LibertŽ, responsabilitŽ, Žducation

Les notions de libertŽ et de responsabilitŽ ont, dĠune part, une acception commune dans le monde qui est le n™tre ˆ lĠheure o je prends la parole et Žcris ce texte, dĠautre part, une fonction dans la position par la philosophie du problme de la moralitŽ. La premire observation qui sĠimpose est que leur acception nĠest pas exactement la mme dans ces deux contextes, comme il est, jĠimagine, normal.

LibertŽ et responsabilitŽ dans notre monde

La libertŽ dans le monde o je parle, nous la comprenons simplement comme la non limitation a priori des possibles, cĠest-ˆ-dire comme la situation offerte ˆ lĠagent lorsque lĠon envisage de nĠinterdire rien de ce dont il pourrait avoir lĠinitiative, ou, du moins, lorsquĠon demande une raison extrmement forte pour poser une borne et introduire une limite au principe de libertŽ. Normalement, les sujets devraient avoir le droit de pousser ˆ la vitesse quĠils veulent le vŽhicule qui leur appartient, normalement, ils devraient avoir le droit dĠuser des substances quĠils veulent en vue de leur plaisir ou leur confort. CĠest seulement au titre du risque que ces comportements font encourir aux autres sujets/agents (risques dĠaccident mortels ou fortement blessants, risques de cancer par tabagisme passif) que la sociŽtŽ pourra Ždicter des lois du type limitation de vitesse ou interdiction de fumer dans les lieux publics. Le graffiti ÒIl est interdit dĠinterdireÓ de mai 68 nĠest pas une audace folle de la jeunesse exaltŽe dĠalors, il correspond ˆ lĠidŽal rŽgulateur dĠune sociŽtŽ de libertŽ comme le sont les sociŽtŽs industrielles dŽmocratiques contemporaines : on tempre seulement la rgle du graffiti (de toute manire auto-rŽfutative) par des exceptions bien fondŽes, exceptions dont le principe gŽnŽral est que ma libertŽ mŽrite dĠtre limitŽe par la libertŽ dĠautrui. Si ma libertŽ dŽcide ˆ la place dĠautrui de son cancer, elle nĠest plus dans son bon droit, sinon absolu.

La responsabilitŽ, dans le mme monde, se comprend gŽnŽriquement comme responsabilitŽ envers les consŽquences de nos actes : on est dans lĠhorizon de ce que certains appellent une morale consŽquentialiste, sauf quĠil faut ajouter ici, sans doute, un horizon dĠindŽtermination au schme consŽquentialiste. Un exemple typique dĠusage significatif de la notion de responsabilitŽ est son emploi ˆ lĠŽgard du jeu de la sexualitŽ. Dans les sŽries tŽlŽvisŽes o nous assistions ˆ la dŽlibŽration dĠune jeune fille se demandant si elle va, pour la premire fois, engager son corps dans lĠaffaire sexuelle avec un partenaire, on dit volontiers quĠelle le peut et en a le droit si elle est en mesure de le faire de manire ÒresponsableÓ, cĠest-ˆ-dire encore si elle Òsait ce quĠelle faitÓ. Or, en lĠoccurrence, savoir ce que lĠon fait, cĠest apprŽhender les consŽquences type de lĠacte : en premier lieu la possibilitŽ de se trouver enceinte, typiquement en lĠabsence de recours ˆ une technique contraceptive, et la possibilitŽ de contracter une maladie sexuellement transmissible en lĠabsence de protection ; mais aussi, la possibilitŽ dĠentrer, ˆ partir du geste de lĠamour, dans une histoire dĠamour, qui compte et dont la perte fait ensuite trs mal ; et, en mme temps, la possibilitŽ symŽtrique, en un sens peu exaltante tout aussi bien, de nĠentrer dans aucune histoire dĠamour, dĠavoir juste ŽtŽ instrumentalisŽe en vue du plaisir tout comme on aura instrumentalisŽ son partenaire. Se comporter de faon ÒresponsableÓ, cĠest donc y aller ou ne pas y aller dans la connaissance de ces encha”nements typiques, en telle sorte que lĠon ne pourra pas prŽtendre avoir ŽtŽ bernŽ par un scŽnario idŽal nĠayant rien ˆ voir avec les faits moyens et anticipables. Cela veut donc dire, concrtement, tre capable dĠendurer une des suites, si elle est une de celles contre lesquelles personne ne peut se prŽmunir, ou si elle est une de celles contre lesquelles on ne sĠest pas prŽmuni. La responsabilitŽ nĠest pas une facultŽ magique de se frayer un chemin pavŽ de roses, elle est simplement le pouvoir dĠassumer ce ˆ quoi lĠon sĠexpose, de le mesurer ˆ lĠavance assez pour pouvoir lĠencaisser dans lĠaprs-coup.

Pourquoi ai-je dŽclarŽ que lĠeffort philo­so­phique pour prŽsenter la moralitŽ, pour la dŽduire et lĠexposer sur le mode philo­so­phique, prenait les notions de libertŽ et de responsabilitŽ diffŽremment ? CĠest parce que je pensais ˆ quelques exemples fameux.

La tradition philosophique : quelques approches

La libertŽ, il me semble, reoit dans la philosophie classique quelques accentuations significatives, qui ont en commun de faire passer au second plan le critre de la non contrainte, spontanŽment privilŽgiŽ dans la perspective commune.

Ainsi on envisagera volontiers la libertŽ comme la facultŽ de faire advenir un comportement contingent : le concept de libertŽ ne sĠincarnerait jamais aussi bien que dans le choix de lĠ‰ne de Buridan, qui a Žgalement soif et faim, et choisit tout de mme de boire par exemple. Le cÏur du concept de libertŽ rŽsiderait dans lĠimprŽdictibilitŽ du comportement libre, dans lĠimpossibilitŽ de le reconduire ˆ une sŽquence causale, fžt-ce une sŽquence fondŽe sur les dŽtermi­nations psychologiques du sujet. Il est clair que le critre de non contrainte nĠa nullement Žgard ˆ cette clause de la contingence : par exemple, la libertŽ voudra dire, pour le point de vue de la non contrainte, manger de faon prŽvisible la nourriture ˆ portŽe de main lorsque nous avons faim, sans quĠaucune interdiction externe ne puisse nous en empcher. Et ce mme si, en mangeant, nous suivons notre pente nŽcessaire.

Autre vue philo­so­phique sur la libertŽ : celle qui Žgale la libertŽ ˆ lĠexpression de la logique interne de la chose libre. Je suis libre lorsque je suis le chemin, Žventuellement ou mme peut-tre inŽvitablement nŽcessaire, qui est celui de cette essence singulire que je suis, qui me porte, que jĠexprime. Ma libertŽ, nĠest aucunement introduction de contingence dans le monde, mais seulement victoire de ma nŽcessitŽ contre des nŽcessitŽs englobantes, ayant leur raison ou leur Žpicentre dans dĠautres systmes. Le point de vue ordinaire de la non contrainte pourrait Žpouser cette conception, ou plut™t, cette conception pourrait le ÒrŽcupŽrerÓ ˆ son profit, au moins ˆ premire vue : cĠŽtait le cas dans notre exemple de la nourriture. La difficultŽ est que nous avons un peu trop vite opposŽ la vue ordinaire ˆ lĠidŽe de la libertŽ comme introduction de contingence : mme si cette vue ne para”t pas se soucier de ce que ce que je fais soit contingent, pourtant, lorsque la possibilitŽ physique mĠest ouverte dĠaller ˆ gauche ou ˆ droite, elle demande que rien ne mĠobture lĠun et lĠautre des choix. Sous rŽserve que la contingence soit ÒdonnŽeÓ comme une sorte de fait, alors le critre de non contrainte exige que mon comportement lĠavre ou la confirme.

La conceptualisation de la libertŽ qui compte le plus dans le regard philo­so­phique nŽanmoins, ˆ la fois sur le fond – je dirais – et du point de vue dĠune certaine correspondance ˆ notre monde, est cela dit la conception kantienne. Chez Kant, la libertŽ correspond ˆ la possibilitŽ pour la raison dĠtre pratique par elle-mme, cĠest-ˆ-dire dĠinspirer en tant que telle, depuis la puretŽ de son cercle, un comportement. En gŽnŽral, ce que je fais rŽsulte dĠun syllogisme pratique, jĠagis de faon ˆ me donner les moyens dĠun but prŽsupposŽ : je rassemble des bouts de bois parce que jĠai le projet de faire un feu. La ÒmaximeÓ de mon action – cĠest-ˆ-dire lĠŽnoncŽ auto-mobilisant que je mĠadresse ˆ moi-mme en vue du faire – prend donc la forme ÒTu veux Q. Or, si P alors Q. Donc fais PÓ. La libertŽ correspond au cas o mon auto-mobilisation ne passe par aucun Q prŽsupposŽ : cĠest le cas de ce que Kant appelle impŽratif catŽgorique. Dans un tel impŽratif, je me prescris ˆ moi-mme P purement ˆ partir dĠune exigibilitŽ absolue de P Žmanant de ma raison, sĠimposant en elle et en termes dĠelle. Mais une action vraiment libre, en ce sens, co•ncide avec une action morale. En effet, les actes que je me prescris ˆ moi-mme de cette manire, au nom de la pure rationalitŽ en moi, son exactement ceux que jĠŽprouve comme absolument obligatoires, notion dans laquelle se dŽfinit la moralitŽ : le moral est le dŽontologique absolu dont la rationalitŽ nous fait don.

Il faut mme renverser tout le raisonnement qui prŽcde : cĠest dans la mesure o je sais lĠobligation comme obligation absolue ÒprovenantÓ de la raison comme telle que je ne peux que poser en moi la facultŽ dĠtre tenu par un tel impŽratif, ˆ savoir la libertŽ. La moralitŽ rationnelle est la preuve de la libertŽ. Elle en est aussi lĠŽpreuve : lĠexpŽrience de lĠobligation morale est lĠexpŽrience unique pour nous de lĠaccs ˆ nous-mme comme libertŽ, au Ònoumne de libertŽÓ qui nous habite et nous transfigure.

Ajoutons que Kant, dans sa reconstruction, garde quelque chose des deux prŽcŽdentes visions de la libertŽ.

Il rŽaffirme, pour commencer, la contingence de lĠacte libre : prŽcisŽment parce que lĠacte libre est celui de la raison pratique par elle-mme, lĠacte dont la maxime Žmane de la raison comme telle, lĠaction effectuŽe dans le monde renvoie ˆ cette maxime comme ˆ sa raison suffisante, ce qui signifie quĠelle doit tre lue comme rŽsultant de la ÒcausalitŽ intelligibleÓ de la raison et non pas rattachŽe aux antŽcŽdents dans lĠespace et le temps qui la causent selon les lois de la nature. LĠaction libre est donc, par dŽfinition de la libertŽ, libŽrŽe du conditionnement dŽterministe de la nature (mme si Kant est en mesure de nous expliquer que la lecture dŽterministe reste simultanŽment possible ; seulement cette lecture, rendant les comportements non imputables, nĠest pas une lecture en termes de libertŽ).

Nous pourrions dire aussi que lĠagir selon la raison correspond ˆ lĠexpression de la ÒnŽcessitŽ interneÓ de lĠhomme : il suffirait de postuler que la nŽcessitŽ propre de lĠhomme est la nŽcessitŽ rationnelle. Cela dit, Kant insiste plut™t sur le caractre de Òfardeau superstructurelÓ de la raison chez un tre fini, configurŽ comme chose du monde, rŽalitŽ naturelle liŽe ˆ la nature par ses perceptions, ses besoins, ses plaisirs. Du coup, suivre lĠobligation nĠa pas lieu comme abandon facile et coulant de source ˆ notre nŽcessitŽ rationnelle. Tout de mme, la pensŽe du sentiment moral du respect, et de la force quĠil est capable de prendre en nous reconduit dans une certaine mesure lĠidŽe dĠun triomphe possible de la Òlogique interneÓ dans et par lĠexercice de notre libertŽ.

Comment se pose, maintenant, la notion de responsabilitŽ vis-ˆ-vis de ces conceptions philo­so­phiques de la libertŽ ?

Dans la mesure o la libertŽ est caractŽrisŽe comme pur pouvoir de contingence, il semble ˆ vrai dire que la place de la responsabilitŽ soit supprimŽe, du moins tant quĠon sĠen tient ˆ la perspective de la libertŽ. Peu importent les consŽquences et dans quelle mesure je les assume, mon action aura ŽtŽ libre simplement en tant quĠoption contingente. Une pensŽe de la responsabilitŽ devra se construire totalement en dehors de la rŽflexion sur la libertŽ : la responsabilitŽ sera fondŽe comme dimension socialement pertinente de lĠaction, le plus probablement.

Dans la mesure o la libertŽ est identifiŽe au mouvement interne de ma nŽcessitŽ, de mme, je me trouve essentiellement ÒdŽresponsabilisŽÓ ˆ nouveau : ce que je fais est ce que je devais faire Žtant donnŽe la vŽritŽ de ce bout dĠtre que je suis, et il nĠy a gure de sens ˆ dire que je suis ÒcomptableÓ de ce qui sĠen suit. JĠy suis nŽcessairement exposŽ, mais mon action comme action libre ne sĠen trouve pas ŽclairŽe de manire essentielle.

Une des ÒvertusÓ profondes de la construction kantienne est en revanche de lier de faon structurale libertŽ et responsabilitŽ. En effet, comme on le sait, la raison pure pratique par elle-mme est celle qui nous fait agir en fonction et au nom de ce qui est la marque la plus pure de la raison, et qui est la conception universelle. Je rencontre a priori lĠobligation pure dans la mŽta-rgle concernant les maximes que je me donne qui constitue le fond et la source de toute moralitŽ : lĠimpŽratif catŽgorique. Celui-ci me commande dĠagir seulement selon des maximes dont je peux concevoir que nĠimporte qui les voudrait universellement comme moi, pour tous. Agir moralement, cĠest agir selon des principes que tous voudraient pour tous. CĠest agir conformŽment ˆ la puissance lŽgislatrice quĠest la moralitŽ en nous : puissance dĠorganiser la sociŽtŽ des tres raisonnables selon des lois universelles assumŽes et posŽes collectivement par tous. En dĠautres termes, lorsque jĠagis moralement, je prends la responsabilitŽ dĠun monde dont mon acte nĠest quĠune illustration particulire. Le critre de lĠuniversalisation possible dont jĠuse pour juger de la moralitŽ de ma maxime Žquivaut ˆ un critre de responsabilitŽ : il signifie que je prends la responsabilitŽ de ma maxime comme de quelque chose qui ne se dissiperait pas avec mon acte, mais resterait comme proposition systŽmatique de monde accessible ˆ tous et requŽrant dĠtre indŽfiniment revoulue par tous. Mais, rappelons le, les actions morales sont identiquement les actions libres.  Donc, pour Kant, cette responsabilitŽ de la sociŽtŽ humaine comme monde lŽgalisŽ est ce qui caractŽrise notre agir libre, dŽlivrŽ de lĠinfŽodation aux buts sensibles et passionnels.

A cet empilement de considŽrations philo­so­phiques sur la libertŽ et la responsabilitŽ, je voudrais encore ajouter un Žtage, en donnant la parole ˆ celui qui, tout rŽcemment, a amenŽ une vision radicalement nouvelle dans ces matires : le philosophe franais Emmanuel Levinas.

CĠest dĠabord au mot responsabilitŽ quĠil donne un sens nouveau : ou du moins, il prŽlve une signification de la langue usuelle quĠil porte au premier rang. Responsable, pour lui, sĠentend essentiellement au sens de Òresponsable pour autruiÓ. La ÒresponsabilitŽÓ, il ne la comprend pas surtout comme exprimant ceci que mes actes reviennent vers moi ˆ travers leurs consŽquences, et que mon projet, mes dŽsirs mes espoirs pour moi sont appelŽs ˆ faire face ˆ ces consŽquences, mais comme consistant principalement en ceci que Òje suis le gardien de mon frreÓ : de ce que je fais dŽpend lĠexistence et la qualitŽ de lĠexistence de lĠautre homme. Ce qui lui arrive et de quelle sorte est son sŽjour en ce monde, cela ne dŽpasse pas le cadre de ma compŽtence, bien au contraire, cĠest avant tout de cela que je suis responsable, devant cela que je suis jugŽ. Le problme de la responsabilitŽ nĠest pas avant tout un problme de fiabilitŽ de moi vis-ˆ-vis de moi, mais il est le problme de savoir si autrui peut compter sur moi, si je rŽponds ˆ lĠappel silencieux dont il a le sens auprs de moi.

Imaginons un cas dĠŽcole qui nous aide ˆ trancher, ˆ distinguer en les opposant les deux acceptions : sur le chemin de mon travail, alors que je vais ˆ vive allure parce que je suis en retard, je rencontre une personne qui, sous mes yeux, tombe en syncope sur le trottoir. Certes, la responsabilitŽ au sens usuel me commande de passer mon chemin pour arriver ˆ lĠheure : je me suis engagŽ ˆ commencer mon travail chaque jour ˆ lĠheure dite, il y va de ma fiabilitŽ, et cĠest toute ma stratŽgie dĠexistence qui est fragilisŽe par une Žventuelle dŽrogation ˆ cette rŽgularitŽ ; en passant mon chemin, je rŽponds fidlement de ce que jĠai jusquĠici projetŽ de moi-mme. Mais la responsabilitŽ au sens lŽvinassien mĠenjoint au contraire de mĠarrter, de me pencher sur la personne et de chercher ˆ lui porter secours : mon affaire par excellence, ce qui mĠincombe, cĠest cette personne et sa dŽtresse. Elle prŽvaut sur tout ce que je me suis promis ˆ moi-mme et qui me rend ÒresponsableÓ au premier sens, celui dĠune fiabilitŽ vis-ˆ-vis de soi.

Selon Levinas, dans lĠexpŽrience ÒoriginaireÓ o je fais face au visage dĠautrui, et o jĠentends dans ce visage ma responsabilitŽ pour autrui, virtuellement infinie, mon obligation sans limites de secours et de prise en charge, jĠapprends la signi­fi­cation de lĠŽthique. Le fond de toute moralitŽ, cĠest cette responsabilitŽ qui sĠimpose ˆ moi devant le visage.

Que devient, alors, la libertŽ, dans ce nouveau schŽma philosophique ? Elle intervient encore au moins de deux faons.

DĠabord, comme chez Kant ˆ certains Žgards, jĠapprends ma libertŽ en mme temps que jĠentre dans la moralitŽ. Le visage mĠenseigne ma responsabilitŽ (infinie) envers lui, mais, en mme temps, devant le visage jĠŽprouve que je peux tout aussi bien passer outre ˆ cette responsabilitŽ, au point de tuer autrui. CĠest, dit Levinas, la possibilitŽ Òca•nesqueÓ qui rŽside Žgalement au fond de lĠhumain. Dans le visage, je ÒvoisÓ aussi bien mon devoir de le secourir et la possibilitŽ de le tuer. Je suis ÒlibreÓ devant cette alternative, et cĠest ˆ proportion de cette libertŽ, bien entendu, que je suis ÒresponsableÓ au sens de Levinas. Chez lui aussi, lĠacte libre est contingent. Levinas insiste mme sur lĠimprobabilitŽ du secours Žthique. Tout concourt en moi ˆ me faire choisir lĠoption qui est celle de mon intŽrt, ˆ suivre la logique de mon insertion Žconomique dans le monde en vue de ma satisfaction.

Mais, deuximement, je suis bien Žvidemment responsable au sens de Levinas de la libertŽ de lĠautre. La perte de libertŽ est une des faons dont autrui peut p‰tir au point que son existence semble annulŽe, et lorsque je mĠŽprouve responsable dĠautrui devant le visage, je le suis du plus concret, du plus matŽrialiste – sa nourriture, ses vtements – au plus abstrait, au plus idŽaliste – son savoir, sa personnalitŽ, sa culture – : entre les deux, sa libertŽ peut tre vue comme ˆ la fois concrte et abstraite, matŽrielle et idŽale. JĠai la charge de dŽfendre et sauvegarder mon prochain en protŽgeant sa libertŽ et en faisant de cette dŽfense mon affaire, ma charge.

CĠen est assez pour cette partie didactique, venons-en maintenant ˆ ce qui est spŽcifiquement notre sujet, et qui est lĠenseignement, ses situations, ses mŽthodes, ses contenus.

LĠenseignement : deux modles extrmes

Pour rŽflŽchir ˆ la faon dont se nouent les enjeux de la libertŽ et de la responsabilitŽ dans les affaires Žducatives, je commencerai par dŽcrire deux ÒmodlesÓ, correspondant ˆ deux faons dĠenvisager a priori le scŽnario Žducatif. Elles se situent aux deux extrmes de la formation individuelle : le moment enfantin et le moment universitaire. Examinons immŽdiatement ces deux modles, et le r™le quĠy tiennent libertŽ et responsabilitŽ.

Le modle de lĠenfance

La vie humaine commence par une premire phase dĠapprentissage ÒfulgurantÓ. A peine arrivŽ dans le monde, le bŽbŽ entre dans une sŽrie de progrs, dĠacquisitions de compŽtences physiques, psychiques et relationnelles qui sĠencha”nent ˆ un rythme infernal. Sous les yeux des parents ŽmerveillŽs, le bŽbŽ franchit une Žtape tous les jours. Il apprend ˆ bouger, ˆ se nourrir, ˆ marcher, ˆ tre propre, et, pour finir, il apprend lĠoutil et le milieu de toutes les relations humaines, le langage. Tout cela en moins de trois ans, et en partant, apparemment, de zŽro.

De tels rŽsultats fabuleux sont ils le fruit dĠune pŽdagogie miraculeuse, conue par quelque expert ingŽnieux ? Non, il semble quĠils viennent Òtous seulsÓ, que les parents les moins mŽritant et les plus nŽgligeant soient encore assez compŽtents pour que cet apprentissage se fasse. LĠenfant, selon toute apparence, apprend sur le mode du jeu exclusivement, dans cette pŽriode. Il use de manire alŽatoire du dispositif corporel et mental dont il dispose, et observe les effets, dans le monde et auprs de ceux qui veillent sur lui : il sŽlectionne et perfectionne spontanŽment tout ce qui est adaptŽ ou bien tout ce qui pla”t.

Cette faon dĠapprendre est encore prŽgnante dans la pŽriode immŽdiatement consŽcutive, celle de lĠapprentissage en Žcole maternelle, o lĠenfant acquiert les facultŽs intellectuelles de base, souvent liŽes de prs ˆ la perception et au comportement moteur, dans un contexte peu ÒscolaireÓ au sens banal, o le jeu reste pour une part la formule de base : seulement ce jeu est-il plus collectif et guidŽ.

On comprend le rve rŽcurrent des pŽdagogues : celui de continuer lĠapprentissage sur le mme mode, en retrouvant dans la phase adulte lĠefficacitŽ extraordinaire du jeu enfantin.

QuĠen est-il, dans cette modalitŽ dĠapprentissage originaire et privilŽgiŽe, de la libertŽ et de la responsabilitŽ ?

LĠenfant est libre au sens de la notion commune : aucune contrainte ne le force ˆ lĠobjet de son apprentissage, au moins dĠune manire quĠil pourrait sentir, en lĠŽcartant dĠun thme pour lĠastreindre ˆ un autre. LĠenvironnement dans lequel il circule lui est globalement imposŽ, certes, mais cette ÒcontrainteÓ est trop radicale et trop structurale pour se montrer dans son expŽrience.

Il est libre aussi, semble-t-il, au sens o il suit sa logique interne, plut™t quĠaucune autre ˆ laquelle on lĠaccorderait, qui lĠenvahirait. On a mme envie de dire que lĠefficience prodigieuse de son apprentissage rŽsulte directement de cela mme quĠil ne fait que suivre sa pente, que ses acquisitions correspondent purement ˆ un programme de dŽveloppement sien.

En revanche, il est peu clair que lĠenfant, dans cette phase, esquisse un usage de la libertŽ kantienne : cela nĠest pas une composante de son apprendre que la recherche par lui de maximes pures pour son action dĠapprentissage. Il nĠa pas besoin non plus dĠune telle ÒvolontŽ rationnelleÓ pour jouer le jeu de cet apprentissage : celui-ci para”t ne pas se distinguer de la vie et de son bonheur sensible. Ce point semble liŽ au fait que, dans cette phase, le sujet enfantin adopte spontanŽment une attitude exploratoire et dŽsintŽressŽe, propice au rŽglage de tous ses comportements, ˆ la dŽcouverte de ses possibles. Attitude qui sera de nouveau requise en vue de lĠannexion des savoirs les plus sophistiquŽs. Mais il nĠa pas besoin de forcer contre soi un tel flottement expŽrimental : il est Òpar natureÓ.

LĠenfant entre-t-il, dans la mme phase, dans la glorieuse Žpreuve du pour autrui lŽvinassien ? DŽcouvre-t-il en lui la libertŽ ca•nesque et la libertŽ supŽrieure de lĠassomption du pour autrui ? Si cĠest le cas, cela se situe hors de son apprentissage. Ou cĠest lĠobjet dĠun autre apprentissage. Mais, me semble-t-il, nous posons en moyenne et en gŽnŽral que le niveau de la moralitŽ lŽvinassienne du pour autrui est ÒsecondÓ, quĠil correspond ˆ une morale dĠadulte ou en gŽnŽral ˆ une strate supŽrieure et non immŽdiate de lĠhumanitŽ. LĠapprentissage merveilleux par le jeu enfantin Žchappe en droit ˆ cette strate, il est ÒnormalÓ quĠelle nĠy joue aucun r™le.

Que dire de lĠintervention de la responsabilitŽ du c™tŽ de lĠenfant ? Pour les mmes raisons qui viennent dĠtre dites, la responsabilitŽ lŽvinassienne est hors champ, elle nĠintervient pas. Il en va de mme de la responsabilitŽ kantienne : lĠapprentissage enfantin nĠa que faire de lĠŽlŽvation ˆ la puissance dĠune sociŽtŽ des tres raisonnables des options prises ; on a envie de dire que lĠenfant ne lit pas ses options comme configurations implicites dĠun monde, si on les systŽmatise.

Reste une notion de responsabilitŽ qui, peut-tre, joue un r™le : la notion commune, que nous faisions comprendre en prenant lĠexemple de la jeune fille qui se lance dans les relations sexuelles. A certains Žgards, les Žtapes de lĠapprentissage enfantin ressemblent ˆ cela : commencer ˆ marcher, ne plus porter de couches, cĠest bien entrer dans un risque en mme temps quĠon acquiert un supplŽment de pouvoir et de contr™le. Mais la responsabilitŽ au sens considŽrŽ, au sens dĠune anticipation suffisante ou dĠun courage suffisant peut-elle faire critre, et, donc, tre attendue ? Il me semble que le propre de cette pŽriode est que la responsabilitŽ dĠaller de lĠavant au fil de la pŽriode en cause est ˆ chaque Žtape partagŽe par les pŽdagogues (les parents, dans la situation standard) et lĠenfant : il faut ˆ chaque fois que lĠenfant affiche une audace suffisante et que les parents rŽpondent par une confiance ajustŽe. Bien entendu, la responsabilitŽ en question, prise du c™tŽ des parents, prend un sens tout diffŽrent : ce qui, du c™tŽ de lĠenfant, nĠest que maturitŽ du dŽsir, force et simplicitŽ de lĠŽlan, devient du c™tŽ des parents assomption du meilleur pour la formation dĠun tre humain, assomption o se logent, dans une de leurs guises, les responsabilitŽs kantiennes et lŽvinassiennes.

On peut dĠailleurs reprendre du c™tŽ des pŽdagogues que sont les parents, systŽmatiquement, lĠexamen des modalitŽs de la libertŽ et de la responsabilitŽ. En principe, dĠailleurs, cĠest plut™t cela qui nous importe.

Les parents sont ils ÒlibresÓ dans le guidage de lĠapprentissage merveilleux ? Si lĠon conoit la libertŽ au sens de la non contrainte, on a envie de faire une rŽponse mitigŽe : en un sens, ils ne sont gure libres, le ÒprogrammeÓ est fixŽ par la nature, y compris dans sa sŽquentialitŽ. Il ne semble pas pouvoir tre question de former un enfant ˆ en rester ˆ la marche ˆ quatre pattes, ou de le former ˆ lĠacquisition du langage avant de le former ˆ la motricitŽ. En un autre sens, il y a nŽanmoins des degrŽs de libertŽ ÒpŽdagogiqueÓ dans ces affaires, que soulignent les diverses ÒmodesÓ de lĠaccommodation des nouveaux nŽs : il y a les pŽriodes o lĠon recommande socialement de donner le sein et celles o lĠon pr™ne le biberon, celles o lĠon prescrit de laisser pleurer les enfants pour trouver le sommeil dans leurs larmes et celles o lĠon suggre plut™t de les bercer en vue dĠun assoupissement bienheureux. Les puŽriculteurs, de mme, pourront dŽvelopper telle ou telle stratŽgie pour lĠacquisition de la propretŽ. A mesure que lĠapprentissage se rapproche de lĠ‰ge parlant, de lĠ‰ge scolaire, la problŽmatique de lĠimpŽrativitŽ ou de la non impŽrativitŽ prend sens, et, donc, une libertŽ chargŽe de sens pour le pŽdagogue en dŽcoule, celle de lĠoption quĠil prend en la matire : par exemple, la pertinence ou lĠacceptabilitŽ Žthique de la punition donne matire ˆ discussion et dŽfinit un degrŽ de libertŽ.

La libertŽ pŽdagogique du puŽriculteur (de la puŽricultrice) consiste-t-elle ˆ suivre sa logique interne ? Certains pourront le dŽfendre, dans une optique plus ou moins psychanalytique par exemple : on dira que ce dont lĠenfant a besoin dans son apprentissage, cĠest de prendre appui et buter sur un ensemble de comportements et de directives cohŽrents et authentiques. Ce qui compterait, ce ne serait pas lĠalchimie particulire de permissivitŽ, de commande, rŽcompense ou punition adoptŽe par les Žducateurs, mais la constance du systme et lĠabsence dĠambigu•tŽ personnelle dans la faon de lĠimposer. La seule bonne voie serait donc celle qui sĠimpose aux Žducateurs comme la leur. Mais cette conception est Žvidemment ŽbranlŽe par le cas des Žducateurs travaillŽs par une forme interne de souffrance ou de mal. Alors, toujours au nom de motifs para-psychanalytiques, on pourra estimer que le principal est dĠŽviter la contamination psychique (dĠune angoisse par exemple), et que ce risque ne saurait tre combattu autrement que par une auto-limitation Žthique.

De lˆ, on peut demander si la libertŽ pŽdagogique en lĠespce peut tre kantienne. En premier examen, je rŽpondrais de manire nŽgative. La difficultŽ Žthique de la pŽdagogie ne passe pas par des suppositions du type ÒEt si tous les parents procŽdaient ainsiÉÓ. JĠai plut™t lĠimpression que le jugement de lĠŽducation est supposŽ rŽsider dans lĠintimitŽ mme du thŽ‰tre o elle se dŽroule. CĠest dans le regard de lĠenfant que lĠon cherche la sanction de son guidage, et pas dans lĠimagination dĠun monde des actes Žducatifs puŽriculteurs. Le fait mme quĠil devienne sensŽ de mesurer la formation que lĠon donne ˆ lĠŽchelle de la qualitŽ compossible dĠun monde est le signe de ce quĠon est sorti de la pŽriode de lĠapprentissage merveilleux.

De lˆ, nous pouvons faire retour sur la question de la responsabilitŽ. Elle se pose de manire extrmement concrte vis-ˆ-vis du guidage parental. On a pu penser ˆ dŽlivrer des permis de procrŽer, qui Žvalueraient justement dans quelle mesure les parents putatifs sont en capacitŽ de faire face ˆ la ÒmobilisationÓ considŽrable requise par le guidage dĠun enfant. LĠenfant a besoin de la fiabilitŽ de lĠadulte qui le garde, de sa prŽsence, de son attention, de ses soins. Il en a besoin plut™t comme tŽmoin de son exploration ludique que comme mentor, encore que cette dimension du mentor entre en jeu, progressivement. LĠadulte Žducateur est dĠautant plus responsable que lĠenfant de lĠest pas, en prenant la responsabilitŽ, ici, au sens du souci des consŽquences, au sens de base, prŽ-philosophique. Ce quĠil en est du risque de mettre les doigts ou la bouche dans des prises Žlectriques, cela est de sa responsabilitŽ, par exemple.

Cette responsabilitŽ, comme nous lĠavons dit, est de type non-kantien, elle nĠest pas assomption normative de la logique dĠun monde. Mais, comme nous lĠavons Žgalement suggŽrŽ, elle est ˆ certains Žgards une responsabilitŽ de type lŽvinassien : cĠest dans le regard de lĠenfant, disais-je, que je trouve lĠimpŽratif du souci de lui et de la garde de lui. Et lĠon peut mme avancer quĠil y a en lĠespce une expŽrience type dans laquelle nous apprenons le sens du Òpour autruiÓ lŽvinassien. La limite dĠune telle thse est que lĠenfant (en tout cas notre enfant) est pour une part nous, il y a donc une perspective selon laquelle en sĠoccupant de lui, cĠest de nous que nous nous occupons. NŽanmoins, je pense que cet aspect nĠest peut-tre pas prŽgnant au plan phŽno­mŽ­no­logique : cĠest plut™t dĠun autre infiniment autre que nous Žprouvons avoir la charge, dĠun autre ˆ peine homologable comme alter ego mme lorsquĠil est notre chair, mais dont le regard nous assigne et nous enr™le. A proportion de sa fragilitŽ et de sa faiblesse, nous avons la charge de lui. Nous sommes la ressource qui lui est due. Levinas, dans Autrement quĠtre, utilise la catŽgorie de la maternitŽ pour dŽcrire la faon dont nous sommes archa•quement vouŽs ˆ autrui au point que nous le ÒportonsÓ pour ainsi dire en nous : cĠest peut-tre une indication qui valide la reconnaissance que nous dŽfendons ici dĠune ÒresponsabilitŽ pour autruiÓ de type lŽvinassien dans le guidage de lĠapprentissage enfantin.

Le modle universitaire

Tout ˆ lĠopposŽ, je voudrais examiner maintenant le schŽma idŽal de lĠenseignement universitaire, tel que je le comprends du moins : je me rŽfre ici ˆ une sorte de principe, encore trs vivant dans nos esprits, de ce que doit tre lĠenseignement par des enseignants-chercheurs auprs dĠun public de jeunes adultes, dĠŽtudiants libres.

Il me semble que selon le schŽma directeur qui nous est prŽsent, pour commencer, lĠŽtudiant a la responsabilitŽ intŽgrale de la conduite de son travail : lĠassiduitŽ aux cours est facultative, le choix entre lĠŽtude des cours magistraux dispensŽs ou de sources documentaires contenant un savoir Žquivalent est laissŽ ˆ sa discrŽtion, la quantitŽ de temps consacrŽe ˆ lĠŽtude est ˆ sa guise, de mme que la rŽpartition de ce temps au long de lĠannŽe, ou plut™t, aujourdĠhui, du semestre. Sa responsabilitŽ, on le voit, se formule strictement en termes de libertŽ : cĠest bien nŽanmoins, une ÒresponsabilitŽÓ, dans la mesure o, en fin de compte, il sera en prŽsence dĠun ÒrŽsultatÓ – Žventuellement nŽgatif – et devra faire face au ÒsensÓ de son comportement dĠensemble, tel quĠil se dŽgagera de la confrontation avec le rŽsultat. LĠŽtudiant, donc, est libre et responsable conjointement, dans une perspective o il est susceptible de faire les choix les plus mauvais et les plus absurdes qui soient. On juge seulement quĠil est assez grand pour assumer la responsabilitŽ de tous ces choix : il est libre et responsable au sens de base, celui dĠune libertŽ de la non contrainte, et celui dĠune responsabilitŽ de lĠespce de celle de la jeune fille de notre exemple (anticipation et comprŽhension suffisante des consŽquences, capacitŽ ˆ les endurer en sachant nĠavoir personne ˆ qui sĠen prendre).

A cette libertŽ-responsabilitŽ de lĠŽtudiant fait face une Žtrange libertŽ de lĠenseignant chercheur, libertŽ qui, en lĠoccurrence, commence par une obligation : celle dĠenseigner les matires quĠil enseigne du point de vue de la recherche quĠelles motivent, recherche ˆ laquelle il a par dŽfinition part. Cette obligation le met en situation paradoxale par rapport ˆ la mission pŽdagogique qui est la sienne : la recherche, par dŽfinition, dŽgage de la perplexitŽ, elle ne cesse dĠenvisager ce que nous savons comme ce que, en fait, nous ne savons pas. Elle interroge les savoirs acquis du point de vue de leur limite, de leur justification, de leur gŽnŽralisation, des faits nouveaux susceptibles dĠtre mal couverts par eux, etc. Tout ceci, bien entendu, dans lĠintention dĠamŽliorer ces savoirs, de les retranscrire, les rŽformer ou les rŽvolutionner : pour arriver ˆ des formulations moins limitŽes, mieux fondŽes, plus gŽnŽrales, pertinentes relativement ˆ de nouveaux cas. Mais enseigner les contenus dans la perspective de leur fragilitŽ, en liaison avec la discussion permanente de la recherche, qui les remet en cause, cĠest presque contradictoire avec lĠenseignement : ne faut-il pas ÒabsolumentÓ que ce que jĠenseigne, je lĠenseigne comme un contenu certain, stable et incontestable. Puis-je transmettre autrement que sur le mode de lĠinstruction dogmatique ? CĠest ˆ lĠendroit de cette situation impossible, vis-ˆ-vis de cette difficultŽ paradoxale, que lĠenseignant-chercheur est libre, libre dĠune libertŽ radicale : lui seul, en tant quĠhabitant de la discussion de la recherche en cours, est supposŽ pouvoir dŽcider dĠun compromis. Il va dŽterminer certains contenus quĠil est inutile de problŽmatiser au stade de formation o le cours est donnŽ, et dĠautres qui seront mieux compris et appris du fait mme quĠon les aura prŽsentŽs dans le contexte dĠune discussion dŽgageant les problmes que ces contenus soulvent. OpŽrer ce partage est tout lĠart pŽdagogique de lĠenseignant-chercheur : il est ce dont on lĠa estimŽ capable en le recrutant, ce dont il est responsable et ˆ lĠŽgard de quoi sa libertŽ est souveraine.

Pour achever de prŽsenter ce modle, il faut sans doute dire que les deux libertŽs-responsabilitŽs que nous venons de dŽcrire sont supposŽes se correspondre, et se porter secours mutuellement pour ainsi dire. Celui qui peut accompagner lĠenseignant chercheur dans la discussion des contenus transmis, cĠest lĠŽtudiant libre, ˆ la fois parce que cette libertŽ contient la possibilitŽ du maximum (lĠŽtudiant peut assimiler les sources que signale lĠenseignant-chercheur, o ils trouvera les outils pour partager sa posture critique), et parce que cette libertŽ dŽtermine une situation de distance et non-infŽodation religieuse, depuis laquelle on est invitŽ en quelque sorte ˆ ÒdŽmythologiserÓ les bases quĠil sĠagit pourtant dĠacquŽrir. CĠest, bien entendu, un mauvais usage de cette libertŽ que de se vautrer dans la critique des savoirs en ayant omis de les assimiler, sans acquŽrir lĠintelligence minimale consignŽe dans les contenus ˆ transmettre : mais on parie que des Žtudiants ˆ qui la voie dĠune telle critique est ÒimmŽdiatementÓ et ÒstatutairementÓ offerte en un sens seront les mieux susceptibles dĠentrer de faon judicieuse, cĠest-ˆ-dire informŽe, dans les savoirs et la critique des savoirs (au niveau qui est le leur).

Si lĠon essaie de prŽciser les choses par rapport ˆ nos diverses acceptions, commune et philosophique, des mots libertŽs et responsabilitŽs, voici ce quĠil semble possible de dire.

La libertŽ de lĠŽtudiant est dĠabord du type de la non contrainte, cĠest trs immŽdiatement lĠavantage que trouve le lycŽen en arrivant ˆ lĠUniversitŽ. La responsabilitŽ de lĠŽtudiant dans lĠorganisation de son travail, de mme, est dĠabord une responsabilitŽ de lĠanticipation des consŽquences et de la facultŽ de les endurer.

On peut dĠailleurs affirmer quelque chose de symŽtrique pour lĠenseignant : sa libertŽ pŽdagogique est dĠabord libertŽ de la non contrainte, ou du moins dĠun certain degrŽ de non contrainte : lĠenseignant chercheur, la plupart du temps, nĠest pas commandŽ par un ÒprogrammeÓ de faon aussi nette que lĠenseignant du secondaire (considŽration ˆ moduler selon le contexte, par exemple avec le niveau L des Žtudes mathŽ­ma­tiques). Et la ÒresponsabilitŽÓ qui est la sienne se mesure, ˆ un premier niveau, exactement par lĠanticipation du degrŽ de rŽception de son cours par les Žtudiants, et par sa capacitŽ ˆ assumer un Žchec Žventuel de la transmission.

DĠune deuxime manire, les dŽmarches typiques de lĠŽtudiant et de lĠenseignant se laissent dŽcrire comme obŽissance de chacun ˆ sa Òlogique interneÓ : lĠŽtudiant va Žtudier exactement comme sa personnalitŽ le lui suggre, selon un rythme de lĠŽtude et du loisir qui sera le sien, ˆ un degrŽ quantitatif et qualitatif propre, selon une stratŽgie temporelle individuelle ; lĠenseignant, en tant quĠil est enseignant-chercheur, enseigne le savoir exactement tel quĠil lĠaccommode, tel que son esprit, en lĠassimilant et le comprenant, le reconfigure.

Les comportements de lĠŽtudiant et de lĠenseignant, ˆ ce quĠil me semble, rencontrent aussi le niveau kantien, quoique de manire moins immŽdiate. Il y a, bien entendu, tous les problmes de Òjustice scolaireÓ interdisant aux Žtudiants de rŽclamer un statut exceptionnel par rapport aux autres ou aux enseignants dĠaccorder un tel statut ˆ tel ou tel ou ˆ telle ou telle fraction. Mais aussi, je pense, la responsabilitŽ de lĠenseignant envers la vŽritŽ est de type kantien : il ne saurait enseigner, en dŽpit de la coloration personnelle ˆ laquelle il a droit, quelque chose qui contrevient ˆ une formulation universellement reconnue du vrai. CĠest lĠangoisse par excellence de lĠenseignant que de prŽparer et dĠarmer lĠŽtudiant pour la discussion la plus vaste, de ne lui transmettre que des contenus quĠil puisse faire valoir, cĠest-ˆ-dire en dernire analyse de ne pas Òsortir de la vŽritŽÓ pour aller du c™tŽ de la doxa. De cette responsabilitŽ kantienne du vrai, ˆ la fois pratique et thŽorique, lĠŽtudiant est dŽchargŽ, cĠest en partie ce qui dŽfinit son statut.

Venons-en au niveau lŽvinassien : en principe, le modle universitaire Žloigne pour lĠenseignant la perception de lĠŽtudiant comme un autrui auquel il doit tout, aussi bien que pour lĠŽtudiant la perception de lĠenseignant comme un prochain ˆ sa charge, bien que ce second point aille tellement de soi quĠil est presque ridicule de le formuler. La connivence des libertŽs-responsabilitŽs de premier niveau dŽcrite plus haut semble se fonder sur la ÒsuppressionÓ de la dimension paternaliste et transfŽrentielle de lĠenseignement, qui devient plut™t de lĠordre du contrat libre. Mais, du point de vue dĠune conception lŽvinassienne, aucune institution nĠa pouvoir de nous dŽcharger de notre obligation envers autrui. De fait, le souci singulier du secours ˆ lĠŽtudiant, voire du secours ˆ lĠenseignant sont toujours possibles dans lĠespace universitaire, ils r™dent comme quelque chose de refoulŽ par le contrat ambiant mais dĠinoubliable, et qui, en dernire analyse, compte toujours de manire essentielle : au sens o sa disparition rŽelle ferait tout sombrer dans le non sens

Tout ce qui prŽcde ayant ŽtŽ dit autant que nous arrivions ˆ le discerner et lĠexprimer, nous en venons ˆ ce qui est le plus difficile, et qui est lĠobjet vŽritable de cette rŽflexion : lĠenseignement secondaire.

LibertŽ et responsabilitŽ dans lĠenseignement secondaire

Tout dĠabord, il est clair que lĠenseignement secondaire, justement, ne relve ni du premier ni du second de nos modles.

On ne postule pas, en gŽnŽral, quĠun apprentissage par le jeu et lĠŽpanouissement du programme de lĠenseignement secondaire soit possible, comme si le modle enfantin Žtait applicable. Bien que, cĠest indŽniable, le rve dĠune telle poursuite de la procŽdure enfantine se maintienne, comme en tŽmoignent, je crois, les pŽdagogies ÒparalllesÓ du type Freinet, Montessori, ÒLibres enfants de SumerhillÓ, etc. Il faudrait tre connaisseur de leurs approches pour dire exactement dans quelle mesure on y garde le modle enfantin.

De mme, on nĠenvisage pas, en gŽnŽral, de donner aux Žlves des lycŽes la responsabilitŽ de lĠorganisation de leurs Žtudes, selon le modle Žtudiant. Et les enseignants des lycŽes ne sont pas supposŽs enseigner dans un domaine o ils sont chercheurs. En principe, les Žlves des lycŽes reoivent de leurs enseignants des ÒdevoirsÓ ˆ faire ˆ la maison qui amŽnagent pour eux ˆ leur place le travail personnel jugŽ nŽcessaire ˆ lĠassimilation des cours. Mme leur emploi du temps global de la semaine leur est dictŽ (alors quĠil est ˆ la charge de lĠŽtudiant de le composer et de le photographier mentalement ou le noter sur son agenda). Dans la plupart des matires, il existe un programme fort prŽcis qui contraint assez considŽrablement lĠenseignant (bien que les choses puissent tre beaucoup moins prescrites dans telle ou telle matire). NŽanmoins, lĠutopie dĠun rattachement au modle universitaire existe aussi. On a pu en voir fleurir quelques consŽquences dans lĠaprs 68 : appel ˆ des travaux du type ÒmŽmoireÓ, octroi de libertŽs considŽrables aux lycŽens, etc. ; du c™tŽ des enseignants, une conception suivant laquelle les enseignants du secondaire aussi devraient avoir un Òrapport de rechercheÓ ˆ leurs disciplines trouve ses dŽfenseurs.

Le lycŽen, en rgle gŽnŽrale, ressent son statut dans lĠŽtablissement scolaire comme contraint, voire fortement contraint : assiduitŽ, distinction entre espaces accessibles et non accessibles, etc. La scolaritŽ elle-mme est obligatoire, pour la plupart. Il nĠest donc pas ÒlibreÓ au sens du concept de base de la libertŽ. Pas plus ne peut-on dire quĠil suit sa Òlogique interneÓ en Žtudiant, sauf exception rarissime dĠun quidam dont la pente serait de se faire inculquer en parallle toutes ces choses dans de tels horaires. Accde-t-il ˆ une libertŽ kantienne ? Le choix qui lui reste, en substance, est le choix de sĠinvestir rŽellement dans lĠŽtude, dĠy mettre sa meilleure Žnergie et sa meilleure intelligence, en y sacrifiant son temps, ou non. Il me semble que dans le cas o le lycŽen le fait, cĠest soit en raison dĠune ambition (Žventuellement elle-mme noble) qui lui fait concevoir quĠil a besoin de bonnes notes et de dipl™mes, soit en raison dĠune peur, communiquŽe par lĠambiance du monde en ces temps de difficultŽs Žconomiques et de ch™mage structurel : peur de rater les trains de la vie socialement belle sĠil ne tire pas son Žpingle du jeu. De telles motivations ne sont pas la motivation rationnelle pure kantienne. Elle interviendrait si lĠŽlve se demandait sĠil est rationnellement possible de vouloir un monde o chacun sĠautorise les ignorances. Ou mme sĠil se demandait sĠil a le droit de ne pas exploiter ses talents (Kant dŽduit lĠobligation dĠaller au bout de ses possibilitŽs pour chacun de lĠimpŽratif catŽgorique). Seule cette dernire motivation est susceptible de voir le jour en milieu lycŽen, mais il me semble quĠelle correspond, ˆ nouveau, ˆ des cas extrmement rares.

Passons ˆ lĠexpŽrience de la responsabilitŽ qui peut tre celle du lycŽen. Nul doute quĠil rencontre, lui aussi, la responsabilitŽ de base, celle de la jeune fille selon notre exemple prŽfŽrŽ : le lycŽen qui ne travaille pas, qui Òse laisse allerÓ, peut tre qualifiŽ dĠirresponsable au sens o il le fait sans anticiper la consŽquence de son marquage comme mauvais Žlve, de la souffrance de ne pas comprendre les cours quĠil a ˆ subir, et du changement de son spectre de frŽquentation ; ou, de manire liŽe, au sens o il nĠest pas capable de faire face ˆ de telles consŽquences en ne sĠen prenant quĠˆ soi-mme.

Responsable au sens kantien, nous avons vu quĠil ne peut lĠtre que de manire exceptionnelle : cela co•ncide avec libre au sens kantien (libre= responsable du monde de sa maxime). Il est appelŽ, cela dit, ˆ une sorte de responsabilitŽ ÒpathologiqueÓ, par rapport ˆ son ambition. Ambition qui, par surcro”t, est bien souvent celle de ses parents plut™t que la sienne. Mais cette dernire opposition est trop forte : est-il normal, ou mme concevable, de porter ˆ de tels ‰ges une ambition absolument propre ? Le jeu de la subjectivation ne commence-t-il pas par la reprise et lĠassomption des ambitions pour soi des parents (que les choses soient dites ou non) ? Dans la mesure o une telle responsabilitŽ apprise et reprise passe par des rationalisations, on trouve dans lĠexercice de cette responsabilitŽ ÒpathologiqueÓ des ŽlŽments ÒanaloguesÓ ˆ la responsabilitŽ kantienne.

Le lycŽen rencontre-t-il, dans lĠatmosphre et lĠaventure spŽcifiques du lycŽe, la responsabilitŽ de type lŽvinassien, le pour autrui radical ? On peut, il me semble, le soutenir de deux manires.

DĠabord, il y a une ÒresponsabilitŽ pour lĠenseignantÓ, qui est quelque chose de fondamental, bien que peut-tre oubliŽ dans les conditions prŽsentes. Celui qui enseigne sĠexpose, il joue le r™le du savoir devant un collectif a priori Žtranger ˆ la passion de conna”tre, il endosse la solennitŽ, les affects de curiositŽ, de scrupule, de soin devant la classe. Cette position est celle dĠune vulnŽrabilitŽ extrme : lĠenseignant nĠest plus protŽgŽ par sa rŽserve de sujet libre et mystŽrieux comme tous les autres, ce quĠil dit sera ou bien bŽni et reu avec amour comme ÒintŽressantÓ et ÒinstructifÓ ou bien rejetŽ et moquŽ comme grotesque, inadŽquat au monde et ˆ la puissante expŽrience de la vie de la jeunesse. Le lycŽen qui entre vraiment dans sa condition de lycŽen – qui en assume le pacte et la ferveur – prend la responsabilitŽ de lĠenseignant, dispose son oreille et son ‰me en telle sorte quĠil soit un enseignant respectŽ et ŽcoutŽ, de qui lĠon apprend, et non pas un enseignant chahutŽ : pour qui sait de quoi lĠon parle, tre chahutŽ est une sorte de naufrage de la vie, comme le viol.

Levinas nous aide ˆ concevoir tout cela, dans la mesure o il le gŽnŽralise en quelque sorte ˆ la pensŽe de la relation Žthique hors le contexte scolaire. Il dŽcrit le langage comme ce qui seul peut franchir lĠab”me sŽparant le moi dĠautrui, venir solliciter lĠun depuis lĠautre et donner chair ˆ la relation Žthique : or il appelle enseignement cette fonction du langage. Ecouter autrui en le recevant vraiment comme celui qui, par sa position mme dĠinterpellation vers nous, nous oblige, cĠest prendre ses paroles comme enseignement. Je crois que nous comprenons facilement cela, nous savons que lĠirrespect du bruit de parole qui nous vient des autres consiste exactement ˆ ne pas lĠaccueillir comme enseignement. Cette dimension du pour autrui affecte toute relation pŽdagogique, mais cĠest sans doute dans le contexte de lĠenseignement secondaire quĠelle prend sa plus grande force, parce que les deux ÒpartiesÓ sont vouŽes lĠune ˆ lĠautre : les Žlves sont obligŽs de rester dans la classe, lĠenseignant est obligŽ de les y contenir. En diffusant la nouvelle maxime selon laquelle il incombe ˆ lĠenseignant dĠintŽresser sa classe, sans que celle-ci soit tenue de le sauver comme enseignant, de constituer sa parole comme enseignement, lĠopinion contemporaine a sans doute fait le tort le plus grave ˆ lĠinstitution de lĠenseignement secondaire. Heureusement, le rŽglage Žthique fondamental de lĠŽcole a la force de survivre ˆ de tels slogans, de se maintenir sans lĠappui des consensus faciles.

Une deuxime manire dont lĠŽlve rencontre la responsabilitŽ pour autrui dans sa vie scolaire est dans la relation avec lĠautre Žlve. De ce point de vue, deux enjeux typiques peuvent tre soulignŽs, je crois.

DĠabord, il y a le danger de ÒthŽmatisationÓ, qui lui mme peut se spŽcifier de deux faons ÒopposŽesÓ :

1) La situation scolaire fait courir au bon Žlve le risque de ÒrŽduireÓ le mauvais Žlve ˆ sa mauvaise performance, de le figer de faon quasi ÒracisteÓ dans son incompŽtence toute relative. Ce que jĠŽvoque ici peut prendre des formes extrmes, celle dĠune ignorance et dĠun mŽpris radicaux: il est facile de sombrer dans une sorte dĠabsolutisation idol‰tre du jeu scolaire et dĠoublier du mme coup lĠhumanitŽ de ses acteurs imparfaits.

2) A lĠinverse, la situation scolaire autorise le dŽveloppement dĠune contre-sociŽtŽ lycŽenne au sein de laquelle les seules valeurs sont extra-scolaires : valeurs de la parade sexuelle o chaque sexe sĠaffirme de faon caricaturale, valeurs de violence, de consommation, de spectacle, de drogue. Au nom de ce qui se partage dans une telle contre-sociŽtŽ, lĠŽlve qui entre dans le jeu de lĠŽcole peut tre ÒstigmatisŽÓ de manire tout ˆ fait douloureuse.

Dans ce cas, les modalitŽs de la ÒthŽmatisationÓ sont susceptibles dĠtre agressives, et de ne pas se limiter ˆ lĠignorance et au mŽpris. En tout cas, ne pas cŽder ˆ lĠune ou lĠautre de ces modalitŽs de la ÒthŽmatisationÓ est une faon de tenir au Òpour autruiÓ lŽvinassien.

Le second enjeu est, encore plus simplement, au plus prs du sens primitif du pour autrui, celui du secours ˆ lĠautre Žlve. Au sein de la vie scolaire, je fais face ˆ celui qui comprend ou sait moins, ou qui a une difficultŽ plus grande ˆ se mobiliser sur ce qui est demandŽ dans lĠenseignement, et jĠŽprouve autrui (lĠautre Žlve) comme appel implicite et silencieux ˆ mon secours. Bien entendu, il est difficile de savoir comment procŽder (on pense immŽdiatement ˆ lĠaide illicite au moment dĠun contr™le des connaissances, modalitŽ biaisŽe sans doute, mais le dilemme que soulve en nous la demande dĠune aide de cette sorte rŽvle la pertinence de lĠappel lŽvinassien). On dŽcouvre dans le contexte scolaire que tout secours qui mŽconna”t dans le principe, interdit ou bloque la capacitŽ propre dĠautrui secouru ˆ sĠapproprier le bien du savoir nĠest pas un vrai secours. En fait, ce qui se rŽvle est que le seul secours adŽquat est lĠenseignement lui-mme. Tout Žlve, dans la situation scolaire, peut dŽcouvrir dans la relation avec lĠautre Žlve la valeur de don de lĠacte dĠenseigner, sa dimension de responsabilitŽ pour autrui.

Justement, passons ˆ une description de cette situation du c™tŽ de lĠenseignant.

Nous lĠavons dŽjˆ plus ou moins dit, lĠenseignant du second degrŽ partage avec le lycŽen le sentiment spontanŽ dĠune contrainte institutionnelle. Ses horaires lui sont prescrits, il a la charge de maintenir les Žlves dans sa classe pendant les cours, le lieu o il travaille nĠest pas sa maison o il a son bureau (comme lĠUniversitŽ) mais un lieu quadrillŽ par une administration ˆ laquelle il ne sĠidentifie pas. Il ne jouit pas, ˆ c™tŽ de son enseignement et en liaison avec lui, de la libertŽ de chemin caractŽristique de lĠactivitŽ de recherche.

Est-il libre au sens o il suit sa logique propre ? On peut le soutenir dans une certaine mesure : lĠenseignant, si nous avons raison de lĠappeler tel et si le mŽtier sĠest fait en lĠespce identitŽ, a besoin dĠenseigner. Il est comme chargŽ de connaissances et de facultŽs dĠexposition de ses connaissances, et il ÒtendÓ ˆ lĠactualisation de cette puissance dans un ÒcoursÓ. Seulement cette ÒlibertŽÓ de lĠenseignement au second sens du mot risque de trouver sa limite, et mme sa nŽgation, dans le refus du message pŽdagogique par lĠaudience lycŽenne : ŽventualitŽ qui nĠest pas purement thŽorique dans le contexte actuel.

LĠenseignant est-il libre au sens kantien ? Dans la mesure o la Òjustice scolaireÓ dŽpend de lui, sans doute lĠest-il : il lui appartient de distribuer les ÒbiensÓ du type attention, courtoisie, affection, bonnes notes conformŽment ˆ une rgle qui apparaisse comme telle devant le public lycŽen. De mme lorsquĠil sĠagit de rŽpartir, dans sa parole, ce qui est instruction stricte et ce qui est digression ayant pour but dĠamŽliorer lĠatmosphre ou maintenir le contact. De mme encore, lorsquĠil arbitre entre Òne rien enseigner de scientifiquement fauxÓ, et Òne pas assener aux Žlves un contenu de savoir inassimilable, dont la complexitŽ ou la difficultŽ les dŽpasseÓ. Tous ces choix, il me semble, sont constamment effectuŽs sur fond de et en rŽfŽrence ˆ une puretŽ et une authenticitŽ rationnelle de lĠenseignement et de la sociŽtŽ scolaire. Attribuer ˆ certains une note sur la base dĠun devoir Žcrit sur table, ˆ dĠautres sur la base dĠun devoir ˆ la maison ou dĠune prestation orale, par exemple, cela contrevient ˆ la notion mme de note et de repre collectif donnŽ dans la note. Encore une fois, il sĠagit de kantisme ÒrelatifÓ et pour une part ÒpathologiqueÓ, qui prend lĠobligation dĠenseigner, dĠapprendre, dĠŽvaluer, et lĠinstitution de lĠŽcole en bref, comme  des sortes dĠaxiomes moraux. Mais dans ce cadre, les jugements qui interviennent pour motiver les choix sont plus ou moins nŽcessairement des jugements rationnels remontant ˆ ce quĠil est impossible de ne pas vouloir tant quĠon veut lĠinstitution raisonnable par excellence de lĠŽcole. Comme dĠhabitude, cette libertŽ kantienne de lĠenseignant co•ncide avec sa responsabilitŽ kantienne : responsabilitŽ de lĠinstitution par rapport ˆ son Žpure rationnelle.

De lˆ, glissons donc vers la question de la responsabilitŽ de lĠenseignant du secondaire.

Est-il responsable au sens usuel de lĠanticipation des consŽquences assumant par avance la duretŽ des consŽquences ? Je nĠen suis pas sžr. LĠexercice de lĠenseignement, notamment de lĠenseignement secondaire, prŽsuppose ˆ certains Žgards lĠŽviction de ce niveau de responsabilitŽ : si lĠenseignant attribue la note de 03/20 ˆ un Žlve qui a mis tout son petit cÏur dans le travail ŽvaluŽ, mais qui ne mŽrite pas mieux soit en raison de lacunes antŽrieures soit parce quĠil nĠa pas compris ce qui Žtait demandŽ, il faut quĠil ne soit pas ÒcomptableÓ de la souffrance, voire de la dŽtresse de lĠŽlve. Et cela ne signifie pas seulement quĠelle ne lui est pas moralement imputable – parce que, ce qui Žtait ˆ sa charge, cĠest dĠŽvaluer vŽridiquement – mais aussi en un sens que cette consŽquence nĠest mme pas supposŽe venir devant lui. Pas plus que les ÒbonnesÓ consŽquences dĠailleurs. LĠenseignement, au moins dans sa formule traditionnelle, est quelque chose que lĠon distribue sans avoir rapport ˆ ses consŽquences : sans non plus vŽrifier jamais le bien quĠon a pu faire ˆ celles et ceux qui ont appris gr‰ce ˆ vous.

Ce que je viens de dire a deux limites.

La premire serait une limite de type ÒkantienÓ : si la consŽquence concerne la possibilitŽ dĠenseigner, alors elle atteint la responsabilitŽ kantienne de lĠenseignant ŽvoquŽe ˆ lĠinstant. Si, par exemple, lĠenseignant fixe ˆ un niveau trop ŽlevŽ son cours, en telle sorte que personne ou presque personne dans la classe ne suit, alors la ÒconsŽquenceÓ simplement intellectuelle (mme pas ÒsociologiqueÓ ou ÒpsychologiqueÓ) est que tout le monde ÒdŽcrocheÓ et cesse dĠtre ˆ lĠŽcoute du message pŽdagogique, en telle sorte quĠil nĠy a plus dĠenseignement ˆ proprement parler. Dans ce cas, la responsabilitŽ de lĠenseignant comme responsabilitŽ pure de lĠenseignement lui enjoint de baisser le niveau. Il ne saurait tre exonŽrŽ par le fait quĠil enseigne dĠune stratŽgie qui nie la transmission de savoir.

La deuxime limite est celle de la responsabilitŽ lŽvinassienne, inconditionnelle, et jamais Žliminable par consŽquent, toujours prŽsente ˆ lĠarrire-plan. En dŽpit du principe dĠexemption des consŽquences exprimŽ plus haut, ds que lĠŽlve brimŽ par lĠŽvaluation, par exemple, lĠest en un sens qui le met en danger (fžt-ce en danger dĠune dŽtresse seulement psychologique), ou au sens dĠune dŽgradation du type de ce que nomme le mot humiliation par exemple, alors la sauvegarde de la lŽgalitŽ et de lĠauthenticitŽ de la transmission de savoir cde le pas ˆ lĠexigence du secours ˆ lĠautre homme, ˆ lĠinterdit du meurtre pris en son sens profond et gŽnŽral.

La responsabilitŽ simplement kantienne de lĠenseignement ne peut donc sĠexercer que dans la hantise de la responsabilitŽ pour autrui lŽvinassienne, qui impose de rester vigilant ˆ la fragilitŽ morale a priori des Žlves. La solution, en lĠoccurrence, Žtant gŽnŽriquement lĠusage dĠune certaine courtoisie et dĠune certaine bienveillance, permettant ˆ chacun dĠaccepter le jeu local de la transmission et de lĠŽvaluation mme quand il fait mal. Mais cette solution nĠest pas suffisante, il appartient ˆ la responsabilitŽ pour autrui au sens de Levinas quĠaucune rgle fixŽe nĠen Žpuise jamais lĠexigence.

Pourtant, il importe sans doute de dire ici que cĠest souvent au nom dĠun tel aperu (dans lĠignorance de ses rŽfŽrences, certes) que lĠon interdit ˆ lĠinstitution scolaire de fonctionner, en lui demandant dĠabord et avant tout de porter secours ˆ ceux que le monde blesse, ou de compenser lĠavantage structurel de ceux dont la part en culture et en sŽcuritŽ est meilleure. Les considŽrations de ce genre sĠautorisent de lĠurgence de lĠexigence qui monte auprs de tous en provenance des souffrances humaines. Mais un discours placŽ ˆ ce niveau nĠest plus une rŽponse immŽdiate ˆ lĠatteinte du visage, il est une conception de droit appelŽe ˆ gouverner lĠinstitution scolaire, et donne lieu ˆ des mesures rŽglementaires – du type du rŽamŽnagement ˆ la baisse des programmes, ou de lĠabandon du projet de correction et de promotion de lĠusage de la langue chez les Žlves, etc.. Du fait mme quĠil se place sur un tel terrain universel et rŽgulatif, il perd son autoritŽ Žthique lŽvinassienne : ˆ un tel niveau dĠintervention, nous devons avoir le souci rationnel dĠanticiper le monde que nous construisons et dĠarbitrer entre les effets que nous pouvons supposer ˆ nos mesures. Or, il est assez Žvident que la prioritŽ accordŽ au soin humain des Žlves ou ˆ la compensation des diffŽrences tue la notion dĠenseignement elle-mme. Enseigner, cĠest par excellence se placer sur le terrain dĠun savoir coupŽ de la vie, indiffŽrent aux situations et ˆ lĠinscription psychologiques de chacun. LĠŽcole qui se dŽsavoue en tant quĠune telle entreprise ÒdŽcontextualisŽeÓ perd le pouvoir de transmettre le savoir, et se retrouve en dŽfinitive fautive au sens lŽvinassien par rapport ˆ une autre dimension de la dŽtresse humaine, lĠignorance et lĠincomprŽhension, ˆ laquelle sa mission principale Žtait justement de porter secours.