait échapper au registre de l'objectivité statique de sens commun. L'animation intentionnelle de la conscience, pour Husserl, est d'ailleurs aussi et en même temps ce qui met en scène toute entité avec son sens, et elle ne saurait donc être décrite comme une partie de la nature.

Mais les philosophes de l'esprit et autres cogniticiens qui s'essayent à la naturalisation de l’intentionnalité ne la connaissent pas sous ce visage, bien que le souvenir de Brentano affleure parfois dans leurs écrits. Le mot est plutôt pris par eux comme un des mots du “vocabulaire intentionnel”, un des mots ayant trait au fait que le sujet prend position envers le monde et les significations : par un côté au moins il est rattaché à l'expression “avoir l'intention de” faire ceci ou cela de la langue commune.

Tant que nous nous en tenons à cette approche prudente du mot intentionnalité, cela dit, nous ne pouvons pas encore comprendre la naturalisation de la chose intentionnalité. Il ne s'agit pas, cette fois, de naturaliser une doctrine ou famille de doctrines, une démarche de type théorique, donnant lieu à des enchaînements cohérents de phrases dans des textes, mais de naturaliser une notion, ou plutôt ce que désigne la notion, l'emploi d'intentionnalité dans naturaliser l’intentionnalité n'étant pas autonymique.

Je vais m'en tenir, dans ce qui suit, à une interprétation standard de l'enjeu de la naturalisation de l’intentionnalité, en substance celle que donne Putnam dans Représentation et réalité. Au niveau d'information qui est le mien, il apparaît comme probable que cette interprétation reste directrice pour beaucoup de ceux qui évoquent le problème. Il est pourtant clair qu'elle n'est pas indépassable. Dans une certaine mesure, le projet de naturalisation de la phénoménologie, auquel nous en viendrons dans la prochaine section, constitue une reprise et un dépassement de ce  projet ordinaire de naturalisation de l’intentionnalité, projet qui tente de renouer avec une visée de type quinien. Mais venons en à cette interprétation standard, qui nous semble constituer, en tout cas, un sujet intéressant pour l'examen général entrepris.

On redéfinit d'abord l’intentionnalité comme la relation qui s'établit entre une expression linguistique et la ou les choses qu'elle désigne. Par exemple si je note c le mot chat et a telle entité animale rencontrée par moi et qualifiée par moi dans une de mes verbalisations avec vérité de chat, et si je note R(x,y) la relation à deux places d'intentionnalité, R(c, a) énoncerait un fait avéré du réel.

Pourtant, dans notre usage naïf, la relation à deux places d'intentionnalité peut seulement être pensée et déclarée par les humains, qui se servent à cet effet de leur faculté de juger. Comme relation exprimant le rapport du langage au monde réel, elle appartient à une sorte de recul philosophique dans une certaine mesure spontané de l'humanité sur ce qu'elle fait, et ne semble pas pouvoir être envisagée comme intervenant dans l'énoncé de faits réels : qu'un mot se rapporte à une chose n'apparaît alors pas comme une relation du réel mais comme une relation du langage – pour l'occasion paré des atours de la spiritualité et de l'idéalité – avec le réel.

Précisément, on va définir la naturalisation de l’intentionnalité comme la traduction du prédicat à deux places R(x,y) dans l'idiome naturaliste (celui de la science, en principe). Il y a un langage naturaliste de base, dans lequel on formule tout ce qui doit l'être au sujet des choses qui sont réellement et de leurs relations. Ce langage semble devoir être élargi à un métalangage pour que l'on puisse exprimer ce qui a trait aux rapports qu'il entretient avec le monde. Si l'on se donne un prédicat R(x,y) effectuant un tel raccord, on peut, par exemple, espérer formuler dans le langage élargi la notion de vérité d'une phrase, ou du moins soumettre  un prédicat T(x) portant sur des phrases à des conditions consignées en termes de R(x,y). La situation est en substance celle que nous a enseignée Tarski, définissant les notions de vérité et de satisfaction pour un langage formalisé dans un métalangage qui est une extension de ce langage.

La naturalisation de l’intentionnalité peut alors être purement et simplement définie comme l'interprétation au sens de la notion logique syntaxique d'interprétation du langage élargi à R dans le langage de base. Cela revient à trouver une formule à exactement deux variables libres faisant intervenir divers prédicats du langage de base (exprimant des relations entre vraies choses) dans une structure possiblement complexe, et dont on puisse se persuader qu'elle est co-extensionnelle à notre prédicat métalinguistique R.

Même défini dans de tels termes, le problème n'est encore pas rendu scientifiquement traitable. Pour lui donner l'effectivité requise, il faut encore expliquer à l'avance comment les mots seront objectivés, c’est-à-dire intégrés au mobilier du monde, et comment les choses seront représentées dans leur mode de présence à l'organisme humain : en substance, le paradigme dit computationnaliste a donné des réponses à ces questions, et transformé le projet de naturalisation de l’intentionnalité au sens ici suggéré en un projet à peu près scientifiquement clair. On dira, par exemple, que les choses sont représentées par des vecteurs de traits symboliques récupérés auprès d'un transducteur, et l'on considérera que les “mots” du langage sont connus de l'esprit comme (vocabulaire du) logiciel implanté sur l'ordinateur qu'il est.

L'acte de naturalisation, ici, n'a donc pas du tout le même sens que dans la section précédente. La raison principale en est qu'il ne cherche pas à opérer sur un corps de doctrine, une prétention rationnelle incarnée dans des textes théoriques, mais sur une notion isolée, mise en jeu par un mot du lexique (le mot intentionnalité).

Du coup, l'entreprise de naturalisation ne correspond pas à une supposée “conversion” de l'esprit rationnel, qui renonce à l'épistémologie fondationnelle pour  embrasser l'épistémologie naturalisée, mais simplement, si elle aboutit, à l'établissement d'une corrélation de type traductif, explicitant les conditions naturalistes sous lesquelles une relation qui se formule usuellement dans un langage élargi est vraie de deux items. La “spiritualité” de ce qui fait l'objet de la naturalisation ne réside pas dans l'invocation de la légitimité ou de la norme, mais simplement dans la non-appartenance de la relation d'intentionnalité au langage de la science : cette relation s'énonce et se rencontre dans le langage commun (sous d'autres noms, comme par exemple désignation) ou le langage psycho-philosophique, elle ne s'affiche pas comme répudiant à la naturalité mais n'est pas originairement insérée dans le langage qui construit cette naturalité, celui de la science. C'est ce qui fait que l'interprétation syntaxique à laquelle se résume la naturalisation de l’intentionnalité porte sur un langage élargi du type L+{R}.

On peut, cela dit, contester l'image que je donne du problème et de son traitement standard, de deux manières.

Premièrement, on peut affirmer que la naturalisation de l’intentionnalité est en fait la naturalisation de la “folk psychology” (position minimale) ou qu'elle est la naturalisation de la phénoménologie (position maximale).  Dans l'un ou l'autre cas, en effet, le projet de naturalisation porterait à nouveau sur une doctrine, et, donc, l'enjeu et  la situation seraient comparables à ceux du cas quinien.

L'hypothèse maximale doit être ici écartée, pour deux raisons évidentes : 1) nous allons discuter précisément du projet de naturalisation de la phénoménologie ; 2) il est vrai que ce projet intègre l'idée de naturalisation de l’intentionnalité, mais toute son originalité est de la reprendre à son compte avec un cahier des charges nouveau, dans le contexte de contraintes différentes, et ce n'est pas faire injure aux adeptes de ce nouveau projet que de les créditer d'avoir introduit une nouvelle tâche et une nouvelle perspective dans le cercle des recherches cognitives ; en sorte qu'égaler d'emblée la naturalisation de l’intentionnalité au sens standard à la naturalisation de la phénoménologie au sens moins standard et plus récent reviendrait à négliger un moment historique intermédiaire et un lieu théorique préalable et indépendant, que l'exposé qui précède a tenté de restituer.

L'hypothèse minimale est plus plausible, il est en effet probable que le projet standard de naturalisation de l’intentionnalité (d'interprétation du prédicat de référence, selon notre lecture) est difficilement séparable d'un projet connexe et similaire portant sur toutes les notions clefs de la folk psychology, parfois identifiée à travers le vocabulaire dont elle use, dénommé en l'occurrence, justement, vocabulaire intentionnel. De ce point de vue, le paradigme computationnaliste dans son ensemble coïnciderait avec le projet de naturalisation de l’intentionnalité.

Tout cela est en partie vrai, j'en conviens, mais je ferai néanmoins deux objections, ou si l'on veut deux réserves qui suffisent à mon sens à rétablir la différence avec le cas quinien : premièrement, la «folk psychology» est par définition une doctrine mal identifiée, non réellement considérée comme une doctrine ; deuxièmement, les diverses démarches théoriques naturalisantes, pour cette raison même peut-être, sont relativement indépendantes, ce qui fait que le problème de l'interprétation du prédicat de référence se laisse isoler de manière non fallacieuse. La psychologie populaire, en effet, n'est pas scientifique, c'est bien ce que dit l'adjectif populaire, mais, dans le contexte, scientifique se dit uniquement des doctrines susceptibles de la forme logique, en sorte que la non-scientificité de cette psychologie veut dire exactement qu'elle ne fait pas corps comme une doctrine dont les notions et les vérités entretiendraient une solidarité systématique. La “naturalisation” n'a donc pas à réduire une cohérence propre et antérieure. Quant à l'isolabilité du problème de l'interprétation syntaxique du prédicat de référence,  elle est attestée dans la littérature, et je ne vois pas comment on pourrait le contester.

Une deuxième résistance à ma lecture de ce projet de naturalisation se fondera, en fait, sur les difficultés qu'elle rencontre. Pour expliquer la relation “réelle” qu'il y a entre un mot que j'emploie et une chose que ce mot désigne, en effet, on ne pourra guère éviter de tenter de traduire dans l'idiome naturaliste l'histoire de l'implantation de ce mot dans la communauté humaine avec la valeur qui est la sienne, voire de faire intervenir des notions téléologiques, d'exprimer ce que font et disent les hommes en termes d'une finalité adaptative. Par cette “ouverture” du discours naturalisant sur le passé et le futur de chaque “fait de référence”, on  a bien l'impression qu'il s'écarte de l'usage scientifique normal. Parfois, de telles extensions ne sont possibles qu'en acceptant d'autres élargissement du langage de base que celui auquel on essaie de remédier, parfois elles amènent à écrire des phrases récapitulatives et prospectives dont la compatibilité avec l'idée usuelle de cause n'est pas évidente : une interprétation du fait de référence dans un idiome naturaliste qui ne rend pas possible de considérer un tel fait comme effet ou cause de quoi que ce soit est-elle réellement satisfaisante ? De telles remarques semblent indiquer que l'image trop simple que nous avons donnée du projet standard de naturalisation de l'intentionnalité le trahit.

A quoi nous rétorquerons que, néanmoins, le projet standard ne cesse de se référer à cette image simple, de repartir d'elle, en sorte que le problème soulevé par le paragraphe précédent est seulement celui de l'évaluation de la réussite de la naturalisation tentée. Ce que nous retenons pourtant de l'évocation de ces difficultés, c'est qu'elles semblent indiquer que la naturalisation de l’intentionnalité enveloppe plus que la réduction d'un prédicat relationnel, qu'elle “questionne” en retour la clôture et les limites de la notion standard de causalité telle qu'abritée en principe par les idiomes scientifiques de référence. De ce point de vue, le projet standard de naturalisation peut apparaître en fin de compte comme un effort pour éclaircir le rapport entre une rationalité “populaire” qui s'ignore, et qui est à construire, et une rationalité scientifique en principe connue mais dont certaines limites sont peut-être à mettre en évidence, ou dont un nouvel emploi doit être défini. On retrouverait donc, dans cette entreprise de naturalisation, un enjeu inter-doctrinal.

Il y a, sans nul doute, beaucoup de vrai dans cette observation. J'insiste néanmoins sur ceci que cet enjeu, dans la présente circonstance, n'apparaît que de façon seconde, comme quelque chose qui s'introduit et vient perturber la réalisation de l'objectif primitivement déclaré. Et que, d'autre part, le problème inter-doctrinal qui apparaît requiert du chercheur en science cognitive, non seulement pour être résolu mais aussi pour être posé, un certain nombre d'attitudes interprétatives à l'égard d'ensembles doctrinaux qui ne sont pas tenus pour donnés au sens plein de l'adjectif (la psychologie populaire ne connaît pas sa systématicité, la science ne connaît pas les limites de son langage et de sa notion de causalité). En sorte que ce problème inter-doctrinal pourrait bien dépendre d'une posture critique à l'origine étrangère au projet de naturalisation plutôt que se laisser identifier comme quinien.

Posons, donc, que nous avons rencontré, pour l'essentiel, un second sens de la naturalisation, qui est celui de l'interprétation syntaxique de l'élargissement du langage naturaliste au prédicat de référence dans le langage naturaliste de base. Dans ce second cas comme dans le premier, la naturalisation ne se trouve définie comme projet de manière claire et acceptable qu’à l’issue d’une élaboration tout à fait patente de la « donne » que constitue le mot intentionnalité (ou la notion corrélative) : l’élaboration qui, de cette donne, passe à l’idée de l’interprétation syntaxique du langage élargi. De plus, au-delà de cette élaboration de base, la naturalisation est directement définie comme une interprétation, au sens logique contemporain il est vrai, très proche de celui de traduction (mais, avant la logique contemporaine, il est déjà très clair que la notion de traduction est une composante profonde et essentielle de la notion d’interprétation). Plus précisément, c’est exactement dans la mesure où une telle traduction a lieu que l’on peut affirmer que quelque chose de non naturel est devenu naturel. Le « naturel » est implicitement défini comme ce qu’a le pouvoir d’évoquer un langage de référence scientifique, le spirituel comme ce qui s’énonce dans une aire langagière échappant au contrôle de l’idiome scientifique, et le devenir naturel consiste dans la traduction (qui, pourtant, à la lettre, ne supprime rien, ne fait pas disparaître le terme traduit, sauf si l’on ajoute la clause non théorique de la décision de ne plus parler que l’idiome scientifique).

Naturaliser la phénoménologie

J’en viens au troisième de mes discours de naturalisation, celui qui se dénomme lui-même « naturalisation de la phénoménologie ». Bien que cette nouvelle entreprise soit acceptée comme horizon de travail par une communauté importante de chercheurs aujourd’hui, bien que, au sein de cette communauté, on puisse sans nul doute dénombrer plusieurs conceptions de la phénoménologie, et plusieurs manières de se figurer l’opération en laquelle doit et peut consister sa naturalisation, nous nous contenterons de commenter une des démarches que Jean Petitot présente comme naturalisatrices, en nous autorisant de ce qu’il paraît, assez indéniablement, le principal ouvrier, et le principal propagandiste tout à la fois, de cette entreprise de naturalisation.

L’exemple que nous avons en tête est celui de  la « relecture » de la description par Husserl de la façon dont, pour nous, la visée d’une couleur étendue sur un substrat s’organise. Jean Petitot, on le sait, se réfère au concept mathématique de fibré vectoriel pour « redoubler » ces descriptions[1]. Rappelons rapidement comment le parallèle se décline.

Que les contenus intuitifs soient susceptibles de fusion et de séparation s'exprime par le recours à des variétés différentiables comme interprétants mathématiques du champ de variation ouvert à ces contenus (si l'on prenait des espaces topologiques, l'espace pourrait n'être pas assez disposé à ce que des points fusionnent, si l'on prenait des espaces métriques, la structure de dispersion des valeurs serait trop peu contrainte). Cela revient, en substance, à exprimer toutes les assimilations et dissimilations qualitatives en termes « spatiaux », moyennant une interprétation appropriée du spatial.

Que la qualité se trouve dans une dépendance unilatérale à l'égard de l'étendue (une étendue sans qualité étant concevable et pas l'inverse) s'exprime au moyen de fibrations du type p : Q®B, projetant un “espace intensif de la qualité” sur un “espace de contrôle extensif”.

Que les moments qualitatifs s'organisent en les divers points de l'étendue en sorte de manifester une dépendance fonctionnelle de la qualité sur la position – dût-elle avoir ses ruptures ou discontinuités – cela se traduit par le moyen d'une section de la fibration, qui, en tant qu'application d'une certaine régularité, assure que la variation de la qualité au-dessus du point n'est pas folle.

Il en résulte que les discontinuités qualitatives sont représentées par les discontinuités des sections.

Jean Petitot complète l'exposition de ce pendant mathématique au discours de Husserl en analysant les divers niveaux de généralité auxquels la corrélation se présente : au sommet, la catégorie ou le type de structure des fibrations, en dessous, un objet de cette catégorie, en dessous encore, une section qui incarne une façon particulière de réaliser la distribution d'un certain possible qualitatif au-dessus d'une extension déterminée.

Pour ce qui est de la qualification de l'opération de lecture ainsi accomplie, Jean Petitot la dénomme à la fois schématisation, interprétation et naturalisation :

« Sous le titre de “naturalisation”, il s'agit donc de développer la stratégie suivante. D'abord convertir l'eidétique descriptive phénoménologique en une eidétique descriptive géométrique. La schématisation géométrique du synthétique a priori est la clef de la naturalisation »[2].

Et, commentant le fait que la notion de fibration n'axiomatise pas directement la dépendance qualité-étendue, comme une approche analytique le voudrait :

« Au lieu de subordonner le synthétique a priori à une analytique, elle l'interprète mathématiquement et ce n'est qu'à travers cette médiation herméneutique qu'elle rejoint l'axiomatique »[3].

Le mot herméneutique introduit ici – bien évidemment – l'idée d'une interprétation.

Pour être juste, il faut commencer par dire que la schématisation que nous venons de rapporter n'est pas, aux yeux de Petitot, toute la naturalisation : il faut encore faire le raccord avec une description physique des configurations se donnant à observer dans le monde et une théorie de l'implémentation d'algorithmes neurophysiologiques capables de “réaliser” les fonctions géométriques prêtées au cerveau. Mais elle en est la clef, et, en tout état de cause, le seul moment qui soit en prise directe sur la phénoménologie husserlienne : c'est à ce titre que nous avons quelques raisons de concentrer notre effort d'analyse et de réflexion sur elle.

En quoi consiste à proprement parler ce pas de naturalisation ?

Tout d'abord, il opère sur des résultats descriptifs. Ce point est évidemment d'une certaine importance, ce n'est pas la démarche d'un discours, un mode de théorisation s'exprimant dans des textes cohérents, que l'on veut rendre naturels, mais un ensemble de résultats descriptifs en commençant par les rapporter à un certain dispositif mathématique.

Qu'est-ce qui est “non-naturel” dans cette donnée ? Purement et simplement, à mon sens, son appartenance au corps systématique de la phénoménologie anti-naturaliste de Husserl. Sinon, prises hors contextes comme description de ce qui se passe de fait dans la psychè lorsqu'une distribution qualitative  sur un support étendu est perçue, ou même de telle ou telle configuration ontique de la distribution de qualités sensibles sur un support, les descriptions en question pourraient être regardées comme “déjà” naturalistes.

En quoi les fruits de la schématisation appartiennent-ils au côté naturel ou naturaliste ? En tant qu'ils appartiennent au système de l'objectivité mathématique (mais pas au système syntaxique de la mathématique, l'énoncé du contenu de la schématisation ne s'insère pas dans le genre du discours mathématique, il est l'énoncé d'objets de la géométrie différentielle présentés comme en correspondance avec les notions des descriptions husserliennes). L'argument est ici que la mathématique est sue être impliquée dans le discours naturaliste standard, celui de la physique, et, donc, ce qui est mis sous forme mathématique est présumé pouvoir s'intégrer sans peine à un tableau explicatif de type physique. Et tel est bien l'horizon de l'entreprise : intégrer des descriptions comme celles des Recherches logiques ici choisies dans une explication physique 1) de l'apparition des qualités étendues sur des supports ; 2) de leur perception, telle qu'elle s'agit et s'organise depuis le niveau neurophysiologique.

De quelle nature est le geste de conversion lui-même ? Jean Petitot le dit lui-même, il est essentiellement de l'ordre de la schématisation. L'unilatéralité de l'application projection définissant le fibré “schématise” – comme dissymétrie en quelque sorte spatiale, directionnelle au moins, mais aussi dissymétrie de la surjectivité-non injective – l'unilatéralité du rapport de dépendance de la qualité sur l'étendue, purement conceptuelle de son côté. Le schématisme s'entendant ici au sens orthodoxe kantien de production de relations spatio-temporelles exprimant des relations conceptuelles, animant celles-ci pour une ressaisie imputable à des données sensibles, sauf que les relations auxquelles on a droit “au bout”, méritant de figurer dans le schème transposant le concept, sont dans notre cas les relations ensemblistes et pas proprement des relations spatio-temporelles, ce qui,  tout à la fois, généralise et rend moins ou autrement intuitif.

Mais, Jean Petitot le reconnaît aussi, nous l'avons vu, cette schématisation est une interprétation. C’est une interprétation qui ne satisfait ni la définition de la sémantique logique, ni celle de la notion syntaxique d’interprétation en logique. Elle n’associe pas à chaque individu nommé par les descriptions husserliennes un individu d’un ensemble bien choisi et à chaque relation invoquée par les mêmes descriptions une relation ensembliste “sur” l’ensemble en question ; elle ne traduit pas non plus systématiquement les constantes non logiques des phrases de ces descriptions en constantes non logiques d’un autre langage (ici, ce devrait être celui de la théorie des ensembles). Faire correspondre une fibration à la fondation de la qualité sur l’étendue, cela relève bien en un sens compréhensible de la notion kantienne de schématisation, pourvu que l’on se donne un ensemble de vécus accompagnateurs de l’usage courant de la géométrie différentielle, c’est-à-dire que l’on accueille la motivation des discours mathématiques en plus de leur effectivité plus ou moins formelle, mais cela ne se laisse pas ramener à nos deux modèles, sémantique et syntaxique, de l’interprétation en logique, parce que c’est une mise en correspondance immédiatement beaucoup plus compliquée, ne portant à vrai dire ni sur un invididu ni sur un contenu de prédication de la description husserlienne, mais sur un dispositif pensé en elle (la fondation de la qualité sur l’étendue).

Il n’y a néanmoins aucune raison de refuser à cette opération systématique de transposition, que Jean Petitot s’attache à mener vis-à-vis de chaque élément de la description husserlienne reconnu comme important par lui (le premier temps de sa “naturalisation” est à vrai dire la simple extraction des notions décisives du passage des Recherches logiques concerné), le nom d’interprétation. Il est d’ailleurs difficile de contester que d’autres interprétations du même genre sont a priori envisageables, même si l’on voit bien les motifs que peut avoir Jean Petitot d’aller chercher du côté de la notion de fibration. Cela ne fait pas difficulté, on peut admettre qu’il y ait compétition entre les naturalisations, et que gagne celle qui se laisse le plus commodément achever en une théorie des configurations physiques et de l’implantation.

Nous pouvons maintenant, je crois, apporter un complément de réponse à la question qui demande en quel sens le résultat “naturaliste” rend naturel ce qui ne l’était pas. D’une part, comme nous le disions plus haut, il est allégué que les descriptions husserliennes se trouvent a posteriori intégrées à un ensemble qui est de type physique, scientifique, naturaliste (sans être supprimées dans  leur littéralité, donc, elles sont répétées et reprises comme préface de la démarche naturaliste, moment de la connaissance scientifique d’une réalité – la conscience perceptive, sans doute – à laquelle elles donnent accès). D’autre part, il est allégué que l’on est passé d’une description à une explication. En fait, pour être plus précis, on est passé de descriptions à des morceaux de théorie explicatifs à travers l’exhibition d’une objectivité mathématique structuralement corrélée aux descriptions, et qui est elle-même supposée s’intégrer à un montage explicatif.

Dans la mesure où la naturalisation consiste en le plongement de ce qui est anti-naturel dans un ensemble voué à la nature, on a envie de dire que cette naturalisation est exactement l’équivalent inversé de ce que Platon envisage comme le fondement des mathématiques par la philosophie : pour lui, en effet, ce fondement consiste en ce que la dianoia mathématicienne, avec ses modes défaillants de l’image, du nom et de la textualité de connaissance, se voit « plongée » dans une fréquentation directe de l’essence qui émane en partie de ces modes mais les dépasse, en sorte qu'elle accorde seule à l’idéalité objet de la dianoia son véritable statut (au-delà de toute représentation et tout marquage). C’est donc seulement lorsque la mathématique est ainsi plongée dans l’élément philosophique qu’elle devient un véritable savoir de l’idéalité (mais elle ne peut désavouer cette dernière pour son objet, avant même ce plongement). Chez Petitot, symétriquement, les descriptions husserliennes anti-naturalistes acquièrent seulement leur vrai statut – de connaissance scientifique – lorsqu’elles sont plongées dans un ensemble physicien qui s’attaque véritablement à la conscience perceptive comme un objet du monde au lieu de la maintenir hors monde. On doit donc dire que, pour lui, les mêmes discours, les mêmes résultats – peut-être même acquis par la méthode de la variation eidétique – changent de valeur dès lors qu’on sait qu’ils vont être livrés à la série des opérations naturalisantes et replacés dans une totalité théorique où ils tiennent le rôle de dévoilement quasi-empirique de l’objet dans ce qui est à connaître en lui, dévoilement qui appelle par surcroît une détermination scientifique explicatrice. La fréquentation philosophique de l'eidos ne prend son véritable sens que “plongée” dans la détermination physique-mathématique de l'objet naturel.

Sur le versant critique, malgré tout, on a aussi envie de dire que cette naturalisation est, littéralement, une contextualisation, et que, en un certain sens, elle altère trop peu ce qui est à naturaliser  pour le rendre naturel. Les descriptions restent des descriptions, en effet, et les explications que l’on obtient n’en sont même pas des traductions (mais des théorisations physiques d’autre chose, montées à partir de l’objectivité mathématique transposant le contenu de ces descriptions).

En tout cas, il nous semble clair que l'objet et la procédure que l'on dénomme naturalisation, dans ce troisième exemple, prennent un troisième visage. Résumons les trois cas que nous avons examinés :

— Chez Quine, ce qui est à naturaliser est une doctrine philosophique fondationnelle, la naturalisation consiste en son remplacement par une étude psychologique dont Quine prétend qu'elle a beaucoup de traits communs avec la doctrine qu'elle supplante.

—  La naturalisation de l’intentionnalité se présente finalement, après une réinterprétation de l’intentionnalité comme relation à deux places d'un langage non naturaliste, comme interprétation – au sens de la notion logique d'interprétation syntaxique – du langage élargi défini par l'adjonction au langage naturaliste de base de ce prédicat à deux places.

— La naturalisation de la phénoménologie consiste dans le traitement “projectif” d'un ensemble de descriptions prélevées dans un corpus spiritualisant que l'on plonge dans une construction scientifique visant la conscience comme objet du monde, via une “interprétation” inorthodoxe des notions et situations-clefs intervenant dans ces descriptions vers de l'objectivité mathématique (l'interprétation serait donc de genre “sémantique”, sauf qu'elle ne suit pas le patron de telles interprétations logiques, et convoque directement comme répondants pour les notions et situations-clefs des objets complexes en termes de type, comme l'objet fibration).

Notre observation générale, à l'issue de l'examen de ces quelques exemples, coule de source. Il nous semble évident qu'à rebours de ce qu'affirment, on ne comprend pas très bien pourquoi en fin de compte, ses zélateurs, la “naturalisation” entreprise en sciences cognitives n'a pas un sens univoque, et d'ailleurs, en dernière analyse, n'est jamais naturalisation au sens strict.

L'épistémologie fondationnelle est-elle en quelque manière affectée dans son anti-naturalité par l'émergence de l'épistémologie psychologisante ? Pas vraiment, à en croire Quine lui-même. Ce qui ruine l'épistémologie fondationnelle est à ses yeux l'échec de son programme, échec qui lui semble nécessaire au bout du compte en raison d'une argumentation conceptuelle – celle de l'inscrutabilité de la référence  ; mais la nouvelle épistémologie la remplace sans la naturaliser. L'épistémologie est devenue naturelle, mais rien n'a été à proprement parler naturalisé.

L’intentionnalité est-elle rendue naturelle par l'interprétation syntaxique entreprise par les philosophes de l'esprit ? On peut cette fois le prétendre : si une telle interprétation est réussie, nous découvrons que nous pouvons reconvertir tout notre parler intentionnel en un parler “physique” supposé décrire les choses et processus de la nature.  L’intentionnalité, néanmoins, comme entité spécifique, apparaît dans cette perspective comme une relation définie par ce parler physique, et l'on peut encore se demander, au fond, si les relations du discours naturaliste font partie de l'ensemble naturel qu'elles contribuent à construire. Est-ce qu'une relation du type “x a une énergie potentielle inférieure à y” ou “x est quantiquement orthogonal à y” fait partie de la nature ? Nous sommes indirectement renvoyés à une évaluation épistémologique de ce qui est naturel dans ce que nous construisons scientifiquement comme nature, et de l'incidence de l'idéalité mathématique sur cette construction. Mais, même en négligeant ce problème, on peut en poser un autres.

L'interprétation syntaxique cherchée, en effet, risque d'être jugée à un niveau uniquement sémantique, on s'attachera très facilement à chercher une traduction du prédicat de référence qui soit co-extensionnelle avec ce prédicat tel que nous croyons l'employer avec vérité dans notre existence humaine ordinaire. Pour que la naturalisation soit sûre, il faudrait pourtant que la traduction soit inattaquable par rapport à l'ensemble des usages conceptuels de la notion d'intentionnalité qui sont les nôtres, c’est-à-dire par rapport au jeu syntaxique de la relation de référence dans notre pensée. Un tel parti pris, cohérent avec l'idée que l'interprétation naturalisante est syntaxique, conduirait peut-être à refuser la relecture de l’intentionnalité comme relation de l'expression linguistique à son dénoté, pour revenir à la version phénoménologique de la notion, soit à l'idée que l’intentionnalité n'est pas une relation entre deux entités assignables du monde, mais une tension de l'organisme (du corps, de la conscience, du langage) humain vers le monde, ou vers un objet anticipé mais non pas présent. En d'autres termes, la naturalisation ne pourrait se proclamer réellement accomplie suivant cette voie syntaxique que sous réserve qu'on ait véritablement pris en compte dans sa totalité et dans ses composantes conceptuelles récalcitrantes la notion d'intentionnalité.

S'agissant, enfin, de la naturalisation de la phénoménologie, il n'est pas du tout évident que le processus que nous avons décrit, et qui nous est donné comme la réalisant, l'accomplisse. Premièrement, le processus porte sur des (les, dans le meilleur des cas) descriptions de la phénoménologie et pas sur la phénoménologie elle-même : en quel sens le processus pourrait-il être dit “naturaliser” la réduction phénoménologique ou la méthode de la variation eidétique, par exemple ? Deuxièmement, à supposer que nous négligions cette difficulté, en comprenant que, par phénoménologie, il est ici entendu simplement la connaissance en première personne non naturaliste de la conscience, pourquoi devrions-nous juger que la re-contextualisation physicaliste des descriptions phénoménologiques change leur statut ontologique par rapport à la naturalité ? Pour cette recontextualisation, les descriptions ont d'ailleurs besoin d'être d'abord mathématiquement traduites : comment le devenir naturel pourrait-il remonter, via l'insertion des résultats mathématiques de cette traduction dans une explication scientifique, jusqu'aux sources en langue naturelle de la traduction ? Ne présuppose-t-on pas, en fait, que les oeuvres phénoménologiques sont une connaissance positive de la conscience, et donc que leur réinsertion après traduction dans un contexte explicatif physicaliste conserve leur enjeu ? Ce qui revient à présupposer que la phénoménologie était déjà naturaliste !

Cette brève discussion nous montre deux choses.

D'une part, le problème de la naturalisation est celui des sciences cognitives en général. Celles-ci, par définition, sont à la recherche d'une couverture empiriste au moins, scientifique au sens majeur des sciences mathématisées au plus, de ce qui se passe et qui est usuellement imputé à l'esprit humain. Mais pour construire une telle couverture, elles sont toujours obligées, avant toute chose, de se donner l'entité, la notion ou la relation appartenant au champ spirituel sous la forme d'un fait comportemental dont il est posé que la régularité et systématicité capte l'entité, la notion ou la relation, “absorbe” sa spiritualité en quelque sorte. Cet acte liminaire de mise à niveau de l'objet du problème, cependant, prête toujours le flanc à une critique : on peut en appeler à une exigence incluse dans la notion que le fait comportemental dans sa systématicité n'exprimerait pas.

D'autre part, le projet de naturalisation de la phénoménologie est en  profondeur le projet de naturalisation de la conscience, et, discutant du premier, c'est souvent au sujet du second qu'on se retrouve argumenter. Dans l'article « Beyond the gap » exposant généralement la question de la naturalisation, c'est d'ailleurs dans une large mesure du traitement de la conscience qu'il s'agit. Je voudrais donc maintenant en dire quelques mots.

La naturalisation de la conscience : la résistance de principe de l'en première personne

Le problème de la naturalisation de la conscience, pour commencer, demande que l’on clarifie quelle sorte de naturalisation est envisagée, vis-à-vis de cette nouvelle entité.

Mais à vrai dire, il est également possible, vis-à-vis de la conscience, d’estimer qu’elle n’appelle pas tant à une naturalisation qu’à une pure et simple détermination scientifique. Certains spécialistes en sciences cognitives, particulièrement réfractaires à toute aura spiritualiste, décideront de juger que le terme conscience ne nomme rien au sujet de quoi existe un préjugé le rangeant hors nature. En parlant de conscience, on parlerait seulement d’un certain ensemble de faits et de comportements, on désignerait seulement, de manière globale, une région d’expérience, un sous-ensemble de l’expérimentable, appelant une couverture scientifique comme tout ce qui est. La « naturalisation » se réduit alors à une description et une explication des faits et phénomènes concernés dans les termes d’une ou de plusieurs sciences habilitées par le programme de recherche des sciences cognitives. Reste, sans nul doute, la difficulté méthodologique de l’en-première-personne : le fait que les faits et phénomènes de la conscience sont l’objet d’un accès privilégié, et même jusqu’à plus ample informé d’un accès faisant autorité, recelant tout critère imaginable en l’espèce, qui est l’accès intime. Cette difficulté est simplement considérée comme méthodologique, justement. On adopte la stratégie implicite ou explicite de soutirer à l’en-première-personne ce qu’il faut d’attestation des faits et de légitimation de leur redescription en termes objectifs pour alimenter une reconstruction scientifique plausible.

Le problème de la naturalisation proprement dite commence lorsque l’on reconnaît dans un premier temps un statut extra-naturel à quelque chose de lié à l’en-première-personne, statut qu’il faudra alors réduire, par le truchement d’une opération de naturalisation au sens vrai.

Une première hypothèse est que l’en-première-personne fonde un prédicat à une place de l’éprouver : si x est un contenu de conscience, C(x) est l’affirmation que ce contenu est actuellement mien, est ce qu’affiche mon flux des vécus en moi. La naturalisation consisterait alors d’une part en la mise au point d’un langage acceptable pour la science naturaliste en termes duquel décrire tous les contenus x possibles, d’autre part en l’interprétation du prédicat à une place C dans ce langage. Selon cette hypothèse, le problème de la naturalisation prend la tournure d’un problème d’interprétation syntaxique, il devient comparable au problème de la naturalisation de l’intentionnalité tel que nous l’avons analysé plus haut.

Une seconde hypothèse, déjà formulée dans ce qui précède, est que la naturalisation de la conscience est à comprendre comme la naturalisation d’un savoir a priori non naturaliste lié à l’en-première-personne : la phénoménologie husserlienne apparaît comme un excellent candidat à cette position de doctrine à réduire.

De la sorte, nous avons retrouvé l’équivalent des attitudes de naturalisation 2) et 3), au sujet de l’enjeu nouveau de naturalisation qu’est la conscience. Mais quid de l’attitude 1), la quinienne ? La naturalisation de la conscience devrait consister en l’abandon d’une philosophie fondationnaliste de la conscience, pour une philosophie qui observe et s’efforce de caractériser le processus de fait de la conscience. Pour qu’une telle attitude soit possible, il faut que la conscience motive une conception fondationnaliste. C’est bien à nouveau le cas de la phénoménologie, il est de notoriété publique que la phénoménologie husserlienne se présente elle-même comme une entreprise de refondation de toutes les sciences. Naturaliser la conscience, ce serait donc réfuter les arguments conceptuels conduisant à reconnaître à la conscience une fonction fondatrice, et proposer une nouvelle manière d’entendre la tâche philosophique. Cette dernière attitude de naturalisation peut s’adresser à nouveau à la phénoménologie, mais en un autre sens que les démarches que vous venons d’évoquer, dans notre troisième analyse d’exemples. Le débat qu’elle motive concerne en fin de compte, cela dit, toute philosophie de la conscience, elle pose le problème de savoir s’il y a une conception philosophiquement admissible de la conscience qui omette la fonction ou prétention fondatrice de son essence.

En fin de compte, il est possible que les trois attitudes se rejoignent, que la conscience soit un objet tel qu’elle brouille nos distinctions. Et que, même,  le problème méthodologique que pose à une réduction scientifique d’inspiration ordinaire la conscience soit déjà le problème philosophique aux multiples aspects que nous venons de décrire.

Pour mieux en juger, essayons dans un premier temps de discuter le projet d’une interprétation syntaxique naturaliste du prédicat C(x), qui correspond à l’une des attitudes de naturalisation que nous venons d’envisager : à celle qui paraît le plus proche de l’esprit computationnaliste dominant.

Interprétation du prédicat C(x)

On peut essayer de décrire ce dont il s’agit dans un tel projet de naturalisation dans les termes suivants. On suppose qu’une première étape des recherches cognitives a permis de crédibiliser une description naturaliste de certains états mentaux, mieux, de ces états mentaux en tant que porteurs de telle ou telle information sur le monde ou sur l’organisme (en tant qu’expressifs ou intentionnels, peut-être). La question que l’on se pose alors est : lorsque je me rapporte au monde ou à mon organisme à travers certains états internes, ce qui se passe n’est pas seulement l’actualisation (cérébrale, sans doute) en moi de tels ou tels contenus, mais aussi un auto-rapport de moi à moi accueillant en moi ces contenus. Un événement de conscience, l’événement de tel ou tel contenu s’actualisant en la conscience n’est pas un pur et simple événement de détermination d’un milieu plus ou moins amorphe et a priori indéterminé (qui serait la conscience), c’est aussi et en même temps l’événement que la conscience s’atteint elle-même comme traversée de ce contenu qui advient en elle.

Quelle que soit la caractérisation choisie de cette auto-saisie de la conscience en chacun de ses événements-contenus, on sent qu’elle énonce quelque chose comme une boucle fonctionnelle, au minimum. La question de la naturalisation est alors de savoir si les recherches cognitives peuvent identifier une boucle fonctionnelle « en troisième personne » qui rende raison de la boucle caractéristique de l’en première personne. L’identification d’une telle boucle semble en tout cas constituer le sine qua non de toute interprétation syntaxique du prédicat C(x) : on essaiera de dire que l’avoir conscience de x, pour le sujet, ne se traduit pas seulement par l’allumage de ce qu’il faut d’activité cérébrale pour que le contenu x soit présent, mais exige de plus que l’activité en question soit pour ainsi dire traversée par le circuit d’auto-concernement fondamental de la conscience, ou quelque chose d’approchant.

Le problème est délicat, plusieurs descriptions et modélisations sont sans doute envisageables, mais il ne me paraît guère évitable que toute la construction repose sur l’assimilation de l’auto-concernement à un certain circuit “mécanique” de retour sur soi de l’influx neural. Dans le modèle biologique de la conscience proposé par Edelman, et qui a sans doute beaucoup compté, ne serait-ce qu’au plan historico-politique, pour la discussion menée ici, c’est en général d’un usage de la réentrée qu’est imaginée pouvoir provenir toute construction rendant raison de l’auto-concernement de la conscience. Ce qui ne veut pas dire que l’on suppose directement que l’aller et retour synaptique d’une cellule nerveuse à une autre suffit au fiat de la lumière intérieure, mais plutôt que ce fiat, dans ses diverses modalités de traversée de contenus pour les compléter de l'illumination, peut être restitué et compris au moyen d’un agencement éventuellement complexe et cumulatif à base de réentrée.

Ce programme a ses difficultés de principe : il n'est pas sûr que l’on puisse, à partir de la simple indication d’un circuit nerveux de la réentrée, à travers des raffinements adéquats, expliquer l’auto-illumination du pour soi en chacun de ses contenus, formuler une interprétation neurophysiologique du prédicat C(x). Ce programme soulève pour commencer un problème préalable, qui a trait au fait qu’il n’est pas clair phénoménologiquement, au fond, que la conscience se produise comme “prédicat de l’être conscient” se rapportant aux contenus. Mais au-delà, on ne voit pas, si l’on retient cette conception prédicative de l’être conscient de, comment exprimer la superposition d’un circuit d’auto-concernement avec l’activation d’un contenu en termes prédicatifs, sauf à inclure dans le langage de la neurophysiologie ce qu’il faut pour évoquer comme objets au premier ordre les dispositifs et configurations de l’esprit-cerveau qu’il dépeint et constitue “en raison” par ailleurs, en termes d’entités élémentaires : c’est-à-dire sans supposer le langage de la neurophysiologie directement muni d’une sorte de supplément permettant à la fois la mention et la prédication des configurations qu'il organise, un peu à l’instar de l’arithmétique vue à la lunette de l’arithmétisation de la syntaxe. Tout cela n’est pas nécessairement inenvisageable, il nous semble seulement que l’extrême ambition d’un tel projet n’est le plus souvent pas correctement prise en considération.

Cela dit, que l’opération soit faisable ou qu’elle ne puisse pas l’être, la naturalisation en cause consiste en ceci que le prédicat de l’être conscient de s’y trouve remplacé par un équivalent naturaliste, équivalent extensionnel à première vue : l’idée est de trouver un prédicat neurophysiologique se disant d’un contenu neurophysiologique exactement lorsque ce contenu comme contenu de l’esprit est accentué par l’être conscient de, et non pas qui se comporte dans le discours neurophysiologique ou dans un discours élargi exactement comme le prédicat de l’être conscient de se comporte dans le langage ordinaire. La présupposition de cette notion de naturalisation est, forcément et comme nous l’avons vu, que le langage de l’être conscient de est un langage spiritualiste, non naturaliste : naturaliser consiste alors simplement, ici, à en sortir, à donner un équivalent extensionnel naturaliste de ses prédications de base, sans prendre en compte la syntaxe plus générale et les usages auxquels il donne lieu.

Mais nous avions anticipé deux autres significations possibles de la “naturalisation” de la conscience, dans la ligne des cas précédemment examinés.

Naturalisation du discours phénoménologique

La première est assez proche de celle que nous venons de prendre en considération. Seulement, au lieu de s’adresser à l’unique prédicat de l’être conscient de, envisagé comme pièce d’un parler non naturaliste spontané de l’humanité mais sans que ce parler intervienne dans le problème avec sa cohérence et sa diversité, la naturalisation s’adressera désormais au parler explicitement anti-naturaliste de la phénoménologie, dans la mesure où ce parler est un parler de la conscience, pose la conscience dans un certain rôle et la dépeint sous une certaine lumière. La recherche cognitive, donc, assumerait la prétention de naturaliser la “vue de la conscience” qui est celle de la phénoménologie, ou plutôt, de naturaliser cette part systématique de la phénoménologie qu’est l’évocation thématique de la conscience.

Remarquons d’abord que la “naturalisation de la phénoménologie” d’obédience morphodynamiciste, que nous avons envisagée plus haut, ne se présente pas explicitement comme une telle naturalisation : elle s’emploie à plonger les descriptions du processus de conscience obtenues par la phénoménologie dans un discours scientifique, via une schématisation mathématique, mais elle ne s’attache pas, en première apparence, à naturaliser ce sur quoi se fonde à beaucoup d’égards Husserl pour gagner ses analyses, et qui est une certaine élaboration, suivant la voie de la révélation intime, de l’essence de la conscience.

Je pense qu’on peut présenter de manière assez simple ce qui serait le problème d’une naturalisation de la phénoménologie en ce sens légèrement différent, plus fort à mon avis que le précédent.

Par tout un côté, l’image que donne Husserl de la conscience est une image “en troisième personne” dont il est facile d’expliciter les grandes lignes.

Pour Husserl, l’il y a de la conscience est le couler du flux des vécus. Ce flux des vécus est qualifié de continu et d’héraclitéen. Husserl reconnaît de plus une structure méréologique au flux des vécus : il a des fragments et des moments. Certaines analyses husserliennes, comme celle, archi-célèbre, de la temporalité, semblent nous forcer à concevoir que le continuum conscientiel accorde en lui-même plusieurs dimensions, que le champ de conscience n’a pas la minceur  d’un continu linéaire.

Vis-à-vis de ces éléments descriptifs, le geste d’une naturalisation ne pourrait être que celui d’une paramétrisation : il s’agirait de se donner un objet mathématique susceptible d’accueillir l’individuation de tous les faits de conscience, de situer toutes les parties et les dimensions de la conscience. Ce geste de paramétrisation devrait, bien entendu, être contraignant pour toutes les schématisations évoquées dans la section Naturalisation de la phénoménologie: il ne serait plus possible de susciter des objets mathématiques arbitraires pour correspondre aux éléments nommés dans les descriptions husserliennes, mais il faudrait choisir un objet dont la constitution mathématique exprime ce que nous savons sur un mode phénoménologique être sa teneur en vécu. Nous arriverions ainsi à une belle et bonne modélisation au sens standard de la conscience en tant que mise en scène par la phénoménologie. La perspective que nous dessinons ici est celle d’une “mathématisation du discours phénoménologique” à laquelle devrait se subordonner la naturalisation morpho-dynamiciste de la phénoménologie.

Dans le discours phénoménologique husserlien, cela dit, nous trouvons encore, pour ainsi dire nichée en l’exposition  de la conscience, une interprétation du pour soi : l’expérience de soi-même du pour soi, le cogito pour le nommer le façon classique, ne peut que coïncider avec l’auto-manifestation du flux, c’est-à-dire originairement, avec la rétention. Je ne puis m’expérimenter comme pensant qu’en me “retournant” sur mon vécu, c’est-à-dire en laissant mon flux se manifester à moi originairement comme tout-juste-passé retenu. Ce pour soi est présupposé, l’analyse phénoménologico-intentionnelle de la temporalité dégageant le “résultat” du diagramme des rétentions ne peut être conduite que par un sujet recourant à la réflexion, c’est-à-dire à l’auto-manifestation de son flux, mais l’analyse en question “redéfinit” ou “reconstruit” le pour soi dont elle émane comme auto-manifestation du flux, révélation “infinitésimale” du pour soi dans le passer héraclitéen.

La question est alors : un tel “cercle” révélationnel  se maintiendrait-il si l’on remplaçait l’exposition en langage naturel de la conscience et de sa structure par une paramétrisation ?

Selon toute apparence, la réponse doit être négative. La différence entre R et le continu du flux des vécus n’est pas tant une différence structurelle articulable, une différence de qualités topologiques ou autres, que, précisément, la différence entre, d’une part, un objet théorique construit et offert à une contemplation et un usage eux-mêmes théoriques publics, d’autre part un élément dont l’infinitésimal coïncide avec l’auto-manifestation, et fonde par là comme pour soi l’ego, tout en fuyant irréversiblement, selon un mouvement de disparition qui affecte et emporte cet ego.

Le passage du flux des vécus à R possède précisément ce sens : de l’explication phénoménologique de la conscience intime du temps, il ne garde que l’agencement du continu qu’elle contient en effet, considérant implicitement le “reste”, c’est-à-dire le cercle avec le pour soi, et l’irréversibilité, comme des annexes relatives, inessentielles pour camper l’objet conscience du temps. C’est dans cette mesure, peut-on prétendre, que la paramétrisation de la conscience, en tant que dé-relativisation de son phénomène, engage sous des auspices favorables son objectivation, et au-delà, sa naturalisation.

Dans l’article « Beyond the Gap », une telle procédure est évoquée comme la procédure transcendantale typique intervenant dans toute constitution d’un authentique segment d’ontologie scientifique. Le lecteur reconnaît d’ailleurs, en lisant ce passage, une thèse épistémologique souvent mise en avant par Jean Petitot.

Pour avoir longtemps travaillé avec ce dernier dans un climat d’accord, afin de contrer la domination des interprétations logicistes ou empiristes de la science contemporaine, je sais et peux écrire que nous partagions en particulier la volonté de réhabiliter ce qui s’appelle chez Kant esthétique transcendantale : il nous semblait en effet impossible de regarder la science, la science canonique qu’est la physique avant tout, comme la mise au point de théories logiques directement exposées à la vérification, parce que confrontées à des formules atomiques expérimentalement validées (traduisant des “énoncés protocolaires”) ; la construction physique du monde commence plutôt par une mise en perspective mathématique, imagination de ce qui se passe dans l’être en termes d’un certain référentiel et de l’aventure trajectorielle de certains objets mathématiques ; et c’est cette construction qui “répond” au moment kantien de l’esthétique, en tant qu’elle est, selon Kant, inspirée par l’intuition pure de formes dans lesquelles se tiennent nécessairement les phénomènes pour nous.

Le point de litige que je crois devoir observer aujourd’hui avec lui sur ce point – mais j’ai toujours senti une différence de sensibilité à ce sujet[4] – est que, pour Jean Petitot, la décision du référentiel mathématique de la description physique n’est pas liée par un rapport pré-théorique aux phénomènes, n’est pas comptable devant une “phénoménalité”, elle-même informellement connue par le moyen d’une expérience de pensée. Le cadre mathématique intervient comme idéalisation exprimant la dé-relativisation des coordonnées relatives de la mesure : une pratique numérisante, mathématisante, est supposée déjà donnée, et le moment kantien de l’esthétique correspondrait simplement au geste idéalisant qui n’en conserve que ce qui est indépendant de l’unilatéralité de la pratique comme telle. Ainsi l’espace euclidien est l’idéalisation résultant de l’oubli des coordonnées subjectives de l’arpentage, ainsi l’amplitude de probabilité – et donc implicitement le Hilbert des états en mécanique quantique – accueille ce qui des expériences de mesure quantique est indifférent à la particularité du montage. Jean Petitot ajoute que l’explicitation d’un référentiel mathématique, en l’occurrence, joue aussi le rôle de “codage de l’altérité de l’être” : lorsque nous réinterprétons la donnée ontique comme une condition initiale dans notre référentiel, nous gardons quelque chose de cette altérité, en plaçant les tenant-lieu des choses dans un domaine mathématique étranger comme tel à la discursivité logique, mais nous la traduisons en quelque chose de disponible pour la fabrication de modèles.

Pour Petitot donc, et les rédacteurs de « Beyond the gap » s’associant à sa vue, la paramétrisation de la conscience aurait cette même valeur de traduction dérelativisante du “phénomène” de la conscience débarrassant ce dernier de sa relativité, en l’occurrence de ce pour soi, dont rend compte à sa manière l’explication phénoménologique husserlienne. Il n’y aurait là donc que la démarche usuelle de la science, dans son moment esthétique, appliquée à une région particulière, celle de conscience.

A cette façon de voir, je veux faire une double objection.

D’abord, dans le principe, je ne crois pas que l’on puisse concevoir le moment esthétique comme pur moment rationnaliste, invention libre d’un référentiel “opposé” à la donation comme traduction de l’altérité. Toute l’idée kantienne est que la chose n’est pas simplement autre au sens où elle appellerait le sujet à une position de cette altérité qui en soit en même temps une négation et prépare sa reconstruction scientifique, c’est-à-dire subjective de la subjectivité du concept. Elle est plutôt autre en tant que conjecturée au-delà de phénomènes dans lesquels elle se donne, phénomènes que nous “hallucinons” toujours dans un cadre de présentation ayant une stature phénoménologique, motivant de notre part une familiarité entrelacée à une énigmatique. L’interprétation mathématique du référentiel traduit (en l’exprimant) le couple de cette familiarité et cette énigmaticité, plutôt que l’être lui-même dans son altérité. Si l’on retire aux déterminations de référentiel leur lien avec une expérience phénoménologique a priori de la chose, alors on tombe dans un rationalisme ou bien simplement positiviste ou bien, dans le meilleur des cas, hégélien. Ce lien, par ailleurs, n’est pas simple, le référentiel n’est pas dicté par l’intuition, l’intuition est dépossédée, et l’activité d’inscription mathématique de ce qu’elle anticipe est plutôt à envisager comme une activité herméneutique, selon ce que j’ai dit et que j’en pense.

Mais ce qui vient d’être dit ne réfute pas clairement l’application du schème kantien invoqué par Petitot à la balbutiante science de la conscience. En effet, la dimension phénoménale “justifiant” la paramétrisation de la conscience, nous l’avons, elle ne fait pas défaut, Husserl nous la donne précisément avec son analyse de la conscience intime du temps. Le point est de savoir si l’élimination, dans ce geste de paramétrisation, du cercle du temps intime avec le pour soi, peut valoir comme mise de côté du subjectif relatif toujours impliquée dans l’adoption d’un référentiel, et se trouver de la sorte légitimée.

C’est ici que le langage positiviste-spéculatif de Petitot (élimination des coordonnées de relativité au profit d’un codage de l’altérité de l’en soi) pèse lourd : ce dont il s’agit de faire la science est en effet, rappelons-le, la conscience. Si la paramétrisation déleste la conscience de la relativité du pour soi et en donne une figure traduisant l’altérité de l’en soi de la conscience, et si c’est cette double valeur du geste de paramétrisation qui la justifie, n’est-ce pas manière de dire que la réduction de la conscience à l’en soi et l’élimination du pour soi ont été originairement décidées ? Tout le problème, tout ce qui motive débat et discussion, est justement de savoir si l’unilatéralité du pour soi n’est pas attachée au processus de conscience comme un aspect de son essence, de sa manifestation fondamentale, et si une connaissance mettant ce trait de côté peut être supposée respecter la chose à connaître. La description de la paramétrisation comme moment esthétique kantien – légitime comme tel – peut donc paraître, dans le contexte particulier où nous sommes, escamoter la difficulté. La conscience comme pour soi est-elle quelque chose qui puisse être considéré comme un en soi dont il s'agirait de traduire l'altérité au bénéfice d'une science par la voie d'une paramétrisation ? Ou bien s'épuise-t-elle dans la détermination du pour soi en tant qu'incompatible avec toute position comme en soi ? C'est de cela que l'on discute, et l'universalité de la voie “esthétique” de la mise en place de référentiel ne tranche pas vis-à-vis d'une telle discussion.

 On peut objecter à l'idée d'une naturalisation de cette dimension du pour soi d'une autre manière, en se plaçant plutôt à la supposée fin du processus qu'à son commencement. Admettons, en effet, que le montage scientifique, adossé à une paramétrisation adéquate, permette de “rendre raison” de ce que fait et peut la conscience, de ce qu'elle contient, que ce montage la couvre et la réduise comme réalité scientifiquement objectivée, ainsi que les adeptes de la naturalisation paraissent l'escompter, paraissent exiger qu'on le tienne pour possible. En quel sens pourrions-nous aller jusqu'à dire que cette couverture de la conscience couvre aussi le pour soi comme tel ? Savons nous donner une signification à l'étrange locution “explication scientifique du pour soi comme tel” ? Le pour soi, certes, n'est à certains égards pas quelque chose de mystérieux en tant que processus et fait du monde. Il est une valeur ou une qualité dont il est possible de dire qu'elle s'actualise à un moment donné, dans le contexte d'un certain état, d'un certain contenu de la conscience. À la limite, une “réduction” scientifique du pour soi ne pourrait, donc et cependant, consister qu'en ceci : un discours d'espèce théorico-scientifique, on l'imagine, engendrerait sous nos yeux, dans son procès de signification, l'illumination du pour soi, l'auto-affection  viendrait soudain de la page scientifique vers nous, au lieu que nous intégrions ce qu'elle dit, imperturbablement, à notre vigilance centrale pour soi-ique. Sinon, qu'avons nous ? Une théorie qui explique un bouclage factuel dans l'ordre neurophysiologique et nous le donne comme le secret naturel du pour soi, sans jamais pouvoir alléguer aucune garantie à cet égard. Qu'est-ce qui peut compter comme argument, en effet ? Ou plutôt : même si une réduction décrit le contrôle d'un fait objectivement identifié dont la systématique co-occurrence avec l'illumination du pour soi est régulièrement constatable, cela ne rend pas raison du pour soi comme tel pour nous, cela n'établit pas pour nous le passage de la causalité mise en place théoriquement à l'éprouver du pour soi.

Par conséquent, l'espoir de naturalisation, pris en ce sens absolument maximal, nous paraît essentiellement auto-réfutatif, ou plutôt nous paraît l'espoir de quelque chose de strictement inconcevable. Ce n'est donc pas aucune forme du scepticisme qu'il faudrait opposer à la naturalisation : vis-à-vis de certaines de ses formulations, on a seulement le sentiment de devoir évaluer comme non-sens de ce qui est visé, sans que les pouvoirs et les prestiges de la science ne soient en cause.

Cette objection au principe même de l'ambition naturalisante dans ses versions intransigeantes peut cependant elle-même recevoir une objection en première apparence très forte, que nous voulons examiner maintenant.

Beaucoup de qui a été dit jusqu'ici fait fond sur l'en troisième personne du discours de science. Mais ce qui est en débat, dans cette section du présent article, c'est la possibilité d'une naturalisation de la conscience entendue comme remplacement ou traduction de l'idiome phénoménologique en tant qu'idiome dans lequel s'énonce et se laisse saisir la conscience. Avant d'introduire l'idée de paramétrisation, nous avons rappelé les éléments du discours husserlien que cette paramétrisation pouvait prétendre capturer, restituer sur un mode scientifiquement opérationnel. Le moment est venu d'avouer une évidence : le discours de la phénoménologie sur la conscience est tout autant en troisième personne que celui de la science, même si sa grammaire est fort différente. Les adeptes de la naturalisation sont donc en droit de dire : pourquoi le discours en troisième personne de la science serait-il par nature incapable de ce dont vous créditez le discours en troisième personne de la phénoménologie, c’est-à-dire d'apporter un éclairage sur le pour soi comme tel ?

Il y a plusieurs manières de répondre à cette objection, qui correspondent à autant de niveaux du problème.

D'abord, on pourrait dire que la phénoménologie, en tant qu'attitude philosophique extrêmement particulière, prend en charge cette difficulté : elle pose que le discours en troisième personne de la description philosophique ne vaut vérité que s'il est lié à une narration où le pour soi intervient comme acteur (narration qui est celle de la réduction et de la variation eidétique). La phénoménologie énonce donc comme vérité du pour soi ce qui se manifeste à ce dernier comme sa propre situation et sa propre teneur. Elle, respecte en bref, un critère de validité qui la singularise parmi tous les discours en troisième personne possibles.

Mais à ce gré, les approches philosophiques de la conscience autres que phénoménologiques se retrouveraient logées à la même enseigne que la science, et au-delà, les approches littéraires ou autrement extra-philosophiques aussi bien qu'extra-scientifiques. Or nous avons tout de même le sentiment que Proust est plus proche du pour soi comme tel que la neurophysiologie, pour le dire grossièrement. Sans doute faut-il donc ici invoquer une différence, vis-à-vis du clivage en première personne/en troisième personne, entre le discours scientifique et le discours de la langue naturelle.

Le discours scientifique est construit sur les moments de la paramétrisation, et de la redescription suivant les moments catégoriaux du monde et des processus possibles. En tant que tel, il est complètement voué à l'énoncé objectif en troisième personne, il ne comporte aucun moment de témoignage ou d'implication. De tels moments sont reconstructibles comme ayant une fonction fondatrice, comme devant toujours être supposés accompagner l'exercice du discours de science, c'est au moins ce que prétend la doctrine transcendantale de la science, mais ils ne sont pas apparents, ils n'interviennent pas explicitement ou en surface. En revanche, le discours en langue naturelle sait nouer ce qui est dit des choses et procès du monde avec des éléments de témoignage, d'implication, de perspective. Proust peut décrire les contenus qui successivement s'emparent d'une conscience et font de sa vie un drame tout en racontant de quelle manière ils pèsent ou en général sont pris et assumés par le vacillant pour soi dont ils sont le drame. Les éléments objectivement dépeints sont constamment renvoyés, comme à un point de fuite, à cette instance partagée par l'auteur et le lecteur qu'est le pour soi, et qui joue aussi un rôle dans la signification.

Cela revient à dire que les discours en troisième personne de la langue naturelle ne sont pas purement en troisième personne, il revient à la science et seulement à la science de posséder une telle qualité de manière stricte. Les discours de la langue naturelle présupposent de beaucoup de façons le pour soi, même lorsqu’ils prétendent en rendre compte. Ils le présupposent sous la forme du témoignage et de l’implication, comme il vient d’être dit, valeur qui compte dans la signification transmise par ces discours, mais aussi sous la forme de l’indexation subjective-relative de nombreux termes de la langue naturelle : pas seulement les embrayeurs, ou les attitudes propositionnelles, ni même plus généralement tous les termes dont la grammaire a justifié des réflexions spéciales de la philosophie analytique, mais aussi certains noms, verbes, ou adjectifs, dont la sémantique fait fond sur le pour soi de l’expérience “en première personne” (je pense à des mots comme fatigue, flâner ou strident). En sorte que le discours théorisant en langue naturelle ayant pour objet le pour soi éclaire à la vérité le pour soi à partir d’une signification partagée portée par le langage qui “contient” déjà à sa façon  le pour soi, elle procède à vrai dire à une sorte d’herméneutique du pour soi fondée sur la pré-compréhension acquise de ce pour soi.

L’idée d’une couverture scientifique du pour soi de la conscience comme tel est donc au fond l’idée qu’un langage qui a été obtenu par épuration logique de toutes les valeurs et éléments liés au pour soi, qu’un langage strictement référentiel comme celui de la science garderait la faculté de “rendre raison” du pour soi comme tel : mais, formulée en ces termes, cette hypothèse d’une capture du pour soi comme tel par l’en soi comme tel paraît une impossibilité grammaticale, elle paraît envelopper la trahison par nous des valeurs que nous avons décidées et instituées pour certains usages langagiers.

Il nous semble donc, pour nous résumer, qu’un certain horizon que l’entreprise de naturalisation semble parfois vouloir se donner, bien loin de correspondre à un irréalisable ayant trait à quelque limitation imposée par l’être à la puissance modélisatrice-explicatrice de la science, est un horizon d’impossibilité pour des raisons de principe, ayant trait au sens même des termes mis en jeu : la naturalisation prise en ce sens n’est pas tant impossible qu’absurde, pour le dire simplement.

Naturalisation de la fondation de conscience

Il me reste à envisager une troisième version possible de la naturalisation, celle qui correspond, dans la cas de la phénoménologie, à l’ambition quinienne de naturalisation de l’épistémologie : il s’agit de savoir si la science cognitive de la conscience peut naturaliser l’intention fondationnelle de la phénoménologie, lui substituer quelque chose de différent mais de suffisamment équivalent. La phénoménologie, en effet, est pour une part un discours d’épistémologie fondationnelle, elle prétend bâtir, en dévoilant  les structures conscientielles de l’apparaître, la fondation de toutes les sciences. Pouvons-nous, donc, imaginer que la description scientifique – en l’occurrence, probablement, neurophysiologique et mathématique – de la conscience, serait en mesure de suppléer à la valeur fondationnelle attribuée par Husserl aux descriptions phénoménologiques ?

L'article de Quine est très explicite sur le rejet de cette fonction fondationnelle de la conscience. Il revisite quelques débats usuels de l'épistémologie, pour évaluer le décalage induit par l'adoption du référentiel naturaliste, et considère par exemple la question du nombre de dimensions de l'espace perceptif. Il observe que la nécessité de postuler une intuition tridimensionnelle de l'espace découle du projet de reconstruction rationnelle et de la volonté de comprendre la science telle que nous pouvons et devons l'assumer en termes conscients. Inversement, du point de vue naturaliste, la question de cette “dimensionnalité perceptive” devient une question purement empirique, il s'agit de saisir la mise en forme de la stimulation sensorielle dans la réalité psychologique. De même, dit-il, l'alternative entre atomisme de la donnée perceptive et gestaltisme est ordinairement commandée par la perspective de la conscience, on se demande comment la stimulation sensorielle habite notre conscience et se prête ainsi à la reconstruction rationnelle, au lieu de chercher à savoir empiriquement si l'état atomique-dispersé de la donnée est plus proche de l'entrée de la stimulation que son état organisé. Enfin, sur le rôle des phrases d'observation, le jugement de Quine est le même : l'ancienne épistémologie fondationnelle les prend comme tribunal de vérité scientifique en ce sens qu'elles sont les vérités de base que doit incorporer la science dans la reconstruction logique proposée, la reconstruction en question conduisant, malgré tout, de vérités observationnelles vécues à des vérités théoriques revendiquées ; en revanche, pour l'épistémologie naturalisée, les phrases d'observation sont celles qui motivent une adhésion large de la communauté humaine concernée indépendante de tout autre savoir que le savoir de base du langage, et elles fonctionnent encore comme tribunal pour nos sciences, mais simplement au sens où le réaménagement possible du savoir et de la réalité est particulièrement difficile à leur endroit, pas au sens où elles seraient un noyau de vérité saisie par la conscience sur lequel reposerait l'édifice rationnel.

L'idée pragmatiste a comme composante ou moment crucial le rejet de la connexion essentielle entre conscience et raison, telle qu'ont pu la penser Descartes, Kant et Husserl. Si une science cognitive dont les explications – induites par une paramétrisation adéquate – intégreraient les transpositions mathématiques des descriptions husserliennes, pouvait être supposée fournir leur fondement à toutes nos sciences, alors le projet du renversement de l'ancienne épistémologie au profit d'une nouvelle épistémologie aurait sans nul doute été mené à bien. Les sciences cognitives, dans leur ensemble et dans la plupart des cas, prétendent en effet reprendre l'ambition épistémologique, mais en concevant désormais la tâche de fondation comme une tâche pour une part empirique, expérimentale. À la vérité, les choses ne sont ici pas claires. Le programme de Quine n'est pas celui de l'accomplissement de l'ancienne mission fondationnelle de l'épistémologie, il est celui de son abandon au profit d'une étude génétique du rapport entre l'entrée sensorielle et la sortie théorique de l'animal humain. En revanche, les travaux “cognitifs” prétendent volontiers être des travaux fondationnels d'un nouveau genre : l'attitude factuelle des chercheurs n'est pas celle que préconise Quine, on les voit plutôt prétendre “récupérer” une véritable fondation, tant est forte et profonde la conviction que la genèse est une fondation.

Dans le cas de la sorte de science cognitive que nous avons prise ici en considération, les choses sont à la fois claires et compliquées.

Claires, parce que Jean Petitot reconnaît sans ambiguïté que le segment de théorie scientifique cognitive de la perception humaine qu'il s'efforce de produire est un segment de science modélisatrice standard, et donc requiert une fondation épistémologico-philosophique standard, qu'il conçoit d'ailleurs comme devant être de type transcendantal. Son attitude consiste donc à retrouver les structures typiques et normatives décelées par Husserl dans son enquête phénoménologique afin de les “couvrir” par une explication scientifique génétique, mais le discours scientifique porteur de cet accomplissement naturalisant est lui-même sous la dépendance d'une élaboration fondationnelle classique de type kantien.

Compliquées, parce que, néanmoins, la même élaboration scientifique, la même phénoménologie naturalisée, est aussi présentée comme une explication génétique du synthétique a priori kantien dans son rôle cognitif[5]. La philosophie critique kantienne dans son volet théorique comporte donc un équivalent de la phénoménologie transcendantale husserlienne ou d'une partie de celle-ci, et la naturalisation de la phénoménologie, qui a besoin d'une fondation kantienne, est donc en même temps, néanmoins, naturalisation de la critique kantienne.

Il y aurait lieu, bien entendu, d'interroger une telle disposition de pensée dans ce qu'elle implique en fait de compréhension de Kant, et, avant tout, de la Critique de la raison pure. On découvrirait alors, je pense, que l'apparent cercle vicieux de la position petitienne correspond à un problème central et difficile suscité depuis le début par le texte kantien, et qui a motivé au cours de son histoire récente une série d'attitudes contradictoires.

Mais ce qui nous intéresse le plus est la question de la conscience, et, plus exactement, du nœud fondationnel de la conscience et de la raison, que nous pourrions appeler nœud cartésien. La question sera simplement : peut-on attendre d'une naturalisation de la conscience qu'elle nous délivre de ce nœud ?

En d'autres termes : il a semblé à beaucoup d'auteurs que, lorsque nous cherchions à dire et comprendre comment la vérité scientifique s'élaborait, nous ne pouvions pas éviter de renvoyer à certaines modalités typiques de la vie de la conscience, comme à des formes dont la récurrence faisait partie de ce qui garantit le discours scientifique comme discours valide pour nous. Si l'on dispose d'une description et d'une explication scientifique de l'être et des performances de la conscience, cette description peut-elle être recollée à nos élaborations fondationnelles faisant intervenir la conscience en telle manière que ces élaborations se transmuent en explications génétiques ayant valeur de fondement ? La naturalisation de la conscience est-elle susceptible de nous fournir un dictionnaire traduisant des explications fondationnelles au sens classique en des explications fondationnelles de nouvelle espèce (naturalistes), un dictionnaire traduisant les explications classiques en explications naturalistes en telle manière que celles-ci soient désormais douées en même temps du pouvoir fondationnel classique pour autant qu'elles sont liée à une élucidation du mystère de l'auto-illumination centrale ?

À ces questions, nous allons essayer de donner quelques éléments de réponse, en profitant assez largement d'une argumentation déjà conduite.

On peut dire, il me semble, une première chose : pour qui estime que l'épistémologie naturalisée au sens de Quine tient lieu de fondement pour les sciences, satisfait la demande de fondements de la seule manière possible, il n'est pas besoin que la “psychologie” mobilisée pour obtenir la description scientifique du passage de l'entrée sensorielle à la sortie théorique soit une théorie de la conscience, bien au contraire : dans chaque cas particulier, Quine argumente que le point de vue naturaliste parvient à donner des réponses parce qu'il ne se soucie pas de savoir comment le processus de constitution psychologique de la science se signale à l'esprit lui-même : que ce processus soit conscient ne paraît pas être supposé par lui un élément essentiel, spécialement pour ce qui a trait aux processus primitifs, ceux qui interviennent au plus près de la stimulation sensorielle. De son point de vue, donc, il n'est pas sûr que la disposition d'une explication naturaliste de la conscience améliore la performance fondationnelle de l'épistémologie naturalisée.

Mais cette observation est encore assez externe au problème, sa portée, de plus, est entièrement relative à l'autorité que l'on prête à Quine.

Quel est, au fond, le lien que l'on établit volontiers entre conscience – entre pour soi, en première personne – et fondement des sciences ?

Ce lien, nul ne l'ignore, est simplement celui-ci : fonder les sciences, c'est dire dans quel élément s'enracine leur certitude pour nous, et comment nous nous garantissons à nous-mêmes leur élaboration à partir de cet élément. On ne peut donc pas imaginer de conception philosophique ayant force fondationnelle qui ne se réclame pas du pour nous. Si les sensations sont la base porteuse de la science, c'est que les sensations ont autorité, ont une autorité au moins pour nous. Si la déduction est une forme d'accumulation légitime d'énoncés de vérité, c'est que la déduction a autorité pour nous (en matière de transmission de vérité). Si le langage est l'élément dans lequel se formule et se distingue comme telle toute vérité scientifique, c'est parce que le langage possède ce privilège pour nous.

En d'autres termes, la proposition fondationnelle se réfère forcément à un consensus implicite. La science est un consensus explicite, coutumier. Un discours philosophique de fondement rattache ce consensus explicite à un consensus implicite. Il s'efforce d'expliciter un lien de fondation entre le consensus explicite et certains consensus implicites. La question de l'irréductibilité de la référence à la conscience dans l'effort fondationnel se pose alors de la manière suivante : peut-on dégager un consensus implicite sans référence au pour soi ? Ou, plus brutalement : y a-t-il un niveau du pour nous que l'on puisse revendiquer sans invoquer le pour soi ?

Il n'y a aucun doute que le vingtième siècle dans son ensemble, et tout particulièrement par la voie de la philosophie analytique, a répondu positivement à cette question, arguant que le pour nous siège de toute fondation concevable était nécessairement logé dans le langage, et devait être regardé indépendamment du pour soi, voire dans l'oubli du pour soi. L'argument est d'ailleurs précisément que le pour soi est totalement dénué de valeur pour nous : ce qui est vraiment sous le signe du pour soi tombe par définition dans l'ineffable de l'absolument privé, et ne possède par conséquent aucune valeur fondationnelle.

Volontiers, l'esprit dit du “tournant langagier” interroge les certitudes du pour soi, demande au philosophe de la conscience de les décliner, pour constater ensuite, de manière narquoise, que le prétendu pour soi s'est intégralement exposé en termes de contenus publics partagés, agencés selon une grammaire elle même “originairement” entre les hommes.

Mais il me semble limpide que l'on peut tout aussi bien renverser cet argument qui met à mal les prétendus pouvoirs du pour soi.

Dans l'article fameux « Sens et dénotation », Frege s'attache à nous convaincre que « le rapport de la pensée au vrai ne peut être comparé à celui d'un sujet et d'un prédicat »[6]. A cet effet, son principal argument tient dans le passage suivant :

« On pourrait dire à cet effet “la pensée que 5 est un nombre premier est vraie”. À regarder la chose de plus près, il apparaît qu'on n'a en fait rien dit de plus que dans la proposition “5 est un nombre premier”. Dans les deux cas, l'affirmation de la vérité réside dans la force de la proposition affirmative »[7].

Mais ce que signale l'opérateur « À regarder la chose de plus près », c'est clairement l'invocation d'une expérience partagée de la signification, expérience dont l'enseignement peut, certes, être formulé et mis en avant sur la scène publique du langage (la vérité “habite” la force affirmative et ne peut être détachée comme un prédicat de phrase), mais dont l'autorité en tant qu'enseignement résulte de ce que nous y reconnaissons ce que nous éprouvons dans l'expérience silencieuse et privée de la signification. Nous nous disons à nous-même les deux phrases, et nous constatons que la première pensée n'est pas nouvelle par rapport à la seconde, n'énonce pas une autre vérité que la seconde, nous avons en nous de manière ineffable, mais essentiellement requise pour l'attestation du pour nous de l'enseignement, la certitude de la non-distinction des pensées et des vérités. Cet exemple, pris à dessein dans un des textes fondateurs de la philosophie analytique, est à mon avis parfaitement générique. Jamais une recherche analytique ne peut se passer d'une référence à un nous savons bien que, concernant le langage, ses valeurs, ses grammaires, et qui est une référence déguisée au pour soi. À un certain niveau de régression, l'universel du pour nous s'énonce avec l'autorité du “aller voir en vous-mêmes”, et que les faits étudiés soient des faits de langage n'y change rien.

Je viens de laisser entendre que l'on pouvait retrouver, déguisée par l'ablation de l'emphase sur la conscience, cette référence au pour soi comme voie unique et décisive de l'attestation du pour nous dans toutes les œuvres analytiques, si variées qu'elles soient par ailleurs. Wittgenstein, à cet égard, mérite sans nul doute un traitement particulier, lui qui, d'ailleurs, au nom de “l'argument du langage privé”, vaut naturellement comme leader mondial de la réfutation de la valeur fondationnelle “classique” du pour soi. Je n'irai pas ici jusqu'au bout de ce que je pense de cet argument et de son rapport à mon problème, mais je veux tout de même en dire quelques mots.

Il y a, me semble-t-il, deux facettes de l'argumentation critique de Wittgenstein à l'égard du pour soi.

La première concerne les qualia, et se résume par le célèbre “Inner states are in kneed of outer criteria”. Ce qui est dit, en substance, c'est que nous n'avons aucune chance de fonder “introspectivement” le sens que possède pour nous une phrase comme “j'ai mal aux dents”. Ce qui est ressenti dans l'occurrence du mal de dents n'est pas la matière d'une possible élaboration de définition, en raison même de la subjectivité absolue du ressenti comme tel. Cette première moitié de la critique du pour soi possède néanmoins deux limites : premièrement, elle ne nie pas que la survenue effective de ce qui sera défini, en termes d'outer criteria, comme l'avoir mal aux dents, reste de la compétence exclusive du pour soi, ce dernier garde donc un contrôle sur le niveau empirique sinon sur le niveau catégoriel ; deuxièmement, l'argument fait appel, chez nous qui lisons Wittgenstein, à une pré-compréhension de ce que c'est que d'avoir un sentiment en tant qu'effusion strictement intime et comme telle ineffable, la distinction d'avec les “critères externes” ne serait pas possible sans cela. Certains auteurs seront d'ailleurs tentés de nier que des qualia en ce sens fort doivent être envisagés, ils plaideront que cette sorte de repli subjectif, même dans la douleur par exemple, n'est jamais atteint (c'est en substance la position que les auteurs de l'article « Beyond the gap », si je les ai bien compris, adoptent). Je considère donc comme douteux que Wittgenstein soit parvenu à évincer du lieu où son philosopher se poste toute référence à une autorité du pour soi. Certaines des distinctions qu'il met en œuvre et sur lesquelles il construit son argument ne sont pas grammaticales, et renvoient à une pré-compréhension en quelque sorte directement egologique du pour soi comme tel.

Mais le fond de ma pensée est bien évidemment que les distinctions grammaticales elles-mêmes ne sont jamais connues et reconnues indépendamment du pour soi, sans prise d'appui sur lui. Et il me semble qu'à certains égard, c'est ce que Wittgenstein lui-même dit dans la seconde facette de son argumentation la plus célèbre sur ces matières : celle dont l'enseignement dérive de la prise en considération du paradoxe de Kripke-Wittgenstein. Que nous apprend en effet Wittgenstein ? Que nous croyons contrôler le sens des noms communs et l'exigence d'application contenue dans les règles (la notion très générale de règle ici envisagée couvrant en tout cas à la fois les champs logique, mathématique et linguistique, et donc par excellence toute règle grammaticale) à partir d'éléments que nous stockerions en nous-mêmes, mais qu'une telle prétention est toujours vaine. Mais en fait, ce que vise l'argument, ce n'est pas l'intériorité comme telle, c'est toute inscription finie statique : le sens des noms communs et des règles, dans la mesure où il a une portée infinie en droit, n'est jamais saisi par un tableau fini d'informations, texte d'instructions ou mémorisation d'exemples. Or  la conscience ne peut jamais détenir plus qu'un tel tableau fini, donc je ne détiens pas le sens du nom commun ou de la règle en moi-même. Mais l'argument dénonce tout autant, et peut-être même plus, l'illusion d'un contrôle du sens depuis une formalisation explicite finitaire dans son principe  (comme l'est toute formalisation authentique). Mieux, il dément que l'on puisse réduire les phénomènes du sens et de la règle à une exhibition de base, quelle qu'elle soit, notamment et peut-être au premier chef une exhibition langagière, puisque telle est apparemment la voie que suit la philosophie analytique dans le contexte de laquelle Wittgenstein prend la parole.

De ce point de vue, il semble bien que Wittgenstein fasse fond sur une pré-compréhension nôtre de l'écart entre le fini et l'infini (ce ne sont pas du fini et de l'infini de Dedekind qu'il s'agit sous sa plume, c'est au moins clair) pour dénoncer l'idée d'un contrôle empirique finitaire du sens et de la règle, contrôle que l'on a pu être tenté de prêter à la conscience il est vrai, mais que l'on prête désormais bien plus facilement au langage en tant que mis à plat. Et il faut, j'y reviens et j'y insiste, un pour soi subtil, au fait d'une distinction sentie en même temps que comprise entre fini et infini, pour le suivre et pour adhérer à son argument.

Que conclure ? Je voudrais proposer deux conclusions nettement distinctes et chacune importante dans son ordre, dont je ne prétends pas qu'elles aient été chacune suffisamment argumentée, dont je reconnais par ailleurs qu'il ne leur a pas été accordé une attention équivalente, mais qui me semblent, collectivement, bien exprimer la résistance que je veux opposer non pas à la naturalisation, mais à l'opinion selon laquelle la naturalisation nous rend quitte vis-à-vis d'une certaine sorte de pensées touchant au fondement ou à la conscience.

La première de ces conclusions est qu'aucune naturalisation, pour des raisons de principe, ne supplée à l'intention fondationnelle de l'ancienne épistémologie. Sur ce point, chaque fois que la croyance en une telle vicariance (de la justification en termes de principes et procédures de la science par son explication génétique) reçoit de l'adhésion, sous quelque bannière philosophique que ce soit, on peut parler de régression par rapport à la clairvoyance qui était celle de Quine : celui-ci plaidait seulement en faveur de l'abandon de l'ancien projet en faveur du nouveau, tout en affirmant que le nouveau gardait plusieurs traits de similitude avec l'ancien, mais ne prétendait pas que le nouveau tenait lieu de l'ancien formellement et strictement. Dans le petit ouvrage Définitions, au cours d'un entretien avec Bouchindhomme, Putnam réaffirme avec force la spécificité et l'irrépressibilité de la question du fondement classique. Non seulement nous pensons qu'il est dans le vrai, mais nous comprenons mal, au bout du compte, comment on pourrait le nier.

La deuxième de nos conclusions concerne le rapport du chapitre fondationnel de la philosophie avec le pour soi. Répondre à l'irrépressible question du fondement des sciences, c'est toujours tenter d'éclairer le consensus explicite de la science en le renvoyant à un consensus implicite, que nous sachions reconnaître comme tel et que nous ayons de bonnes raisons rationnelles de considérer comme originaire par rapport à la prestation explicite de la science, dès lors regardée comme dérivée. Or, c'est ce que nous venons de soutenir en nous efforçant d'établir qu'il en allait ainsi même dans le camp analytique et même chez ceux qui sont usuellement invoqués pour soutenir l'affirmation inverse, il n'est pas possible de faire valoir un consensus implicite comme tel sans en appeler à l'autorité du pour soi. Cela résulte pour une part de la notion d'implicite : pour qu'un consensus puisse résider auprès des hommes, et être agissant sous le rapport de la fondation, tout en étant informulé, il faut qu'il profite de l'espace d'accueil qu'offre la conscience en quelque sorte, il ne peut demeurer et compter sans profiter du support, du relais que fournit la conscience réflexive, le pour soi. Dès qu'on invoque, pour justifier le pour nous comme tel, un dépôt inconscient de son contenu, en perdant le pour soi de ce pour nous, on perd sa force fondationnelle : un pour nous inconscient ne peut produire une justification à l'égard du consensus explicite de la science. Du fait qu'il est explicite, ce consensus a besoin de quelque chose de porté et d'assumé par le pour soi pour s'estimer (éventuellement) conforté et fondé. Le couple explicite/implicite, en d'autres termes, et la dynamique du recours, de l'appui, du fondement qu'on peut y lire, requiert l'estampillage du pour soi. Il doit y avoir au moins autant de pour soi dans le fondant que dans le fondé, aurait pu dire un Descartes transposant au domaine phéno-épistémologique son argument. Or la vérité explicite de la science est nécessairement totalement illuminée par le pour soi, soutenue est traversée par lui (d'où les difficultés d'admission que soulèvent certains théorèmes partiellement machiniques ou collectifs, comme le théorème de classification-exhaustion des groupes simples sporadiques, le théorème des quatre couleurs, ou un récent résultat algébrique concernant un énorme polynôme dont m'a parlé Pierre Cartier).

L'idée d'ensemble de cet article est donc aussi simple et en un sens anodine que possible : il n'y a aucune limite à envisager a priori au projet de naturalisation, mais il n'y a non plus aucune raison de penser qu'il puisse apporter quelque chose à la pensée du pour soi, notamment dans la mesure où celle-ci est impliquée dans l'entreprise fondationnelle.



[1]. Cf. « Phénoménologie naturalisée et morphodynamique : la fonction cognitive du synthétique a priori », Intellectica n° 17, Paris, 1993, 79-126, et « De la Physique à la Forme et au Sens. Actualité de la philosophie transcendantale », in La philosophie transcendantale et le problème de l’objectivité, Paris, 1991, Osiris, 59-110..

[2]Intellectica n° 17, 106.

[3]Intellectica n° 17, 109-110.

[4]. Pour l’anecdote, je crois que la première discussion que j’ai eue avec Jean Petitot, à Urbino en 1979, portait déjà sur ce point, et nous contrastait dans les deux positions qui sont toujours les nôtres.

[5]. Cf.

[6]. ELP, 110.

[7]. ELP, 110.