Dans notre situation contemporaine, littrature, linguistique et philosophie se croisent la fois sur et en le langage, dans des conditions telles quĠelles paraissent pouvoir se le disputer. Le but du prsent article est, certes, de dcrire cette situation et sa potentialit conflictuelle, mais aussi et tout autant de dgager ce qui nous semble la prsupposition directrice pour lĠune et lĠautre : lĠide de lĠomni-englobance du langage, pour la formuler au moyen dĠun nologisme assez inesthtique, convenons en.
Mieux, on aimerait poser et justifier le projet du dpassement de cette prsupposition. Et, de l, esquisser ce qui pourrait tre la nouvelle manire de poser la Òquestion du langageÓ pour chacune des trois disciplines nommes, ds lors quĠun tel dpassement serait au moins engag. Pour finalement tenter dĠanticiper la Ònouvelle donneÓ un peu plus avant encore, en sĠefforant de concevoir les modes de ngociation et de collaboration entre les mmes disciplines, toujours lĠheure suppose du mme dpassement.
Dans ce qui suit, on sĠattache simplement suivre, dans lĠordre, le programme qui vient dĠtre nonc.
Nous allons donner une ide de cette interfrence en prsentant trois conflits ayant le langage comme enjeu et mobilisant plusieurs de nos trois disciplines.
La philosophie contemporaine me semble domine par deux points de vue, qui correspondent deux faons de travailler.
LĠun – celui qui a le plus de poids au niveau international sans doute – est celui de la philosophie dite analytique. Il est profondment marqu par une valuation qui fut lĠorigine celle de Frege, et qui situe lĠintrt philosophique du langage rsolument lĠextrieur de son emploi littraire. Frege affirme en effet que sa thorie du sens et de la dnotation, et son analyse logique de la phrase, ne concernent que les emplois srieux des expressions linguistiques, cĠest--dire les emplois visant le vrai ou emplois scientifiques : sont ainsi exclues toutes les manires de parler qui passent par lĠusage de termes fictionnels. Les phrases portant sur Ulysse ou Hamlet ne jouent pas le jeu que Frege veut comprendre, clarifier, matriser, et qui est le jeu de la connaissance vraie. Explicitement, Frege dsigne la littrature comme ce lieu de lĠautre emploi, vis--vis duquel dĠautres analyses sont requises. La philosophie se ralise en discutant des questions conceptuelles les plus gnrales, mais elle ne peut le faire de faon rigoureuse quĠen accdant aux contenus conceptuels l o ils sont saisissables avec rigueur, dans une identit publique contrlable, cĠest--dire dans les phrases visant dire le vrai. Le dbat sur les concepts a donc comme point de dpart lĠanalyse logique du langage du point de vue de sa revendication de la vrit. Envisage comme prtendant la vrit, toute phrase admet une formalisation dans la logique des prdicats du premier ordre, qui met en relief toutes ses articulations conceptuelles. A tort ou raison, la philosophie analytique internationale juge quĠen abordant le langage de cette manire, elle se donne la mme relation au langage que la science, et une relation celui-ci autre que la relation littraire.
LĠautre point de vue est celui du faisceau bigarr des philosophies continentales : hermneutique, phnomnologie, post-structuralisme (pour nommer de faon thorique dans sa diversit interne le groupe de la French Thought). Ces approches, lĠinstar de lĠanalytique, sont internationales, et il nĠest pas sr quĠelles regroupent moins dĠesprits dans le fond : seulement il se trouve que les institutions philosophiques ont eu tendance sĠaligner sur le premier standard et refouler au dehors, au-del de la philosophie, ce qui sĠen cartait. DĠune certaine manire, ajoutons le pour tre honntes, il nĠtait souvent pas ncessaire de refouler, les adeptes du post-structuralisme revendiquant, volontiers, le rejet de la clture philosophique, dsirant explicitement une notion de la philosophie empitant sur le non-philosophique.
Grossirement parlant, ces philosophies continentales sĠaccordent avec les premires sur le fait que le langage est le lieu dcisif, mais elles ne lĠenvisagent pas du point de vue de la structure au travers de laquelle il prtend vhiculer la dclaration du vrai : elles mettent plutt lĠaccent sur la manire dont le langage fait monde, et la littrature se trouve mentionne comme lĠincarnation exemplaire de cette puissance perspectiviste.
A lĠorigine, le Òchoix du langageÓ de ce courant multiforme doit peut-tre tre rattach lĠinflexion donne par Heidegger au mouvement phnomnologique. Ce dernier, on le sait, soutient la thse que le ÒphnomneÓ, la description duquel Husserl voue la philosophie, doit plutt tre envisag comme un montrer qui dissimule en mme temps quĠil montre, cĠest--dire une parole, en telle sorte que la tche de le dcrire doit tre comprise comme la tche de lĠinterprter. Ce revirement associe profondment la phnomnologie une certaine entente interprtative du langage. Et, comme on le sait, les conceptualisations du second Heidegger accordent la mme sorte de privilge au langage, de plus en plus conu comme le lieu o quelque chose comme le Òsens du mondeÓ est dpos, le lieu auprs duquel et en lequel puiser toute lucidation possible de ce qui seul compte (et qui nĠest dtermin que sous lĠangle du mystre).
Mais ce nĠest peut-tre pas la faon heideggerienne dĠenvisager le langage qui dtermine le plus la primaut qui lui est reconnue dans le courant que nous commentons maintenant. Curieusement, cĠest tout autant un principe ÒmatrialisteÓ marxiste qui impose cette primaut. Ce qui a trait lĠhomme ne peut tre compris, juge-t-on, quĠen rfrence au sous-sol de la pratique humaine, quĠ lĠeffectivit du processus social de cette pratique, en lequel rside lĠunique partag commun rel. Or, la pratique humaine nĠest sociale que par le langage, en fin de compte. Le langage, tant le facteur socialisant ultime de lĠexprience humaine, ne peut tre considr, par ces philosophies soucieuses de revenir la concrtude tisse par notre ralit humaine, que comme le document central et privilgi, le document mouvant de lĠtre-ensemble. Un document, qui, en fait, tmoigne de cet tre-ensemble et lĠaccomplit du mme mouvement. Les enseignements de lĠhermneutique tardive, celle de Gadamer ou de Ricoeur, me semblent sĠappuyer implicitement sur cette vision secrtement hglienne dĠune intersubjectivit, dĠun Geist langagier et dĠune historicit ncessairement langagire de ce Geist, tout autant voire plus que sur lĠhermneuticit du phnomne ou de la dclosion.
De la sorte, en tout cas, la jonction sĠopre avec la philosophie dite post-structuraliste de la French Thought. Celle-ci, sans doute, a gard la mmoire de lĠargument heideggerien, comme cĠest si fortement sensible avec Derrida, mais elle entend aussi la prminence du langage en ce sens social, post-marxiste, hglien et matrialiste, voire empiriste. En sorte que, bizarrement, cette philosophie partage avec la philosophie analytique la revendication paradoxale et conjointe de lĠempirisme (du refus de toute hypostase idelle) et de la primaut du langage : paradoxale, parce que le langage est prcisment le lieu o lĠidalit, au sens platonicien, semble difficile dnier ou expulser (la domination a priori de lĠintrouvable type du a sur toutes les occurrences de a nĠest-elle pas lĠillustration cardinale de ce que Platon pensait comme domination de lĠide ?). On peut mme aller jusquĠ dire que de part et dĠautre on invoque la nature de ciment de toute intersubjectivit du langage pour le mettre au premier plan (la discussion conceptuelle doit tre publique et contrlable, et cĠest ce qui justifie le rfrentiel logico-linguistique pour la philosophie analytique, rappelons-le).
La strate Òpost-structuralisteÓ apporte, en mme temps, un intrt spcifique pour deux lments de la constellation linguistique : lĠlment pragmatique et lĠlment contextuel. Deux dogmes implicites de lĠintelligence post-structuraliste sont : 1) toujours renvoyer ce sur quoi lĠon rflchit au contexte dont cela dpend ; 2) porter une attention systmatique et privilgie au faire du dire, lĠvnement – sĠaccumulant en discours – de la performance ayant nom parole. Austin et Benveniste sont les autorits majeures auxquelles sĠalimente la philosophie qui suit ce deuxime prcepte.
Le premier de ces dogmes appelle des analyses chaque fois diffrentes. En principe, le contexte est constitu de cet environnement de lĠnonc qui nĠest pas forcment linguistique, tant lĠenvironnement ÒrelÓ, ÒfactuelÓ, ÒsocialÓ et ÒhistoriqueÓ de la venue la consignation textuelle du texte. On lĠoppose donc au co-texte, constitu de lĠenvironnement purement textuel, trouvable dans la dimension du dploiement textuel du fragment textuel elle-mme (par exemple, le livre pour une page du livre). Mais en fin de compte, cette distinction se relativise ou se fragilise parce que les alentours sont eux-mmes saisis comme textuels. Tout corpus du champ anthropologique est en effet constitu comme texte, recueilli de manire symbolique, analys dans des formes de concatnation et de rcurrence analogue celles du langage selon lĠaxiome ÒstructuralisteÓ.
Et nous en venons ainsi un autre aspect de la ÒdoctrineÓ implicite et explicite, de toute faon dominante de ce courant : celle selon laquelle lĠexprience humaine dans son ensemble a la forme textuelle. Si, dans le moment structuraliste au sens strict, entre Jakobson et Levi-Strauss, cette thse a une signification mthodologique, au point quĠelle dfinit une manire de mener lĠenqute des sciences humaines et sociales (on constitue des corpus et on cherche dgager leurs formes relationnelles en ayant en vue lĠalgbre des invariances associes), le dveloppement philosophique post-structuraliste prend la thse plutt comme une sorte de dcret dĠesthtique transcendantale : le divers qui fait sens pour la seule sorte de connaissance et de rflexion quĠon ait en vue est le divers textuel.
Reste mentionner, pour avoir propos un tableau peu prs complet, lĠontologie de la diffrence inspire par la pense de Saussure. Sans que la connaissance nouvellement acquise, largement grce Simon Bouquet, des crits de linguistique gnrale de Saussure ne change sur ce point la perspective, on retient en effet de Saussure le message essentiel de la nature diffrentielle de lĠeffet de sens. Celui-ci procde de la segmentation simultane et solidaire dĠun continuum de la pense (ct signifi) et dĠun continuum du support sensible (ct signifiant). Chaque signe, lien provisoirement stable de deux petites rgions prises dans chacun des continuum, ne se peroit comme ce quĠil se peroit et ne se comprend comme ce quĠil se comprend pas autrement que dans la confrontation implicite tous les autres liens de la sorte. LĠoriginaire est donc la jonction de deux ÒphnomnesÓ diffrentiels. La French Thought a ragi cet enseignement en lĠuniversalisant : elle y a entendu le caractre gnralement originaire, en matire ontologique, de la diffrence. Cela donne, par exemple, le motif de la diffrence libre chez Deleuze et celui de la diffrance chez Derrida. Pour ces auteurs, la pense de lĠontologie de la diffrence est en mme temps trs proche de deux sources internes la philosophie qui comptent considrablement lĠpoque : Hegel et Nietzsche. Chez le premier, cĠest la primaut de la ngativit et du devenir, et la vision dĠun vaste systme historique de lĠtre anim et inform par la ngativit qui peut venir surcharger le diffrentialisme saussurien, chez le second, cĠest lĠide dĠun ocan primitif des simulacres, dĠun chaos de la puissance et dĠun ternel retour diffrenciant (le mme tant alors compris comme le diffrent, de manire unanime) qui valent comme confirmation universalisante de la pense saussurienne.
Telle est bien la Stimmung de la French Thought : celle dĠune pense pour laquelle tout est langage parce que et pour autant que tout est mouvance et diffrence.
Quelle est la relation la littrature de cet ensemble non rellement convergent de penses ? Il semble que lĠon puisse trouver en son sein une sorte de consensus implicite sur lĠessentialit, sinon la primaut du lieu littraire. Heidegger finit, on le sait, par dclamer une pense du voisinage de la posie et de la pense qui ne compte pas peu dans la faveur dont il est lĠobjet dans notre pays. Les contributions majeures de lĠÏuvre de RicÏur insistent sur la fonction temporalisante et la fonction de vrit de la littrature, prise comme rcit et comme vise de monde. Mais la place de la littrature dans le post-structuralisme est tout aussi considrable. Non seulement Derrida plaide la cause philosophique de la littrature dans ses crits (prtendant, notamment, que la philosophie ne parvient jamais sĠemparer de la mtaphore au-del du jeu littraire de celle-ci, ou que la psychanalyse ne parvient jamais mieux dire thoriquement ce dont elle trouve lĠillustration dans la littrature que cela nĠest dit en mode littraire), mais il tisse pour une part son message philosophique, par exemple dans Glas et dans La carte postale, sur le mode littraire. Mais on remarquera aussi lĠusage fait de Lewis Caroll et de Proust par Deleuze, ou celui du Don Quichotte de Cervants par Foucault. Cette philosophie, vrai dire, sĠest communique dans le monde entier dans les dpartements de littrature, et elle est partout reconnue comme la philosophie de la littrature (au-del du dsir de ses promoteurs, sans doute : dans la mconnaissance de certaines de ses intentions).
Tel serait le premier conflit, strictement interne la philosophie, de notre Kampfplatz : une philosophie qui se fonde sur la considration non littraire du langage sĠoppose une philosophie qui se ralise de manire privilgie comme philosophie de la littrature, ou comme philosophie complice du mode littraire. En mme temps, les deux philosophies mettent au premier plan le langage, et, en un sens, toutes deux au nom de ceci que le langage ÒestÓ le lien social par excellence.
Notre premier conflit avait la philosophie comme lieu, et, dans une certaine mesure, la littrature comme thme. Celui qui vient sĠordonne plutt lĠenjeu de la science du langage.
La question est, dĠun ct, de savoir quelle linguistique doit accompagner la philosophie, de lĠautre ct celle du Òvrai systmeÓ de la langue. Deux modles prtendent ramener la signification des structures finies traables sĠopposant lĠintrieur du mme ÒespritÓ positif : lĠanalyse des phrases en termes de conditions de vrit propose par Montague, et lĠanalyse des phrases en termes de constituence instaure par Chomsky dans son premier gnrativisme. Chacun de ces projets systmatiques sĠintitule lui-mme grammaire universelle, puisquĠil conduit une restitution symbolique de la syntaxe des phrases. Il sĠagit donc de savoir si lĠon doit reprsenter Jean aime Marie par R(a,b) ou par [S[SN[N Jean]] [SV[V aime] [SN [N Marie]]]].
Ces deux approches diffrent par leur rapport la philosophie qui leur est nativement proche, la philosophie analytique. LĠapproche de Montague concide purement et simplement avec le point de vue ÒlogiqueÒ sur les phrases apport par Frege et Russell et pris leur suite comme directeur pour toute discussion conceptuelle. La conception gnrativiste est pour lĠessentiel ignore par le courant analytique : est-ce parce que Òmalgr toutÓ, elle procde dĠun intrt vrai pour le langage ? Il est vrai que les choses bougent un peu lĠheure cognitive : les thses chomskiennes sur lĠinnisme, lĠapprentissage et la facult de novation infinie du langage sont reprises par la philosophie de lĠesprit.
Mais ÒderrireÓ cet affrontement de visions systmatiques sĠinsre un autre dbat, portant sur le rle du niveau pragmatique. Les dispositifs de Montague et Chomsky ont en commun dĠcraser le niveau smantique sur un niveau syntaxique ÒformalisÓ, et de paratre ignorer le niveau pragmatique (mme si un objectif avou de Montague tait de le rcuprer). En consquence, partir de la reconsidration philosophique dĠun Austin ou dĠun Wittgenstein, accordant chacun la valeur la plus haute, en vue de la dtermination et de la comprhension du sens, au faire spcifique envelopp par le langage, la philosophie analytique sĠefforce aussi de promouvoir une vision non rductionniste et non close de la chose linguistique : cette orientation dtermine un dbat avec les tenants de lĠun ou lĠautre des points de vue systmatiques dĠabord voqus. La dispute sur lĠimage du langage traverse alors la frontire science du langage/philosophie : Austin et Montague sont envisags comme linguistes et comme philosophes.
Pour dire le Kampfplatz sur son versant concern par le langage et la science qui lui convient dans toute sa complexit, on devrait sans doute voquer aussi les efforts relativement rcents pour dvelopper une linguistique ayant des inspirations de philosophie continentale, et faisant obstacle sur le terrain de la fidlit scientifique lĠobjet langage aux prtentions de la philosophie analytique et de la philosophie de lĠesprit. Les linguistiques cognitives de Ronald Langacker et Leonard Talmy, sans le savoir, suivent un programme de description de la signification qui rencontre les ides de Kant et de Husserl en philosophie : soit que ces auteurs insistent sur une dimension intuitive, essentiellement spatiale et temporelle, du signifi, qui exige la prise en compte dĠespaces de reprage appropris, et rattachent mme en fin de compte le niveau baptis catgorial chez Kant lui-mme au fond intuitif ; soit quĠils mettent lĠaccent sur les parcours mentaux et formes de vcus qui sont derrires les significations, et en appellent une description de ces configurations mentales proche dans son principe et certaines de ces conclusions de la vision husserlienne. Chez des smanticiens cousins des premiers mais plus radicaux dans leur dmarche, comme F. Rastier, ou P. Cadiot et Y.-M. Visetti, lĠide est plutt de se fonder sur le langage et son smantisme pour rinventer la phnomnologie en dployant toutes les phases et les modes de gense des formes smantiques. F. Rastier analyse la signification comme dcoulant dĠune dynamique de la distinctivit, et rinterprte lĠintentionnalit husserlienne en termes dĠimpression rfrentielle ou lĠĉtre-au-monde heideggerien en termes du marquage par la langue dĠentours pragmatiques de lĠnonciation. P. Cadiot et Y.-M. Visetti remontent une phnomnologie de la perception et de lĠaction originaire o se conjuguent un faisceau htrogne de dimensions intuitives, donnant lieu la stabilisation relative et momentane de motifs suivant certains profils, pour conduire la position de rseaux thmatiques.
Avec lĠvocation de ce dernier travail, nous avons lĠexemple dĠun aspect du Kampfplatz non encore explicit : les linguistes, eux aussi, revendiquent le langage pour eux, contre les autres prtendants, ou plutt ils estiment assez naturellement tre les experts en mesure de dire la possibilit de pense recele par le langage, donc de la pense tout court, en sorte quĠils rcrivent ou re-disposent le dbat philosophique la convenance de leur enjeu, qui est celui du compte rendu du sens comme sens linguistique (mais y en a-t-il un autre ?). P. Cadiot et Y.-M. Visetti critiquent, ainsi, rtrospectivement la faon dont la fonction du schmatisme est conue chez Kant, ou reprennent leur compte la critique heideggerienne et post-heideggerienne de lĠide dĠintentionnalit chez Husserl, trop exclusivement thortique, ou coupable de ne pas traiter les dimensions lies lĠaction comme aussi originaires que celles lies la contemplation[1]. Mais Benveniste, de mme, discute les catgories aristotliciennes comme une tentative de prise de conscience dĠune batterie dĠoptions de prdication qui appartiennent la langue grecque et elle seule. En sorte que, pour nous rsumer, un aspect du Kampfplatz est galement que les linguistes ont au nom de leur relation au langage quelque chose dire de ce que la philosophie prend tort pour son objet exclusif.
Un semblable relation dĠempitement mutuel sĠobserve entre littraires et philosophes. Des auteurs comme Valry ou Blanchot peuvent avoir la faveur et lĠestime de la confrrie philosophique en raison du grand cas quĠils font de la pense philosophique, ou du moins dĠune certaine pense philosophique. Mais cela signifie aussi que, pour une part au moins, ils accrditent lĠide que la philosophie passe par eux autant que par ses reprsentants convenus.
Cette opinion, certes, parat impossible en rgime analytique, sĠil est vrai que le philosophique a t dfini, dans ce cas, en liaison avec un usage srieux du langage incompatible avec son emploi littraire (ainsi que nous lĠavons vu plus haut). Mais cette disjonction nĠest peut-tre mme pas certaine. Paul Ricoeur, discutant dans Soi-mme comme un autre les thses de provenance analytique sur lĠidentit personnelle, dnomme Òscience-fictionÓ les expriences de pense proposes par le philosophe analytique Derek Parfit afin dĠclairer lĠaffaire de lĠidentit[2]. Comme le montre Sylvie Allouche[3], cette dnomination est certainement confusionniste et abusive, elle procde de lĠignorance par RicÏur de lĠexistence dĠun vritable genre littraire de la science-fiction. Mais elle rvle en mme temps un mode de proximit, un ÒvoisinageÓ possible entre philosophie et littrature. De fait, les expriences de penses ou historiettes de la philosophie analytique sont certains gards conues et montes en liaison avec la science, en prenant appui sur une description du monde et un parcours a priori des possibles offerts par la science. De mme, les intrigues des romans de science-fiction ont volontiers pour noyau un scnario imaginatif driv de la science. Les romans dits aujourdĠhui de hard science sont trs prs de nĠtre pas autre chose quĠune telle imagination, prsente de manire dtaille, documente et pdagogique. De l dire que les vrais philosophes sont les auteurs de science-fiction, il nĠy a quĠun pas. La philosophie analytique, originairement attache lĠide quĠaucune connaissance ou technique de pense pralable nĠtait ncessaire pour faire de la philosophie, que seule la connaissance de la science et une certaine familiarit avec ses problmes gnraux pouvaient tre requises, est fort mal place pour exclure que des dmarches de romanciers comme celle du mathmaticien Greg Egan[4] soient classes dans la philosophie.
Du ct de la philosophie continentale en tout cas, et spcialement de cette espce que nous avons nomme post-structuralisme ou French Thought, la porte est largement ouverte. A cet gard, on peut dire que le travail de Derrida est celui qui a le plus radicalement ouvert la perspective de la redondance littraro-philosophique. On sait en effet que son enseignement, en un sens, consiste dire que le seul mode de drive et de libert qui nous soit offert vis--vis de la ÒmtaphysiqueÓ est celui que nous ouvre lĠcriture : pratique de la diffrance, qui ne connat le signe que sous lĠangle de son dfaut de prsence constitutif, lĠcriture est le chemin de la vrit, ou plutt elle est une praxis non-illusoirement pntre de la croyance en la capture de la prsence, qui tient lieu de vrit pour une attitude assumant le deuil de la vrit. Mais sĠil en est ainsi, comment les hommes de littrature ne remarqueraient-ils pas quĠils sont les agents experts de lĠcriture, quĠils connaissent son dni de la totalisation, de la substantialisation, de la prdication sre et sans reste, bien mieux que les philosophes ne le pourront jamais, sauf par hasard ? Blanchot, longueurs de pages, reprend son compte lĠide derridienne dĠune relation rectrice de la pense lĠabsolument autre, lie une pratique dtraquant lĠconomie ordinaire de la signification : il peut mme accommoder sa tonalit dĠcriture, en les commentant dans des pastiches flamboyants et respectueux, toutes les penses philosophiques notoires de cette mouvance (Nietzsche, Deleuze, Foucault). Il reste que pour lui, la ÒvaleurÓ laquelle toute cette philosophie en appelle est clairement celle du dtour littraire, de la courbure oblique de lĠexpression que ne cesse de requrir et dĠobtenir lĠusage littraire des mots et des phrases. Au travers de toute son obdience respectueuse lĠgard de la philosophie, il tend donc comprendre la tche philosophique au niveau dĠun dvoiement, dĠune torsion, dĠune complication, dĠune mise en abyme du sens qui sont plus proprement le fait de la littrature. Valry, avant lui, avait montr de faon convaincante comment lĠcrivain, en tant que tel, pouvait assumer en quelque sorte directement lĠenjeu de la pense, sans avoir besoin du laboratoire philosophique en quelque sorte. Et, nous lĠavons dit, une frange au moins du dveloppement philosophique continental valide jusquĠ un certain point cette passation de pouvoir, construit depuis lĠintrieur de la tradition philosophique son aboutissement ou son exercice le plus radical comme littraire.
Le langage est donc bel et bien constitu en Kampfplatz : la philosophie, la linguistique et la littrature ont chacune leur faon de revendiquer, partir de lui, la meilleure prise sur lui, la pense et le sens. A lĠarrire-plan de ce Kampfplatz, bien entendu, il faut voir les identifications constitutives de notre modernit entre signification et signification linguistique, ou entre pense et langage. Pour lĠentendement analytique comme pour lĠentendement continental, pense, langage et sens ont tendance se confondre, et ds lors, linguistique, philosophie et littrature se croisent pour des raisons essentielles sur le ÒplateauÓ du langage : elles prtendent saisir lĠme de ce que recouvre leur nÏud triple, et dont procdent maint savoir et mainte formation textuelle, sans savoir de quel nom cet essentiel doit tre nomm.
CĠest ce premier niveau que je voudrais intervenir, comme annonc, pour suggrer une manire de bouger relativement la situation qui vient dĠtre dcrite. Devons-nous, en substance, accepter sans plus la dfinition du langage comme lieu radicalement privilgi, comme lieu auquel nous appartenons plus que comme instrument que nous manions, comme scne et ressort de la pense plutt que comme expression de celle-ci, etc. ? Cette manire de considrer a priori le langage comme englobant, et comme toujours prsent et secrtement matre de toute question ou toute rflexion lui adresse est en effet caractristique de la situation issue du vingtime sicle, et elle dtermine la configuration de Kampfplatz pour les armes de nos disciplines.
Si nous consentons un lger retour en arrire, en effet, nous sommes fonds observer que :
— CĠest bien parce que le langage est tout quĠil y a un enjeu infini autour de la question de savoir si ce tout est logique ou littraire, point sur lequel sĠopposent, en substance, philosophie analytique et philosophie continentale.
— LĠalternative entre Chomsky et Montague porte sur la forme caractristique du ÒtoutÓ quĠest le langage, si on suppose cette forme syntaxique. Il sĠagit dĠidentifier le systme de la configuration totale de lĠexprience et du monde.
— Si le langage est tout et nous englobe comme ce tout, alors lĠcriture est la modalit ultime du devenir, et lĠalternative entre Blanchot et Derrida est alternative entre une version littraire et une version philosophique de lĠhraclitisme.
Pourtant, le grand prsuppos dĠomni-englobance du langage est aussi mis en crise, paradoxalement, par lĠidentit mme des trois disciplines qui se disputent lĠhorizon absolu du langagier : ce qui fait malgr tout le Kampf possible est en mme temps la diffrence de nos disciplines, et cette diffrence chaque fois, renvoie une ÒrelativisationÓ de lĠuniversel enveloppement du langage.
Par exemple, la linguistique se dfinit comme la science du langage, dans un contexte o toute science nĠest pas du langage, et o, donc, le langage nĠest tout le moins pas objectivement obsdant : il y a dĠautres objets que ceux du langage ou que le langage dans son ensemble. Que tous les objets ne puissent se dire quĠavec des mots ne supprime pas la diffrence quĠil y a entre sĠintresser scientifiquement la terre pour faire de la gologie et sĠintresser scientifiquement aux structures grammaticales de la circonstancialit.
De mme, le mot littrature dfinit un champ de comptence qui est la fois celui de lĠtude et de la production des textes littraires. Mais cela sous-entend clairement quĠil y a une limitation du corpus de la littrature, si difficile que puisse tre la formulation dĠun critre rendant raison de cette frontire. La difficult et la gloire qui sĠattachent la fabrication et la comprhension adhrente de la chose littraire sont assez dcisives dans notre exprience pour que nous ne puissions pas douter quĠil y a des modes non littraires de lĠcriture et de la lecture. Par consquent, nous ne pouvons pas croire que lĠessence du langage soit littraire, mme si nous insistons sur lĠoriginarit de la parole vis--vis de toute donne langagire, par exemple, et si nous sommes tents de nous reprsenter a priori la parole comme toujours dviation littraire par rapport une attente code : ce raisonnement, pt-il sembler un premier niveau superficiel convaincant, bute contre lĠvidence de notre conviction concernant ce que jĠappellerais la contingence de la littrature. Le mot littrature prlve une possibilit qui nĠest pas le tout ou lĠidentit matresse du langage. Mais la stature distinctive de la littrature en dit mme un peu plus : elle dit sa faon que le langage nĠest pas le tout de la vie. En effet, la distinctivit de la littrature me semble envelopper aussi la connaissance tacite et volontiers dnie que toutes les variations de la vie ne sont pas langagires. Si la vie humaine tait absolument langagire, peut-tre serait-il difficile de rsister lĠide que toutes les singularisations existentielles sont littraires, peut-tre lĠargument partir de la parole que je viens de rejeter en dpit de son caractre sduisant serait-il inesquivable. Mais je soutiens que dans la claire vision, que nous gardons, de la contingence du littraire, se tient aussi la reconnaissance dĠune modulation non langagire de la vie. Tous les exemples seront forcment mauvais, parce que, en les rapportant, je leur donne un vtement de mots o peut se loger lĠentente littraire, sĠil est vrai que, par exemple Ç Qui te lĠa dit ? È est littraire. Mais le vieux sujet de dissertation ÒLe vraie vie est littratureÓ dsigne aussi un lieu de la fausse vie qui nĠchappe probablement au littraire que parce quĠen lui retentit seulement un langage en lequel lĠexprience ne sĠexhausse pas, ne se rflchit pas, ne se totalise pas. Nous comptons quelque part avec un niveau non littraire du langage, et un mode de la vie qui nĠest pas langagier parce que la diction incluse en lui, plate, ne fait pas vivre. Du moins telle serait ma conjecture.
Enfin, tout usage du langage nĠest pas philosophique, loin de l. Mes collgues ont en effet en partage, et cĠest peut-tre mme la seule chose quĠils partagent, une sensibilit extrmement fine lĠgard de ce qui fait quĠun texte est philosophique ou non : ils prtendent gnralement possder une oreille qui repre le moment o le philosophique se dtache du juridique, du religieux, du scientifique, du littraire, etc. Cette conviction quivaut la croyance en une modalit dite de la pense pure qui pour ainsi dire sĠenclenche partir de bases ÒlangagiresÓ extrmement varies : cette modalit renvoie une ide de la pense pure, qui, certainement, nĠest saisissable que dans des formes de discours, mais se rfre pourtant un arrire monde non langagier. On ne peut viter de croire que la dynamique particulire de production de discours qui sĠappelle philosophie tout la fois procde dĠun espace pour une part orthogonal celui du langage et se dfinit comme lĠeffort de rflexion de cet espace, de cette orthogonalit.
Indirectement, il me semble, notre Kampfplatz tmoigne de la particularit et de la contingence du langage. Ce sont elles que nous devrions reconqurir, pour envisager autrement notre relation ce qui, bien entendu, devra nanmoins tre maintenu comme le lieu privilgi du langage. Quelque chose, mme, de lĠide dĠappartenance incontournable est juste et ne peut pas tre combattu. Mais cette ide mme est plus intressante si elle ne nous fait pas perdre vue la contingence et la particularit du langage.
Est-il possible de dire cette contingence et cette particularit de manire intressante ? JĠimagine, cet gard, trois directions intellectuelles.
1) DĠun point de vue, en quelque sorte, naturaliste et scientifique, notre poque est aussi celle du dveloppement des recherches sur le langage, les socits et la culture animales. Je renverrai sur ce sujet aux travaux de Dominique Lestel, qui aborde lĠensemble de ces sujets depuis plus de dix ans, avec une ambition radicale et philosophique non dissimule. De trs nombreuses donnes ont t rassembles, de fort nombreuses expriences ralises, qui montrent de faon convaincante et indubitable au moins ceci : la confrontation des socits animales et des socits humaines, des rites et de la culture animales avec les ntres, de la communication dĠespce linguistique animale avec le langage humain, quoiquĠelle ne ruine pas lĠide dĠun cart qualitatif, dĠune distance quelque part absolue entre la performance humaine et ses contreparties animales, met aussi en vidence lĠextrme difficult quĠil y a rendre compte de cet cart putatif au moyen de critres clairs et univoques. La spcificit de la puissance humaine de socialit, de coutume et de langage semble distribue dans un agencement complexe de diffrences de degrs ou de quantit selon plusieurs dimensions. La question thorique de dmarcation ainsi souleve, sĠavre absolument embarrassante, aussi impossible carter quĠ rsoudre de faon pure. Mais de telles recherches ne nous enseignent-elles pas, rciproquement ou en retour en quelque sorte, que nous ne savons pas trs bien en quoi et jusquĠ quel point nous sommes des sujets de langage ? Certains niveaux dĠactivation ou certains secteurs dĠintervention de nos facults de communication ne ravalent-ils pas celles-ci un rang pr-linguistique ? Sommes nous tous gards, toujours et dĠune manire que nous sachions prouver, ÒdansÓ le langage en ce sens fort de la chose qui le distingue radicalement de lĠensemble des pratiques animales ? Nous avons sans nul doute, dans ces dveloppements rcents de lĠthologie, de quoi regarder le langage, pour une fois, dans sa contingence et sa particularit.
2) DĠune tout autre manire, il me semble que lĠexprience accumule dĠun sicle de philosophie Òanti-psychologisteÓ incite une prudence nouvelle. En fin de compte, les matres multiples et contradictoires de lĠanti-psychologisme ne nous ont pas convaincus de lĠinanit de lĠintriorit. Les philosophes du soupon, les philosophes analytiques et les phnomnologues post-heideggeriens nous ont tous dit : vous ne pouvez pas fonder vos distinctions, vos critres, vos concepts, vos lois sur des supposs contenus intimes qui, sĠils sont vraiment intimes, ne sont pas partageables, et sĠils sont partageables, se rsolvent dans la non-intimit des lments objectifs externes employs pour leur partage. Pour un phnomnologue post-heideggerien, je ne peux pas supposer mon vcu bien identifi ÒavantÓ lĠengagement de mon existence vers le monde auquel elle va, je ne peux partir que de ce que je pr-comprends dans et en termes de ce Òmonde de lĠexistenceÓ. Pour un philosophe analytique, les prtendus contenus intrieurs ne se laissent saisir que dans les formes langagires qui les portent et qui, les transmettant, les identifient. Pour un philosophe du soupon, mon intriorit est un faux semblant, en laquelle ou travers laquelle parlent mon corps, mon inconscient ou mon histoire / ma classe. Mais cet argument, convergeant dans ses trois guises incommensurables, si juste quĠil paraisse dĠabord, se laisse renverser au second tour. Finalement, pour la dtermination ce qui fait partie de mon monde existential, de comment il se structure, le phnomnologue post-heidegegrien revendique lĠattestation donne par le seul garant possible, qui est lĠexistence elle-mme. Finalement, les idologies, les pulsions ou lĠinconscient nĠont pas dĠidentit qui compte en dehors de la perturbation prouve, du non-contrle vcu quĠils induisent. Finalement, les contenus linguistiques ne sĠidentifient pour le philosophe analytique que dans leur forme logique vraie au-del de lĠagencement grammatical externe, et cette forme nĠest jamais gagne sans un renvoi une sorte dĠintuition logique ultime suppose partage (nous rendant capables de dire, par exemple que ÔIl est vrai que PĠ et ÔPĠ reviennent au mme, ou encore que dans ÔLĠactuel roi de France est chauveĠ, la place de ÔLĠactuel roi de FranceĠ est non-rfrentielle). Nous avons toujours besoin de lĠintriorit pour savoir de quoi nous parlons, mme si cĠest du langage que nous parlons. Le langage nĠest pas plus donn ÒavantÓ la subjectivit quĠautre chose. Et la tche de lĠintelligence philosophique demeure, entre autres choses, la tche de revendiquer un contenu intime comme contenu universellement intime, en expliquant de quelle manire ce contenu claire toute une multiplicit dĠautres : ce que lĠon a appel la tche transcendantale. Or une telle tche exclut que nous nous confondions avec notre appartenance au langage. Cette appartenance ne peut tre assume que de manire critique, comme toute appartenance pour lĠanimal dou dĠintriorit. Le langage est un systme ou une surface dĠaccomplissement inesquivable, mais vis--vis duquel le ÒsujetÓ est vrai dire toujours en mesure de et dans lĠobligation dĠvaluer un certain degr de succs de lĠexpression.
3) Enfin, Levinas nous a appris lĠincontournabilit de lĠappartenance au langage dans des termes nouveaux, qui nous conduisent la relativisation thique du langage. Les enseignements lvinasiens sur le langage sont pluriels et divers, et ce qui vient sera ncessairement partiel de ce point de vue. Insistons simplement sur son ide de la secondarit du langage lĠgard de la relation thique, elle-mme envisager de deux faons :
— Premirement, Levinas attire notre attention sur ceci que le faire sens du sens sĠenracine (du point de vue du sens) dans lĠadresse. Pour que lĠaffaire du sens tourne et persiste, il faut que les mots demandent tre compris, et cela mme se comprend partir de lĠatteinte thique : cĠest depuis lĠassomption par moi dĠautrui comme demande, du visage comme dtresse et hauteur sollicitantes que jĠaccde la ÒstrateÓ de lĠinterprtation, la finalit du Òdevoir tre compris comme ils le demandentÓ affectant les mots et assemblages de mots. De ce point de vue, lĠhumanit langagire apparat comme seconde par rapport lĠintrigue duelle de lĠthique, sur laquelle y bien rflchir tout repose, non pas du point de vue ontologique (car, sur ce plan bien entendu, il faudrait dire au contraire que lĠtre physique, lĠtre biologique, ou que lĠusage factuel de la vie sociale, lĠhistoire, la coutume et les textes, sont premiers), mais du point de vue qui justement importe le plus dans lĠorbe du langage, savoir celui du sens. CĠest par rapport sa vocation fondamentale, le sens, que le langage est en dette sur lĠintrigue thique.
— Deuximement, Levinas associe le langage toute la constellation rationnelle, qui surgit ncessairement dans son dispositif avec lĠinstance du tiers. CĠest dans la mesure o je ne rencontre pas lĠatteinte thique une seule fois et sous un seul visage, mais suis au contraire dfi par les hauteurs-dtresses de plusieurs prochains, et deviens prochain moi-mme ct du premier autrui pour le second autrui, que du point de vue mme de la demande thique une confrontation, un jugement, une perquation apparaissent comme requises. A cet endroit, dit Levinas, trouvent leur source – au sens de leur raison dĠtre, leur mission – le droit, la justice, le langage, la logique, la science, etc. Levinas fait comparatre le langage avec toute la constellation rationnelle en ce moment second li au tiers. Cette fois-ci, cĠest si nous considrons le langage du point de vue de ce qui semble sa prestation fondamentale – tablir une ÒvaleurÓ stable entre les hommes – quĠil apparat comme second par rapport la Òstrate thiqueÓ : il procde en fait du redoublement interne de la demande propre cette strate, qui dgage une demande Òen plusÓ, celle de lĠarbitrage (arbitrage qui a notamment le sens de la limitation de lĠinfini de ce que je dois dĠabord, originairement, chaque autrui).
Certes, on pourrait amender lgrement ce qui prcde en rappelant que, par ailleurs, le discours est pour Levinas ce qui, par excellence, sait pointer vers lĠautre qui ne se ramne pas au mme, franchir sans le franchir lĠabme entre moi et autrui pris comme incommensurable en tant que visage. En telle sorte que le discours, le Dire, le langage envisag du ct de son moment nonciatif, semblent pour lui contemporains de lĠatteinte thique. La French Thought sĠest prcipite sur cet aspect de la pense de Levinas qui lui convenait mieux. Mais il ne faut pas mal le comprendre. Le Dire, ou le Discours, dans ce sens, ne sont pas ÒvraimentÓ langagiers. LĠide est plutt que lĠon retrouve dans une dimension analyse usuellement comme langagire lĠindice du pr-langagier de lĠthique. Le Discours au sens de Totalit et infini, on ne le comprend pas partir de la littralit dĠnonc de Me voici, mais partir de lĠadage ÒLes besoins matriels de mon prochain sont mes besoins spirituelsÓ. Le Dire de Autrement quĠtre, ce nĠest pas tellement lĠnonciation derrire lĠnonc, galement mise en vedette par Derrida ou Lacan, cĠest cette nuclation de moi engag par autrui au don de tout ce qui peut faire nourriture, cette sensibilit maternelle du moi thique. Il est juste dĠentendre que, pour Levinas, cette signification radicale de don et dĠexposition travaille nĠimporte quelle nonciation comme adresse, mais il nĠest pas possible de la prendre comme dj langagire au sens de ce qui fait le grand jeu ÒquitableÓ du langage.
Tel tait la premire thse de cet article : nous pouvons modifier lĠatmosphre et la comprhension du Kampfplatz en dnonant la valeur communment admise pour le langage de lieu total, inesquivable, obsdant, non relativisable. Le faire nous permet de mieux arbitrer les revendications qui se croisent, et dĠintroduire la possibilit dĠaccorder tout chacune sans opposer lui-mme lĠabsolu du langage en son unicit.
Je passe au second moment de cette rflexion, celui o je vais mĠintresser la question du langage elle-mme. Comment sommes-nous amens, aujourdĠhui, interroger le langage dans son mystre, tenter de comprendre le propre du langage comme usage, comme potentialit, comme trsor, comme relation ? Essayons de poser la question sans le prsuppos exorbitant que le langage est tout, et nous englobe comme tel.
Bien entendu, nous allons devoir revenir sur les contenus voqus dans la premire partie, parce que le Kampfplatz du langage est notamment constitu par le jeu conflictuel de rponses la question du langage.
Comment formuler la question du langage dans le contexte de cette interfrence tri-disciplinaire ÒenÓ le Kampfplatz, ou, ventuellement, depuis une sorte de position dcentre reconnaissant, ainsi que nous lĠavons suggr, la contingence et la particularit du langage ?
Partons dĠabord de ce qui est.
La question du langage, pour la linguistique, me semble assez clairement devenue la question du sens. Je ne dirai pas quĠelle lĠa toujours t, par exemple il ne me semble pas quĠ lĠtape saussurienne il en aille clairement ainsi : Saussure me parat plus concern par la question du signe, et du plan et du rgime ontologique qui lui correspondent. Ce qui, finalement, ÒdonneÓ une thorie de lĠorigine diffrentielle du sens, mais pas videmment des manires systmatiques de dcrire le sens. La grammaire gnrative en revanche est bien une thorie du sens (le sens envelopp dans les phrases des langues vernaculaires est identifiable aux structures profondes de ces phrases), la grammaire cognitive est une smantique cognitive, les thories interprtatives ou phnomnologiques de Rastier ou Cadiot-Visetti sont ouvertement des thories smantiques. Peut-tre ces valuations sont-elles discutables, mais elles me semblent en tout cas difficilement vitables.
La question du langage, pour la philosophie, a t de faon dominante la question de la rfrence, ce qui est peu surprenant si lĠon veut bien voir que cette question est, comme celle de la perception, une modulation de la question centrale classique de la philosophie, celle de la relation de la pense et de lĠtre. Dans une poque de la philosophie ou la pense est identifie au langage, la question de la perception devient celle de la rfrence : cette volution, on le sait, sĠest fait sentir en phnomnologie aussi. Mais il est observable que, vers la fin du vingtime sicle, la question de la rfrence a commenc de sĠinflchir ou de sĠinvoluer en question du sens : le destin hermneutique de la phnomnologie dĠune part, lĠenchanement Quine-Davidson-Dummett dĠautre part, en portent tmoignage de part et dĠautre de la frontire qui divise la maison.
La question du langage pour la littrature, me semble, pour le peu que jĠen connais, sĠtre impose comme celle du style : de lĠcriture, la littrature sĠest assume comme le lieu o la pense ÒphilosophiqueÓ englobante Òtout est langageÓ se voyait re-traduite par Òtout est variation de langageÓ. La littrature a donc cherch des formes de variation, dĠvnementialit qui puissent se concevoir comme absolument internes au langage : comme clbrant son univoque et absolu empire. DĠo la tentation dĠexclure les fonctions reprsentatives, qui, lorsquĠelles supportent la variation, le devenir, paraissent lĠindexer sur le reprsent hors langage. DĠo mme, sans doute, la volont dĠaller vers un usage ou un tat informe du langage, parce que toutes les formes qui rgissent le langage (syntaxique, smantique, etc.) sont ressenties comme tyrannie trangre (logique). DĠo la recherche dĠmotions qui soient le pur fruit des mots et du phras, et qui ne restituent pas les avatars du cÏur humain. Certes, au bout du compte, on se demande ce qui reste du langage quant on lĠa vid de tout ce qui lui est tranger : ce que peut tre le balbutiement de lĠvnement purement langagier. Cette orientation littraire, ce que je crois comprendre, va donc, au gr de la fonction scripturale, vers lĠindicible, lĠininscriptible, lĠinnommable. Mais tout cela sans lcher, en principe, lĠattachement concret la saveur des mots et la spcificit des expriences : ce qui dtermine ventuellement une sorte de profonde distensio paradoxale.
Que peut devenir la question du langage sous lĠimpulsion de la triple rvision voque lĠinstant, dans chacune de nos disciplines ? QuĠil me soit permis de suggrer ici quelques possibilits, formules sans modestie par quelquĠun qui a le dfaut de sĠintresser tout, au point de rver un avenir pour ce qui ne le regarde pas.
Du ct de la linguistique, on voit clairement apparatre des questionnements nouveaux, que jĠai dj voqus plus haut. Ceux de la relation du langage avec ce qui nĠest pas encore lui, qui est ct de lui ou qui est avant lui : ils conduisent considrer la gense cognitive de la symbolisation, le langage animal, lĠorigine du langage (dans lĠhominisation). Ces questionnements rencontrent la linguistique et la mobilisent, tout en restant, en un sens, lĠextrieur dĠelle : il appartient tout de mme la linguistique dĠassumer la responsabilit du langage fait, nanti de sa pleine puissance et de sa pleine identit. Cela dit, la question la plus neuve et la plus passionnante pour la linguistique contemporaine porterait mes yeux sur lĠuniversalit linguistique, quĠil faudrait arriver prendre comme quelque chose qui ne va pas de soi, mais en quoi rside le mystre profond du langage. Et cette question se prcise ncessairement comme suit : peut-on mettre en vidence des modes ou des voies non logiques de lĠuniversalit de la valeur linguistique ? Typiquement, je poserais cette question la smantique de Cadiot et Visetti, qui prouve mieux quĠon ne lĠa jamais fait que Òles mots nĠont pas de sensÓ, en faisant fond, assez largement, sur la phnomnologie de lĠĉtre-au-monde. Pourrait-on, dans le cadre ce cette smantique, donner un rle et un statut lĠa priori de la valeur partage, qui me parat envers et contre tout un trait inalinable de la chose et de la pratique linguistiques ? JĠespre que cette question est assez bien formule.
Du ct de la philosophie, le renouvellement de la question du langage nous vient, mes yeux, du regard lvinasien, dont jĠai tent plus haut de dcrire les apports fondamentaux. La ÒthseÓ fondamentale est que le langage – comme possibilit universelle dĠexpression, de mise en forme et de recueil du divers – doit tre en mme temps pens comme en dette lĠgard de la relation et de lĠintervalle thiques. Cette articulation sĠopre sans doute au niveau de la question du sens, laquelle la philosophie est ÒspontanmentÓ arrive dans sa rflexion sur le langage. Mais cette question est elle-mme totalement transforme par la nouvelle perspective. On renvoie tout faire sens lĠide que le message Òdemande tre comprisÓ : tout message transmet une demande, appelle une reprise ou une relance hante par lĠenjeu de ce qui est demand dans cette demande. LĠinterprtation, dans son effort et son problme, est comprise par rapport la demande, et, donc, immdiatement, par rapport lĠintrigue thique. Mais il en va de mme de la structure logique et de la syntaxe : ces formes sont prises comme adresses, et comme fixant un mode de partage-matrise de lĠarticul comme tel. La nouvelle question du langage est donc celle-ci : comment ÒremonterÓ, partir de tous les modes et de toutes les varits du faire sens, lĠintrigue thique ? Comment comprendre la ÒfondationÓ de lĠordre du langage, de la logique, de la vrit, de la pense, dans la strate thique, ds lors que cette fondation nĠest pas gntique ou ontologique : lĠlment thique nous permet seulement de comprendre de quelle faon langage, logique, vrit, ontologie sont redevables lĠintrigue thique dans lĠordre du sens, de quelle faon ce dont il retourne en eux demande tre entendu depuis la figure thique de la demande. CĠest ce type de travail dont jĠai essay de dfinir les voies et les domaines dans Sens et philosophie du sens (en dgageant, aussi, le programme de lĠethanalyse). Dans mes tentatives pour prolonger ces premires indications, jĠai, dĠores et dj, rencontr un autre niveau de la question du langage, absolument li ce qui prcde : lorsquĠon cherche caractriser les ethos significatifs des rgions du sens, on sĠinterroge naturellement sur ce qui peut valoir comme attestation plausible du partage dĠun ensemble de prescriptions, dĠanticipations normatives ou rgulatrices en matire de pratiques, vcus ou mots. Mais le prototype de cela est le partage de la norme linguistique, bien videmment : comment peut-on attester ce qui fait loi en matire de mots, phrases et textes ? Mme lĠarchi-tmoignage selon lequel on appartient une communaut linguistique au sein de laquelle circule une valeur peut tre interrog dans sa lgitimit. Toute explicitation de ce que chacun Òconnat bienÓ comme la rgle du langage pose la mme sorte de problme de ÒcertificationÓ. Le langage est le lieu dĠun redoutable problme du nÏud de la lgitimit et de la vrit.
Je mĠavance maintenant vers ce lĠgard de quoi je me sens le plus dmuni : quelle pourrait tre la ÒnouvelleÓ question du langage pour la littrature, une heure o le croisement des disciplines sur et en le langage ne serait plus vcu ou compris comme croisement sur lĠenglobant ultime et ncessaire du langage, une fois pour toutes sanctifi comme le monde lĠgard duquel la relation dĠappartenance est la seule et prvaut ?
JĠai deux intuitions cet gard.
La premire est que la littrature fait aujourdĠhui face une sorte dĠalternative fondamentale, ou bien suscite un dbat radical, que rsumerait la disjonction Òmonstration ou explicitation exemplaireÓ. La ÒmissionÓ de la littrature est-elle de prsenter un cela (un pisode, une chose, une atmosphre, un mondeÉ) afin de clbrer simplement et purement le fait que ce cela se prsente. En dĠautres termes, la littrature est-elle la liturgie de la prsentation, la techn exploratoire de la prsentation, le chant fidle de la prsentation ? Ou bien la littrature a-t-elle pour but de dire suivant quelles directions et modalits typiques nous vivons quoi que ce soit que nous vivons, de tmoigner du caractristique de lĠexprience humaine ? Chaque texte littraire tant une offrande pour aider chacun vivre ce quĠil y a vivre dĠune faon qui colle avec le plus humain de la possibilit humaine ?
La seconde est que la question de lĠmotion est aujourdĠhui la question majeure concernant le langage pour la littrature. La littrature se dfinirait comme lĠusage du langage en vue de susciter et dĠinventer lĠmotion. Elle dvoilerait un site sentimental de la chose linguistique affine son site thique voqu plus haut, mais en mme temps distinct de lui. Et lĠon pourrait estimer que la tche de la littrature est de faire entendre, de faire prouver la sentimentalit du langage : que la question des limites et de la pervasivit de lĠmotion dans le langage est la question importante. Avec des mta-problmes comme : la littrature doit-elle, non seulement assumer cette tche de susciter et inventer lĠmotion, mais aussi la dire comme sa tche ?
Me contentant de ces quelques aperus, je rflchis dsormais la confrontation entre nos disciplines, la ngociation qui peut tre envisage entre elles.
Comment peut-on penser aujourdĠhui la relation entre nos trois disciplines, en ce lieu quĠil sĠagit dĠoccuper sans lui appartenir au mme titre, ou plutt sans lui appartenir exclusivement ?
Ce problme de ngociation peut tre envisag de plusieurs faons. Il me semble que ce qui, avec lĠexprience dont nous partons, vient le plus naturellement lĠesprit est le problme de lĠhybridation possible des dmarches : pour dire les choses rapidement, Sens et textualit, de Franois Rastier, est la fois un livre de linguistique et un livre dĠtude littraire ; La carte postale, de Jacques Derrida, est la fois un livre de philosophie et un coup dans la littrature ; Formal philosophy, de Richard Montague, est la fois un livre de philosophie et un livre de linguistique. On peut avoir une raction quitiste cette indistinction : aprs tout, peu importe lĠtiquette, ce qui compte est le contenu. Mais il me semble quĠau bout du compte, derrire ce quitisme, on trouve lĠide que, de toute manire, il nĠy a quĠune seule entreprise, celle de trouver et de dire la vrit du langage, et que cette entreprise peut passer par nĠimporte quelle voie, cĠest sans importance. Donc, la vision quitiste de ces hybridations est lie ce prsuppos – que jĠessaie de combattre, mais que nous habitons, je le reconnais – suivant lequel la vie et la pense humaine sont profondment situes dans lĠappartenance au langage. En dĠautres termes, ces hybridations renverraient, dans leur principe, ce que chacun est plutt jou par le langage quĠil ne lĠinstrumentalise. Or, cela signifierait, pousser les choses jusquĠau bout, que lĠon ne thmatise jamais le langage. DĠo la conclusion que philosophie, littrature et linguistique seraient au fond dans la mme impuissance ncessaire dire la vrit du langage. Par ailleurs, cette vision quitiste a aussi le dfaut de mconnatre la diffrence ÒcatgorielleÓ vidente qui oppose la littrature en tant que performance visant quelque chose comme le beau ou le sublime, et la linguistique ainsi que la philosophie peut-tre en tant que sciences, visant au vrai (encore faut-il reconnatre que cette diffrence sĠannule si la littrature est remplace par lĠtude littraire).
Comme je lĠai dit plus haut, je pense que ce compte rendu quitiste, enregistrant les hybridations comme non-problmatiques, nĠest pas honnte. Nous ne perdons en vrit jamais de vue la distinction entre les disciplines, y compris dans leur cas dĠhybridation. Au mieux, nous pouvons dans certaines conditions ranger certains segments la fois dans deux disciplines, mais lĠcart de perspective entre les disciplines reste compris, et cĠest mme un des arguments que jĠai utilis pour soutenir que nous gardons la comprhension de la contingence et de la particularit du langage : chacune de nos disciplines ÒconstruitÓ cette contingence et cette particularit par son angle dĠattaque du langage mme, en tant quĠil rvle le langage ct de ou avec un autre que lui.
Un nouveau problme du lien entre nos disciplines serait donc celui des modes dĠarticulation pertinents entre elles, des faons canoniques dont elles peuvent se faire mutuellement appel. Est-il possible dĠenvisager ici un certain nombre de formes de collaboration typiques ?
— Entre philosophie et littrature, Husserl a dfini un mode de collaboration unilatral lorsquĠil a nonc que la phnomnologie pouvait et devait envisager la multiplicit des documents de la littrature dans sa dmarche de variation eidtique. Ce que la phnomnologie a dire quant aux essences directrices, selon lui, ne peut se prononcer que sur fond du parcours a priori de toute la diversit du possible ÒphnomnologiqueÓ, cĠest--dire en substance du possible de la vie subjective : or la littrature est notamment lĠexploration dĠun tel possible. Le courant phnomnologique nĠa jamais perdu la mmoire de ce ÒmontageÓ husserlien (cf. lĠutilisation par Levinas de Dostoevski, Eschyle ou Hugo). Cette articulation est-elle une fois pour toutes unilatrale (la phnomnologie instrumentalisant la littrature) ? Je ne suis pas en position de le dire, mais il me semble que dans lĠtude du texte littraire, lĠanalyse du type de prsentation de la vie subjective auquel on a affaire peut importer, et le dcoupage phnomnologique tre dĠun certain secours.
— Un autre mode dĠarticulation aujourdĠhui identifiable entre philosophie et littrature est celui qui tourne autour du statut de la fiction, ou de la notion de monde parallle. Ce sujet est, si lĠon veut, trait la fois par la philosophie analytique et par un auteur comme RicÏur, en mode plutt phnomnologique. Que des discours puissent avoir vocation ne pas dire le vrai, poser et dployer le fictif, cela constitue un problme philosophique : on demande comment cela se peut et se fait, et quel type de validation sanctionne la fiction comme telle, par exemple. Encore une fois, je ne mesure quĠassez mal de quelle faon ce lien pourrait ne pas tre unilatral.
— Entre linguistique et littrature, la collaboration me semble tourner autour de deux problmes, qui correspondraient deux motifs dĠexclusion plausible entre les deux disciplines. Premirement, lĠexemple littraire est-il pertinent pour la thorisation linguistique ? Une certaine tradition grammaticale, encore exemplifie par Chomsky, pose que lĠobjet de la science du langage est plutt le langage commun, au titre quĠil est le seul universellement partag, et quĠil est la condition de possibilit du langage littraire. Une linguistique de la littrature, en ce cas, apparat au mieux comme une linguistique spciale. A quoi lĠon peut rtorquer au contraire avec Rastier que le corpus de la linguistique doit toujours tre un vrai corpus, constitu dĠexpressions effectivement mises, et que, de ce point de vue, le texte littraire entre tout naturellement dans le champ de la considration : plus lgitimement, mme, que les exemples dĠcole. Et, au bout du compte, on pourrait aller jusquĠ supposer que ££lĠemploi le plus riche du langage est ce qui dvoile la chose linguistique dans son accomplissement. Deuximement, on peut incriminer a priori lĠanalyse linguistique du texte littraire, en prtendant quĠelle ne dit de ce texte que les structures banales, quĠil partage avec des textes dpourvus de valeur littraire, et donc quĠelle droge a priori ce qui est la mission de lĠtude littraire : faire connatre et comprendre le texte dans ce qui le fait coup et russite littraires. Je pense que la lecture par Rastier du pome Zone dĠApollinaire suffit convaincre de ce que cette objection est courte vue, mais il resterait comprendre comment et pourquoi.
— Reste parler de la ngociation entre linguistique et philosophie. Elle est devenue spcifiquement ardue, en raison mme de lĠinterfrence forte entre les disciplines. Un symptme est la monte en puissance de ce quĠon appelle Òphilosophie du langageÓ : en apparence, cela fait de la philosophie une discipline qui aurait une Òvrit du langageÓ dire autre que celle que la linguistique nonce ÒprofessionnellementÓ. Comment cela se pourrait-il ? LĠquivoque se lve lorsquĠon observe que la philosophie du langage nĠest pas tellement une philosophie traitant du langage, le thmatisant, mais plutt une philosophie essayant de se disposer Ò partir du langageÓ, en raison de lĠomni-englobance reconnue au langage, ou encore de la primaut de lĠappartenance de lĠhomme au langage implicitement admise. De ce point de vue, le dcrochage que nous demandons aurait lĠvidence la vertu de dissiper lĠquivoque en question. Le rle dĠune philosophie du langage bien comprise serait de dire en mode philosophique la contingence et la particularit du langage, de dire ce que le langage est, ou ce quĠil vaut, ou ce quĠil peut, qui nĠest pas tout : de dire lĠenjeu, le sens, la porte du langage, de dire le monde du langage dans sa diffrence dĠavec dĠautres mondes, etc. Et cette tche l ne mettrait pas la philosophie du langage en comptition avec la linguistique. LĠpistmologie de la linguistique, entendue srieusement comme une discipline qui tudie en tant que telles les procdures scientifiques des diverses linguistiques, collaborerait naturellement cette nouvelle philosophie du langage : elle tudierait les linguistiques en considrant le projet de connatre le langage comme un projet spcifique, non superposable celui de connatre la nature, elle contribuerait indirectement la ÒdiscriminationÓ du langage en tudiant la spcificit des sciences du langage. Une telle pistmologie remplirait notamment sa mission ds lors quĠelle sĠintresserait systmatiquement aux modes dĠobjectivation du langage, comme cĠest la mission dĠune pistmologie kantienne, et montrerait la forte diffrence de cette objectivation dĠavec celle que motive la Òmatire en mouvementÓ, pour reprendre les mots kantiens.
— Un point qui est clairement en dbat est celui de la relation du langage lĠontologie. Les constructions linguistiques ont tendance prendre pour repre ou pour critre ultime quelque chose qui autonomise le langage en tant que couche ontologique. Saussure souligne la fois lĠexceptionnalit du principe de la valeur diffrentielle et la position mixte entre lĠintelligible et le sensible de ce quĠil lit comme lĠobjet par excellence de la linguistique, le signe. Chomsky fonde toute sa thorie de la grammaticalit sur les relations de constituance, au titre desquelles certaines units linguistiques forment groupe : la structure grammaticale, en dernire analyse, nĠest pas autre chose que le systme de ces solidarits. Mais celles-ci sont totalement internes au plan du langage, nĠont aucune dpendance lĠgard de rien dĠtranger ou dĠexterne. Contre cette tendance – videmment comprhensible puisquĠelle est la tendance propre toute science se constituer en ontologie rgionale, la philosophie a le plus souvent mis en avant le lien du langage avec le monde (la rfrence) et le lien du langage avec la pense (la conceptualit) comme ÒexpliquantÓ ou ÒcontrlantÓ certains gards le langage. Franois Rastier lutte pied pied contre ce quĠil ressent comme un ÒrductionnismeÓ philosophique : le signe, selon lui, nĠest pas entendre selon ce quĠil dnote ou ce quĠil exprime, mais selon ce quĠil vaut diffrentiellement ct des autres signes. Exemple de cette altercation : Benveniste analysant les catgories aristotliciennes comme pur reflet de la grammaire grecque, Derrida rpond que les catgories en question sĠintroduisent et se dduisent suivant le fil dĠune question de lĠĉtre que le linguiste ne partage pas (il lui objecte aussi, sur un mode ÒchaudronnierÓ que son objection est dj formule par les philosophes)[5] ; Rastier, dans un article que jĠaime beaucoup[6], propose une drivation littraire de la philosophie partir des Ògrammmes lisÓ, cĠest--dire, si lĠon va au bout des choses, une rduction la fois littraire et linguistique de la philosophie.
Notre tche, dans une telle configuration, nĠest pas aise. JĠai tendance penser que la rfrence et lĠarticulation de la pense ne sont pas des fonctions annexes du langage, quĠelles participent de sa disposition profonde, que lĠon ne peut pas les considrer comme des prestations secondes et contingentes de la langue et de la parole. Mais je ne veux pas soutenir cette position au point de revenir une indistinction langage-monde-pense qui est prcisment le mirage de lĠomni-englobance et de la religion dĠappartenance dont je veux nous librer. Je souhaite donc trouver des faons de comprendre de faon radicale et forte comment et pourquoi le langage dpeint une ralit et comment et pourquoi le langage accomplit une pense sans cder sur la contingence et la particularit du langage. Or, justement, tout lĠeffort de la linguistique pour circonscrire la formule de son ontologie rgionale a le mrite de mettre en relief cette contingence et cette particularit, de nous sauver du ÒlangagismeÓ. Tel est donc lĠobjet et lĠhorizon de la ÒngociationÓ pour moi : partir dĠune spcification autonome du langage pour ÒreconstruireÓ les fonctions auxquelles la philosophie est tellement attache. Il est videmment besoin, pour un tel but, la fois dĠune bonne comprhension de la pense et de la rfrence – pour laquelle les lumires de la philosophie sont souhaites – et dĠune bonne comprhension de la ÒschizeÓ objective du langage et de la spcificit des procdures linguistiques – pour laquelle les lumires de la linguistique sont requises.
[1]. Cf. Cadiot, O., & Visetti, Y.-M., 2001, Pour une thorie des formes smantiques, Paris, PUF.
[2]. Cf. Ricoeur, P., 1990, Soi-mme comme un autre, Paris, Le Seuil, 156-166.
[3]. Cf. son intervention Ç Mmet, ipsit et puzzling cases : o en est le Òcorps propreÓ en science-fiction ? È au colloque Que prouve la science-fiction ?, organis par E. Barot et P. Cassou-Nogues Lille en Avril 2005.
[4]. JĠemprunte Sylvie Allouche et Elie During cet exemple en leur faisant confiance.
[5]. Cf. Derrida, J., 1972, Marges, Paris, Minuit, 214-226
[6]. Cf. Rastier, F., 2001, Ç LĠĉtre naquit dans le langage – Un aspect de la mimsis philosophique È, in Methodos, nĦ 1, La philosophie et ses textes, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 101-130.