Le théorique au secours de Levinas

Levinas est venu à la célébrité tardivement, principalement à la faveur de l'intérêt que lui ont porté des philosophes français d'une autre génération que la sienne, et partant d'une culture au moins politique quelque peu différente de la sienne (Derrida, Lyotard). Cette célébrité s'est prolongée en une vaste notoriété, qui n'a pas tardé à déborder les limites de la France, en partie, à nouveau, pour des motifs extrinsèques à sa pensée (en raison de l'affinité perçue ou imaginée entre ce qu'il disait du rapport à autrui et les préceptes et sentiments du christianisme, ou en raison de la suppléance que son discours offrait à l'effondrement des utopies marxisantes auprès d'une nouvelle génération). Aujourd'hui, et c'est, je pense, le processus auquel la présente rencontre entend participer activement, nous sommes en passe de reconnaître l'œuvre et la pensée de Levinas pour ce qu'elle est, c'est-à-dire une très grande oeuvre, appelée à parler aux esprits bien au-delà de tous les contextes auxquels elle a été jusqu'ici attachée.

Pour faire accéder cette oeuvre et cette pensée à une reconnaissance de cette sorte, cela dit, nous avons, encore et toujours, à lutter contre des malentendus et contre des réductions. Plutôt que d'envisager pour la critiquer, comme on peut aussi le faire, la réduction de Levinas aux facilités du discours édifiant, ou la lecture diminuante qui le comprend uniquement en termes de ses prédécesseurs et référents phénoménologiques (Heidegger, Husserl, voire Sartre et Merleau-Ponty, ses contemporains), j'essaierai ici de redresser la fausse image de Levinas qui le fait voir comme un parmi d'autres de la cohorte des philosophes ennemis du théorique. Pour procéder radicalement, j'essaierai à vrai dire d'expliciter d'une part ce que la sensibilité la plus “théoricienne”, la plus attachée à l'enjeu théorique en philosophie, peut trouver chez Levinas, mais d'autre part aussi ce qu'elle peut lui apporter. Celui qui lit Levinas, en effet, s'éprouve comme immédiatement enrôlé dans la “demande émanant d'autrui comme tel” dont celui-ci dépeint l'intrigue, le principe, le sens, l'inexorabilité : je ne suis pas le premier à le dire, à en témoigner. Mais cette atteinte éthique, dans le cas de la réception d'un discours philosophique, s'exprime à mon avis comme le sentiment de devoir porter secours à cette pensée avec la nourriture dont on dispose : pour ma part, j'ai toujours éprouvé, en lisant Levinas, que je devais lui apporter le secours des lumières de la pensée théorique, logicienne, scientifique, épistémologisante, conceptuelle, de quelque manière qu'on décide de la nommer.

Cette justification inhabituelle de Levinas, j'entends la conduire dans les trois registres entre lesquels se partage son œuvre : celui de la réception de la phénoménologie (appartenant au genre de l'histoire de la philosophie, même si le passé dont traite Emmanuel Levinas, sous le nom de phénoménologie, est ici un présent), celui de la pensée ou métaphysique éthique et celui de la parole dite “confessionnelle”.

Levinas lecteur de la phénoménologie

Une difficulté se présente à nous : Levinas lui-même paraît avoir convergé avec Heidegger dans la critique de Husserl au nom du privilège indu que ce dernier aurait accordé au théorique en phénoménologie. Il paraît avoir refusé avec Heidegger, et comme la quasi-totalité des successeurs de Husserl, l'adoption du “guide de l'objet” pour toute description phénoménologique. Une telle position, dira-t-on, est exprimée en toutes lettres dans Théorie de l'intuition, l'ouvrage “historique” initial de Levinas[1]. Si l'on prend en considération aussi  les articles réunis dans En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, on constate que Levinas fixe les termes d'une lecture de Husserl qui va pour l'essentiel rester celle de tous ses commentateurs français à la suite. Pour cette lecture, Husserl est avant tout le penseur de l'intentionnalité, et la notion d'intentionnalité est principalement celle d'un “rapport” instituant antérieur à la fois au sujet et à l'objet, d'une sorte de terme médiant originaire et dynamique dont tout procède. Pour cette lecture toujours, Husserl doit être crédité d'avoir envisagé l'objet en termes intentionnels même en dehors de la sphère théorique (en concevant les noèmes de l'aimé comme tel, l'agréable comme tel, etc.), mais on doit lui reprocher d'avoir toujours conçu l'objectivation spatio-temporelle standard comme substructure de toute “réalité” intentionnelle, et donc d'avoir soumis toute la reconstruction intentionnelle à un horizon de validation et d'objectivation qui est celui de la science. C'est de ce dispositif fondationnel et théorétique que Heidegger, en donnant du phénomène une définition existentiale et herméneutique, aurait salutairement libéré la phénoménologie, lui ouvrant le chemin d'une description de l'Être-au-monde : avec celle-ci le phénoménologiquement primitif s'organise en une couche non théorétique, voire originairement affective avec la Befindlichkeit (l’humeur de base ou la tonalité première du Dasein)[2]. Levinas paraît donc s'inscrire dans un mouvement d'ensemble de distanciation à l'égard de Husserl,  et d'adhésion à Heidegger, qui possède en même temps le sens d'une “évasion” de la phénoménologie hors du théorétique, de l'épistémologique, du fondationnel. Mieux que cela, on peut prétendre que c'est lui qui, en France, a donné le la pour cette réception de la phénoménologie, ses écrits en la matière paraissant avoir une priorité historique non contestable.

Contre cette manière d'entendre la lecture de Husserl et Heidegger par Levinas, j'invoquerai l'un de ses premiers essais personnels, De l'existence à l'existant, sur lequel Didier Franck a beaucoup attiré notre attention au cours de ces dernières années[3]. Dans ce texte étonnant, Levinas ne développe pas encore son thème cardinal de la relation éthique, il décrit plutôt la “genèse” phénoménologique du sujet. Cette genèse, il la raconte dans les termes de l'existence et de l'existant, vocabulaire dont il ne cache pas qu'il est celui de la “différence ontologique” heideggerienne, l'existence nommant la verbalité de l'Être et l'existant la substantivité de l'étant. Plus simplement, le lexique “existentiel” et les évocations de l'homme concret, quotidien (l'homme du sommeil, de la paresse, de l'effort, de l'insomnie, de la vigilance) qui viennent dans le livre à la suite installent une atmosphère qu'il est difficile de ne pas reconnaître comme celle de l'analytique existentiale de Sein und Zeit. Pourtant, la même sorte d'approche, résolument an-épistémologique si l'on veut, produit un résultat radicalement autre. Le sujet heideggerien, nommé Dasein, est essentiellement compris comme projection en un monde dont il est indéchirable. Le sujet lévinasien, nommé hypostase, est essentiellement compris comme échappement à l'il y a, c'est-à-dire au bruissement impersonnel de la pure existence, du monde comme œuvre d'être anonyme. Le sujet heideggerien est originairement affairé, et même collectivement affairé, le sujet lévinasien est originairement “enfermé” dans le présent à la conquête duquel il s'égale : il ne se détache de l'il y a qu'autant qu'il “prétend” se rendre maître de l'existence en se l'attribuant, et se “protéger“ du mouvement englobant-impersonnel de l'existence en ne cessant jamais de partir de soi pour revenir à soi, obéissant à un solipsisme et une a-temporalité essentiels. A la place de la flèche de projection du Dasein, nous avons un geste de repli, suivant laquelle le Dasein “revient” vers la “base”  qu'il est, localisation de l'échappée à l'il y a où Didier Franck reconnaît le corps, selon le dire même de Levinas. Je retiens surtout la double figure du solipsisme et du repli vers la base, qui, dans le cadre d'une description existentiale de la “lutte” originaire contre l'il y a, réhabilite d'un seul coup, sans le dire et dans une certaine mesure sans qu'on le remarque, l'ancienne conception du sujet comme intériorité préalable, contre laquelle la contemporanéité, excipant de Hegel et Marx, puis de Heidegger, puis, encore plus récemment, de Wittgenstein, a tellement combattu. Certes le sujet comme hypostase n'est pas absolument préalable, puisque le bruissement impersonnel de l'il y a reste le fait premier, mais il est phénoménologiquement antérieur et intérieur : ce repli, cette solitude, ce retour à soi, cet enfermement dans un présent, ce sont les façons dont il s'éprouve lui-même, ce sont les accès à soi pour lui identifiants.

Mais, pour paraphraser Lacan en renversant le sens de son dire, ce sujet intérieur et antérieur, c'est par excellence celui de la science. C'est, dit-on, celui de l'idéalisme ou du moins d'un certain idéalisme (cartésien, kantien, fichtéen), mais cet idéalisme est précisément celui qui dépeint le sujet à la lumière de la fonction qui en est mobilisée au sein de et en vue de la science. Je ne théorise pas scientifiquement le monde, projetant sur lui l'étrange langage de mes modèles, en tant que “fils” de ce monde, en tant que noué à ce monde et ne m'affirmant jamais qu'au sein de ce pacte, selon ses coordonnées et en vue de son renouvellement rééquilibré. Le geste philosophique inaugural de la science est l'infinie distanciation de la conscience, qui va vers le monde comme vers quelque chose qu'il faut imaginer “avant” de le rejoindre (destin transcendantal de la science).

Levinas, dans De l'existence à l'existant, apporte donc quelque chose de considérable à la “cause” de la rationalité scientifique : il donne à la description du sujet séparé – non seulement du monde mais de l'Être – du sujet solipsiste et constamment en fuite vers l'intérieur, une dignité existentiale. Aussitôt après l'œuvre de Heidegger, il montre que les analyses de celui-ci ne ferment pas le débat en montrant la victoire de Hegel sur Kant au sein d'un nouveau langage fondamental de la phénoménalité : dans ce langage aussi, un sujet “de type kantien” peut être trouvé et décrit.

Notons que ce contenu lévinasien tellement favorable à la science, nous le trouvons dans un essai où il commence à déployer sa “pensée” personnelle – qui sera celle de l'éthique et de l'autrui dans les ouvrages postérieurs – mais où il est encore lecteur de la phénoménologie. Telle est l'originalité de De l'existence à l'existant : le “récit de la subjectivation” qu’on y trouve doit être compris entre autres choses comme un texte qui, “rétablissant” une conscience de type husserlien dans le contexte d'une phénoménologie de style heideggerien, commente la percée originaire de la phénoménologie.

J'aborde maintenant la relation de Levinas au pôle théorique de la philosophie telle qu'elle se laisse appréhender à la lecture de sa construction personnelle d'une pensée de l'éthique, justement.

Lévinas penseur de la relation éthique

De ce Lévinas là, on dit usuellement qu'il place l'éthique en position de philosophie première, qu'il “dévalue” a priori le tropisme théorique de l'humanité autant que et comme Heidegger ou Merleau-Ponty, dans une revendication passionnée en faveur de l'éthique.

Et l'on aura toujours raison de dire les choses ainsi si l'on s'en tient à ce qui est affirmé par Levinas pour nous faire entendre le propre de la perspective éthique. Il est en effet de la plus haute importance pour lui de nous faire comprendre que l'attitude théorique n'est pas l'attitude éthique en elle-même, qu'aucune démarche ou aucun succès de la connaissance ne nous tient quitte en aucune manière de l'exigence éthique. L'attitude de connaissance envers l'objet est apparentée à l'attitude de consommation des bienfaits du monde, le remplissement qu'elle apporte est une satisfaction mais ne possède pas de valeur morale. Lorsque je m'attache à dire le vrai de l'objet, l'objet est une “fausse” altérité toujours  a priori accordée au dit du sujet, à la structuration manifestante qui est celle de sa parole et du dévoilement de l'être en même temps : une telle altérité n'a rien à voir avec l'altérité d'autrui, qui emporte le sujet au-delà de cette boucle le ramenant à soi qu'il est essentiellement en tant que sujet athée (comme l'expose avec la plus grande clarté, déjà, l'ouvrage Le temps et l'autre). Lorsque j'entends l'injonction émanant du visage, lorsque je me porte au-devant d'autrui-détresse au gré du me voici, je le fais avant toute estimation théorique de ce qu'autrui est, de ses motivations, déterminations, forces, faiblesses, particularités ; je n'estime pas même sur le mode théorique qu'autrui est un alter ego ou que sa “cause” est bonne comparée à celles des autres humains, moi par exemple. La “motilité de secours” du me voici, qui accomplit la relation éthique comme telle, fait valoir autrui comme alter ego mais ne prend pas appui sur l'acquisition théorique de cette qualité par lui : autrui m'est plutôt incommensurable tant que je me dois infiniment à lui selon cette relation, en dépit du fait qu'une telle relation l'installe en effet dans la proportion humaine en ma compagnie.

L'enjeu de conformité à l'Être de la science, d'une autre manière, ne peut pas être validé dans la perspective éthique, dont tout le sens réside dans l'abord du registre de l'au-delà de l'être. L'Être abrite le conatus de toute chose, et le libre jeu de ce principe exclusif et universel engendre une guerre que rien ne rachète. Le bien suppose absolument le décrochage à l'égard du jeu de l'être, l'imposition de la “dénivellation” du hors-être.

Tout cela est vrai, mais cela ne dit rien de la manière dont Levinas comprend l'attitude de science, cela dit seulement comment il s'oppose à toute réduction à elle de l'attitude éthique : tout ce langage n'a qu'une fonction de démarcation, et aucune fonction évaluatrice à l'endroit de la science. Pour comprendre ce que pense Levinas de la fonction théorique, nous devons aller chercher d'autres textes.

On cite volontiers, à cet égard, les développements de Autrement qu'être, liés à l'introduction du thème du tiers et de la justice. Il est vrai que dans ce dernier grand essai de Levinas, celui-ci explique en quoi la prise en considération du tiers “décale” la “phénoménologie de la moralité”. Si Levinas a cru devoir, pour respecter le sens de l'intervention du motif moral dans le champ humain, raconter l'intrigue éthique de l'épiphanie du visage, et donc se placer dans le cadre d'une dramaturgie duelle, il ne peut ignorer, pour respecter l'enjeu et la difficulté de ce motif moral, que Je rencontre plusieurs autrui : que, déjà affecté de l'atteinte éthique et mobilisé au-delà de toute limite et sans fondement ontologique pour autrui, je suis amené à faire face à un second visage, qui intervient en tiers par rapport à l'intrigue au sein de laquelle s'est précipité le sens éthique. Ce que dit alors Levinas, c'est que cette “incidence” surnuméraire ouvre le problème de la justice, d'une détermination acceptable des innombrables limitations qui doivent s'appliquer aux innombrables responsabilités illimités des sujets-otages-accusés, pour que chacune ne tue pas la légitimité de chaque autre, pour que le principe de l'infinie dédicace à autrui puisse se moduler et pour ainsi dire se répartir entre les sujets d'une socialité. C'est seulement, nous explique Levinas, une tout autre manière de voir la société qu'il nous offre de la sorte : elle n'est pas essentiellement l'arbitrage limitatif de la toute puissance a priori des libertés, mais celui de la profondeur a priori non bornée des obligations-responsabilités[4]. En tout état de cause, Levinas nous dit bien que seul le logos rationnel peut soutenir et accompagner un tel arbitrage. L'établissement de la justice pose donc à l'humanité morale un problème qui justifie l'érection d'une raison méthodique, apte à connaître son objet et à différencier les choses et les situations en termes de ce qu'elles sont : il faut une “science de l'homme” optimale, à la mesure de la subtilité et la richesse conceptuelle des configurations humaines, et une telle science ne peut être qu'une science “adossée” à la science de la nature caractérisée par ses gestes universaux et exemplaires d'objectivation, science de la nature qui elle-même requiert le déploiement du logos cohérent, de la phrase de bonne facture logique et de l'argumentation valide.

Certes, nous avons, chez Levinas, cette justification au second tour, pour ainsi dire, de la rationalité. Mais nous n'avons pas que cela. Nous avons aussi, pour commencer, l'absence de toute mauvaise parole à l'égard de la science comme de la technique, faisant fort contraste avec la façon dont Heidegger s'est exprimé au même sujet au cours de sa vie.

Mais nous avons également, ce qui me paraît, en dernière analyse, plus important encore, toute une compréhension de la “valeur” de la coupure ou la séparation – la “schize” en termes deleuziens – propre à l’ordre logico-scientifique. Dans Totalité et infini, Levinas nous dit bien que le mode réussissant le franchissement de l'abîme moi-autrui, allant vers un “terme” qui doit ne jamais revêtir l'habit de l'objet thématisable, de l'externe voué à la prise du concept, que ce mode absolument nécessaire au “commerce” éthique, passible de l'autrement qu'être, donc, est par excellence celui du discours. Parler à quelqu'un, c'est s'adresser à un non thématisable, nimbé du prestige du hors-être, c'est le rejoindre par le sens et en dehors de toute saisie[5]. Mais on aurait tort de croire que le discours, dont Levinas accentue bien évidemment la valeur d'adresse, de signifiance au sens de “signifier un ordre”, de don ou de demande, serait du même coup réduit par lui à sa “pragmatique”[6]. Non, le discours qui, s'adressant, relie les hommes par le hors-être de l'interpellation aussi, et pas seulement par le partage de l'Être objectivé, est le discours bien formé de l'apophansis des choses et de leur manifestation, le discours qui fait plus qu'enregistrer la pulsation de ce que Levinas appelle l'essance – l’incessant mouvement du dévoilement de l'être des choses comme telles dans une configuration, dévoilement qui est la dynamique même de la différence ontologique heideggerienne – qui fait plus que l'enregistrer parce qu'il la signe, l'accomplit, la porte.

On trouve dans Autrement qu'être des descriptions saisissantes, et nullement affectées d'aucun indice péjoratif, de cette exactitude logique et de cette perfection originairement théorique du discours en tant que production du dit, de la fonction de synchronisation et d'articulation qui est celle du discours vu sous l'angle du dit. Qu'on relise ainsi le c) du 3° Temps et discours dans le II De l'intentionnalité au sentir, dont le premier mouvement, descriptif de cette fonction du dire dans le Dit, s'achève  par le très explicite

« Et c'est pour cela que l'homme est être de vérité, n'appartenant à aucun genre d'être »[7].

Ce que Lévinas ajoute à cette validation de la “destination théorique” de l'homme, c'est simplement ceci, qui vient juste après :

« Mais le pouvoir du Dire, en l'homme, quelle qu'en soit la fonction rigoureusement corrélative du Dit – est-il au service de l'être ? »[8].

Ce que décrit à la vérité Levinas avant ces deux phrases, c'est l'accord non contingent entre la forme de la temporalité, l'apparition de l'étant dans son être et la structure grammaticale de l'énoncé : accord profondément a priori, provenant de ce que c'est la même chose qui se place par principe et de manière directrice dans plusieurs ordres à la fois. Lisons par exemple ces deux phrases :

 « C'est dans le Dit seulement, dans l'epos du Dire, que la diachronie même du temps se synchronise en temps mémorable, se fait thème. L'epos ne vient pas s'ajouter aux entités identiques qu'il expose – il les expose en tant qu'identités éclairées par une temporalité mémorable »[9].

Ce que décrit ici Levinas dans un langage plus ou moins dérivé de celui de Heidegger, c'est la “nécessité” que racontent les deux versions de la “déduction transcendantale des catégories”, et il évoque d'ailleurs, dans le même mouvement de pensée, la première (dans le point b)). L'intime de la forme logique du discours porte la certitude de la conformité des choses à elle parce qu'elle effectue le cadre de leur réception, pourrait-on dire. La “réserve” qu'exprime le Mais de la citation en italique signifie alors simplement ceci, que la distance de la subjectivité à l'Être est toujours présupposée dans ce nœud transcendantal (il faut que le Dire vienne d'ailleurs pour épingler dans le Dit la geste de l'essance), et que cette distance ne peut résider en autre chose qu'en la non vocation à l'Être du dire, soit, pour aller au bout, en sa dédicace à autrui. Corinne Enaudeau a trouvé une belle manière de dire cela, en lisant de manière levinasienne Kant : elle suggère que l'arrachement transcendantal, la séparation à l'égard du monde, du fait, de la nature, qui est le propre de la subjectivité transcendantale, en tant que lieu actif de la synthèse et de la légitimation, s'explique peut-être par ceci que le sujet doit s'excepter du monde pour le donner à autrui (comme thème intersubjectivement stable)[10]. Dans Dieu, la mort et le temps, Levinas affirme

« On retient du kantisme un sens qui n'est pas dicté par une relation avec l'être »[11]

Il argumente surtout ce point en se fondant sur la philosophie pratique de Kant, mais évoque aussi la dialectique transcendantale dans la Critique de la raison pure.

L'examen de la “métaphysique éthique” de Levinas nous conduit à la même conclusion que l'examen de sa réception de la phénoménologie. Levinas comprend la fonction théorique, il la célèbre, il la reconnaît à certains égards comme l'affaire par excellence de l'homme, il voudrait seulement nous faire entendre que l'épanouissement théorique de l'homme est en dette par rapport à l'éthique : la signifiance doit être éthique avant que de pouvoir être théorique, se prêter à l'accordage des strates dans l'énoncé ontologique ; c'est d'être éthique avant d'être théorique qu'elle tient la “schize” dont la science a absolument besoin, qu'évoque encore, bien qu'avec une résonance affadissante, la profondeur merleau-pontienne.

Le théorique dans l'œuvre “religieuse” d'Emmanuel Levinas

Reste à envisager le troisième volet de l'œuvre levinasienne, celui qu'on appellera par commodité plutôt que par exactitude le volet religieux. Le centre de gravité de ce troisième domaine consiste dans la série des “Leçons talmudiques” données par Levinas chaque année au Colloque des Intellectuels Juifs de Langue Française : dans cette réunion certes juive, mais non limitée au confessionnel strict, puisqu'y parlaient, régulièrement, des Juifs non observants et agnostiques, voire des non-juifs, la leçon de Levinas était devenue le rite de clôture par lequel la manifestation se reliait à l'immémoriale exigence de la tradition. Levinas signifiait ainsi la fidélité à la loi et à la tradition intellectuelle du judaïsme dans un monde largement détaché d'elles. Cette position est typique de ce volet dit “confessionnel”, qui ne l'est pas au sens que l'on prête usuellement au terme. Bien qu'il soit vrai de dire que le Levinas de la phénoménologie et de la pensée de l'éthique se construit dans une indépendance théorique absolue, nécessaire en raison de l'essence de la philosophie, vis-à-vis du contenu confessionnel du judaïsme, il est faux de prétendre que le Levinas des leçons talmudiques soit “autre” d'une quelconque altérité conséquente vis-à-vis du premier. Le Levinas des leçons talmudiques parle encore le langage de sa philosophie et poursuit l'élaboration de son problème philosophique, et ce, d'autant plus facilement que sa position de parole dans ces leçons est encore celle d'une revendication des valeurs et de la méthode de la tradition juive, dans un monde juif plutôt que neutre cette fois.

Je voudrais donc simplement caractériser rapidement le jeu joué avec le registre théorique dans ces contributions “talmudiques”. La plupart du temps, on le sait, Levinas choisit des passages de la haggaddah, évitant de traiter directement des points de halakha, qui correspondent pourtant au cœur de la chose talmudique. Il les commente suivant deux voies complémentaires : d'une part il s'appuie sur les commentateurs traditionnels pour accéder à certaines clefs, souvent symboliques, ouvrant la possibilité de la lecture ; d'autre part, il laisse s'élever l'hypothèse spéculative, il fait jouer la “relève” philosophique des contenus, portant l'enjeu au plan de la méditation la plus large. Que donne un tel double geste vis-à-vis de la théorie ? Comment qualifier du point de vue de la figure du théorique cette activité “homélitique” ? On devra aussi, pour répondre, prendre en considération l'image générale produite par Levinas du rapport rationalité-religion.

Il est virtuellement impossible d'évoquer toutes les nuances de pensée qu'introduit Levinas dans ses nombreuses leçons, ou les postures diverses qui sont celles de ses articles généraux sur le judaïsme. Je voudrais tout de même retenir que, fort souvent, il conduit sa réflexion vers une méditation du rapport entre le judaïsme et la “sagesse grecque”. L'interrogation de ce rapport, qui est implicite dans son œuvre phénoménologique et dans sa pensée éthique, prolonge évidemment la démarche qui est la sienne : Levinas s'est efforcé de délivrer dans le champ philosophique un message qu'il avait le sentiment d'avoir reçu de la Thora et de l'expérience juive millénaire.

Lorsqu'il s'interroge avec le Talmud, par exemple sur l'opportunité de la traduction de la Thora en Grec  – commentant un passage qui évoque l'entreprise de la Septante – il part de l'affirmation brutale selon laquelle il faut que la Thora soit écrite en hébreu pour qu'elle “rende les mains impures”, c'est-à-dire, en substance, soit chargée de la force et de la gravité qui lui conviennent. Mais il arrive à la conclusion que les Juifs ont plus de sagesse que de mots, et que la traduction en Grec est l'occasion de faire passer les contenus de la tradition au plan de la rationalité universellement partageable. La “traduction en Grec”, dans ces conditions, ne signifie plus littéralement “traduction en Grec”, mais, bien entendu,  aussi et d'abord l'effort millénaire interne à l'étude juive pour faire accéder l'analyse de la loi et de sa perspective à un certain niveau de perfection théorique. Le théorique, c'est la voie unique suivant laquelle la pensée se partage sans limite, et Emmanuel Levinas n'oublie ni ne récuse jamais cette valeur. De même, il signale dans plusieurs de ses leçons la valorisation dans la tradition juive de l'étude, déclarée dans son ordre supérieure à celle de l'orthopraxie. Jamais Levinas ne dissimule ou ne minimise ce qu'on pourrait appeler l'idéalisme intellectuel et théorétique dont la tradition juive est porteuse. Et qu'un semblable idéal soit connu et vécu ailleurs, il est fort loin de le nier ou d'en éprouver un agacement exclusiviste. Il n'est que de rappeler, pour en convaincre, l'image si élevée qu'il se faisait, jeune enfant et adolescent, du pays de Zola, le crédit qu'il a fait à Sartre, ou pour mentionner un élément textuel et non autobiographique, les termes dans lesquels il affirme la sublimité de la conclusion de la trilogie d'Eschyle, lorsque le tribunal athénien – humain et rationnel – met un terme la persécution des Euménides et les enferme dans le sous-sol de la cité : cette sublimité, il la ressent à tel point qu'il ne se sent pas sûr que la sagesse juive ait quoi que ce soit de “mieux” à ajouter[12]. On peut rappeler aussi que dans la leçon “Le pacte”, Levinas évoque les occurrences diverses de la conclusion du pacte d'alliance en les comprenant comme correspondant à autant de modes de l'assomption de la loi : il décrit bien alors l'importance du moment de l'enseignement dans cette assomption, moment lié à la yeshiva et à un usage irréductible de la raison théorique pour démêler le labyrinthe de l'agencement logique de particularités qu'est la loi[13].

On trouve aussi, c'est vrai, constamment, dans ces textes levinasiens, des réserves à l'égard d'un certain emploi de la pensée dans sa forme de théoricité qui se laisserait piéger par cette forme et oublierait la dimension personnelle, impérativement sous-jacente à la fois comme raison d'être et comme fin de la théorie. Quelque chose qui résonne comme le lieu commun “Science sans conscience est ruine de l'âme” hante l'écrit “confessionnel” levinasien. Levinas a cette idée que l'exercice de la fonction théorique atteint, dans le contexte de l'étude juive, une pureté qui le préserve des dangers d'inhumanité que le monde non juif connaît bien. Il peut ainsi écrire :

« (…) dans le savoir purement humain sans Thora, dans le pur humanisme, se glisse déjà cette déviation vers la rhétorique et toutes les trahisons contre lesquelles Platon lui-même luttait »[14].

Ou

« toute pensée généreuse est menacée par son stalinisme. La grande force de la casuistique du Talmud, c'est d'être la discipline spéciale qui cherche dans le particulier le moment précis où le principe général court le danger de devenir son propre contraire, qui surveille le général à partir du particulier. Cela nous préserve de l'idéologie »[15].

Notons d'ailleurs que cet “esprit du particulier”, nécessaire à l'évitement du stalinisme, passe par la logicisation du propos, même s'il ne s'y réduit pas.

Ou encore :

« Cela vient très bien à la fin de tout ce texte, de toutes ces exigences d'esprits purs, de toutes ces superbes et admirables rigueurs. Il faut associer à ces admirables rigueurs, à ce superbe esprit un mouvement d'ouverture. Sans elle le superbe esprit de la Thora se fait superbe de l'esprit »[16].

On peut penser aussi au texte Chabat du recueil Quatre lectures talmudiques, où Levinas développe le thème de la tentation de la tentation, et qui peut paraître intégrer le savoir à la figure non juive d'une expérience engagée uniquement en vue du retour à soi.

Toutes ces “réserves” ont le même sens, qui n'est pas du tout celui d'une récusation du théorique : Levinas reste à mille lieux de l'anti-rationalisme anti-fondationaliste contemporain, se réclamant de Nietzsche, Heidegger ou Wittgenstein. Il essaie seulement de témoigner d'une pensée qui n'a pas moins répondu à l'appel de l'idée, de la connaissance et de la logique que la tradition occidentale de source grecque dans son ensemble, mais qui a cherché à constituer une tradition théorique concernant l'homme (une “science du Qui”, dit Georges Hansel) dont la polarisation soit en même temps éthique. Cela pose sans nul doute un problème épistémologique considérable, il n'est pas aisé de comprendre comment la hokhma (la “science-agesse”) est possible, mais Levinas nous en lègue à tout le moins la tâche.

Secours du théorique

Tout ce qui précède était l'exposition des éléments qui, dans la pensée de Levinas, essentiellement vouée à nous faire entrer dans la perspective de l'autrement-qu'être, justifient et célèbrent la relation théorique à l'Être. Je voudrais maintenant, réciproquement, tenter de formuler, rapidement, ce que les démarches théoriques contemporaines, dans leur effervescence et leur diversité, peuvent apporter aux intuitions lévinasiennes, de quelle manière elle peuvent les crédibiliser, les éclairer, les soutenir. J'évoquerai seulement quelques aspects, et, de plus, fort brièvement.

On peut d'abord mobiliser en faveur de l'idée levinasienne l'anthropologie. En nous décrivant la relation éthique telle qu'il la conçoit, brisant la totalité du monde et ouvrant sur l'autrement-qu'être, Levinas ne nous présente pas seulement le foyer de toute normativité morale, il ne nous enseigne pas seulement à quoi nous savons tous déjà que nous engage l'affaire éthique pour autant que nous ne nous déchargions pas de notre appartenance à elle. Il esquisse aussi le proprement humain de l'homme, il nous donne accès à la “strate” non inhumaine de l'homme, à l'intrigue autour de laquelle s'organise tout ce qui est partage humain au sens strict, au sens juste. L'anthropologie peut confirmer cet enseignement levinasien, en montrant comment le langage, la culture, la pratique, les relations de l'homme gravitent autour de l'axe dialogique, de la faculté qu'a l'homme d'être saisi par l'autre homme, de nouer avec lui une relation dont émane pour lui une commande, où s'exprime une demande ; où, à tout le moins, se fonde une dépendance quant au sens et au possible du moi à l'égard de l'autrui. Et, de fait, l'anthropologie contemporaine a découvert, de plusieurs façons, combien et comment la vie et l'essence humaines étaient “travaillés” par la “passivité” éthique ou dialogique. Des discours soulignant ce “trait de construction” de la chose humaine apparaissent en maint endroit et de maintes façons. Ce genre d'analyse pénètre même, et avec bon droit, la sphère cognitive : nous rencontrons des études de psychologie ou d'éthologie qui expliquent à quel point c'est dans le rapport à l'autre, au congénère dans le cas animal, que s'élabore la capacité cognitive de l'organisme vivant. Les sciences cognitives contemporaines reconnaissent de plus en plus qu'elles ne peuvent pas négliger le paramètre collectif étudié par les sciences sociales, mais ce paramètre lui-même est renvoyé à l'intrigue duelle comme à sa source de sens[17]. Dans le domaine de la logique formelle, pointe abstraite de l'anthropologie en un sens, puisqu'elle a la charge de décrire la forme la plus générale de la rationalité humaine, le rôle de l'intrigue duelle est mis en vedette par le courant de recherche de la logique dialogique, impulsé par Lorenzen et Hintikka, et que féconde aujourd'hui le travail de Shahid Rahman. Les conditions formelles identifiant la spécificité des diverses logiques peuvent être “traduites” en des règles de “dialogue quant à la validité” : ainsi l'admission de termes dénués de référence correspond à une dissymétrie du dialogue, interdisant à l'un des deux partenaires de mettre en jeu un terme nouveau dans l'échange formulaire[18].

Il faut comprendre qu'il n'y a pas contradiction entre le caractère apparemment “ontique” d'une description de l'homme comme “animal éthique” et le thème “métaphysique” de l'autrement qu'être. Justement ce qu'explique le livre Autrement qu'être, c'est que le sujet en bute à autrui comme infinie détresse-demande-hauteur se trouve redéfini de fond en comble par cette condition éthique, au point d'apparaître comme purement et simplement comme lieu de la responsabilité d'otage, de l'élan de substitution, dépourvu de tout repli en lequel il pourrait se protéger de la requête éthique : le livre nous montre l'effet de la relation éthique dans son incidence immémoriale comme une sorte de conversion qui colore entièrement d'une valeur originale le sujet, justifie une véritable description de ce dernier comme “constitué” dans sa subjectivité par cet évidemment de lui-même qu'induit la vocation à autrui antérieure à toute délibération. L'idée de l'humanité qu'introduit Levinas est qu'elle peut être décrite avec vérité dans les termes de ce qui n'est nullement une nature,  et qui échappe même à l'ordre de l'être, se comprend mal sur le mode simplement ontique-ontologique. Bien connaître l'homme c'est prendre la mesure de l'étendue et de la profondeur de sa redéfinition par l'autrement qu'être. La science de l'homme est méthodologiquement astreinte à la prise en compte de l'intrigue éthique, c'est ce qui lui interdit le positivisme naturaliste. Levinas contient une face néo-diltheyienne qui n'est  pas la moins importante : il semble que les recherches anthropologiques contemporaines aient deviné à leur manière le rôle du noyau éthique pour le sens de l'homme.

Ce n'est pas seulement l'anthropologie, sur son versant sciences humaines ou sociales classiques ou sur son nouveau versant cognitif, qui se montre apte à secourir Levinas, c'est aussi la science traditionnelle de la loi juive, le “judaïsme” si l'on veut utiliser le terme confessionnel. La philosophie de Levinas appelle une formulation du judaïsme qui fasse l'économie de toute théologie, et n'admette comme figure de la transcendance, en profondeur, que celle du visage d'autrui au sens où Levinas le fait parler. Les choses, à dire vrai, sont un peu plus subtiles que cela : l'exemple rationnel de la science traditionnelle est celui d'une science en laquelle se déploie un infini théorétique non-indifférent. Comprendre la finesse et la profondeur du système conceptuel et catégoriel s'articulant dans la loi juive, dans son adaptation à la diversité illimitée des cas d'un côté, dans sa richesse de signification toujours mieux mise au jour par l'interprétation de l'autre côté, c'est, pour le Juif assumant la vie de “l'étude-observance”, constamment répondre sur le mode théorique à une exigence provenant pour ainsi dire de cette loi qui s'adresse à lui, le requérant à la fois dans l'ordre pratique et dans l'ordre théorique. La loi juive, élisant le Juif de son obligation spécifique, ne peut jamais être indifférente comme l'Être de l'ontologie selon Levinas, et la démarche adaptée au “fait” théorique de cette loi, l'étude, procure l'expérience d'un infini : l'infini théorique de cette loi, l'inépuisable conceptuel et significatif rencontré en elle. Cet infini est en quelque sorte une figure intermédiaire entre l'infini éthique levinasien et l'infini strictement rationnel du champ théorique standard, auquel il se rattache néanmoins sur le plan méthodologique. La loi juive est depuis toujours cette contribution du théorique à l'essentiellement éthique dévoilé par Levinas, c'est même bien évidemment parce qu'il a été “secouru” par elle que Levinas a pu expliciter comme il l'a fait l'intrigue éthique. Elle l'est de beaucoup de manières, que je n'ai pu qu'esquisser ici. Ce que je pense et crois devoir dire dans le présent développement, c'est qu'elle a néanmoins besoin, à l'époque présente, d'une exposition qui aille dans le sens de ce “secours” à la vue lévinasienne. D'une exposition qui évite le faux-semblant de la version théologique, religieuse au sens usuel ; qui majore la structure rationnelle de la loi, tout en mettant en avant, à la faveur de cette insistance sur le théorique, la non-indifférence de l'infini qui se dégage. C'est un vrai travail théorique qu'une telle exposition : celui auquel se livre depuis de longues années Georges Hansel[19], de qui je tiens ce que je sais en la matière[20].

Pour finir, je voudrais évoquer une troisième manière dont il me semble que le théorique peut porter secours à la pensée d'Emmanuel Levinas : par le truchement de ce que j'essaie actuellement de promouvoir au plan philosophique, et que j'appelle une philosophie du sens. Une philosophie du sens, c'est pour moi une philosophie qui trouve dans le sens son lieu, sa ressource et son enjeu. Une philosophie qui assume une certaine primitivité, une certaine indérivabilité du sens, qui renonce à sa capture ontologique, traditionnellement opérée par le biais de l'interprétation intentionnelle du sens comme rapport à l'objet. Qui “comprend” le sens en termes d'une intrigue du sens redoublant en quelque sorte l'intrigue éthique levinasienne : l'idée est que l'aspect prépondérant du sens est l'“atteinte sémantique”, l'accès à un destinataire de ce qui signifie, que la dimension originairement pertinente pour ce qui regarde le sens est l'adresse. Le sens est enveloppé en lui-même comme un sujet de texte, il donne cours à un renvoi suivant une direction, renvoi qui compte comme une demande, direction qui est toujours avant tout la direction de franchissement de l'abîme moi-autrui. Au-delà, le sens trouve ses coordonnées auprès de la forme théorique et auprès du corps idéal.  Cette pensée fondamentale, je l'ai exposée dans mon récent Sens et philosophie du sens[21], en insistant sur le fait que la dimension de l'adresse “confiait” pour ainsi dire le sens à l'autrement qu'être dont parle Levinas. Ma thèse est que nous avons besoin de l'enseignement de Levinas pour rendre justice à ce dont nous avons le plus besoin dans toute pratique de la philosophie, et, au-delà, de la pensée : au sens. Cela ne veut pas dire que ma “responsabilité” envers le sens reçu soit identique à ma responsabilité envers mon prochain : seulement que je ne peux saisir la première que “grâce” à mon entente de la seconde, le hors-être éthique est sous-jacent au sens du hors-être sémantique. L'éthique première levinasienne procure une sorte de fondement non ontologique à la sémantique philosophique ici risquée.

La philosophie du sens dont je parle, je l'ai dit, admet aussi le sens comme enjeu : la tâche philosophique est redéfinie comme celle d'une “explicitation” du sens qui vaut comme directeur dans chaque région de la vie humaine, dans chaque domaine dont l'humanité s'entretient, auquel elle s'affaire. Qu'il s'agisse du politique, des mathématiques ou de l'amour, nous cherchons à comprendre l'adresse de sens qui soutient la sphère dans son ensemble, à savoir ce qui renvoie à quoi selon quelle demande, car une telle compréhension du sens est proprement ce qui nous habilite à la sphère ou région en cause. La philosophie se réalise ainsi comme quête, analyse, explicitation régionale du sens, suivant une méthode ou une démarche que j'ai appelée celle de l'ethanalyse : elle consiste à prendre en charge la région au niveau de l'ethos, qui est celui d'un agencement non quelconque, à chaque fois mesuré par le faire sens, des vécus, des mots et des actes.

Je soutiens en particulier, tirant à cette occasion des enseignements de mon travail en épistémologie des mathématiques et de ma réflexion sur la logique, que l'ethanalyse permet de mettre en perspective de façon juste le rôle et la portée de l'infini dans les mathématiques, son incontournabilité, sa charge propre de sens comparé à l'infini du type symbolique[22].

Cette philosophie du sens œuvrant région par région sur le mode de l'investigation ethanalytique “porte secours” à la pensée éthique d'Emmanuel Levinas parce qu'elle nous montre que la conceptualité paradoxale de l'autrement qu'être est de toute façon requise si nous voulons nous réapproprier avec justesse notre culture, si nous voulons la comprendre comme elle le demande en comprenant conformément à leur sens les grandes régions qui s'affirment en elle, si nous voulons respecter le sens dans sa transcendance d'adresse. Tout le dispositif théorique, toute la complexité fabuleuse de l'édifice scientifique est un montage sensé, qui doit être saisi et évalué comme assemblage pertinent avant que d'être jugé vrai, et qui n'aurait aucune chance de donner de la vérité s'il ne respectait pas d'abord le sens en ses demandes.

La philosophie du sens, donc, explicite à mes yeux le caractère de philosophie première dévolu par Levinas à l'éthique : c'est parce que l'éthique nous donne le langage, le sentiment, l'expérience pour concevoir la dimension de l'adresse en tant que dérogation à l'Être, qu'elle est la ressource pour entendre avec justesse le sens, et, ainsi, indirectement, pour déployer la phénoménologie généralisée que la philosophie doit être. L'étude ethanalytique, nécessairement ordonnée à l'ordre théorique dont elle élucide à chaque fois la base de sens et la contribution au faire sens, conforte donc au plus haut point la “métaphysique” éthique de Levinas, et nous convainc de la radicalité du renversement d'attitude et de point de vue qu'il a proposé à la pensée philosophique.

 

J.-M. Salanskis

Professeur de Philosophie des sciences, Logique et Épistémologie

A l'Université de Paris X Nanterre



[1]. Cf. par exemple la fin du chapitre IV (p. 99), ou celle du chapitre V (p. 141-142), in Levinas, E., 1930, Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Paris, Vrin.

[2]. Cf. Sein und Zeit, §29, [134-140], trad. franç. E. Martineau, Authentica, 1985, p. 113-116.

[3]. Cf. notamment « Le corps de la différence », in Philosophie, n° 34, Paris, 1992 ; reproduit dans Dramatique des phénomènes, Paris, PUF, 2001.

[4]. F. Sebbah insiste sur ce point dans son Levinas, Paris, Les Belles Lettres, 2000.

[5]. Cf. Totalité et infini, Martinus Nijhoff, 1961, 35-42.

[6]. Au sens de la terminologie logico-linguistique contemporaine.

[7]Autrement qu’être, ou au-delà de l’essence, Martinus Nijhoff, 1978, édition Livre de Poche, 66.

[8]Autrement qu’être, ou au-delà de l’essence, Martinus Nijhoff, 1978, édition Livre de Poche, 66.

[9]Autrement qu’être, ou au-delà de l’essence, Martinus Nijhoff, 1978, édition Livre de Poche, 65-66.

[10]. Cf. une de ses interventions orales dans son séminaire au Collège international de Philosophie, deuxième semestre 2001-2002.

[11]Dieu, la mort et le temps, Paris, Grasset, 1993, Livre de Poche, 77.

[12]. Cf. Quatre lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1968, p. 165-166.

[13]. Cf. L’au-delà du verset, p. 87-106 [Minuit 1982].

[14]L’au-delà du verset, 44.

[15]L’au-delà du verset, 98-99.

[16]Idoles Données et débats, Paris, Denoël, 1985, 217.

[17]. Je donnerai une seule indication bibliographique à l’appui de tout ce qui précède dans ce paragraphe, mais elle ouvre la porte à bien d’autres : Une introduction aux sciences de la culture, Rastier, F. et Bouquet, S. (sous la direction de), Paris, PUF, 2002.

[18]. Cf. Rahman, S., « On Frege’s Nightmare : A Combination of Intuitionistic, Free and Paraconsistent Logic », in Wansing, H. Ed, Essays on Non-Classical Logic, 2001.

[19]. Cf. son Explorations talmudiques, 1998, Paris, Éditions Odile Jacob.

[20]. J'ai essayé de récapituler ce que j'ai pu comprendre en suivant son enseignement dans mon ouvrage Extermination, loi, Israël – Ethanalyse du fait juif, Paris, 2003, Les Belles Lettres.

[21]. Paris, 2001, Desclée de Brouwer.

[22]. Cf. Sens et philosophie du sens, pp.187-221.