Histoire, concept et vŽritŽ

En dŽpit de lĠinterprŽtation hŽgŽlienne, ou peut-tre en raison mme de lĠŽcho extraordinaire quĠelle a trouvŽ, cela reste un problme majeur de la philosophie contemporaine, le motif dĠun dŽbat parmi les plus aigus et parmi les plus constants, que de savoir sĠil est nŽcessaire, possible et souhaitable de reconna”tre une dimension essentiellement temporelle au concept, rejaillissant sur la Òt‰che de vŽritŽÓ dont il para”t normal de supposer quĠelle revient aux sciences.

DĠun c™tŽ, cela ne semble pas, de prime abord, faire injure aux Ïuvres scienti­fiques que de remarquer quĠelles se sŽdimentent dans une histoire, et que nous avons tout ˆ gagner ˆ Žtablir au minimum le journal dŽtaillŽ de cette sŽdimentation. Ç Nulle ignorance nĠest utile È, affirmait lĠun de nos prophtes franais de la rationalitŽ la•que et rŽpublicaine : ce slogan para”t tout spŽcialement bien venu sĠagissant de lĠhistoire des sciences. Tant il semble Žvident, toujours ˆ premire vue, quĠil y a un pur bŽnŽfice intellectuel, fort et incontestable, ˆ savoir quelles idŽes rŽgnaient dans telle science ˆ tel moment, ˆ dŽterminer o tel esprit appelŽ ˆ les rŽvolutionner a pris lĠinspiration pour introduire les changements que nous lui devons, quelles Žtapes et quelles difficultŽs il a rencontrŽs avant de parvenir ˆ affirmer sa doctrine nouvelle, et quels ont ŽtŽ, enfin, les Žpisodes de rŽception, de reformulation au travers desquels le dogme diffŽrent sĠest transmis et imposŽ.

La prise en vue dĠune historicitŽ qui est ˆ la fois celle du concept et de la vŽritŽ, permettant de rapporter comment ˆ chaque fois une vŽritŽ autre mettant en jeu dĠautres concepts vient au jour, semble donc dĠabord requise pour la plus grande gloire de la science et de son enseignement : le rŽcit de lĠaventure du concept et de la vŽritŽ scienti­fique en est la cŽlŽbration naturelle. Plus encore, ce rŽcit para”t ajouter de lĠintelligibilitŽ ˆ cette vŽritŽ. Il est en effet lĠoccasion dĠune rŽexposition des contenus de science montrant ceux-ci sous une lumire accrue, les complŽtant de la motivation de chaque ŽlŽment dans le processus global de lĠaffirmation polŽmique de la pensŽe nouvelle. LĠexpŽrience de nĠimporte quel lettrŽ est lˆ, tout simplement, pour tŽmoigner quĠaprs avoir entendu un exposŽ sur lĠintroduction du concept de champ en physique ou sur lĠintroduction du concept de faisceau en mathŽ­ma­tiques, on a le sentiment de mieux voir et de mieux savoir, on Žprouve un progrs qui sĠaccomplit dans lĠordre mme de la rationalitŽ concernŽe.

Mais lĠassertion philo­so­phique gŽnŽrale dĠun tel gain peut-elle tre innocente ? Si lĠon conna”t mieux une vŽritŽ, si lĠon sĠapproprie mieux des concepts lorsquĠon apprŽhende lĠune et les autres dans lĠhorizon dĠune provenance, immŽdiatement ouverte sur un dŽclin au profit de vŽritŽs et de concepts supŽrieurs, cela ne signifie-t-il pas que vŽritŽs et concepts ont quelque chose dĠintrinsquement temporels ? Que la reprŽsentation de lĠadministration de la vŽritŽ comme Žmanant dĠun arrangement discursif faisant fond sur des ressources lingui­stiques soustraites ˆ lĠhistoire dans leur synchronie, et comme sĠattribuant ˆ une forme, structure ou entitŽ non Žvanescente – Žternelle, perdurante ou stable –, que cette reprŽ­sen­tation, donc, est intrinsquement fautive. La rŽalitŽ comme la pensŽe – conclura-t-on – sont temporelles, et plus exactement elles le sont dĠune manire qui atteint le cÏur de lĠidentitŽ de tout ce qui est en cause dans la science. Le sens conceptuel lui-mme enveloppe une diachronie, une narration, un devenir. Le rŽel dans sa position la plus intime est dŽposition, fuite suivant le temps. LĠadŽquation de la vŽritŽ doit se comprendre en termes de la conjugaison des rythmes de la pensŽe-langage et de lĠtre.

Par consŽquent ce qui semblait une voie dĠillustration par excellence de la clartŽ triomphante de la rŽvŽlation du vrai dans la science, ds quĠon en assume la systŽmatisation philo­so­phique, conduit ˆ une figure bien connue de lĠhistoire de la philosophie : celle de lĠhŽraclitŽisme. Et il en rŽsulte la menace de la dissolution de toute affirmation rationnelle. LĠhistoricisation radicalement assumŽe dŽvoilerait en effet une mouvance de tous les termes de lĠaffaire rationnelle dans le contexte de laquelle rien ne peut plus tre posŽ comme acquis, rien ne peut plus tre dŽcrit comme accumulation intellectuelle.

Encore une fois, lĠaffaire nĠest pas neuve, Platon dŽjˆ rencontre – par exemple dans ThŽŽtte ou dans Cratyle – ce pige de lĠhŽraclitŽisme, qui sĠimpose au nom de lĠindubitabilitŽ du panta rei, mais qui para”t dŽtruire lĠŽdifice rationnel ds quĠon lui a ouvert la porte.

Dans cet article, on voudrait mŽditer sur cette difficultŽ en lĠabordant ˆ partir de ses formulations contemporaines, qui dŽpendent fortement des cadres philo­so­phiques disponibles pour penser la rationalitŽ scienti­fique. La philosophie contemporaine, de ce point de vue, reste profondŽment marquŽe, plus que certains ne le voient et ne le croient aujourdĠhui, par le point de vue critique et transcendantal systŽmatisŽ par Kant ˆ la fin du dix-huitime sicle. Cette vision cohŽrente et lŽgitimante de la science peut tre considŽrŽe comme ayant engendrŽ, au vingtime sicle, deux continuations fortement divergentes : celle de la phŽno­mŽ­no­logie – qui entendait dĠabord, telle que Husserl lĠŽtablissait, conserver pour lĠessentiel lĠacquis du criticisme kantien, et notamment la figure du transcen­dantal – et celle de la philosophie analy­tique, qui, ds Frege, se montre profondŽment tentŽe par une restauration du rŽalisme, ayant en vue par dessus tout lĠobjectivitŽ de la vŽritŽ scienti­fique.

La question philo­so­phique de lĠhistoricitŽ de la vŽritŽ et du concept sĠest donc posŽe, du c™tŽ post-transcendantal, comme question de lĠhistoricisation du transcen­dantal, et du c™tŽ de lĠobjectivisme analytique, comme question de lĠincommensurabilitŽ des thŽories ou paradigmes successifs.

Je voudrais essayer, dans la discussion qui vient, pour commencer, de dŽterminer si vraiment, dans le cadre de chacune de ces orientations, la thse ÒhŽraclitŽenneÓ du caractre intrinsquement temporel du concept et de la vŽritŽ possde la force de renverser le dispositif rationnel Žlu pour justifier la science dans sa dŽmarche fondamentale. Mais je voudrais aussi, au-delˆ de ce niveau de discussion, dont je reconnais quĠil reste essentiel, envisager les formes contemporaines de cette thse hŽraclitŽenne et leurs consŽquences dans un champ plus large que lĠŽpistŽmologie au sens strict, quĠil faudrait plut™t baptiser celui de la rŽflexion des sciences.

Aprs un tel prŽambule, jĠaborde mon premier point, celui de lĠhistoricisation du transcendantal.

LĠhistoricisation du transcendantal

Du point de vue de qui veut prendre au sŽrieux la puissance historique qui se manifeste constamment par la modification du langage, des concepts, des vŽritŽs dans les sciences, le transcen­dantal appara”t immŽdiatement comme la rŽsistance quĠil faut faire cŽder. On comprend en effet que la doctrine kantienne, par exemple, enseigne que les variations historiques observables ne cessent pas de sĠinscrire dans une forme invariante. QuĠelle assigne une limite ˆ la transformation historique des sciences, en affirmant, ainsi, que la physique dŽcrira toujours le mouvement des choses comme trajectoire dans un espace euclidien, que le temps et lĠespace interviendront toujours comme variŽtŽs linŽaires supplŽmentaires, ou encore que les catŽgories de substance et de causalitŽ sont toujours appelŽes ˆ intervenir dans lĠexplication physique de la rŽalitŽ.

La pensŽe du transcen­dantal, donc, concŽderait ˆ la science une dynamique : celle dŽcrite dans lĠappendice ˆ la Ç dialectique transcendantale È[1], et qui correspond ˆ lĠeffort pour unifier et systŽmatiser lĠarticulation dĠentendement de lĠexpŽrience, en se laissant guider par les foci imaginarii indiquŽs par les idŽes de la raison, et en organisant de faon toujours plus universelle et synthŽtique le systme des lois empiriques. Mais elle ÒbloqueraitÓ par avance toute mutation profonde du dispositif thŽorique et conceptuel. Une philosophie sensible aux ÒrŽvolutionsÓ dont la science est capable doit donc dŽbouter la prŽtention de la philosophie transcen­dantale. Il lui faudra critiquer le motif mme de lĠa priori : si une couche de lĠa priori intervient de faon pertinente dans les sciences, alors la conception transcen­dantale est justifiŽe et lĠhistoire bloquŽe, juge-t-on.

Le problme est que dans le contexte que jĠŽvoque, le renversement de lĠa priori est souhaitŽ sans que soit portŽ atteinte, en mme temps, ˆ la ÒrŽvolution copernicienneÓ kantienne, qui dŽcrte la relativitŽ de lĠobjet de la science au sujet de la science. La philosophie hŽgŽlienne, ˆ lĠŽvidence, est ici le prototype des stratŽgies ˆ la fois conservatrices et destructrices ˆ lĠŽgard du kantisme qui sont venues par la suite. Elle veut bien, avec Kant, que lĠantŽrioritŽ radicale, rŽaliste, empiriste de lĠobjet soit dŽnoncŽe comme illusion : ou plut™t reconnue comme moment de lĠaventure du concept. Mais elle refuse que la figure du transcen­dantal ou de lĠa priori dŽmente la nŽgativitŽ infinie du concept et lĠenfermant dans des formes privilŽgiŽes dŽfinitives.

LĠidŽe dĠune historicisation du transcendantal appara”t alors comme la seule issue ˆ ce dilemme : on pose et reconna”t le transcendantal pour destituer lĠobjet de son antŽrioritŽ autoritaire ; puis on dŽpose le souverain quĠon vient de couronner en le soumettant ˆ la dŽrive historique. Alberto Gualandi et Emmanuel Barot, dans leur travail de thse[2], ont bien montrŽ je crois, lĠun et lĠautre en prenant en compte le r™le essentiel qui fut celui de Bachelard, comment cette stratŽgie fut celle de toute une ŽpistŽmologie franaise pour le premier, comment elle est et demeure celle de la plupart des approches ÒdialectiquesÓ en Europe au vingtime sicle pour le second – le terme dialectique dŽsignant plut™t pour celles-ci lĠopŽrateur mystŽrieux de lĠhistoricisation du transcendantal que la logique de la contradiction –.

Je voudrais, comme annoncŽ, rŽflŽchir sur cette idŽe de lĠhistoricisation du transcen­dantal pour Žvaluer si elle enveloppe vraiment un hŽraclitŽisme, si elle fait rŽellement entrer le temps dans lĠessence du concept et de la vŽritŽ.

Pour en discuter, nous devons essayer de comprendre lĠidŽe de lĠhistoricisation du transcen­dantal, ce qui nĠest pas si aisŽ. Il ne me para”t pas sžr que lĠexpression ait jamais signifiŽ beaucoup plus que lĠindication dĠun programme. Si lĠon tente pourtant de lui donner le contenu qui semble devoir lui revenir, on arrive ˆ peu prs ˆ ce qui suit (et qui reprend notre premire plongŽe dans le problme, ˆ lĠissue de laquelle nous avons introduit et nommŽ lĠhistoricisation en cause).

On maintient, donc, que lĠobjet ˆ conna”tre nĠest pas un immŽdiat substantiel : sa reprŽsentation thŽorique comme le dŽsignŽ dĠune constante logique, en attente de son insertion dans une phrase atomique du type R(t1,É,tn) sue vraie par expŽrience, nĠest pas satisfaisante et acceptable. LĠobjet dont sĠoccupe toute connais­sance, y compris la connais­sance scienti­fique, est plut™t le corrŽlat dĠune perspective et le vis-ˆ-vis dĠune pratique. Cette perspective, cette pratique ont une texture et une Žpaisseur ˆ la fois naturelle et culturelle. Elles sont dŽterminŽes dans leur contenu par cette double ÒchargeÓ : si par exemple, la spatialitŽ appartient ˆ ce en termes de quoi nous abordons et synthŽtisons lĠobjet, cette spatialitŽ ÒdŽpendÓ ˆ la fois des possibilitŽs psycho­logiques et neuro­phy­sio­logiques susceptibles dĠtre dŽgagŽes par la connais­sance cognitive comme attachŽes ˆ notre biologie, et des dŽter­mi­nations culturelles de niveaux multiples qui affectent, dans lĠordre propre des reprŽsentations, ce qui peut tre une reprŽ­sen­tation partagŽe de lĠespace. Ce quĠon appellera transcen­dantal sera donc lĠensemble des contraintes conceptuelles et reprŽ­sen­tationnelles qui psent sur la mise en perspective et la pratique de lĠobjet, et qui, comme telles, contribuent ˆ sa ÒpositionÓ dans un rŽseau de signi­fi­cation appelŽ ˆ tre celui de la science. Ce transcendantal, ҈ un moment donnŽÓ, filtre rŽellement ce qui peut tre envisagŽ comme objet. Le travail de rŽgression ˆ partir des sciences vers les conditions de leur mise en Ïuvre indiquŽ par Kant comme la mŽtho­do­lo­gie transcen­dantale dans les ProlŽgomnes ˆ toute mŽta­phy­sique future est un travail nŽcessairement historique et empirique, qui ne saurait dŽgager, y compris lorsquĠil se met en qute de conditions logiques et mathŽ­ma­tiques, autre chose que des figures de rŽgulation contingentes et provisoires.

Dans ce rŽsumŽ, on voit que lĠhistoricisation du transcen­dantal appara”t comme liŽ ˆ lĠacceptation des deux relativisations ÒexternalistesÓ de la science que sont le regard cognitif et le regard dit des Òscience studiesÓ : relativisations que Michel Foucault avait mises en exergue comme Žvolutions nŽcessaires de la conception de la connais­sance, dans une Žpistm faisant droit ˆ la forme de la reprŽ­sen­tation[3]. DĠailleurs, lĠa priori historique de Foucault – toujours dans Les mots et les choses – est une rŽalisation philo­so­phique susceptible dĠtre invoquŽe de lĠhistoricisation du transcen­dantal.

Notre problme est de savoir si cette historicisation a fait entrer le temps dans la teneur intrinsque du concept et de la vŽritŽ. Ce problme est trs proche de celui connu comme problme du relativisme. Frege a souhaitŽ se sŽparer de la vision kantienne de la science, en grande partie, si je comprends bien, parce quĠil y voyait lĠacceptation implicite du relativisme : si lĠobjet ne me dicte pas sa loi, si cĠest moi qui le pose ˆ travers une forme ou une rgle reprŽsentationnelle, alors, ma science mĠappara”t-elle pas, au choix 1) comme science de mon dispositif reprŽ­sen­tationnel plut™t que comme science de tel ou tel objet ; ou 2) comme science totalement relative au dispositif reprŽ­sen­tationnel plut™t que dĠtre la consŽquence-reflet de lĠobjet ?

Essayons, pour avancer, de comprendre les difficultŽs internes ˆ la conception du transcen­dantal historicisŽ. JĠen vois au moins deux, dont le repŽrage me semble aller de soi.

1) Lorsque le transcen­dantal est dŽcrit en termes de ses soubassements factuels (biologiques ou historiques), il para”t perdre sa valeur fondationnelle. Selon lĠidŽe qui fut celle de Kant, si je nomme une condition conceptuelle ou intuitive a priori de la connais­sance (la notion de cause ou lĠespace) je nomme quelque chose par quoi le savoir doit passer pour avoir sa chance dĠtre savoir valide ˆ mes yeux (aux yeux du sujet transcen­dantal, aux yeux de nĠimporte qui). Mais lorsque je dŽcris les Òcontenus transcen­dantauxÓ en termes dĠun sous-sol positif, je perds de vue cette valeur. Ce nĠest pas de ce que telles ou telles conditions me sont ÒnaturellesÓ (au vu de mon corps et de son fonctionnement) ou ÒculturellesÓ (au vu du systme de reprŽsentations qui est mon contexte) que je conclus ou comprends quĠelles sont incontournables pour la validitŽ, au sens du transcen­dantal.

2) De manire liŽe ˆ ce premier point, et ˆ certains Žgards Žqui-signifiante avec lui, la dŽtection des dispositions factuelles en lesquelles sĠexprime le transcen­dantal comme rŽsultat ÒhistoriqueÓ passe par certains discours scienti­fiques positifs (ceux de la biologie, de lĠhistoire, de lĠŽconomie, de la sociologie), vis-ˆ-vis desquels la question des fondements para”t devoir tre ŽvacuŽe, cependant quĠon se sert dĠeux pour rŽfuter les ŽlŽments fondationnels allŽguŽs dans la dŽmarche transcen­dantale. On a lĠimpression quĠil faut un savoir absolu de ces disciplines pour pouvoir procŽder ˆ lĠassertion de la relativitŽ biologique et historique du transcen­dantal de lĠunique discipline que lĠon examine sous lĠangle transcen­dantal.

Mais ce que je viens de dire semble mener ˆ la conclusion, dĠune trop remarquable simplicitŽ, selon laquelle toute historicisation – ou plus gŽnŽralement toute relativisation – du transcen­dantal est plus vŽritablement nŽgation du transcen­dantal. Or, je ne souhaite pas une telle conclusion, du moins si elle voulait dire que nous ne devons pas enregistrer et comprendre le glissement de fait des ŽlŽments transcendantaux dans la physique contemporaine : la description qui me semble la meilleure de ce qui se passe depuis le dŽbut du vingtime sicle (avec les thŽories de relativitŽs et la physique quantique) est bien celle dĠune sŽrie de mutations affectant la physique au niveau du transcendantal.

Le problme est que pour dire cela de faon intelligible et plausible, il faut ne pas ruiner le transcen­dantal dans et par la description de son mouvement, comme cela se produit usuellement. Essayons de comprendre o rŽside la difficultŽ, et, peut-tre, une subreption courante.

Une remarque que lĠon peut prendre comme point de dŽpart est que, par exemple, la vŽritŽ ne peut jamais tre historicisŽe dans sa diction. Je peux dire que la vŽritŽ sur le rŽfŽrentiel gŽomŽ­trique imputŽ par la physique au monde varie dans lĠhistoire (il Žtait un espace euclidien R3, il est devenu une variŽtŽ diffŽrentiable dotŽe de la mŽtrique de Minkowski). Mais je ne peux pas affirmer que ce rŽfŽrentiel est aujourdĠhui un espace de Hilbert en incluant dans cette assertion le doute historique. Je ne peux dĠailleurs dire le changement que dans un ŽnoncŽ comme Ç le rŽfŽrentiel Žtait un espace euclidien R3, il est devenu une variŽtŽ diffŽrentiable dotŽe de la mŽtrique de Minkowski È qui jette sur la table sa prŽtention ˆ la vŽritŽ sans aucune relativisation, notamment historique.

La dŽclaration de vŽritŽ est par essence absolue, non relativisŽe, elle ne se voit relativisŽe que du dehors et par une autre dŽclaration de vŽritŽ absolue : telle est la remarque ÒgrammaticaleÓ par laquelle nous devons commencer.

Mais il faut immŽdiatement ÒgŽnŽraliserÓ cette remarque : cĠest tout le dispositif ŽpistŽmique qui porte la marque dĠun tel absolu. Je ne peux pas, de mme, user dĠun concept en laissant jouer en lui sa redŽfinition historique tendancielle. Quand je me sers du concept de masse dans le cadre prŽ-einsteinien, le fait que ce concept puisse entrer dans un certain recouvrement avec celui dĠŽnergie ne sĠintgre pas au concept en question comme une mouvance qui le travaillerait dŽjˆ : et cela, mme si la reconstruction ŽpistŽ­mo­lo­gique la plus intelligente montrera les ÒtraductionsÓ vers lĠidiome ultŽrieur comme en un certain sens prŽ-tracŽes dans lĠexercice newtonien. Cette reconstruction ne fera que manifester les pouvoirs ÒabsolusÓ dĠun autre dispositif conceptuel. LĠusage de concepts dans un dispositif de connais­sance force, au plan dĠun droit incontournable, la prŽsupposition de la ÒfixitŽÓ a priori des facultŽs de subsomption ou de recognition associŽes au concept. SĠil nĠen allait pas ainsi, je me servirais de concepts en incluant dans cet usage la pensŽe quĠils ne ÒconfrentÓ aucune information sur les objets auxquels ils sont attribuŽs.

A quoi, bien sžr, le ÒpragmatismeÓ peut toujours objecter quĠune telle conception faible du concept a cours entre nous, quĠelle est mme peut-tre la conception implicite qui rŽgit nos Žchanges : nous usons du mot table sans nous soucier de la disponibilitŽ dĠun critre parfait de la subsomption des tables, et mme en espŽrant toujours pouvoir modifier un tel critre au vu dĠun cas qui appelle ˆ sa modification. Mais justement, cet usage de la pensŽe, cette forme de vie avec et dans le langage, dont Wittgenstein et dĠautres ont eu raison de faire le portrait, est ce dont lĠusage scienti­fique, lĠusage en vue de la connais­sance indiscutable, veulent se sŽparer. Au projet de la science sĠassocie en effet la volontŽ de produire un nouveau corps de jugements, vrais dĠune vŽritŽ contresignŽe par la mŽthode, faisant usage de concepts ayant subi une ÒrigidificationÓ de principe : dans le cas exemplaire, cette rigidification passe par la transposition mathŽ­ma­tique, on dŽcide de lire lĠexpŽrience au moyen de concepts qui ne se laissent pas remettre en cause par les cas, qui les anticipent tous avec rigueur, et qui sont les concepts mathŽ­ma­tiques.

Or cĠest de lˆ que procde la dimension transcendantale des sciences. Toute science dŽcrit le monde en termes dĠune anticipation du monde, introduit dans le monde des concepts liŽs ˆ cette anticipation et qui nĠentrent plus dans les renŽgociations, fluctuations et dŽplacements caractŽristiques de lĠexpŽrience ordinaire. Ce qui sĠappelle transcendantal chez Kant est tout ce qui a trait ˆ cette anticipation, tout ce qui y participe ˆ un niveau ou ˆ un autre : pour lui, des formes de prŽsentation des phŽnomnes (lĠespace et le temps), des formes de jugements donnant lieu ˆ des concepts a priori (les catŽgories), et des principes rŽsultant de lĠimplication et lĠapplication a priori des seconds dans les premires, en substance. Kant essaie de fixer dans un langage gŽnŽral la manire dont se structure la Òrevendication transcen­dantaleÓ qui est celle de toute thŽorie scienti­fique. Chaque thŽorie scienti­fique, si elle participe vraiment de lĠentreprise scienti­fique, ne dŽcrit pas le monde ˆ partir des mots et discours toujours dŽjˆ engagŽs dans lĠinteraction-nŽgociation homme/monde, mais ˆ partir de dŽcrets, de mots et phrases rigidifiŽs dŽfinissant une attente. Kant a voulu, rŽagissant ˆ la splendeur de la science newtonienne, ÒformaliserÓ toute attente scienti­fique du monde. Son systme est remarquablement rŽussi, il nous permet ˆ beaucoup dĠŽgards de comprendre et envisager comme scientifiques les propositions thŽoriques venues par la suite : celles-ci confirment dans une large mesure le schŽma gŽnŽral, bien quĠelles y aient introduit, parfois, des distorsions signifiantes et intŽressantes pour elles-mmes. Le systme kantien nous permet de dŽcrire ces distorsions, et de saisir la gŽnialitŽ des nouvelles thŽories, ˆ lĠinverse des visions de la science qui en ignorent la structure transcen­dantale gŽnŽrale. Mais mme si nous nĠavions pas le dictionnaire ou le repŽrage kantien, nous aurions ˆ reconna”tre dans chaque thŽorie scienti­fique le geste instituant une anticipation du monde : donnant sens, en particulier, ˆ ce qui sĠappelle extraire une information du monde (faire une mesure) ou introduire un objet mathŽ­ma­tique dans le monde (prŽparer un systme).

Que signifie alors faire lĠhistoire du transcen­dantal ? CĠest raconter la faon dont un habillage thŽorique donnŽ (liŽ ˆ des instruments mathŽ­ma­tiques donnŽs) de la revendication transcen­dantale perd son autoritŽ, pour laisser la place ˆ un nouvel habillage : cĠest faire lĠhistoire de ce que Kuhn appelle les rŽvolutions scienti­fiques, en somme. De fait, les descriptions scienti­fiques du monde ne sont pas ÒlaissŽes en paixÓ par le monde. Les ŽvŽnements que lĠon rencontre armŽ de ces descriptions, les ŽvŽnements que lĠon introduit dans le monde au nom de ces descriptions, donnent lieu ˆ des Žpisodes ˆ lĠissue desquels ce nĠest pas le bon objet mathŽ­ma­tique que lĠon rŽcupre ˆ partir de lĠŽvŽnement issu de lĠŽvŽnement recueilli ou introduit : pas celui que la thŽorie prŽdit. Dans ce genre de situation, la science est susceptible dĠessayer de faire comme le sens commun, cĠest-ˆ-dire de nŽgocier. De trouver des raisons de penser que quelque chose de la procŽdure nĠa pas ŽtŽ correctement accompli, ou de supposer lĠintervention de facteurs non pris en compte dans lĠanalyse du systme mais y intervenant en droit. La nŽgociation nĠa pas la mme forme quĠau niveau du sens commun, prŽcisŽment parce que le langage a ŽtŽ rigidifiŽ, en sorte que lĠon ne peut pas simplement dire que le concept de seconde ou de joule doit tre modifiŽ, ou que la notion de trajectoire ou celle de masse peuvent tre rŽinterprŽtŽes. Elle nĠest possible que suivant de nouvelles voies, qui me semblent, en gros, se rŽduire aux deux que jĠai mentionnŽes (suspecter la qualitŽ des enregistrements, ou reconsidŽrer la dŽfinition du Òsystme physiqueÓ) : des voies en quelque sorte ÒpragmatiquesÓ, remontant ˆ la dŽter­mi­nation de la situation physique elle-mme tout en reconnaissant implicitement la rigiditŽ du cadre thŽorique (Òtranscen­dantalÓ). Mais, au bout du compte, la science peut dŽcider de reconstruire la revendication transcen­dantale elle-mme : cĠest ce qui sĠest produit, de deux manires diffŽrentes, mŽritant chacune une analyse dŽdiŽe, avec lĠinvention des thŽories relativistes et des thŽories quantiques.

En quel sens prŽcis y a-t-il alors ÒhistoricitŽ du transcen­dantalÓ ? Clairement, dans le sens o lĠenqute scientifique dans son ensemble donne lieu ˆ une pŽriodisation, au titre de laquelle une Žpoque rŽgie par un transcendantal de telle forme et de tel contenu est suivie par une Žpoque gouvernŽe par un transcendantal de telle autre forme et de tel autre contenu. Les Žtats du transcendantal sont comparables ˆ des phrases dĠun texte de la science, rassemblant chacune en elle-mme une revendication transcendantale. Mais une telle image nĠa rien ˆ voir avec lĠidŽe que le contenu de vŽritŽ ou le contenu conceptuel de la thŽorisation scienti­fique serait intrinsquement affectŽ par le temps, par la processualitŽ. On dit que lĠŽtat relativiste du transcendantal fait suite ˆ lĠŽtat newtonien, mais pas que lĠun et lĠautre font sens par lĠintermŽdiaire dĠun ÒglissŽÓ ou dĠun ÒdŽploiementÓ auquel lĠun comme lĠautre sĠŽgaleraient. Chacun peut tre maintenu dans la synchronie de sa prŽtention ˆ la vŽritŽ, incluant la fixitŽ des concepts intervenant en lui et de lĠarticulation conceptuelle leur revenant. CĠest toute la difficultŽ et lĠintŽrt de lĠeffort technique pour ÒconstruireÓ une histoire du transcendantal quĠelle se doit de reconna”tre et dŽcrire la cohŽrence de la prŽtention transhistorique concernant lĠapproche de lĠobjet ˆ laquelle sĠŽgale chaque phase du transcen­dantal.

LĠhistoricisation du transcendantal, du moins dans la mesure o elle ne renverse pas absolument le sens du transcendantal, ne saurait donc tre une description des cadres gŽnŽraux auxquels se fie la science comme fluences, elle ne saurait, en bref, hŽraclitŽaniser la signi­fi­cation scienti­fique.

Si lĠon entend un tel argumentaire, on est alors amenŽ ˆ se demander ce qui nous est arrivŽ depuis un sicle ˆ cet Žgard. Il est possible, en effet, que la subreption qui identifie une notion dĠÒhistoricisationÓ ˆ une autre ait sŽvi de bien des faons, au plan de la philosophie gŽnŽrale comme ˆ celui de lĠŽpistŽmologie ou de la philosophie politique, par exemple.

Essayons, donc, de prendre la mesure des torts causŽs par lĠhŽraclitŽisme ˆ notre pensŽe contemporaine.

Figures de lĠhŽraclitŽisme

Une recension est-elle possible, vis-ˆ-vis dĠun fait dĠune telle ampleur ?

Le cas franais

Certainement, on peut apprŽhender la ÒdŽrive hŽraclitŽenneÓ comme Alberto Gualandi lĠa fait, en sĠappuyant sur le cas dĠespce franais[4]. Il appara”t alors une sorte de continuitŽ, entre une ŽpistŽmologie foncirement nŽo-kantienne ou post-kantienne, qui sĠefforce de corriger lĠexposition transcendantale par la prise en compte et la prise au sŽrieux de la dynamique de fait de la science – dont les grands noms seraient Meyerson, Brunschvicg et Bachelard – et une pensŽe gŽnŽrale du monde social ou humain mettant lĠaccent sur la puissance dĠŽvŽnement qui ne cesse dĠen dŽchirer, redistribuer, refondre les structures : pensŽe dont les hŽros pourraient tre Foucault, Deleuze et Lyotard.

Finalement, faut-il dire, jugeant cette ÒdŽriveÓ dans son ensemble, quĠelle a cŽdŽ ˆ un hŽraclitŽisme radical, comme celui que nous venons de discuter sur le mode critique, dŽnaturant la notion juste du transcendantal ? Oui et non, ˆ notre avis.

Oui en un sens, parce que, au moins chez les penseurs de la seconde sŽrie, la volontŽ dĠaccueillir le mouvement que recle la dimension historique para”t en effet liŽe ˆ une option mŽta­phy­sique sous-jacente consacrant le devenir comme le plus vrai de lĠtre, comme sa dŽter­mi­nation ou sa figure prŽvalentes. Cette option elle-mme sĠargumente alors soit en rapport avec Hegel, soit en direction de Nietzsche, soit en termes heideggeriens. Et chacun de ces auteurs, sans doute, sĠattache au bout du compte ˆ montrer que le principe hŽraclitŽen affecte la pensŽe au plus intime dĠelle-mme, quĠelle nĠa pas de repli ou de diffŽrence vis-ˆ-vis du mouvement onto­lo­gique. Pour le dire rapidement :

— Hegel enseigne que le concept est le temps, quĠil est le mouvement de la reprise du dŽjˆ-lˆ de lĠobjet en attente de subsomption, mouvement selon lequel ce passŽ de lĠinstance se rŽinterprte comme le futur de lĠauto-position du concept : le concept est ˆ la fois lĠenjambement mme du temps et sa rŽsorption.

— Je risque de me tromper sur Nietzsche plus encore que sur Hegel, mais ne professe-t-il pas que la pensŽe, comme Žvaluation ou perspective, est le fait mme de la vie ? Et ne tend-il pas ˆ la concevoir, donc, de manire dynamique ? DĠo il pourrait rŽsulter quĠelle a son essence dans une perpŽtuelle dissolution de ce qui se stabilise en elle ?

— Heidegger enseigne que la pensŽe est lĠassomption par le Dasein de lĠannonce de lĠĉtre, en sorte que la vŽritŽ co•ncide avec le dŽclement fait majeur de lĠĉtre : une telle dŽfinition lie totalement les signi­fi­cations du concept et de la vŽritŽ ˆ lĠŽvŽnementialitŽ onto­lo­gique. Elle reconstruit notamment le concept comme un outil insurmontable mais nŽcessairement infidle de diction de la phŽnomŽnalitŽ et de lĠĉtre, et la vŽritŽ comme lĠaventure profonde et primitive de lĠĉtre, comme son bougŽ le plus propre.

Mais il faut aussi rŽpondre non, en un autre sens. CĠest que les penseurs de nos deux sŽries franaises, en fait, sĠintŽressent ˆ lĠŽvŽnement comme rupture, au basculement de mondes. Ce quĠils ont en vue nĠest pas tant de placer la pensŽe sous la condition dĠune dissolution permanente et gŽnŽralisŽe dont elle participerait ˆ sa manire, que de la rendre capable de dŽceler le basculement des grands Ždifices qui captivent lĠesprit, ˆ un moment privilŽgiŽ de lĠhistoire, basculement qui sĠexprime en effet comme mutation du concept et de la vŽritŽ. CĠest bien ce que Bachelard et Brunschvicg souhaitaient rŽussir, je crois, vis-ˆ-vis du document scienti­fique : ils voulaient dŽcrire et cŽlŽbrer comme il convient ce ˆ quoi ils assistaient, et qui Žtait la double rŽvolution scienti­fique de la relativitŽ et du quantique. Cette intention de pensŽe se retrouve de manire exemplaire chez le Foucault de Les mots et les choses, qui dŽcrit les Žpistms successives et, non sans un effroi respectueux, lĠimpensable passage de lĠune ˆ lĠautre (ˆ travers Don Quichotte, par exemple).

LĠhŽraclitŽisme de nos auteurs nĠest pas pur, il sĠoriente sur lĠŽvŽnement-rupture plut™t que sur le flux absolu. DĠo il rŽsulte que cette pensŽe a autant besoin de savoir comprendre les cohŽrences que dĠapprendre ˆ recueillir leur dislocation. On a pu dire, justement en sĠappuyant sur Foucault, que le modle philo­so­phique de cette orientation Žtait Heidegger, avec sa conception des Žpoques : ne peut-on pas dire, au sein de chaque Žpoque, quĠun concept ou un rŽseau de concepts et de pratiques disent adŽquatement la manire dont lĠtre envoie lĠŽtant ? NĠy a-t-il pas, donc, un travail de vŽritŽ au sens classique, et de valeur ÒintemporelleÓ en un sens local, qui sĠaccomplit ˆ lĠintŽrieur de chaque Žpoque ? Sauf que, je crois, Heidegger ne reconna”t pas lĠintention de signi­fi­cation transhistorique de tout concept et de toute vŽritŽ, ou alors la rŽserve ˆ la pensŽe transmuŽe en ŽvŽnement-dŽclement, devenue histoire et temps plut™t que concept et vŽritŽ (et donc dŽpourvue dĠintention ou de revendication au sens que jĠai donnŽ ˆ ces termes).

En tout cas, chez les auteurs franais traitŽs par A. Gualandi, on constate un intŽrt pour les cohŽrences des mondes intellectuels, sociaux et historiques, intŽrt qui ne rŽpugne pas ˆ faire confiance ˆ une doctrine mŽtho­do­lo­gique ÒmathŽmatisanteÓ comme celle du structuralisme : de ce point de vue, les figures classiquement rationalistes du concept et de la vŽritŽ sont maintenues. De plus, le transcendantalisme est en un sens conservŽ, aussi, dans le projet de dŽterminer les grammaires sous-jacentes ˆ chaque rŽgion abordŽe par les sciences humaines et sociales (lingui­stique, anthropologique, psychologique). Mais, Žvidemment, on ne veut plus se souvenir de ce que toute mise en Ïuvre du concept et de la vŽritŽ se pose de manire transhistorique la question de la validitŽ, et lĠon nĠenvisage le transcendantal que comme objectivŽ dans des Ògrammaires de faitÓ, des rŽgularitŽs circonstanciellement vŽrifiŽes, jamais comme impliquŽ dans lĠhorizon de recherche et de savoir actuellement n™tre.

Je voudrais continuer cet examen rŽtrospectif en rŽflŽchissant un peu sur trois versions de la rŽpudiation de tout contenu authentiquement transcen­dantal qui me semblent intŽressantes. Elles diffrent, ˆ la fois sur le plan disciplinaire et sur le plan gŽographique, du cas franais que nous venons dĠenvisager : la version cognitive, la version Ҏtudes de sciencesÓ, et la version historico-politique.

Transcription cognitive de la connaissance

Le point de vue ÒcognitifÓ sur la connais­sance a une histoire, qui se situe, comme il est normal, depuis le dŽbut ÒentreÓ la philosophie de la connais­sance et la science de lĠesprit. Le jalon contemporain des (supposŽes) sciences cognitives donne sa force et son autoritŽ ˆ lĠensemble de cette histoire. LĠapproche se dŽfinit sans difficultŽ dans son principe : il sĠagit de considŽrer que, derrire le mot Òconnais­sanceÓ, il y a un ensemble de comportements pratiques et intellectuels, corporels et mentaux ; que ces comportements se situent dans le monde et mettent en jeu des entitŽs du monde ; et que, donc, une Žtude naturaliste du genre de ÒcommerceÓ que ces comportements illustrent ou rŽalisent est possible. Ce quĠon entend par ÒnaturalisteÓ, ici, est une Žtude qui objective les comportements en cause au moyen des mmes concepts et en termes des mmes entitŽs postulŽes que la connais­sance de la nature en gŽnŽral, celle qui ne prend pas pour thme les comportements en cause. Le mot cognition est forgŽ pour dŽsigner la connais­sance prise en vue de cette faon. Deux gŽnŽralisations sĠimposent immŽdiatement, a priori, dans le contexte de cette approche : la cognition nĠa aucune raison dĠtre seulement humaine dĠune part, elle ne saurait se limiter ˆ la connais­sance discursivement exprimŽe et assumŽe dĠautre part. On se tient prt, donc, dĠune part ˆ envisager une cognition animale (voire une cognition vŽgŽtale, voire, mais ici nous touchons ˆ la mŽta­phy­sique, une cognition minŽrale, onto­lo­gique, une cognition des choses), dĠautre part ˆ penser comme cognition la perception, lĠaction, lĠadaptation de lĠorganisme ˆ son environnement en gŽnŽral.

Avant le jalon contemporain, ce dont nous pouvons garder le souvenir est : 1) les contributions philo­so­phiques du passŽ, notamment de lĠŽpoque prŽ-critique, dans la mesure o elles adoptaient souvent la posture scienti­fique de la description du fait de la pensŽe ; 2) les investigations de la psychologie du XIXĦ sicle en Allemagne, qui furent souvent inspirŽes par le projet de trouver dans la constitution biologique et psychologique de lĠhomme les facteurs transcendantaux que Kant assignait ˆ la connais­sance, justement (nous pensons ici ˆ Helmholtz[5]) ; 3) la Gestalttheorie[6]. Cette histoire,on le voit et nous lĠannoncions, se situe entre philosophie et science positive de lĠesprit (psychologie, essentiellement) : aussi bien Helmholtz que les grands noms de la Gestalttheorie travaillent ˆ la fois dans le champ positif et dans le champ philo­so­phique. Cet entre deux, lui-mme, a deux raisons dĠtre profondes : dĠabord, la philosophie sĠest toujours occupŽ de la pensŽe, et ce quĠelle en dit ne peut pas ne pas passer au moins par un enregistrement autorisŽ de son fait ; ensuite, le projet cognitif exige la circonscription de lĠaire comportementale ou plus gŽnŽralement processuelle dŽsignŽe par le mot cognition, et celle-ci ne peut sĠopŽrer quĠa priori, il sĠagit toujours dĠarriver ˆ une formule thŽorique gŽnŽrale de la cognition, en faveur de laquelle lĠargumentation ne saurait tre que philo­so­phique (et, ˆ vrai dire, sĠil est permis ici dĠappeler un chat un chat, transcen­dantale : il sĠagit de ÒdŽriverÓ une formule de lĠobjet rŽgional ˆ partir dĠune description universellement acceptable de ce que nous anticipons comme cet objet suivant lĠexpŽrience qui nous rattache dŽjˆ ˆ lui).

Au plus prs de notre jalon contemporain, il faut citer, bien sžr, lĠarticle Ç LĠŽpistŽmologie devenue naturelle È de Quine, qui prŽ-interprte les sciences cognitives comme la nouvelle ŽpistŽmologie naturaliste[7] : une ŽpistŽmologie qui remplace le problme insoluble de la reconstruction fondationnelle des sciences par le problme – soluble parce quĠinternalisŽ ˆ la science – de lĠŽtude naturaliste de la ÒloiÓ qui relie la sortie thŽorique de la science ˆ lĠentrŽe sensorielle des stimuli. Cette loi, Quine la prŽsume lui-mme ne pas en tre une, il sĠattend ˆ ce quĠun degrŽ de libertŽ, exprimant notre souverainetŽ de configuration du monde, soit rŽvŽlŽ par une telle Žtude.

En tout Žtat de cause, lĠapproche cognitive efface le transcendantal tout simplement en annulant au niveau mŽtho­do­lo­gique le problme auquel il fournit une rŽponse ˆ chaque fois diffŽrente : celui du sens de lĠobjet pour la science qui en fait la science. La science ne doit tre apprŽhendŽe que comme la couche supŽrieure de la ÒcognitionÓ, qui est un objet scienti­fique par dŽfinition dŽjˆ ÒcaptŽÓ dans des termes satisfaisants par la dŽmarche scienti­fique. Le mot ŽpistŽmologie ne dŽsigne plus le problme du droit dŽlimitant, pour chaque science, lĠobjet quĠelle fait sien, mais celui du fait des interactions organisme/monde auxquelles la science sĠŽgale. Il y aurait bien un problme transcen­dantal nouveau, rŽvŽlŽ et apportŽ par lĠentreprise cognitive elle-mme : celui de sa dŽcision a priori de lĠobjet cognitif. Mais la consigne est de ne pas traiter le ÒdŽbat de paradigmeÓ interne ˆ lĠentreprise cognitive comme sympt™me de ce nouveau lieu du transcen­dantal, de lĠenvisager plut™t comme le conflit de conjectures portant sur la structure vraie de lĠesprit. Et lĠapproche cognitive se substitue ˆ lĠapproche fondationnelle, implicitement ou ˆ un degrŽ minimal transcen­dantale, vis-ˆ-vis de toutes les autres sciences.

SĠagit-il, nŽanmoins, dĠun cas de dissolution ÒhŽraclitŽenneÓ du transcen­dantal ? Le transcen­dantal, dans le cas qui nous occupe, est dŽboutŽ pour la simple raison que la connais­sance est prise comme fait du monde, pour tre ŽtudiŽe parmi les autres faits, sans Žgard ou prŽsŽance, au dŽtriment du problme de droit posŽe par la pensŽe ˆ elle-mme ˆ propos du conna”tre. A un premier niveau dĠanalyse, cĠest donc plut™t sur lĠtre que sur le temps que lĠapproche cognitive projette la pensŽe/la connaissance. Cela dit, cette projection garde du suffixe –ance de connais­sance lĠidŽe que ce qui dans lĠtre incarne la connais­sance ne peut tre quĠun processus : la rŽduction qui sĠopre est une rŽduction ˆ la cognition conue comme ensemble de comportements cognitifs. La pensŽe est donc quand mme identifiŽe de manire temporelle, elle ne peut tre saisie dans le rŽel que ramenŽe ˆ un ensemble de transitions. Le schme fondamental partagŽ par toutes les approches cognitives est celui qui envisage la pensŽe comme mode de transition dĠun systme : reste ˆ dŽterminer quel est le substrat des transitions en cause et ˆ quel type de modle les rapporter.

LĠapproche computationnaliste, clairement, rŽpond que les transitions de la pensŽe sont des sŽquences de manipulations formelles, assimilables ˆ des pas dĠinfŽrence, des actes de calcul, des gestes de rŽŽcriture : de telles transitions prŽsupposent, ˆ titre de support, un Òcontenu symboliqueÓ sur lequel opre la pensŽe, une mŽmoire gardant trace des vecteurs symboliques concernŽs par les transitions, mŽmoire qui se dŽdouble en mŽmoire du type ROM, stockant les routines et les data de base, et en mŽmoire de type RAM, accueillant le message toujours nouveau de la sensation, sous forme ÒtransduiteÓ. Cette image – cĠest dĠailleurs une des raisons pour laquelle elle a ŽtŽ profondŽment critiquŽe – est essentiellement non hŽraclitŽenne. Ce qui fait la rŽfŽrentialitŽ dĠun concept – sa capacitŽ ˆ subsumer des objets eux-mmes rŽcupŽrŽs ˆ partir des donnŽes sensibles, ou bien ce qui fait la vŽritŽ dĠun ŽnoncŽ du mentalais (lĠidiome logique antŽrieur ˆ toutes les langues vernaculaires qui est nativement celui de la pensŽe computationnelle elle-mme), ne dŽpend pas du temps et de son passage : on peut formuler de faon intemporelle des conditions de validitŽ, ˆ la fois pour la subsomption et pour la vŽritŽ. Ces conditions mettront en jeu, bien sžr, les vecteurs symboliques rŽcupŽrŽs auprs du sensible, mais la forme de la validitŽ pourra tre dite dĠune manire a-temporelle : le concept instanciŽ dans le monde ne lĠest pas au nom dĠun devenir commun du monde et de la pensŽe, mais au nom de la satisfaction dĠune clause sŽmantique formulŽe en termes des ŽnoncŽs particuliers – logiquement du type ŽnoncŽs atomiques – transmis par le sensible, relativement ˆ un Òmodle de HerbrandÓ en substance ; lĠŽnoncŽ vrai dans le monde, de mme, ne lĠest pas en tant que rŽsultat dĠune aventure conjuguant la pensŽe et le monde, mais en tant que formule dŽduite au plan de la syntaxe formelle de la pensŽe. Il peut y avoir une trajectoire de justification, pour la subsomption comme pour la vŽritŽ, qui se dŽroulera dans le domaine syntaxique, ˆ lĠinstar des Òpreuves formellesÓ ou Òcalculs effectifsÓ dont les formes gŽnŽrales ont ŽtŽ mises au clair ˆ la fin de la premire moitiŽ du vingtime sicle : mais cette trajectoire correspond ˆ un ÒtempsÓ interne abstrait de la pensŽe, temps qui manifeste, justement, lĠŽtrangetŽ de la pensŽe au temps essentiel, celui de la fuite hŽraclitŽenne de tout.

LĠapproche dynamiciste, de son c™tŽ, identifie le fait de la pensŽe comme la stabilisation du systme dynamique de la psych en un attracteur. Ce fait profond est donc essentiellement ÒalignŽÓ sur la forme qui modŽlise dans toute la physique le devenir trame de lĠtre, ‰me de toute chose. Comme lĠa si rigoureusement et si vastement dit RenŽ Thom, la notion de systme dynamique ÒtraduitÓ pour la science contemporaine lĠantique intuition hŽraclitŽenne du glissement et du conflit. LĠapproche dynamiciste dŽcrit donc bien la pensŽe comme un processus hŽraclitŽen de mme espce que ceux de lĠtre en gŽnŽral. Pourtant, cette approche elle aussi conserve quelque chose de lĠidŽe dĠun ÒdŽcrochageÓ de la pensŽe par rapport au temps du monde : dĠune part, les stabilisations qui sont les moments de la pensŽe sont toujours prŽsentŽes comme sĠaccomplissant dans un Òtemps rapideÓ du psychisme, dŽphasŽ en quelque sorte par rapport au temps de ses interactions avec le monde ; dĠautre part, la dynamique de la pensŽe est ˆ beaucoup dĠŽgards conue comme dynamique dĠauto-organisation. Et cette auto-organisation ne doit pas seulement tre conue comme lĠhistoire individuelle de lĠorganisme, elle advient Òsous le contr™leÓ du niveau culturel, soit dĠun processus radicalement dŽphasŽ, passant par le symbolique et ses formes : cĠest du moins le point sur lequel insistent les dynamicistes adhŽrent au projet de la ÒculturalisationÓ des recherches cognitives. En telle sorte que les formes de validitŽ de la subsomption et de la vŽritŽ, bien que dŽpeintes comme des rŽsultats de la dynamique et de la co-Žvolution, correspondent ˆ lĠaffirmation dĠun ÒpropreÓ au plan de la pensŽe et de la culture, qui ne ÒtraduitÓ pas simplement et immŽdiatement le moindre bruissement de lĠtre au fil du temps : mme pour cet hŽraclitŽisme cognitif, il semble bien quĠil y ait un ÒcontenuÓ du conna”tre qui demande ˆ tre compris contre le temps du monde mme sĠil est envisagŽ comme engendrŽ.

Ultimement, de plus, on peut toujours faire observer que la pensŽe qui pense ces deux paradigmes est typiquement une pensŽe transcen­dantale, tentant de formuler et traduire en termes thŽoriques lĠexigence a priori qui porte pour nous sur lĠobjet pensŽe : geste ˆ partir duquel seul, en bonne ŽpistŽmologie transcen­dantale, on peut comprendre des sciences cognitives consŽquentes et rŽellement scienti­fiques. Dans sa prŽtention propre ˆ la vŽritŽ, la science cognitive, quelle que soit son option, quels que soient ses modles, se rŽfre ˆ une idŽe normative intemporelle de la vŽritŽ, quĠelle place seulement sous la dŽpendance dĠun sens de lĠobjet ÒcognitionÓ dont elle dŽcide a priori. Mme si la cognition est analysŽe ˆ la lumire de lĠĉtre-au-monde, la revendication scienti­fique reste bien que le fait de la cognition humaine est conforme ˆ lĠŽnoncŽ thŽorique de lĠĉtre-au-monde, cette conformitŽ mettant en jeu une acception des concepts, de la rŽfŽrence et de la vŽritŽ qui nĠest pas ÒentachŽeÓ dĠhistoricitŽ[8].

RŽduction externaliste de la science

Une autre manire dont lĠhistoricitŽ est rŽputŽe ruiner lĠidŽe stable et fixiste de la vŽritŽ, comme lĠentente abstraite et rŽfŽrentielle du concept, est la manire de ce quĠon appelle les Ҏtudes de sciencesÓ (science studies). Il sĠagit cette fois dĠenvisager les productions scienti­fiques avec le regard objectif de lĠhistorien, sans avoir Žgard ˆ la dispute quant ˆ la vŽritŽ qui inspire et anime ces productions : on examine les propositions thŽoriques, les formations de courants, les activitŽs expŽrimentales, en tant quĠŽvŽnement sociaux ordinaires, intŽgrŽs ˆ un systme Žconomique, politique et culturel ayant ses propres contraintes, connues de la science historique en tant que telle, en collaboration avec les sciences sociales quĠelle est appelŽe ˆ mobiliser selon le cas (sociologie, anthropologie, Žconomie, science politique, lingui­stique, etc.). Le fameux principe de symŽtrie formulŽ par le pre du Òprogramme fortÓ de lĠexternalisme, Bloor, exprime exactement lĠindiffŽrence ˆ la manire dont les travaux scienti­fiques ŽtudiŽs se situent par rapport ˆ la vŽritŽ : on doit essayer de comprendre comment telle thse en vient ˆ se formuler, se voit revendiquŽe par tel courant et conna”t tel destin institutionnel, sans prendre en compte le fait quĠelle est rŽtrospectivement dŽsignŽe comme vraie ou fausse par la science o elle sĠinscrit. Et, pour commencer, on doit faire tout autant lĠhistoire des conceptions fausses que celle des conceptions vraies. LĠidŽe, bien entendu, est de faire appara”tre des rŽgularitŽs dans lĠҎcologie historiqueÓ des concepts et thŽories scienti­fiques, voire des lois dĠŽmergence et de disparition qui sĠexpriment dans lĠidiome de lĠhistoire des interactions humaines et sociales et pas dans le sous-idiome de la science ˆ laquelle les documents ŽtudiŽs prŽtendaient contribuer. Ultimement, la perspective dĠune thŽorie socio-historique de la gense des connais­sances scienti­fiques se dessine assez naturellement : on dira que les thŽories de la relativitŽ ne viennent pas ˆ tel moment sur le devant de la scne parce quĠelles satisfont mieux les critres Žternels de la cohŽrence et de la vŽritŽ empirique, mais parce que, dans lĠenvironnement vital dĠEinstein, beaucoup dĠhorloges retentissaient. Le dŽbat peut alors se sophistiquer et se raffiner, en fonction de la reconnaissance par les protagonistes de plusieurs sens et niveaux du parce que en cause, mais nous nĠallons pas entrer dans ces subtilitŽs ici.

Le point important est Žvidemment pour nous que, quelle que soit la pondŽration entre niveaux finalement retenue, lĠapproche externaliste regarde bien, en premire analyse, les formations scienti­fiques comme essentiellement en proie au devenir historique, et comme nĠayant mme pas assez de signi­fi­cation distinctive pour justifier un niveau dĠhistoricitŽ propre. LĠhistoire intrinsque des sciences reconna”t bien lĠhistoricitŽ – dĠailleurs absolument Žvidente et indŽniable – de la sŽdimentation scienti­fique. Mais elle estime, en substance, quĠil y a un temps propre de cette historicitŽ, qui place chaque ŽvŽnement de la science en cause dans le contexte gŽnŽral de la transformation et de lĠapprofondissement de son propos, qui enregistre chaque concept comme rŽorganisant un champ conceptuel prŽtendant ˆ couvrir la classe des phŽnomnes affrontŽs, chaque loi comme mettant ˆ lĠŽpreuve sa validitŽ en venant se substituer ˆ telle autre loi, formulŽe dans le mme langage ou non. Dans le principe dĠailleurs, la sŽquence des Žtapes de la construction, cumulative ou divergente, de la vŽritŽ scienti­fique, peuvent ne pas co•ncider avec celles de lĠhistoire gŽnŽrale, comme cela arrive, par exemple, lorsque la rŽflexion sur un problme est interrompue pendant une longue pŽriode, au cours de laquelle on sĠattache ˆ dĠautres sujets, pour tre reprise ˆ un moment o, Žventuellement, la mŽmoire des premiers acquis est perdue, en sorte quĠil faut les ÒrŽinventerÓ, parfois sous une autre forme et dans un autre langage.

On retrouve la distinction sur laquelle nous essayons dĠinsister tout au long de cet article : celle entre, dĠune part, une histoire du concept et de la vŽritŽ qui Žtudie la succession des contributions, inventions, critiques, dŽplacements en concŽdant par principe ˆ lĠordre du concept et de la vŽritŽ une signi­fi­cation et une stabilitŽ propres, et qui donc regarde lĠaprs de ce qui vient aprs comme nĠŽtant pas en tant que tel dŽjˆ signifiant au plan du concept et de la vŽritŽ, comme ayant ˆ conquŽrir la dignitŽ dĠtre un aprs sub specie conceptus et veritatis, et, dĠautre part, une histoire du concept et de la vŽritŽ pour qui la dŽclinaison temporelle, par exemple en tant que mode de manifestation dĠune Žvolution de lĠinteraction humaine et sociale sous-jacente, est dŽjˆ altŽration et glissement de la scientificitŽ en tant que telle.

De fait, les approches externalistes se sont considŽrablement dŽveloppŽes dans les dernires dŽcennies, comme les approches cognitives ŽvoquŽes ˆ lĠinstant. Ce qui semble tŽmoigner de ce que les esprits adhrent de plus en plus volontiers ˆ la ÒvisionÓ hŽraclitŽenne radicale.

On peut observer, bien entendu, que le ÒscepticismeÓ de lĠapproche externaliste sĠexpose comme tout scepticisme, ˆ lĠauto-rŽfutation : il faut, pour construire une loi socio-historique de la gense et de la disparition des formations scienti­fiques, accepter au moins momentanŽment lĠautoritŽ ÒabsolueÓÓ de la science socio-historique dŽployŽe ˆ cet effet. Vis-ˆ-vis de cette difficultŽ, les adeptes de lĠexternalisme rŽagissent comme leurs ÒcousinsÓ naturalistes cognitifs, soit en arguant du droit de faire fonctionner localement un instrument ŽpistŽmique que lĠon ne divinise pas pour autant, et qui sera lui-mme remis en cause par une autre Žtude, soit en re-dŽfinissant subrepticement lĠambition de lĠexternalisme ˆ la baisse : il sĠagirait seulement de montrer des relations constantes usuellement non prise en vue, sans contester la lŽgitimitŽ et la possibilitŽ dĠune autre approche ( dite dĠhistoire ÒintrinsqueÓ).

Mais le cÏur du dŽbat me semble esquivŽ, dans lĠune comme dans lĠautre de ces rŽponses : il sĠagit de savoir si lĠon reconna”t lĠa-temporalitŽ qui est inscrite dans le mode de position mme du concept et de la vŽritŽ, comme Aristote et Platon lĠavaient dŽjˆ mis en Žvidence. Il sĠagit de prendre conscience de ce que la rationalitŽ, si compltement et si radicalement quĠelle dŽcrive le passage en tant que tel, le fait au moyen dĠune Žnonciation qui projette les faits et leurs modifications sur une structure de sens atemporelle, et que cĠest par un tel retrait et une telle projection que se dŽfinit lĠentreprise rationnelle.

Destruction historiciste du tribunal de lĠhistoire

Un cas ˆ la fois crucial et passionnant pour notre discussion est celui o lĠhŽraclitŽisme en vient ˆ sĠappliquer ˆ la connais­sance et ˆ lĠŽvaluation de lĠhistoire humaine elle-mme. A en croire Jeffrey Barrash dans son rŽcent ouvrage Politiques de lĠhistoire[9], cĠest ce qui sĠest produit en Allemagne, dĠune manire progressive et contrastŽe, ˆ partir de Herder. Ce qui dŽtermine lĠintŽrt tout ˆ fait exceptionnel de sa recherche est quĠil met en Žvidence une sorte de revirement ˆ lĠintŽrieur dĠun cadre introduit par Herder justement, mais qui nĠimpliquait pas par lui-mme le dŽsaveu de lĠuniversalitŽ, singulirement sous la figure du Òprincipe de vŽritŽÓ. Jeffrey Barrash montre comment, de Herder ˆ Leopold Von Ranke, la pensŽe historiciste allemande reste dĠabord liŽe aux horizons universalistes : soit en raison dĠune allŽgeance religieuse, qui commande que toutes les ÒvŽritŽsÓ nationales, exprimŽes dans la langue et suivant lĠŽlan de lĠhistoire de tel ou tel peuple, se rejoignent et sĠaccordent dans une vŽritŽ ÒdivineÓ quĠelles peuvent seulement prŽtendre reflŽter localement ; soit en raison dĠune option rationaliste kantienne, qui confie quand mme ˆ lĠhistoire la mission de faire advenir des institutions et une vie rationnelles pour lĠhumanitŽ. Chez ces auteurs, la reconnaissance de lĠimmense importance de la coordonnŽe historique et culturelle est seulement reconnaissance dĠune sorte de ÒmodalisationÓ affectant les Žnonciations du vrai et du bien, modalisation qui rŽclame une Žtude historique : mais elle ne signifie pas lĠoubli de la valeur transhistorique et transculturelle du vrai et du bien comme tels. Les choses basculent, rapporte Jeffrey Barrash, avec Treitschke, qui succde ˆ Leopold Von Ranke, dans le poste dĠhistoriographe officiel de lĠEtat de Prusse, mais qui comprend quant ˆ lui lĠhistoricisme comme lĠassise dĠune pensŽe qui assume dĠtre seulement allemande, et de ne travailler conceptuellement ˆ rien dĠautre que lĠapologie de la chose allemande. Il nĠest Žvidemment pas surprenant que cette posture aille de pair avec lĠadhŽsion ˆ un anti-sŽmitisme post-chrŽtien virulent.

Dans la suite de son Žtude, Jeffrey Barrash dŽgage plusieurs spŽcificitŽs et tensions de cet ÒespaceÓ dont nous savons aujourdĠhui quĠil allait ˆ la catastrophe. La tendance ˆ redŽfinir le concept et la vŽritŽ en termes dĠune forme temporelle qui les traverserait est ˆ vrai dire susceptible de sĠexprimer de deux manires : ˆ la manire hŽraclitŽenne-hŽgŽlienne, donnant lieu ˆ la thse que la pensŽe est le processus qui lĠaccomplit, quĠelle est mouvance et destruction-dŽplacement de soi, et ˆ la manire hŽraclitŽenne-heideggerienne, conduisant ˆ la vision de lĠŽvŽnement comme le cÏur et le secret du concept comme de la vŽritŽ. Ce qui remplace les instances de la raison, cĠest soit le temps ontologiquement rŽalisŽ comme processus emportant tout, soit le temps dŽvisagŽ sur le mode poŽtico-tragique comme lĠŽternel contexte dĠune cŽsure hypnotisant le monde. Carl Schmidt, avec son ÒdŽcisionismeÓ, promeut une version de philosophie politique de cette seconde manire, si jĠen crois du moins les analyses de Jeffrey Barrash. Mais son livre dŽcrit aussi les dŽmarches rŽsistantes ˆ lĠŽgard de cette dilution du rationnel qui se sont manifestŽes ˆ la mme Žpoque : plusieurs auteurs juifs allemands, pour la plupart rattachŽs ˆ lĠhistoricisme par la voie marxiste, ont cherchŽ ˆ concevoir philosophiquement les rapports de lĠhistoire et du Geist sans concŽder la rŽsorption et lĠoubli de ce dernier (Arendt, Benjamin, Lšwith, Heller, Strauss, etc.).

Ce que lĠon comprend une fois de plus, cĠest lĠambigu•tŽ interne de la pensŽe historiciste, ambigu•tŽ que lĠon peut lire et dŽceler jusque dans la formule ma”tresse de Hegel Ç Weltgeschichte ist Weltgericht È. Cette formule pourrait vouloir dire, au fond, simplement que ce qui est ˆ juger dans lĠhistoire se produit dans lĠhistoire, que les objets demandant lĠŽvaluation trouvent dans lĠhistoire leur place et leur condition. Ou mme, de faon plus exigeante, que lĠhistoire humaine nĠest pas sŽparable dĠun telos qui appelle le jugement de ce qui sĠy produit, en telle sorte que lĠhistoire nĠest pas vraiment historique si je ne soumets pas ˆ un jugement ininterrompu et radicalement rŽtrospectif lĠensemble de ce qui advient en elle. Et, sous cette forme, elle nĠentamerait en aucune manire lĠessence du concept et de la vŽritŽ : au contraire, elle aurait besoin dĠeux et de leur prŽtention constitutivement transhistorique pour se poser comme histoire au sens vrai. Mais la formule sĠentend plut™t comme affirmant que lĠhistoire du monde est comme telle jugement du monde, cĠest-ˆ-dire, selon toute apparence, que le devenu est critre du juste et du bien. Auquel cas elle est la formulation mme, dans le contexte de la philosophie du droit, de lĠhistoire et du politique, de la dŽgradation hŽraclitŽenne des instances de la raison dont nous parlons depuis le dŽbut.

Sans cherche ˆ creuser plus ce troisime ÒexempleÓ, faute de compŽtence, nous allons maintenant chercher ˆ conclure.

Conclusion

LĠŽtude de notre problme court le risque dĠtre aporŽtique. De nombreux esprits, je crois, sont prts ˆ accorder que les divers types dĠhŽraclitŽisme ŽvoquŽs ici ont une nocivitŽ, ou du moins que leur opŽration porte atteinte, parfois silencieusement, parfois ouvertement et avec force et fracas, au concept et ˆ la vŽritŽ. Que ces approches ou discours compromettent ce dont ils continuent pourtant de se rŽclamer, et qui est la rationalitŽ. Mais les mmes esprits, dans leur majoritŽ, Žprouvent que lĠaffectation du concept et de la vŽritŽ par la temporalitŽ en son cÏur est indŽniable : que lĠon ne peut pas garder le modle dĠune historicitŽ rŽceptacle externe et indiffŽrent des sŽdimentations du concept, par exemple. La figure instable et peu claire de lĠhistoricisation du transcen­dantal vient tenter de rŽpondre ˆ cette difficultŽ, elle est supposŽ dissiper lĠaporie en prenant ses deux rives ˆ la fois, dans une sorte de pŽtition de principe que lĠon ne sait pas justifier, ˆ laquelle on nĠassocie mme pas une conception claire.

Au cours du vingtime sicle, on a le plus souvent privilŽgiŽ la face hŽraclitŽenne, en ÒoubliantÓ de qui Žtait dž au concept et ˆ la vŽritŽ, et en ne se souciant plus des conditions sous lesquelles un vŽritable contenu conceptuel entre dans une vŽritable prŽtention ˆ la vŽritŽ. Mais cette sŽquence nĠa pas ŽtŽ la seule : on peut au moins Žvoquer lĠŽpistŽmologie du Cercle de Vienne, qui a prŽtendu dŽcrire la scientificitŽ de faon parfaitement a-temporelle (logique, en lĠoccurrence),  et qui a ÒsuscitŽÓ en quelque sorte la rŽplique violente de Kuhn, rŽintroduisant le caractre dŽterminant de lĠhistoire avec des arguments audibles par la communautŽ concernŽe.

Ce qui apporterait une vŽritable Žlucidation du problme, en mme temps quĠune pacification de la guerre des attitudes, serait un discours qui saurait concŽder quelque chose ˆ lĠidŽe dĠune Òessence temporelleÓ de la raison sans dŽtruire son concept. DŽfinir, comme Hegel, le concept par le temps, ou comme Heidegger, la vŽritŽ par lĠŽvŽnement, ne constitue pas une telle solution, parce que ces identifications trop puissantes tuent la schize rationnelle.

Partons de remarques simples. QuĠest-ce qui nous pousse, de lĠintŽrieur du domaine rationnel, pour des motifs ŽpistŽ­mo­lo­giques en quelque sorte, ˆ reconna”tre un r™le du temporel dans ce rationnel ? Il me semble que quelques rŽponses sĠimposent :

A) Il y a une temporalitŽ propre du dŽploiement du contenu thŽorique. Aucun contenu thŽorique, aucun contenu scienti­fique, aucun contenu rationnel nĠŽchappe ˆ une structuration interne qui fait que certains ŽlŽments doivent tre dits et entendus dĠabord, parce quĠils donnent accs ˆ ceux qui suivent. Que, dans la vision la plus classique, les axiomes et les concepts fondamentaux doivent tre dĠabord ŽnoncŽs et nommŽs respectivement, avant que ne se dŽploie un procŽdŽ simultanŽment dŽductif et dŽfinitionnel, amenant de nouveaux concepts et de nouvelles vŽritŽs, est la manire logicienne de dire cette temporalitŽ du dŽploiement. Mais il y a aussi une manire transcen­dantale, une manire phŽno­mŽ­no­logique : on y met en avant dĠabord ce qui est ÒprŽsupposŽÓ de manire non logique, parce que cela dŽfinit un accs en termes de configurations de conscience vŽcues ou en termes de rgles de pensŽe, de reprŽsentation, dĠintuition, de synthse, etc., toujours activŽes ˆ lĠarrire-plan. Disons, pour donner un exemple, que la sŽquence 1) synthse de lĠapprŽhension, 2) synthse de la reproduction, 3) synthse de la recognition, prŽsentŽe dans la dŽduction transcen­dantale A, constitue un exemple de temporalisation interne au processus de connaissance reconnue par lĠapproche critique kantienne.

B) Il y a un cheminement de la comprŽhension et de la novation, qui fait que les pensŽes antŽrieurement disposŽes motivent celles qui viennent ˆ la suite, en telle sorte que comprendre ces pensŽes, cĠest aussi comprendre de quelle manire elles Òre-comprennentÓ celles qui sont venues avant, et pas seulement les comprendre directement dans le rŽfŽrentiel thŽorique o elles sont susceptibles de se prŽsenter comme venant de nulle part. Ceux qui ont vŽcu au moins partiellement dans lĠaprs-coup lĠensemblisation du discours mathŽ­ma­tique savent bien que comprendre lĠintŽgrale de Lebesgue dans son exposŽ contemporain, ce nĠest pas seulement suivre lĠencha”nement de la construction de la fonctionnelle fa, mais cĠest comprendre la dŽmarche qui est celle de cette construction – introduisant une mesure avant de dŽfinir une intŽgrale, enveloppant un certain regard sur lĠespace de dŽpart et lĠespace dĠarrivŽe – comme dŽmarche venant aprs celle de la vision de lĠintŽgrale comme calcul de la surface au moyen dĠune primitive, et la mise au point de lĠintŽgrale de Riemann. LĠhistoire des sciences intrinsque a dŽcrit dĠinnombrables faits rationnels dĠencha”nement, clarifiant dans chaque cas ce qui Žtait signifiant dans un dŽplacement scienti­fique : comment des configurations thŽoriques se voyaient ˆ la fois reprises et renouvelŽes.

C) Plus radicalement encore, la pensŽe rationnelle est activitŽ, elle passe par des opŽrations qui jalonnent son activitŽ. En tant que telle, elle met en piste une temporalitŽ de cet agir complexe comme lequel elle se prŽsente. La notion mathŽ­ma­tique de construction, originairement pensŽe par Brouwer, exprime sous une forme minimale lĠagir rationnel et les modes de cet agir, externalisŽs dans le symbolique mais traces dĠune ÒhistoireÓ de gestes.

Le problme est donc au fond de savoir comment cette prŽsence du temps et de la temporalitŽ dans le rationnel peut tre affirmŽe et interprŽtŽe sans procŽder ˆ la dissolution hŽraclitŽenne de la raison.

La seule rŽponse possible nous semple celle qui est implicite ˆ la tentative qui fut la n™tre, plus haut, de dŽfinir en quoi consistait une Òhistoricisation du transcen­dantalÓ proprement dite. Nous avions dit alors, en substance : ˆ expliciter la prŽtention transhistorique ˆ laquelle sĠŽgale chaque phase du transcen­dantal. Ce qui signifiait, notamment, formuler cette prŽtention sans lĠexposer comme le glissŽ de la prŽcŽdent : la laisser parler plut™t que de toujours dŽjˆ ÒcommenterÓ son dire comme instantanŽ extrait de la dŽformation permanente dĠun passŽ ou comme actualisation fragile prŽlevŽe sur une germination grosse dĠavenir en cours.

Mais comment une telle t‰che est-elle possible et lŽgitime si lĠon assume les observations A), B) et C) ci-dessus ?

Elle lĠest, tout simplement, si lĠon veut bien reconna”tre que la temporalitŽ ˆ laquelle renvoient ces trois observations est une ÒautreÓ temporalitŽ. Reconna”tre la raison, lui accorder lĠautoritŽ de son dŽploiement propre et de la traduction constamment dŽclarative de ce dŽploiement consiste essentiellement en lĠacceptation du temps second de la pensŽe. Ce temps second possde trois modes, que signalent respectivement nos observations A), B) et C). Il y a le mode de la dŽrivation dŽductiveĠ et dŽfinitionnelle (associŽ ˆ A)), le mode du pas hermŽ­neu­tique (associŽ ˆ B)), et le mode du geste opŽratoire (associŽ ˆ C)). Bien entendu, il y aurait beaucoup ˆ dire sur les relations entre ces trois modes, et sur le fait que tous les trois prŽsupposent lĠÒespace sŽmiotiqueÓ : le temps propre de la pensŽe, sĠeffectuant selon ces trois modes, ne pourrait pas sĠeffectuer sĠil ne disposait pas dĠun domaine propre dĠactualisation fourni par lĠespace sŽmiotique. Et de telles considŽrations rejoignent dĠautres Žtudes, conduites dans le champ phŽno­mŽ­no­logique et dans celui de la sŽman­tique lingui­stique, par un trs grand nombre de spŽcialistes[10].

Du point de vue du prŽsent article, ce qui importe est de faire le lien avec lĠidŽe dĠune dŽtection ÒhistoriqueÓ des phases du transcen­dantal qui les prenne chacune dans la force anhistorique de leur revendication. Le lien est en lĠoccurrence le suivant : lorsque jĠenvisage une phase du transcen­dantal du point de vue de lĠhistoricitŽ propre de la pensŽe, je ne porte pas atteinte ˆ lĠabsoluitŽ rationnelle de la profŽration scienti­fique concomitante, en quelque sorte. Si jĠanalyse un rŽseau de concepts ou de thses gouvernant un Žtat de la science en mettant en Žvidence quels concepts et quelles thses ont le pouvoir dĠengendrer les autres au sens de la dŽfinition ou de la dŽduction, je rends patente lĠarchitecture mme suivant laquelle cet Žtat de la science proclame une vŽritŽ anhistorique. Si je fais voir tel concept dĠun Žtat de la science comme ÒrŽponseÓ et ÒrepriseÓ au sein dĠune intrigue intellectuelle remontant ˆ une situation antŽrieure, je souligne et donne ˆ penser dĠautant plus nettement et dĠautant plus vigoureusement lĠoption sŽman­tique qui sĠaffiche dans lĠaffirmation scienti­fique o intervient ce concept. Si je mets ˆ nu les sŽquences dĠopŽrations qui sont impliquŽes dans la mise en Ïuvre thŽorique de la forme scienti­fique dĠune phase transcen­dantale, de mme, je mets ˆ la disposition de tous lĠŽnergŽtique pratique sous-jacente ˆ la pensŽe du monde se donnant comme vraie que cette phase enveloppe.

RŽinsŽrer les moments de pensŽe dans la temporalitŽ propre de la pensŽe, cĠest donc soustraire ces moments au temps du monde ou de lĠtre. Ce nĠest pas en tournant le dos au temps que la raison sĠŽchappe suivant une voie orthogonale au flux de lĠtre, mais en obŽissant ˆ un autre temps, en fuyant selon les Žtapes dĠune successivitŽ prŽlevŽe sur lĠŽternitŽ, capable de revenir indŽfiniment sur elle-mme et sur ses trajectoires : la successivitŽ des modes de la pensŽe dans lĠespace sŽmiotique.

Et pourtant, le temps propre de la pensŽe ne peut quĠtre tombŽ dans le monde. LĠexigence dĠeffectivitŽ partageable pour ses ŽvŽnements fait que ceux-ci ÒdŽpendentÓ des supports et des Žpisodes au travers desquels la valeur de signe sĠinscrit, constituant une condition indŽpassable pour lĠadresse et le commerce du sens. Donc, quand je montre ou active une dŽrivation, je le fais selon le temps du monde ; un encha”nement hermŽ­neu­tique sĠaccomplit comme une sorte dĠŽcho dans le prŽsent dĠun passŽ qui est aussi et dĠabord le passŽ rŽel de ce prŽsent ; une opŽration dŽcale et altre une matŽrialitŽ effective antŽrieure ˆ son geste dans le monde. Mais la processualitŽ autre de la pensŽe, toujours dŽjˆ traduite dans le monde et soumise ˆ sa manire aux conditions de la processualitŽ gŽnŽrale, ne laisse pas de valoir en droit comme autre, comme se dŽroulant dans lĠespace Žternitaire en rŽfŽrence ˆ des Žtapes idŽales : et cĠest ce qui prŽvaut pour nous lorsque nous accŽdons ˆ la comprŽhension transcen­dantale dĠun moment du savoir.



[1]. Cf. Kant, E., 1781-1787, Critique de la raison pure, III [426-461], A 642-704, B 670-732, trad. fran. A. Delamare et F. Marty ˆ partir de J. Barni, in Emmanuel Kant Îuvres philo­so­phiques volume I, 1980, Paris, Gallimard, La PlŽiade, pp. 1246-1291.

[2]. Cf. Gualandi, A., 1998, Le problme de la vŽritŽ scientifique dans la philosophie franaise contemporaine. La rupture et l'ŽvŽnement, Paris, L'Harmattan ; et Barot, E., LĠaventure mathŽmatique de la dialectique depuis Hegel, thse de doctorat de lĠUniversitŽ de Nanterre, Novembre 2004.

[3]. Cf. Foucault M., 1966, Les mots et les choses, Paris,1966, Gallimard, p. 330.

[4]. Cf. Gualandi, A., 1998, Le problme de la vŽritŽ scientifique dans la philosophie franaise contemporaine. La rupture et l'ŽvŽnement, Paris, L'Harmattan.

[5]. Cf. Chevalley, C., 1991, Niels Bohr Physique et connaissance humaine, Ždition commentŽe, Paris, Folio pp. 422-442, spŽcialement pp. 433-435

[6]. Cf. Smith, B. (Ed.), 1988, Foundations of Gestalt Theory, MŸnchen, Philosophia Verlag. ; Rosenthal, V. & Visetti, Y.M., 1999, Ç Sens et temps de la Gestalt È, Intellectica nĦ 28, 1999/1, 147‑228 ; et Rosenthal, V., & Visetti, Y.-M., 2002, Kohler, Paris, Les Belles Lettres, 2002.

[7]. Cf. Quine, W.O., 1969, Ç L'ŽpistŽmologie devenue naturelle È, in RelativitŽ de l'ontologie et autres essais, Paris, 1977, Aubier-Montaigne, 83-105.

[8]. Pour plus de prŽcisions sur ce qui est ŽvoquŽ dans cette section, cf. Salanskis, J.-M., 2003, HermŽneutique et cognition, Lille, Presses du Septentrion.

[9]. Cf. Barrash, J. A., 2004, Politiques de lĠhistoire, Paris, PUF.

[10]. Cf. Derrida, J., 1967, La voix et le phŽnomne, Paris, PUF ; Derrida, J., 1967, De la grammatologie, Paris, Minuit ; Rastier, F., 1987, SŽmantique interprŽtative, Paris, PUF ; Cadiot, P. & Visetti, Y.-M., 2001, Pour une thŽorie des formes sŽman­tiques, Paris, PUF ; Cadiot, P. & Visetti, Y.-M., 2006, Motifs et proverbes, Paris, PUF.