L’homme et l’anthropologie

La situation léguée par le vingtième siècle, touchant l’homme, paraît simple à décrire.

D’un côté, l’homme est tombé bien bas si l’on admet que le représentant de l’homme au sein de la philosophie est le sujet : dans un bel élan consensuel, les philosophies contemporaines ont critiqué la figure philosophique du sujet, ont récusé l’ensemble des présuppositions qui se cachaient derrière l’usage à la fois naïf, autoritaire et complaisant de la catégorie de sujet.

De l’autre côté, l’homme est monté très haut en raison de l’engouement généralisé de presque toute la philosophie pour les problématiques anthropologiques. Si Marx, Freud et Nietzsche, chacun à leur façon, démontaient la prétention du sujet à contrôler un réel subjectif, sans même parler du réel externe, ils n’enjoignaient pas pour autant de s’intéresser à d’autres affaires que les affaires humaines. Au contraire, partageant également une profonde antipathie théorique à l’égard de l’au-delà, de la transcendance, ils cherchaient, tous, encore une fois chacun à leur manière, à attirer notre attention sur le tout venant de la vie effective, en oubliant les au-delà postulés et les en deçà mystérieux auxquels tout reconduire : ce tout venant s’appelle vie et interprétation des forces, poussée et refoulement du désir, jeu contradictoire des rapports et forces de production selon le cas.

La phénoménologie, en dépit de la mise au point radicale de Heidegger faisant de la « destruction » du sujet un impératif méthodologique, un moment de la « réduction » en le nouveau sens qu’il lui donne, ne s’est pas attachée à autre chose, déjà avec le Heidegger de  Sein und Zeit d’ailleurs, qu’à la description de l’homme, de ses activités, de son monde. Même la philosophie analytique, d’abord superbement indifférente aux méandres et complexités de l’existence et du monde humain, s’en est considérablement rapprochée à la fin du même siècle, d’une  part en annexant les cantons de la philosophie de l’art, de l’éthique, de la philosophie politique et de la philosophie du droit, d’autre part en cédant à la révolution cognitive, et en acceptant du même coup qu’un avatar d’elle, recevant le nom de philosophie de l’esprit, épouse en profondeur les intérêts et les thèmes de la psychologie, la linguistique et la neurophysiologie. Pourtant, sur le plan théorique, la philosophie analytique ne récuse pas moins l’approche ou l’entrée subjective que la phénoménologie : la constellation d’arguments et de positions qu’évoque la locution argument du langage privé, faisant partie de ce qui est le mieux implanté parmi l’héritage de Wittgenstein, paraît de ce point de vue l’exact symétrique du thème de la destruction en pays heideggerien.

La rhétorique bien connue de la contextualisation négative en vue de l’exposition d’un renversement doit avoir déjà fait sentir au lecteur que je prétends réintroduire « l’homme » en philosophie autrement, sans céder ni à la faveur anthropologique ni à l’oukase secrète vouant à l’abjection la forme subjective. C’est donc à cet effort de réintroduction que je vais consacrer la suite de cet article.

Mais en  quoi devrait, au fond, consister cette réintroduction, cette réhabilitation ? S’agirait-il principalement de réhabiliter philosophiquement le sujet, de disqualifier les recherches anthropologiques, ou d’exiger de telles recherches, lorsqu’elles sont conduites, qu’elles ne le soient plus sous la bannière de l’anti-subjectivisme ?

Le simple énoncé de ces possibilités suffit à faire sentir les difficultés extrêmes qu’affronte le projet qui vient d’être assumé, de façon il est vrai très vague et indéterminée. Cherchant donc à combattre la conjonction complice de l’anti-subjectivisme et de la passion anthropologique, je m’attacherai d’abord à mieux cerner le dispositif conceptuel avec lequel je veux rompre au fil d’une sorte de discussion panoramique préparatoire.

Discussion préalable

Je voudrais ainsi dénoncer ce que j’ai envie d’appeler les « mauvaises fois » typiques liées à la forme de l’“anti-subjectivisme anthropologique”.

Partons d’un exemple tellement lourd qu’il n’en est pas un, celui de Heidegger. La récusation de l’instance sujet sur le plan philosophique est chez lui totale. Sa phénoménologie se distingue en principe de celle de Husserl par ceci qu’elle ne mesure pas le phénomène au symptôme subjectif du vécu. Son concept de l’intentionnalité se distingue du concept husserlien en ce qu’il n’est pas concept d’une tension immanente (au sujet), mais concept d’une transcendance évadant depuis toujours le sujet dans le monde. Le nom qu’il donne au thème de l’analytique existentiale, Dasein, est choisi pour ne pas signifier sujet,  mais, justement, cet étant en proie au possible placé sous le signe de la transcendance. Plus profondément, l’idée philosophique classique du sujet, au-delà de Husserl, est classée par lui comme idée métaphysique interprétant ce dernier comme présence constante depuis laquelle décider et contrôler l’objectivation de tout étant.

Mais d’un autre côté, quelle philosophie donne plus de poids à l’élément humain, renvoie plus à l’existence, à la poésie, aux affects, à la culture que celle de Heidegger ? Ce n’est pas pour rien que les étudiants, les journalistes et les lecteurs s’enflamment et se passionnent pour Heidegger. Dans Sein und Zeit, on trouve une description d’ambition quasi-universelle de l’existence humaine, avec le travail, la conscience de la mortalité, l’humeur, l’aliénation dans la médiocrité, etc. Dans les textes plus tardifs, on  parle de la dévastation du monde par la technique, on commente des poèmes de Rilke, de Trakl, on évoque la détresse, le mystère, les Dieux, la faculté humaine d’habiter, etc.

Il y a au cœur de la philosophie un plan qui n’est pas plan de l’humain au même sens, qui n’est pas « anthropologique » au sens que nous attribuons spontanément au mot : c’est celui de l’étude et l’analyse des concepts dans leur drame et leurs implications logiques, c’est notamment, celui de la réflexion philosophique sur les mathématiques, les sciences, la logique, d’une certaine réflexion d’inspiration « formelle » sur le langage également. Aucune de ces voies de la philosophie n’est suivie par Heidegger. Un des auteurs qui signifie le mieux et le plus nettement la récusation du sujet est donc aussi celui qui embrasse toute la thématique anthropologique et éloigne le plus méthodiquement la philosophie de son lieu le moins anthropologique, celui de la réflexion sur les procédures les plus générales de la vérité, au premier chef les procédures exactes.

Mais une des leçons les plus étonnantes du vingtième siècle est que même les démarches philosophiques  puisant leur inspiration première auprès des questions conceptuelles les plus ardues, techniques, générales et non existentielles se sont trouvées renvoyées, au termes d’un itinéraire apparemment nécessaire, du côté du champ anthropologique.

La philosophie analytique, nous le disions à l’instant, s’est donnée avec Frege une orientation clairement anti-subjectiviste : pour établir les lois générales auxquelles se soumet l’exercice de la pensée visant le vrai, Frege juge qu’il faut s’en tenir au support et medium public de cet exercice, c’est-à-dire le langage, en évinçant pour l’exigible analyse logique de ce dernier la considération de la couche des représentations qui, toujours, charge l’arrière-plan subjectif des énoncés, constituant leur contexte intime d’énonciation. Selon Frege, toutes ces colorations personnelles du sens n’entrent pas en ligne de compte pour la clarification que vise la philosophie.

Wittgenstein, notamment le second Wittgenstein, en ramenant la signification à l’usage commun des mots, collectivement conduit et contrôlé au-delà de tout critère ou toute illumination subjectifs, paraît lui aussi interdire toute perspective « subjectiviste », tout recours au sujet, à ses expériences ou ses qualités comme vie pertinente pour la compréhension philosophique.

Néanmoins, comme nous l’avons signalé un peu plus haut, la vocation de la philosophie analytique est bien de traiter en termes logico-conceptuels de toute la variation personnelle et trans-théorique du sens, que ce soit à travers une étude des conditions logiques du droit ou du jugement esthétique, par le biais d’une réflexion toujours plus fine et aiguë sur l’incidence des modalités sur les énoncés ou sur la fonction stratégique de la situation d’énonciation (approches pragmatiques). Et pour finir, la philosophie analytique a noué un pacte, dans la seconde partie du vingtième siècle, avec le nouveau projet transdisciplinaire d’une science positive de la spécificité intellectuelle de l’homme, l’entreprise cognitive.

Malgré les dénégations, il semble donc que l’intérêt pour la question « Qu’est-ce que l’homme ? » n’ait jamais décru, plus encore, il semble que les démarches les plus opposées à la « pose » du sujet en philosophie, même lorsqu’elles s’appuient sur l’impersonnel et le non-existentiel par excellence que passe pour être le logico-mathématique, reviennent à l’anthropologique comme par l’effet d’une sorte de ressort ou de balancier.

Quel est, au fond,  le problème ? Qu’est-ce qui fait de la situation que je viens de décrire de plusieurs manières quelque chose de philosophiquement inacceptable, d’inconséquent ou de paradoxal ?

Je dirais les choses comme ceci. Tout se passe, dans la philosophie contemporaine, comme si son centrage sur l’homme était une circonstance simplement empirique. Tout se passe comme si c’était en vertu d’une faiblesse coupable et compréhensible de l’homme, de l’homme-philosophe notamment, que la philosophie revenait toujours au champ anthropologique : en vertu du misérable souci que l’homme a de son sort, ses histoires, ses chances, etc. On le verrait donc ne pas cesser de faire un effort démesuré pour asseoir un mode du philosopher exempt de ce coupable penchant, mais ne pas cesser non plus de vouer les moyens propres, conceptuels et généraux qu’il parvient parfois à dégager à l’inquiète et pathologique analyse de l’homme.

Mais on ne peut raisonnablement croire que l’intérêt de l’homme pour l’homme soit un « fait » psychologique parfaitement fortuit et non-philosophique ne cessant de dévoyer une intention philosophique n’ayant, dans son fond, rien à voir avec lui. Il paraît beaucoup plus probable que la nécessité de la réaffectation du conceptuel général au champ anthropologique est elle-même conceptuelle et philosophique, et réclame donc une compréhension philosophique.

Mais pour comprendre la situation et sa difficulté, nous devons remonter à cette phase antérieure où l’homme était un horizon essentiel de la recherche philosophique, phase contre laquelle notre anti-subjectivisme réagit : la phase du criticisme kantien. Kant, en effet, a beau avoir instauré une philosophie à partir de l’esthétique transcendantale, c’est-à-dire si l’on est sérieux d’une considération de philosophie des mathématiques, il  n’a jamais fait mystère du projet de « redescendre », à partir de son schème critico-épistémologique à une compréhension de l’homme et de ses perspectives pratiques. Mais, à cette époque de la philosophie, ce qui rendait la situation différente, et rendait la vocation anthropologique de la philosophie non-problématique, c’était, juge-t-on aujourd’hui, l’intervention du « sujet fondateur » comme instance décisive de la réflexion sur la science et sur le logico-mathématique. Lorsque les philosophies faisaient usage d’une vue philosophique sur le sujet déjà à l’étape la plus abstraite et conceptuelle de leur démarche, il ne paraissait évidemment pas accidentel ou inconséquent qu’elles s’orientent, de là, vers l’exploration résolue du champ anthropologique.

Mais justement, tout  le mouvement de récusation que nous avons décrit est essentiellement, dans son principe, un mouvement de rejet argumenté de la prétention fondationnelle liée au motif philosophique du sujet.

Peut-être y a-t-il justement, en ce point précis, une mise au point récapitulatrice qui est aujourd’hui à notre portée. Animée par la volonté expresse de refuser le motif fondationnel, et, par conséquent, de tourner le dos au privilège philosophique de la conscience en tant que lieu de l’auto-illumination, la philosophie du vingtième siècle s’est adressée à l’homme comme collection de marges empiriques : au corps, au désir, à la vie, à l’être-social, à la fonction du langage et de la parole etc. L’appellation marges empiriques est censée, ici, rendre compte non pas de la chose même dont il s’agit à chaque fois, mais de l’approche qu’en assume la philosophie. Si la philosophie va chercher le corps, par exemple, c’est en tant que région concrète,  matérielle, illustrant des lois ou donnant lieu à des événements qui échappent a priori à la faculté d’expérimenter et de donner sens qui est celle d’un sujet philosophique « classique ». Autant dire que la philosophie du vingtième siècle s’est donnée a priori sur l’humain en général l’option des « sciences humaines » plutôt que celle de la philosophie fondationnelle, c’est précisément en cela que consiste notre anti-subjectivisme dominant : car comment donner substance à une perspective sur le corps, la vie ou le langage qui ne les rapporte pas au centre de tout éprouver et toute intentionnalité sans leur offrir un statut d’entité séparable et commentable comme telle, c’est-à-dire sans les engager dans une objectivation ? Sans emprunter quelque ressource au physiologiste, au biologiste ou au linguiste ?

Du coté de la phénoménologie, ce passage correspond très précisément au passage de Husserl à Heidegger. Husserl est le dernier « classique », il pose que les objets de toute région renvoient pour leur caractérisation et leur détermination possible à un protocole de donation de sens qu’abrite le centre phénoménologique universel, le flux des vécus. Heidegger pose au contraire que l’originaire à tous égards s’annonce comme monde : pour commencer et pour l’essentiel, toute vérité de l’homme, toute analyse authentiquement profonde et pénétrante de l’homme procède de l’appréhension de celui-ci comme faisceau de marges mondaines, comme Dasein. Il est de l’essence apparaissante de l’homme de se donner à comprendre comme . Seulement Heidegger, bien entendu, pense aussi que cette décision ne voue pas l’anthropologie aux sciences humaines, que le monde peut être décrit sur un mode originaire antérieur à toute science, celui de l’explicitation d’une pré-compréhension à laquelle nous avons part et que nous ne pouvons que reconnaître comme telle lorsque quelqu’un (lui) nous la décline.

Foucault a beaucoup compté dans notre champ philosophique contemporain, pas seulement pour ce qu’il disait doctrinalement de tel ou tel thème sur lequel il opinait philosophiquement, mais pour avoir fixé cette situation de la philosophie où elle vient à partager le regard des sciences humaines en tant qu’anthropologie refusant le fondationnel. Mais il est hors de doute qu’il reprenait à cet égard l’orientation heideggerienne (dont il avouait qu’elle était, avec la nietzschéenne, l’une de celles qui opéraient en lui sans qu’il les maîtrise et les commande par la mise à plat interne).

Mais d’évoquer ces deux exemples nous montre bien ce qui est le lieu de difficulté et de paradoxalité commun à ces deux entreprises : aussi bien Foucault que Heidegger, après avoir emprunté quelque chose à la dureté empirique de l’externe pour soustraire la marge anthropologique au droit de poursuite du sujet philosophique, se refuse à abandonner cette marge à son propriétaire naturel, le savant. Il analyse – par exemple – le montage de relations d’énonciation qui permet à une société à un moment donné d’affronter l’homme comme thème, en tant que force, travail vie, intériorité : il décrit les conditions de possibilité des sciences de l’homme, sauf que ce sont des conditions réelles, celles d’une genèse anthropologique effective des pratiques scientifiques, et non pas des conditions transcendantales. En tout état de cause, la tâche de cette description dispense Foucault d’avoir à s’en remettre au biologiste, à l’économiste, au linguiste ou à quelque expert de la même eau.

Foucault place son discours comme une sorte de socio-linguistique de l’originaire. Heidegger place le sien comme une sorte de mytho-linguistique de la pré-compréhension. Chacune de ces stratégies, en tout cas, conjure en un sens au dernier moment l’empiricité dispersée dans le monde de la chose anthropologique. Mais sont-elles crédibles, l’une comme l’autre ? La pré-compréhension et l’analyse des épistèmè renvoient à la clairvoyance partagée d’une condition originaire commune, d’un pour nous de l’humanité qui commande la pensabilité de tout ce qui se laisse rassembler comme humain, sous tel ou tel visage empirique, dans le monde. Ce pour nous doit sans doute être défendu, mais peut-il l’être autrement qu’en exposant comment le pour soi s’y reconnaît, s’y annexe depuis son autorité « constituante » ?

C’est dans la direction d’un tel renversement second du soupçon ou de la réflexion que nous aurions envie de conduire la digestion critique de toute notre anthropologie anti-subjectiviste.

Avant d’aller plus loi, pourtant, il peut être bon d’évoquer un autre “grand exemple”, bien que, cette fois, je le connaisse bien trop mal pour en tirer tout le parti qu’il faudrait : Nietzsche. Je crois en avoir entendu et lu assez, néanmoins, pour saisir que sa démarche est sensiblement la même, conforme au schème que j’expose. La philosophie traditionnelle est récusée dans son geste métaphysique inventant un autre monde pour y projeter dans une vie imaginaire l’homme. Ce dernier est rappelé à la vérité de lui-même, qui est, en substance, le corps en tant que théâtre de forces, espace de déploiement de la puissance. Tout ce qui est allégué au plan conceptuel par la philosophie est reconduit à la motivation qu’il trouve au niveau du corps et de la puissance. Cette réduction, en particulier, disqualifie la figure unitaire du sujet, et sa figure de “liberté transcendantale”. Mais encore une  fois, Nietzsche, comme Foucault, ne vas pas jusqu’à estimer que les sciences humaines et la biologie doivent être exclusivement écoutées pour connaître la vérité vitale, dispersée, contradictoire de l’homme. Il pense avoir trouvé une position de parole encore philosophique pour décrire le théâtre des forces et la temporalité qui lui convient avant l’objectivation, les enquêtes et les informations de la science ; et ce, bien qu’il joue ces dernières contre la philosophie, et paraisse bien souvent, comme la plupart des philosophes anti-fondationnalistes, très ordinairement respectueux du discours de la science, et peu soucieux de leur limitation critique. Le cas Nietzsche, même mal rapporté par moi qui le connais trop peu, me semble révélateur du risque de cette “retenue” philosophante qui, après avoir effacé l’homme transcendantal sous le poids de l’empirique, s’attache à récupérer cet empirique au profit d’un discours qui ne soit pas de science. Le risque est que le discours en question soit, tout simplement, à nouveau celui que Kant stigmatisait sous le nom de métaphysique : un discours qui s’empare de choses en soi et en décrit la logique indépendamment de toute expérience. Le discours nietzschéen des forces, du corps se distingue-t-il d’une telle métaphysique ? Le discours heideggerien de l’Être-au-monde est-il gagé sur une pré-compréhension elle-même assignée à résidence au sein d’une expérience, ou bien tend-il, au fil de l’évolution de la pensée de Heidegger, à devenir une métaphysique de la transcendance ? Le discours foucaldien de l’archéologie du savoir s’abstient-il de se référer à une métaphysique de la “généalogie pratique” ?

Si, donc, l’insatisfaction qui  motive cet article a été suffisamment exposée, le moment est venu de présenter la part constructive, de faire une proposition. Quelles pourraient-être les voies d’une anthropologie philosophique aujourd’hui ?

Esquisse d’une anthropologie philosophique

J’ai essayé de montrer, dans ce qui précède, comment l’anthropologie disponible, et dominante au vingtième siècle, était liée au refus du fondationnalisme en matière de théorie de la connaissance, et plus spécialement encore au refus des conceptions transcendantales. On devine donc, en me lisant, que je prétends entre autres choses réhabiliter l’analyse transcendantale des sciences. C’est bien le cas, et je l’ai souvent fait ailleurs, mais il faut aussi voir que cela ne résout pas le problème que nous pose l’anthropologie. Le “sujet” que découvrent et décrivent les analyses transcendantales de toutes sortes, en effet, n’est pas un vrai sujet, mais seulement un sujet formel : une instance, a priori nantie de certains pouvoirs formels (capable de certaines synthèses, rapportant les phénomènes à certaines intuitions pures, soumis à un impératif qui se formule en termes d’universel et de société des êtres raisonnables, etc.). C’est un sujet qu’il faut pour comprendre certaines dimensions de l’usage humain (sa science, son effort de moralité, sa prétention à estimer le beau comme tel, etc.). Il y a en lui juste ce qu’il faut pour cette compréhension, il ne donne jamais matière à plus de description que n’en exige l’analyse régressive des conditions de possibilité. Au-delà de ces déterminations, pour ainsi dire “épistémologiques” même lorsqu’il ne s’agit pas de science, ce sujet est supposé éprouvé, nous devons toujours pouvoir témoigner de la régulation  qu’il signifie, en tant que nous y sommes pris. Il y a donc dans ce sujet une couche d’authenticité, une couche phénoménologique le reliant à des champs d’expérience, qui, s’additionnant à sa détermination théorique régressive, en épuise le contenu.

Mais tout cela ne fait pas un vrai contenu de sujet, justement. Tout cela ne nous donne jamais un sujet épais, comme je l’ai écrit ailleurs. Or, il fait partie du vrai concept de sujet que le sujet soit épais. L’homme, plus généralement, est un contenu, une particularité, une accommodation exceptionnelle à chaque fois des possibilités naturelles et culturelles. Une bonne anthropologie doit nous permettre d’apercevoir dans son style d’unité caractéristique la multiplicité fortement hétérogène des données originales qui se conjoignent dans une réalisation individuelle de l’homme, et ne pas nous confiner une fois pour toutes dans l’aperception des structures formelles de l’appropriation par l’homme de tel ou tel de ses horizons.

C’était sans doute la motivation de l’anthropologie du soupçon d’aller chercher la vérité de l’homme dans le foisonnement empirique de ce que sa vie charriait, de déplacer le regard de l’épure transcendantale vers la complexité et la richesse de ce qui apparaissait alors comme juxtaposition de déterminations toute marginales, libres, conduisant la pensée à dissoudre la figure philosophique de l’homme, ou à rapporter son individuation à une métaphysique de la dynamique sous-jacente à cette richesse de détermination plutôt qu’à l’homme lui-même dans une figure quelconque.

Quelle alternative avons-nous ?

J’ai proposé, déjà, l’hypothèse du sujet de texte. Je la reformule ici.

1. Le sujet de texte

La philosophie du langage rencontre trois “paliers” de l’expression, comme les appelle François Rastier, auquel elle pourrait être tentée de faire un sort philosophique : le mot, la phrase et le texte. La tradition, de fait, s’est emparée des deux premiers, du mot et de la phrase, mais a pour l’essentiel négligé jusqu’ici le palier du texte. Le mot, depuis le dialogue du Cratyle, nous renvoie au problème de sa motivation au regard de la chose. A travers lui, les questions philosophiques de la référence, et, plus tard, de l’intentionnalité, sont naturellement posées. La philosophie analytique a mis en relief le privilège qui est celui de la phrase : elle est la seule catégorie linguistique concernée par la vérité. En dessous ou au dessus de la phrase, il n’est pas pertinent d’attribuer une valeur de vérité. A vrai dire, la tradition philosophique avait déjà reconnu le jugement comme la forme à propos de laquelle se nouait la question de la vérité, discutant interminablement la phrase élémentaire du type S est P. Du côté “ontologique”, la phrase évoque des faits, qui ont besoin d’elle pour être dits, comme Russell, par exemple, nous l’a bien expliqué.

Si le mot nous donne la chose et la question de l’intentionnalité qui la vise, et si la phrase nous donne les faits et la question de la vérité des phrases qui s’attachent à les dire, que nous apporte donc le texte ? Quel profit de spéculation, de réflexion ou de mise en perspective générale la philosophie peut-elle tirer du texte ?

Il n’est pas difficile de reconnaître que l’individuation du texte pose problème. Qu’est-ce qui nous porte à considérer une suite de phrases, éventuellement réduite à une seule dans certains cas limite, comme un texte ? Le problème se pose parce que nous n’envisageons pas toute unité, toute collection de phrases comme un texte, du moins au même degré et en même temps. Il arrive que nous qualifiions une suite de phrases de passage d’une suite englobante recevant seule le nom de texte. L’évaluation de quelque chose comme texte est visiblement liée à une sorte de condition de clôture : nous devons être sûrs qu’ont été intégrées toutes les phrases qui appartiennent à la cohérence d’une certaine émission ou accumulation. Un livre est sûrement un texte, de même un article ou une lettre. Sans doute un mail est-il aussi un texte. Un passage d’un ouvrage de littérature ou de philosophie, ou un extrait d’un article de journal, dès lors qu’ils sont proposés au commentaire dans une épreuve sur table à des étudiants, deviennent un texte, puisque l’épreuve s’appelle commentaire de texte justement.

Comment décrire la clôture caractéristique du texte ? Le dernier de nos exemples nous suggère une réponse simple : un texte est ce qui appelle une interprétation. Reconnaître quelque chose comme texte et se mettre en peine de l’interpréter, cela va de pair, et l’on comprend pourquoi : un texte est justement quelque chose qui achève et accomplit une mission de la signification, la façon que le texte a de se proposer dans l’affichage d’une suffisance nous invite à le déchiffrer pour rendre raison de la limitation satisfaite dans laquelle il se présente. La clôture du texte vaut pour son destinataire comme indice de la réussite d’un sens, qui n’est donné dans aucun des enregistrements de vérité ou épellation de faits que réalisent les phrases successives du texte. Avoir compris phrase après phrase les composants du texte ne nous assure pas que nous avons saisi son sens, qui s’attache à cette accumulation contingente de phrases, commençant où elle commence et finissant où elle finit.

Nous pouvons alors ajouter ceci : la tradition de l’interprétation, qui a pu être suivie de mille manières, tant il est vrai qu’entre la lecture stylistique, la lecture psychanalytique, la lecture exégétique, la lecture structurale ou la lecture déconstructionniste d’un texte, les écarts et différences sont extrêmes, nous enseigne au moins ceci, que jamais l’on n’estime s’acquitter à proprement parler d’une tâche d’interprétation lorsque l’on s’en tient à l’être-là distributionnel qui est le visage d’effectivité sous lequel se montre le texte. Interpréter, c’est en tout cas autre chose que dire ce qui est marqué et à quelle place il l’est. C’est attribuer à la séquence distributionnelle un supplément qui en récapitule la temporalité. C’est considérer le texte comme abritant dans l’ensemble qu’il réalise quelque chose qui excède la répartition d’unités reconnaissables qu’il est, leur dispersion selon l’espace du texte : en d’autres termes, c’est considérer le texte comme “chargé de”, ou “saisi par” une certaine tension qui apparie les éléments dans leur dispersion. Le texte est texte parce qu’il est un tissage, ce qui signifie à la lettre que les éléments sont solidaires dans la manifestation de quelque chose qui hante chaque moment de l’exposition temporelle du texte, qui est comprimé en soi-même et qui s’exprime en venant affecter comme l’unité émergente du texte chacun des éléments de la dispersion textuelle.

Je décide d’appeler sujet ce quelque chose comprimé en soi-même que le texte exprime et qui appelle l’interprétation. Etant entendu que ce quelque chose, par définition, excède l’être-là distributionnel du texte, dans l’égrènement duquel il s’exprime seulement.

Pourquoi cette terminologie ? J’en donnerai deux raisons, l’une historique, l’autre conceptuelle.

Historiquement, je reste sensible à la boucle de la compréhension que décrivait Schleiermacher, lorsqu’il opposait interprétation grammaticale et interprétation technique d’un texte. L’interprétation grammaticale explicite la signification du texte en tant que signification prescrite par le « système fonctionnel de la langue »[1], elle constitue l’au-delà de l’être-là distributionnel que doit être le sens-de-texte en se référant aux « suppléments catégoriels » apportés par les constructions conventionnelles de la grammaire[2]. L’interprétation technique entend les mots et les tournures dans la perspective de l’idiolecte de l’auteur : l’habitus parfaitement singulier de celui qui écrit n’a jamais manqué de conférer aux éléments de lexique et aux tours de syntaxe lorsqu’il les emploie une signification originalement décalée par rapport à la signification conventionnelle. Schleiermacher observe alors que ces deux voies interprétatives témoignent chacune de leur incomplétude en faisant appel à l’autre pour l’exécution de leur tâche propre. Il faut avoir déjà saisi certaines séries au niveau de l’interprétation grammaticale pour identifier les colorations spéciales de l’habitus du scripteur, il faut déjà savoir certaines choses de l’idiolecte de l’auteur pour désambiguiser certaines de ses phrases, certains de ses mots. En dévoilant ce cercle des deux interprétations, l’impersonnelle et la personnelle, Schleiermacher nous montre que le texte ne s’institue pas comme articulation grammaticale du sens sans s’instituer en même temps comme expression de subjectivité : il nous montre le faire sujet dynamiquement mélangé au faire sens.

Conceptuellement, le point important est que nous remarquons que l’on attribue sans difficulté aux textes ce que l’on attribue le plus spécifiquement aux sujets, aux vrais sujets de chair et d’os j’entends. On prête aux textes des émotions, un corps, un désir, des actions, projets, etc. On écrit avec J.-F. Lyotard « Ce texte proteste que le donné a une épaisseur », comme si le  mélange d’émotion et d’activité de la protestation était accessible à un texte. On utilise l’expression « le corps du texte », on considère que dans l’écriture manuelle du texte d’une lettre d’amour, quelque chose du corps et du désir de la rédactrice ou du rédacteur passe, etc. Que le texte soit un avatar ou une figure du sujet, cela se signale donc déjà fortement dans l’usage discursif qui est le nôtre.

Il ne faut néanmoins pas confondre les sujets d’existence et les sujets de texte. Leurs conditions d’individuation, tout particulièrement sous le rapport du temps, ne sont évidemment pas les mêmes. Un même individu, une même existence humaine charnelle donnent lieu en général à de nombreux textes, qui sont à chaque fois l’occasion de l’individuation d’un sujet de texte. Le Heidegger du discours de rectorat est formellement distinguable de celui de Sein und Zeit, des conférences de jeunesse ou de l’entretien avec le Spiegel. Cela ne nous empêche pas de concevoir et discuter, de tenter d’établir un méta-sujet unifiant plusieurs sujets de texte, mais il faut concéder que dans le principe, la pluralité des textes ouvre la possibilité de pluraliser l’individuation du sujet de texte cependant que celle du sujet d’existence demeure constante. Inversement, le sujet d’existence peut faire retour au milieu d’un texte, au moyen d’un indexical de la première personne du singulier, et forcer à la distinction au sein d’un même texte de deux sujets (“Ce que je viens d’écrire semble contredire ce qu’affirmait le premier chapitre” : tout en annonçant l’effort d’une conciliation, une telle déclaration a pour effet immédiat de susciter deux sujets de texte qui se font face et se défient).

On peut encore faire la remarque que les sujets de texte excèdent éventuellement suivant une sorte de coordonnée d’extension le cadre du sujet d’existence, c’est-à-dire en un sens de l’homme comme unité empirique manifeste. Une coalition de textes comme les tragédies et comédies de Racine, Corneille et Molière constitue un sujet de texte « le théâtre classique français », dont un certain nombre de choses non absurdes peuvent être dites. Le Talmud, texte de textes dont la rédaction s’étale sur une suite de siècles, et qui contient en lui-même la dialogicité du conflit intellectuel des docteurs, constitue un sujet de texte, nommable comme « la tradition de la loi juive ». Cela n’est pas gênant parce que, néanmoins, tous les sujets de texte possèdent, comme nous venons de l’indiquer, le « style » de l’homme, ils valent comme vecteurs d’action, porteur d’émotions, etc. A travers les synthèses et les segmentations indéfinies et infinies du texte, la figure du sujet se démultiplie et s’anime à maints niveaux et en d’innombrables et diverses occurrences, sans que jamais le lien avec le « modèle » subjectif de l’homme concret ne se perde.

L’important est, en tout cas, que les sujets de texte sont toujours qualifiés. Ils sont porteurs de certains éléments de sens et pas d’autres, l’individuation du texte tranche à cet égard. Ils se sont  pas une pure instance formelle comme les sujets de la philosophie transcendantale et de la phénoménologie. Ils sont une trame non quelconque, une facette de sujet manifestant une cohérence dans certains registres auxquels le texte sous-jacent touche. Ce ne sont pas des sujets réduits à des fonctions, des instances formelles que nous devons présupposer pour comprendre l’unité, la possibilité ou l’exigibilité d’un divers ou d’une procédure : des sujets du type « sujet transcendantal ».

Nous devons néanmoins, maintenant que nous avons gagné une définition du sujet, ou plutôt d’un sujet en première apparence satisfaisant du point de vue de nos requêtes, aborder un nouveau problème, qui est en substance celui du lien avec l’homme concret, que nous avons peut-être un peu facilement affirmé comme toujours déjà donné à l’instant. Ce problème est aussi celui, épistémologique au sens large, de la pertinence de l’anthropologie scientifique et philosophique, dont nous avons évoqué les impressionnants développements au cours de la période « anti-subjectiviste ». Il n’est pas concevable qu’une pensée de l’homme ne puisse pas trouver dans l’ensemble riche et foisonnant des savoirs anthropologiques une ressource, un terrain d’investissement, un lieu de projection.

2. L’homme, faisceau de marges de figure textuelle

Jusqu’ici, j’ai fait valoir une seule articulation de la notion de sujet de texte avec l’homme concret : que, dans le discours, dans le montage des significations au moyen du langage, nous montrons que le sujet de texte accepte les propriétés, dispositions et affections usuelles de l’homme concret. Le lien est, jusqu’ici, un lien de métaphore et de vicariance. Le sujet de texte est compris comme quelque chose qui peut tenir lieu de l’homme et supporter les prédications usuelles concernant l’homme.

Je voudrais maintenant faire valoir un autre lien, qui sera plutôt un lien d’homologie, ou, mieux, d’homomorphie. Ce second lien consiste en ceci que, suivant chaque dimension ou strate d’objectivation de l’homme qui se propose, que les sciences humaines nous enseignent, on retrouve une individuation de type textuelle. Dans la dispersion entre plusieurs « marges » d’objectivation qui est celle de l’homme concret, dispersion que nous avions déjà évoquée, l’unité du mode textuel de subjectivation peut sans doute être trouvée invariante, et donner sens à un homme concret équivalent à une dispersion d’individuations textuelles selon des dimensions hétérogènes.

Je m’explique.

Le désir est l’un des axes de « réalisation » ou d’individuation de l’homme. Chacun de nous « est » un désir qui va son histoire, ses impasses, son nœud symbolique, la psychanalyse nous l’a enseigné et a contribué de la sorte à l’anthropologie décentrant l’homme évoquée dans cet article. Lacan suggère, dans la première phase de sa pensée, que « L’inconscient est structuré comme un langage ». Si l’on entend bien la phrase, ne dit-elle pas que le désir actualise ses parcours comme texte ? Car l’inconscient se décline comme empilement « historique » singulier de l’inconscient en cours de tissage de chaque homme. Et si le mode de structuration est celui du langage, les productions sont de type textuel.

Le corps se donne à voir de plusieurs manières, il y a plusieurs corps. Il y a le corps “phénoménologique”, singulier parce qu’il définit toutes les perspectives de la perception, et qu’en lui et de lui s’initient tous les mouvements de l’homme. Cette “chair” qui n’est ni sujet ni objet constitué. Mais il y a aussi le corps de la fatigue, de la paresse, du sommeil, décrit par Lévinas dans De l’existence à l’existant, et dont on se demande si c’est le même. Et, surtout, le corps de la sexualité et celui de la psychanalyse, soumis à la nostalgie du coït ou marqué par un réseau d’orifices fixant les pulsions. Dans l’approche lacanienne que nous venons d’évoquer, les lieux pulsionnels sont autant de façons dont la “différence” du signifiant fait trace sur le corps (ainsi que l’avait exposé de belle manière Serge Leclaire dans Psychanalyser), en sorte que le corps désirant de la psychanalyse lacanienne paraît s’égaler à un réseau de signifiants, et, donc, rejoindre jusqu’à un certain point la “figure textuelle” évoquée à l’instant. La chose est moins claire pour le corps phénoménologique, pour le Leib de Husserl, sauf que, par une face, il est un objet à constituer comme un autre, et qu’il est donc tributaire d’une “synthèse” d’esquisses dont il est en même temps la source comme centre des sensations. Le jeu de la main touchante et du lieu du corps touché est l’unité de base d’un auto-repérage du corps qu’on peut voir à nouveau comme faisant réseau, ce qui, certes, n’est pas encore texte, mais en supporte une analogie partielle. Jacob Rogozinski s’est appuyé sur la méditation de ce réseau pour développer une archéologie et une typologie du corps social[3]. Une autre orientation de la phénoménologie, celle de Heidegger, dissout le corps dans le monde : les choses, pour elle, sont originairement choses du monde ou dans le monde, et le corps, dès qu’on le distingue de la fonction d’existence du Dasein, paraît devoir céder lui aussi au réseau – à nouveau – du monde, celui de la significativité en termes heideggeriens.

Mais cette figure du Dasein nous renvoie plutôt, à vrai dire, au sujet social, aspect du sujet auquel on l’a beaucoup réduit au cours du vingtième siècle pour proclamer la mort du sujet classique : le sujet social est sujet en tant que système prévisible de déterminations et d’actes, gouverné ou du moins expliqué par un système de contenus, une cohérence de relations sise au plan intersubjectif. L’analytique existentiale heideggerienne, éliminant le champ intime du flux des vécus de la conscience et nous demandant d’envisager à sa place, comme champ de la phénoménalisation, le réseau des choses valant comme outil pour l’existence, et formant le complexe de l’affairement du Dasein dans son monde dénommé significativité, place la pensée dans le contexte où l’analyse “sociale” du sujet sera possible. La significativité est en effet bien nommée, nommée comme elle l’est à escient : Heidegger décrit comment, à partir de la flèche de la projection vers ses possibles du Dasein, et en  suivant les flèches renvoyant d’un outil à un autre au sein de l’atelier de l’existence, suivant une logique qui est celle de la finalité convergent sur l’en vue de soi du Dasein et se perdant dans l’ouverture du monde, on “retrouve” dans l’élément de l’originaire les pièces de la réalité sémiotique : le signe, la significativité, et, de proche en proche, le comprendre, l’explicitation, la signification, le sens. Le monde originaire qui se substitue à la fois au corps et à la conscience, donc, est à nouveau celui d’un réseau, mais, plus encore, il est celui d’un réseau de la signification,  c’est-à-dire nécessairement, s’il on veut bien y réfléchir, et sans même attendre que Heidegger parle de Mitsein, le monde d’un partage symbolique. Et se trouve ainsi pré-dessinée toute l’œuvre du structuralisme, qui décrit dans son feuilletage complexe (mythique, économique, juridique, linguistique, etc.) l’homme comme “fruit” de la combinatoire collective du signe, comme effet dans ses représentations et ses comportements de ces formations systématiques toutes fondées sur le signe et ses réseaux. Cela ne paraît donc pas forcer les choses que dire que l’anthropologie structuraliste dans sa valence sciences sociales envisage le fait humain à la lumière de la forme textuelle, c’était même ouvertement son programme méthodologique : constituer, dans toute branche des sciences humaines, des corpus de type textuel se prêtant aux traitements formels, logico-algébriques, en qui cette anthropologie plaçait ses meilleurs espoirs. J’ajoute seulement que cette manière de voir et décrire l’homme doit être considérée comme en continuité avec la manière heideggerienne de décrire le Dasein par un monde “auquel il est” qui se détermine immédiatement comme réseau de signes analogon d’un texte, ou à tout le moins d’une phrase complexe.

On aura compris, je pense, l’idée que je défends : les objectivations de l’anthropologique essayée au cours du vingtième siècle, que je n’ai pas parcourues dans leur totalité, loin s’en faut[4], ne sont pas des invalidations philosophiques de l’homme si l’on veut bien reconnaître qu’elles lui découvrent une effectivité répondant constamment à la forme du texte, qui serait la forme “transcendantale” de l’individuation humaine (ou du moins s’apparentant à elle). La grande orientation anti-subjectiviste a compris les objectivations qu’elle préconisait, accompagnait ou prenait en charge selon les cas comme destitution parce qu’elle ne voyait dans ces objectivations, à chaque fois, que la mise en relief d’une grammaire, sorte de loi impersonnelle affrontant de sa hauteur toute prétention à une position de liberté ou de création de soi chez l’homme. Mais la grammaire n’est-elle pas, au contraire, ce qui à chaque fois autorise la rédaction d’une infinie diversité de textes conformes ? N’est-elle pas la clef d’un mode d’individuation qui est celui d’une individuation de sens à première vue, mais valant aussi pour nous comme individuation de sujet, si l’on en croit mon développement sur le sujet de texte ? Nous pensons l’homme comme sens, a priori et indéfectiblement, et l’image textuelle qu’en donne l’anthropologie structuraliste nous permet de nous y retrouver.

Cette première tentative de donner une assise philosophique à une pensée positive de l’homme peut, à mon gré, susciter deux insatisfactions. Ou plutôt, elle suscite une insatisfaction d’un côté, elle pose un problème de l’autre.

L’insatisfaction concerne la part du continu. L’image de l’homme comme individuation de texte, comme assemblage de marges objectives prises dans la forme du texte, ne laisse aucune place à ce qui, en l’homme ou de l’homme, ne relèverait pas du discret de la composition textuelle, mais plutôt, par exemple du continu de la force, de l’énergie ou de la conscience.

Le problème concerne la posture apparemment métaphysique du discours ici tenu : ne proposai-je pas un déchiffrement métaphysique de l’essence de l’homme, m’autorisant d’on ne sait quelle intuition “absolue” de l’être de toute chose ? J’avais stigmatisé l’anti-subjectivisme comme motivé par l’anti-fondationnalisme, épistémologique et philosophique, à quelle cohérence puis-je prétendre de mon côté si je m’éloigne de la mise en garde kantienne contre toute connaissance purement conceptuelle de ce qui est en tant que tel ?

Examinons d’abord le problème du continu.

Le continu peut être prétendu pertinent pour la description philosophique de l’homme de deux manières, à ce qu’il me semble. Ou bien, l’on invoque l’expérience fondamentale que la conscience aurait d’elle-même comme continu, comme flux continu des vécus. C’est, en substance, ce que faisait Husserl,  et l’on est fondé à nommer phénoménologique cette revendication du continu pour l’homme via la conscience. Elle n’est pourtant pas nécessaire à toute phénoménologie, loin s’en faut, puisque, sauf erreur, aucun des continuateurs de Husserl n’a gardé cette référence au continu. Ou bien, si l’on invoque le continu de la force, de l’énergie, serait-ce, par exemple, pour dire que le désir a une face « économique », qu’il est pour une part pulsion, et qu’il paraît de ce point de vue appeler une quantification continue, alors ce n’est plus pour un motif phénoménologique que le continu en vient à concerner l’homme, mais, en profondeur, en raison d’une contamination naturelle et irrépressible de l’anthropologie par le continuisme physique. S’il nous est difficile de ne pas associer à la pulsion un nombre énergétique continu, c’est parce que tout ce qui est force ou énergie est interprété en termes d’une mathématique continue dans la théorisation physique tissant la vision autorisée du réel dans notre monde. Plus généralement, à vrai dire, tout le mouvement de la vie de l’homme paraît appeler une description continuiste, ou bien en référence à l’espace ordinaire de sa locomotion, ou bien en référence aux espaces secondaires et dérivés au sein desquels se joue sa vie. Derrière l’usage du langage, par exemple, n’y a-t-il pas une phonation, relevant en droit du continu, pour le bon motif de l’acoustique ? Les sciences cognitives dynamicistes, venant après l’orientation computationnaliste pour en contester la pertinence, ont mis en vedette cette nécessaire appartenance de l’homme, dans sa naturalité que veut atteindre la recherche cognitive, au continu qui est par ailleurs de règle en tant que mode de description physique (quoi qu’il en soit des conclusions “atomistes” ou discrétisantes auxquelles peuvent conduire les théories).

Notre problème est donc le suivant : si l’individuation de l’homme au plan textuel est retenue comme son individuation typique et essentielle, elle disqualifie, en quelque sorte, tout à la fois une expérience de soi fondamentale de l’homme, au plan phénoménologique, et le projet le plus légitime de le décrire de manière scientifique, au plan naturaliste. N’est-il pas troublant et gênant d’identifier ainsi l’homme contre la phénoménologie et contre la science ?

A moins que ce résultat ne convienne parfaitement, justement, à notre rapport au continu. Que ce soit dans mon expérience philosophique intime du temps ou dans mon discours de connaissance le meilleur du monde et de moi comme part de ce monde, je ne rencontre pas le continu, en effet, comme élément de mon individuation.

C’est absolument clair dans la démarche scientifique, puisque aussi bien le renvoi des données à des référentiels continus correspond exactement à la mise en extériorité radicale de toute donnée, à sa séparation d’avec le centre subjectif de la connaissance pour la subordonner à un cadre de présentation mathématiquement interprété dont le sujet connaissant contrôle seulement la forme. Lorsque je soumets les données à un référentiel continu pour atteindre une théorie mathématique des lois gouvernant ces données, je ne commets pas l’intussusception des données, leur rattachement à un continu auquel je m’égale, je les projette plutôt dans un espace qui me fais face et dont je théorise l’opposition et l’extériorité même en le pensant comme continu.

Mais sans doute faut-il en dire autant du renvoi des données au temps intime, si l’on comprend bien le geste husserlien. En dépit du fait que le continu du flux des vécus est, chez Husserl, le lieu originaire auquel tout se laisse reconduire, le résidu dégagé par la réduction, il ne coïncide pas, loin s’en faut, avec le moi. Le je de la description phénoménologique est un témoin dépassé a priori par le flux qui le porte, et qu’il ne parvient réellement à décrire qu’en s’accrochant à des entités fournies par l’opération vivante et permanente de la synthèse intentionnelle[5]. Le programme phénoménologique est de tout comprendre, en particulier soi-même dans toutes les qualités psychologiques que l’on peut revêtir, à partir de et en termes du continu du flux des vécus, mais cela ne signifie pas s’identifier à ce continu ou en ce continu : l’identification de toute chose se produit au contraire, chez Husserl, en termes des “entités” de synthèse que le flux produit lui-même et qui le surmontent.

Je pense donc, au moins en premier examen, que notre anthropologie philosophique ne perd rien d’essentiel en évinçant le continu du mode d’individuation fondamental retenu pour l’homme. Cette stratégie nous amène à concevoir le continu à un niveau trans-anthropologique, et à nous interroger sur le rapport de l’homme au continu comme rapport à un autre que soi, mais cela ne porte pas tort au sens du continu.

Reste le problème de notre position de discours, de son rapport avec les possibilités que désigne l’alternative métaphysique/transcendantalisme, ou de son type de lien avec la perspective fondationnelle en philosophie.

Je voudrais mettre les choses au point à ce sujet : tout ce qui a été dit ici sur l’homme et sur le sujet l’a été dans une perspective transcendantaliste, et non pas métaphysique. Je ne prétends par avoir trouvé la formule métaphysique définissant l’homme et le sujet, raisonnant à partir de catégories ontologiques générales et parvenant à exprimer au moyen de celles-ci le propre d’une certaine région de l’être. Je prétends, tout à l’inverse, avoir explicité ce que nous comprenons ordinairement comme sujet et comme homme, avoir exhibé les éléments directeurs de cette pensée qui nous conduit à mettre en perspective comme du sujet ou comme  de l’homme tels ou tels phénomènes, comportements, événements. Ce qui peut aussi se formuler comme suit : je prétends avoir mis au jour ce à quoi notre pensée s’estime tenue lorsqu’elle emploie le langage de la subjectivité ou celui de l’humanité. Ma démarche est transcendantaliste au sens où elle est, comme je l’ai expliqué ailleurs, ethanalytique[6] : je considère que homme et sujet dénomment une région du sens, que la pensée trouve en eux deux sollicitants solidaires, et la tâche d’une ethanalyse est de déterminer ce que ces sollicitants nous demandent, de quoi il retourne avec eux pour une pensée qui veut relancer le sens à partir de leur sollicitation. Mais la juste relance des sollicitants homme et sujet est ce qui fait critère pour l’estimation correcte de phénomènes, comportements, événements comme subjectif ou humains. Notre réflexion ethanalytique sur ce qui est demandé par les sollicitants coïncide donc avec une explicitation de ce qui est pré-compris quant à l’homme et au sujet, et qui fixe, en quelque sorte, les règles grammaticales d’un bon usage de l’estimation subjective ou anthropologique[7].

Les deux étapes de cette contribution ethanalytique, largement partielle pour l’heure, et que j’espère pouvoir approfondir et améliorer dans de prochains travaux, sont, rappelons-le, les suivantes :

1) l’énigme du sujet entre en résonance spéculaire avec celle du texte. Ce qui nous fait appeler une accumulation d’expressions linguistiques texte est un genre de cohérence qui nous fait aussi “projeter” un sujet en amont du texte, ou encore qui nous fait imputer le texte à un sujet, ou plutôt, pour le dire avec une meilleure exactitude, la reconnaissance d’un texte comme tel est eo ipso l’entrée en dialogue avec un sujet qui n’a pas d’autre teneur que de s’exprimer dans et par ce texte. Nous avons pris depuis toujours l’habitude d’imputer les propriétés de l’existence aux textes, en particulier.  Cette observation ne doit pas nous conduire à perdre de vue la distinction entre sujets d’existence et sujets de texte, mais seulement à reconnaître un mode de subjectivation vaste qui est le mode textuel et qui nous “délivre” toute une variété de sujets non formels, épais, doués de contenu.

2) ce que nous appelons homme, à y bien réfléchir, et comme nous l’ont enseigné les sciences humaines avec leur fibre philosophique irrépressible, est l’ensemble des marges objectivables de l’existence pour autant qu’elles se laissent ramener à une forme textuelle, et comptent en un sens comme des marges subjectives en dépit de la strate historique, matérielle, biologique, inconsciente où elles s’inscrivent, se prennent.

L’intérêt de la reprise du motif anthropologique et du motif subjectif que je propose ici, je l’écris en conclusion pour revenir sur le diagnostic d’ensemble proposé au début de l’article, est de conjurer la “schizophrénie” de la philosophie contemporaine, qui l’a conduit à ne plus s’intéresser à rien d’autre qu’à l’homme en un sens, tout en refusant a priori toute catégorie ou orientation d’ensemble susceptible d’accorder une dignité conceptuelle au sujet en général ou à l’homme en général. J’essaie de formuler un “redressement” d’ensemble de l’attitude ou de l’orientation philosophique permettant d’échapper au déni anti-subjectiviste en même temps qu’à l’esquive malheureuse d’une objectivation de l’homme, pourtant clairement revendiquée. Il faut donc juger cet article à la fois sur la pertinence du tableau brossé et sur la justesse et la fécondité de l’approche esquissée en réponse.



[1]. Je reprends l’expression à François Rastier.

[2]. Néanmoins, il n’est pas sûr que cette interprétation grammaticale puisse être considérée comme une véritable interprétation textuelle, parce que les “articulations” auxquelles elle soumet des éléments d’expression ne dépassent pas l’échelle de la phrase. Schleiermacher pouvait avoir en vue une notion plus ample de grammaire, ce qui réconcilierait sa notion d’interprétation grammaticale avec notre notion d’interprétation textuelle. Le problème, fort intéressant en lui-même, n’est pas crucial pour la remarque historique de ce paragraphe.

[3]. Cf. Jacob Rogozinski, Écrit d’habilitation, Paris VIII, Janvier 2000.

[4]. En particulier, je n’ai pas évoqué les récentes objectivations cognitives. Bien qu’elles procèdent, sans doute, d’une volonté de rupture avec l’orientation que je décris, il n’est pas sûr qu’elles aient, jusqu’ici, consommé un réel et univoque divorce avec elle. Le “paradigme symbolique” interprète la “naturalité” neurophysiologique de l’esprit comme celle d’une forme textuelle logique implantée. Le paradigme dynamiciste constructiviste interprète l’homme comme une herméneutique naturalisée.

[5]. Cf. Méditations cartésiennes, p. 42.

[6]. Cf Sens et philosophie du sens, Paris, 2001, Desclée de Brouwer, p. 221-230.

[7]. Si l’on revient au langage classique et si l’on appelle analyse transcendantale de l’homme ce que nous avons proposé, il apparaît que cette analyse n’a pas pour résultat l’égalisation de l’homme avec le sujet transcendantal : que l’homme soit autre que le sujet transcendantal qu’il porte est su a priori, est une connaissance transcendantale (qui n’échappait pas à Kant, d’ailleurs, pour ce que j’en juge).