En dpit de lĠinterprtation hglienne, ou peut-tre en raison mme de lĠcho extraordinaire quĠelle a trouv, cela reste un problme majeur de la philosophie contemporaine, le motif dĠun dbat parmi les plus aigus et parmi les plus constants, que de savoir sĠil est ncessaire, possible et souhaitable de reconnatre une dimension essentiellement temporelle au concept, rejaillissant sur la Òtche de vritÓ dont il parat normal de supposer quĠelle revient aux sciences.
DĠun ct, cela ne semble pas, de prime abord, faire injure aux Ïuvres scientifiques que de remarquer quĠelles se sdimentent dans une histoire, et que nous avons tout gagner tablir au minimum le journal dtaill de cette sdimentation. Ç Nulle ignorance nĠest utile È, affirmait lĠun de nos prophtes franais de la rationalit laque et rpublicaine : ce slogan parat tout spcialement bien venu sĠagissant de lĠhistoire des sciences. Tant il semble vident, toujours premire vue, quĠil y a un pur bnfice intellectuel, fort et incontestable, savoir quelles ides rgnaient dans telle science tel moment, dterminer o tel esprit appel les rvolutionner a pris lĠinspiration pour introduire les changements que nous lui devons, quelles tapes et quelles difficults il a rencontrs avant de parvenir affirmer sa doctrine nouvelle, et quels ont t, enfin, les pisodes de rception, de reformulation au travers desquels le dogme diffrent sĠest transmis et impos.
La prise en vue dĠune historicit qui est la fois celle du concept et de la vrit, permettant de rapporter comment chaque fois une vrit autre mettant en jeu dĠautres concepts vient au jour, semble donc dĠabord requise pour la plus grande gloire de la science et de son enseignement : le rcit de lĠaventure du concept et de la vrit scientifique en est la clbration naturelle. Plus encore, ce rcit parat ajouter de lĠintelligibilit cette vrit. Il est en effet lĠoccasion dĠune rexposition des contenus de science montrant ceux-ci sous une lumire accrue, les compltant de la motivation de chaque lment dans le processus global de lĠaffirmation polmique de la pense nouvelle. LĠexprience de nĠimporte quel lettr est l, tout simplement, pour tmoigner quĠaprs avoir entendu un expos sur lĠintroduction du concept de champ en physique ou sur lĠintroduction du concept de faisceau en mathmatiques, on a le sentiment de mieux voir et de mieux savoir, on prouve un progrs qui sĠaccomplit dans lĠordre mme de la rationalit concerne.
Mais lĠassertion philosophique gnrale dĠun tel gain peut-elle tre innocente ? Si lĠon connat mieux une vrit, si lĠon sĠapproprie mieux des concepts lorsquĠon apprhende lĠune et les autres dans lĠhorizon dĠune provenance, immdiatement ouverte sur un dclin au profit de vrits et de concepts suprieurs, cela ne signifie-t-il pas que vrits et concepts ont quelque chose dĠintrinsquement temporels ? Que la reprsentation de lĠadministration de la vrit comme manant dĠun arrangement discursif faisant fond sur des ressources linguistiques soustraites lĠhistoire dans leur synchronie, et comme sĠattribuant une forme, structure ou entit non vanescente – ternelle, perdurante ou stable –, que cette reprsentation, donc, est intrinsquement fautive. La ralit comme la pense – conclura-t-on – sont temporelles, et plus exactement elles le sont dĠune manire qui atteint le cÏur de lĠidentit de tout ce qui est en cause dans la science. Le sens conceptuel lui-mme enveloppe une diachronie, une narration, un devenir. Le rel dans sa position la plus intime est dposition, fuite suivant le temps. LĠadquation de la vrit doit se comprendre en termes de la conjugaison des rythmes de la pense-langage et de lĠtre.
Par consquent ce qui semblait une voie dĠillustration par excellence de la clart triomphante de la rvlation du vrai dans la science, ds quĠon en assume la systmatisation philosophique, conduit une figure bien connue de lĠhistoire de la philosophie : celle de lĠhraclitisme. Et il en rsulte la menace de la dissolution de toute affirmation rationnelle. LĠhistoricisation radicalement assume dvoilerait en effet une mouvance de tous les termes de lĠaffaire rationnelle dans le contexte de laquelle rien ne peut plus tre pos comme acquis, rien ne peut plus tre dcrit comme accumulation intellectuelle.
Encore une fois, lĠaffaire nĠest pas neuve, Platon dj rencontre – par exemple dans Thtte ou dans Cratyle – ce pige de lĠhraclitisme, qui sĠimpose au nom de lĠindubitabilit du panta rei, mais qui parat dtruire lĠdifice rationnel ds quĠon lui a ouvert la porte.
Dans cet article, on voudrait mditer sur cette difficult en lĠabordant partir de ses formulations contemporaines, qui dpendent fortement des cadres philosophiques disponibles pour penser la rationalit scientifique. La philosophie contemporaine, de ce point de vue, reste profondment marque, plus que certains ne le voient et ne le croient aujourdĠhui, par le point de vue critique et transcendantal systmatis par Kant la fin du dix-huitime sicle. Cette vision cohrente et lgitimante de la science peut tre considre comme ayant engendr, au vingtime sicle, deux continuations fortement divergentes : celle de la phnomnologie – qui entendait dĠabord, telle que Husserl lĠtablissait, conserver pour lĠessentiel lĠacquis du criticisme kantien, et notamment la figure du transcendantal – et celle de la philosophie analytique, qui, ds Frege, se montre profondment tente par une restauration du ralisme, ayant en vue par dessus tout lĠobjectivit de la vrit scientifique.
La question philosophique de lĠhistoricit de la vrit et du concept sĠest donc pose, du ct post-transcendantal, comme question de lĠhistoricisation du transcendantal, et du ct de lĠobjectivisme analytique, comme question de lĠincommensurabilit des thories ou paradigmes successifs.
Je voudrais essayer, dans la discussion qui vient, pour commencer, de dterminer si vraiment, dans le cadre de chacune de ces orientations, la thse ÒhraclitenneÓ du caractre intrinsquement temporel du concept et de la vrit possde la force de renverser le dispositif rationnel lu pour justifier la science dans sa dmarche fondamentale. Mais je voudrais aussi, au-del de ce niveau de discussion, dont je reconnais quĠil reste essentiel, envisager les formes contemporaines de cette thse hraclitenne et leurs consquences dans un champ plus large que lĠpistmologie au sens strict, quĠil faudrait plutt baptiser celui de la rflexion des sciences.
Aprs un tel prambule, jĠaborde mon premier point, celui de lĠhistoricisation du transcendantal.
Du point de vue de qui veut prendre au srieux la puissance historique qui se manifeste constamment par la modification du langage, des concepts, des vrits dans les sciences, le transcendantal apparat immdiatement comme la rsistance quĠil faut faire cder. On comprend en effet que la doctrine kantienne, par exemple, enseigne que les variations historiques observables ne cessent pas de sĠinscrire dans une forme invariante. QuĠelle assigne une limite la transformation historique des sciences, en affirmant, ainsi, que la physique dcrira toujours le mouvement des choses comme trajectoire dans un espace euclidien, que le temps et lĠespace interviendront toujours comme varits linaires supplmentaires, ou encore que les catgories de substance et de causalit sont toujours appeles intervenir dans lĠexplication physique de la ralit.
La pense du transcendantal, donc, concderait la science une dynamique : celle dcrite dans lĠappendice la Ç dialectique transcendantale È[1], et qui correspond lĠeffort pour unifier et systmatiser lĠarticulation dĠentendement de lĠexprience, en se laissant guider par les foci imaginarii indiqus par les ides de la raison, et en organisant de faon toujours plus universelle et synthtique le systme des lois empiriques. Mais elle ÒbloqueraitÓ par avance toute mutation profonde du dispositif thorique et conceptuel. Une philosophie sensible aux ÒrvolutionsÓ dont la science est capable doit donc dbouter la prtention de la philosophie transcendantale. Il lui faudra critiquer le motif mme de lĠa priori : si une couche de lĠa priori intervient de faon pertinente dans les sciences, alors la conception transcendantale est justifie et lĠhistoire bloque, juge-t-on.
Le problme est que dans le contexte que jĠvoque, le renversement de lĠa priori est souhait sans que soit port atteinte, en mme temps, la Òrvolution copernicienneÓ kantienne, qui dcrte la relativit de lĠobjet de la science au sujet de la science. La philosophie hglienne, lĠvidence, est ici le prototype des stratgies la fois conservatrices et destructrices lĠgard du kantisme qui sont venues par la suite. Elle veut bien, avec Kant, que lĠantriorit radicale, raliste, empiriste de lĠobjet soit dnonce comme illusion : ou plutt reconnue comme moment de lĠaventure du concept. Mais elle refuse que la figure du transcendantal ou de lĠa priori dmente la ngativit infinie du concept et lĠenfermant dans des formes privilgies dfinitives.
LĠide dĠune historicisation du transcendantal apparat alors comme la seule issue ce dilemme : on pose et reconnat le transcendantal pour destituer lĠobjet de son antriorit autoritaire ; puis on dpose le souverain quĠon vient de couronner en le soumettant la drive historique. Alberto Gualandi et Emmanuel Barot, dans leur travail de thse[2], ont bien montr je crois, lĠun et lĠautre en prenant en compte le rle essentiel qui fut celui de Bachelard, comment cette stratgie fut celle de toute une pistmologie franaise pour le premier, comment elle est et demeure celle de la plupart des approches ÒdialectiquesÓ en Europe au vingtime sicle pour le second – le terme dialectique dsignant plutt pour celles-ci lĠoprateur mystrieux de lĠhistoricisation du transcendantal que la logique de la contradiction –.
Je voudrais, comme annonc, rflchir sur cette ide de lĠhistoricisation du transcendantal pour valuer si elle enveloppe vraiment un hraclitisme, si elle fait rellement entrer le temps dans lĠessence du concept et de la vrit.
Pour en discuter, nous devons essayer de comprendre lĠide de lĠhistoricisation du transcendantal, ce qui nĠest pas si ais. Il ne me parat pas sr que lĠexpression ait jamais signifi beaucoup plus que lĠindication dĠun programme. Si lĠon tente pourtant de lui donner le contenu qui semble devoir lui revenir, on arrive peu prs ce qui suit (et qui reprend notre premire plonge dans le problme, lĠissue de laquelle nous avons introduit et nomm lĠhistoricisation en cause).
On maintient, donc, que lĠobjet connatre nĠest pas un immdiat substantiel : sa reprsentation thorique comme le dsign dĠune constante logique, en attente de son insertion dans une phrase atomique du type R(t1,É,tn) sue vraie par exprience, nĠest pas satisfaisante et acceptable. LĠobjet dont sĠoccupe toute connaissance, y compris la connaissance scientifique, est plutt le corrlat dĠune perspective et le vis--vis dĠune pratique. Cette perspective, cette pratique ont une texture et une paisseur la fois naturelle et culturelle. Elles sont dtermines dans leur contenu par cette double ÒchargeÓ : si par exemple, la spatialit appartient ce en termes de quoi nous abordons et synthtisons lĠobjet, cette spatialit ÒdpendÓ la fois des possibilits psychologiques et neurophysiologiques susceptibles dĠtre dgages par la connaissance cognitive comme attaches notre biologie, et des dterminations culturelles de niveaux multiples qui affectent, dans lĠordre propre des reprsentations, ce qui peut tre une reprsentation partage de lĠespace. Ce quĠon appellera transcendantal sera donc lĠensemble des contraintes conceptuelles et reprsentationnelles qui psent sur la mise en perspective et la pratique de lĠobjet, et qui, comme telles, contribuent sa ÒpositionÓ dans un rseau de signification appel tre celui de la science. Ce transcendantal, Ò un moment donnÓ, filtre rellement ce qui peut tre envisag comme objet. Le travail de rgression partir des sciences vers les conditions de leur mise en Ïuvre indiqu par Kant comme la mthodologie transcendantale dans les Prolgomnes toute mtaphysique future est un travail ncessairement historique et empirique, qui ne saurait dgager, y compris lorsquĠil se met en qute de conditions logiques et mathmatiques, autre chose que des figures de rgulation contingentes et provisoires.
Dans ce rsum, on voit que lĠhistoricisation du transcendantal apparat comme li lĠacceptation des deux relativisations ÒexternalistesÓ de la science que sont le regard cognitif et le regard dit des Òscience studiesÓ : relativisations que Michel Foucault avait mises en exergue comme volutions ncessaires de la conception de la connaissance, dans une pistm faisant droit la forme de la reprsentation[3]. DĠailleurs, lĠa priori historique de Foucault – toujours dans Les mots et les choses – est une ralisation philosophique susceptible dĠtre invoque de lĠhistoricisation du transcendantal.
Notre problme est de savoir si cette historicisation a fait entrer le temps dans la teneur intrinsque du concept et de la vrit. Ce problme est trs proche de celui connu comme problme du relativisme. Frege a souhait se sparer de la vision kantienne de la science, en grande partie, si je comprends bien, parce quĠil y voyait lĠacceptation implicite du relativisme : si lĠobjet ne me dicte pas sa loi, si cĠest moi qui le pose travers une forme ou une rgle reprsentationnelle, alors, ma science mĠapparat-elle pas, au choix 1) comme science de mon dispositif reprsentationnel plutt que comme science de tel ou tel objet ; ou 2) comme science totalement relative au dispositif reprsentationnel plutt que dĠtre la consquence-reflet de lĠobjet ?
Essayons, pour avancer, de comprendre les difficults internes la conception du transcendantal historicis. JĠen vois au moins deux, dont le reprage me semble aller de soi.
1) Lorsque le transcendantal est dcrit en termes de ses soubassements factuels (biologiques ou historiques), il parat perdre sa valeur fondationnelle. Selon lĠide qui fut celle de Kant, si je nomme une condition conceptuelle ou intuitive a priori de la connaissance (la notion de cause ou lĠespace) je nomme quelque chose par quoi le savoir doit passer pour avoir sa chance dĠtre savoir valide mes yeux (aux yeux du sujet transcendantal, aux yeux de nĠimporte qui). Mais lorsque je dcris les Òcontenus transcendantauxÓ en termes dĠun sous-sol positif, je perds de vue cette valeur. Ce nĠest pas de ce que telles ou telles conditions me sont ÒnaturellesÓ (au vu de mon corps et de son fonctionnement) ou ÒculturellesÓ (au vu du systme de reprsentations qui est mon contexte) que je conclus ou comprends quĠelles sont incontournables pour la validit, au sens du transcendantal.
2) De manire lie ce premier point, et certains gards qui-signifiante avec lui, la dtection des dispositions factuelles en lesquelles sĠexprime le transcendantal comme rsultat ÒhistoriqueÓ passe par certains discours scientifiques positifs (ceux de la biologie, de lĠhistoire, de lĠconomie, de la sociologie), vis--vis desquels la question des fondements parat devoir tre vacue, cependant quĠon se sert dĠeux pour rfuter les lments fondationnels allgus dans la dmarche transcendantale. On a lĠimpression quĠil faut un savoir absolu de ces disciplines pour pouvoir procder lĠassertion de la relativit biologique et historique du transcendantal de lĠunique discipline que lĠon examine sous lĠangle transcendantal.
Mais ce que je viens de dire semble mener la conclusion, dĠune trop remarquable simplicit, selon laquelle toute historicisation – ou plus gnralement toute relativisation – du transcendantal est plus vritablement ngation du transcendantal. Or, je ne souhaite pas une telle conclusion, du moins si elle voulait dire que nous ne devons pas enregistrer et comprendre le glissement de fait des lments transcendantaux dans la physique contemporaine : la description qui me semble la meilleure de ce qui se passe depuis le dbut du vingtime sicle (avec les thories de relativits et la physique quantique) est bien celle dĠune srie de mutations affectant la physique au niveau du transcendantal.
Le problme est que pour dire cela de faon intelligible et plausible, il faut ne pas ruiner le transcendantal dans et par la description de son mouvement, comme cela se produit usuellement. Essayons de comprendre o rside la difficult, et, peut-tre, une subreption courante.
Une remarque que lĠon peut prendre comme point de dpart est que, par exemple, la vrit ne peut jamais tre historicise dans sa diction. Je peux dire que la vrit sur le rfrentiel gomtrique imput par la physique au monde varie dans lĠhistoire (il tait un espace euclidien R3, il est devenu une varit diffrentiable dote de la mtrique de Minkowski). Mais je ne peux pas affirmer que ce rfrentiel est aujourdĠhui un espace de Hilbert en incluant dans cette assertion le doute historique. Je ne peux dĠailleurs dire le changement que dans un nonc comme Ç le rfrentiel tait un espace euclidien R3, il est devenu une varit diffrentiable dote de la mtrique de Minkowski È qui jette sur la table sa prtention la vrit sans aucune relativisation, notamment historique.
La dclaration de vrit est par essence absolue, non relativise, elle ne se voit relativise que du dehors et par une autre dclaration de vrit absolue : telle est la remarque ÒgrammaticaleÓ par laquelle nous devons commencer.
Mais il faut immdiatement ÒgnraliserÓ cette remarque : cĠest tout le dispositif pistmique qui porte la marque dĠun tel absolu. Je ne peux pas, de mme, user dĠun concept en laissant jouer en lui sa redfinition historique tendancielle. Quand je me sers du concept de masse dans le cadre pr-einsteinien, le fait que ce concept puisse entrer dans un certain recouvrement avec celui dĠnergie ne sĠintgre pas au concept en question comme une mouvance qui le travaillerait dj : et cela, mme si la reconstruction pistmologique la plus intelligente montrera les ÒtraductionsÓ vers lĠidiome ultrieur comme en un certain sens pr-traces dans lĠexercice newtonien. Cette reconstruction ne fera que manifester les pouvoirs ÒabsolusÓ dĠun autre dispositif conceptuel. LĠusage de concepts dans un dispositif de connaissance force, au plan dĠun droit incontournable, la prsupposition de la ÒfixitÓ a priori des facults de subsomption ou de recognition associes au concept. SĠil nĠen allait pas ainsi, je me servirais de concepts en incluant dans cet usage la pense quĠils ne ÒconfrentÓ aucune information sur les objets auxquels ils sont attribus.
A quoi, bien sr, le ÒpragmatismeÓ peut toujours objecter quĠune telle conception faible du concept a cours entre nous, quĠelle est mme peut-tre la conception implicite qui rgit nos changes : nous usons du mot table sans nous soucier de la disponibilit dĠun critre parfait de la subsomption des tables, et mme en esprant toujours pouvoir modifier un tel critre au vu dĠun cas qui appelle sa modification. Mais justement, cet usage de la pense, cette forme de vie avec et dans le langage, dont Wittgenstein et dĠautres ont eu raison de faire le portrait, est ce dont lĠusage scientifique, lĠusage en vue de la connaissance indiscutable, veulent se sparer. Au projet de la science sĠassocie en effet la volont de produire un nouveau corps de jugements, vrais dĠune vrit contresigne par la mthode, faisant usage de concepts ayant subi une ÒrigidificationÓ de principe : dans le cas exemplaire, cette rigidification passe par la transposition mathmatique, on dcide de lire lĠexprience au moyen de concepts qui ne se laissent pas remettre en cause par les cas, qui les anticipent tous avec rigueur, et qui sont les concepts mathmatiques.
Or cĠest de l que procde la dimension transcendantale des sciences. Toute science dcrit le monde en termes dĠune anticipation du monde, introduit dans le monde des concepts lis cette anticipation et qui nĠentrent plus dans les rengociations, fluctuations et dplacements caractristiques de lĠexprience ordinaire. Ce qui sĠappelle transcendantal chez Kant est tout ce qui a trait cette anticipation, tout ce qui y participe un niveau ou un autre : pour lui, des formes de prsentation des phnomnes (lĠespace et le temps), des formes de jugements donnant lieu des concepts a priori (les catgories), et des principes rsultant de lĠimplication et lĠapplication a priori des seconds dans les premires, en substance. Kant essaie de fixer dans un langage gnral la manire dont se structure la Òrevendication transcendantaleÓ qui est celle de toute thorie scientifique. Chaque thorie scientifique, si elle participe vraiment de lĠentreprise scientifique, ne dcrit pas le monde partir des mots et discours toujours dj engags dans lĠinteraction-ngociation homme/monde, mais partir de dcrets, de mots et phrases rigidifis dfinissant une attente. Kant a voulu, ragissant la splendeur de la science newtonienne, ÒformaliserÓ toute attente scientifique du monde. Son systme est remarquablement russi, il nous permet beaucoup dĠgards de comprendre et envisager comme scientifiques les propositions thoriques venues par la suite : celles-ci confirment dans une large mesure le schma gnral, bien quĠelles y aient introduit, parfois, des distorsions signifiantes et intressantes pour elles-mmes. Le systme kantien nous permet de dcrire ces distorsions, et de saisir la gnialit des nouvelles thories, lĠinverse des visions de la science qui en ignorent la structure transcendantale gnrale. Mais mme si nous nĠavions pas le dictionnaire ou le reprage kantien, nous aurions reconnatre dans chaque thorie scientifique le geste instituant une anticipation du monde : donnant sens, en particulier, ce qui sĠappelle extraire une information du monde (faire une mesure) ou introduire un objet mathmatique dans le monde (prparer un systme).
Que signifie alors faire lĠhistoire du transcendantal ? CĠest raconter la faon dont un habillage thorique donn (li des instruments mathmatiques donns) de la revendication transcendantale perd son autorit, pour laisser la place un nouvel habillage : cĠest faire lĠhistoire de ce que Kuhn appelle les rvolutions scientifiques, en somme. De fait, les descriptions scientifiques du monde ne sont pas Òlaisses en paixÓ par le monde. Les vnements que lĠon rencontre arm de ces descriptions, les vnements que lĠon introduit dans le monde au nom de ces descriptions, donnent lieu des pisodes lĠissue desquels ce nĠest pas le bon objet mathmatique que lĠon rcupre partir de lĠvnement issu de lĠvnement recueilli ou introduit : pas celui que la thorie prdit. Dans ce genre de situation, la science est susceptible dĠessayer de faire comme le sens commun, cĠest--dire de ngocier. De trouver des raisons de penser que quelque chose de la procdure nĠa pas t correctement accompli, ou de supposer lĠintervention de facteurs non pris en compte dans lĠanalyse du systme mais y intervenant en droit. La ngociation nĠa pas la mme forme quĠau niveau du sens commun, prcisment parce que le langage a t rigidifi, en sorte que lĠon ne peut pas simplement dire que le concept de seconde ou de joule doit tre modifi, ou que la notion de trajectoire ou celle de masse peuvent tre rinterprtes. Elle nĠest possible que suivant de nouvelles voies, qui me semblent, en gros, se rduire aux deux que jĠai mentionnes (suspecter la qualit des enregistrements, ou reconsidrer la dfinition du Òsystme physiqueÓ) : des voies en quelque sorte ÒpragmatiquesÓ, remontant la dtermination de la situation physique elle-mme tout en reconnaissant implicitement la rigidit du cadre thorique (ÒtranscendantalÓ). Mais, au bout du compte, la science peut dcider de reconstruire la revendication transcendantale elle-mme : cĠest ce qui sĠest produit, de deux manires diffrentes, mritant chacune une analyse ddie, avec lĠinvention des thories relativistes et des thories quantiques.
En quel sens prcis y a-t-il alors Òhistoricit du transcendantalÓ ? Clairement, dans le sens o lĠenqute scientifique dans son ensemble donne lieu une priodisation, au titre de laquelle une poque rgie par un transcendantal de telle forme et de tel contenu est suivie par une poque gouverne par un transcendantal de telle autre forme et de tel autre contenu. Les tats du transcendantal sont comparables des phrases dĠun texte de la science, rassemblant chacune en elle-mme une revendication transcendantale. Mais une telle image nĠa rien voir avec lĠide que le contenu de vrit ou le contenu conceptuel de la thorisation scientifique serait intrinsquement affect par le temps, par la processualit. On dit que lĠtat relativiste du transcendantal fait suite lĠtat newtonien, mais pas que lĠun et lĠautre font sens par lĠintermdiaire dĠun ÒglissÓ ou dĠun ÒdploiementÓ auquel lĠun comme lĠautre sĠgaleraient. Chacun peut tre maintenu dans la synchronie de sa prtention la vrit, incluant la fixit des concepts intervenant en lui et de lĠarticulation conceptuelle leur revenant. CĠest toute la difficult et lĠintrt de lĠeffort technique pour ÒconstruireÓ une histoire du transcendantal quĠelle se doit de reconnatre et dcrire la cohrence de la prtention transhistorique concernant lĠapproche de lĠobjet laquelle sĠgale chaque phase du transcendantal.
LĠhistoricisation du transcendantal, du moins dans la mesure o elle ne renverse pas absolument le sens du transcendantal, ne saurait donc tre une description des cadres gnraux auxquels se fie la science comme fluences, elle ne saurait, en bref, hraclitaniser la signification scientifique.
Si lĠon entend un tel argumentaire, on est alors amen se demander ce qui nous est arriv depuis un sicle cet gard. Il est possible, en effet, que la subreption qui identifie une notion dĠÒhistoricisationÓ une autre ait svi de bien des faons, au plan de la philosophie gnrale comme celui de lĠpistmologie ou de la philosophie politique, par exemple.
Essayons, donc, de prendre la mesure des torts causs par lĠhraclitisme notre pense contemporaine.
Une recension est-elle possible, vis--vis dĠun fait dĠune telle ampleur ?
Certainement, on peut apprhender la Òdrive hraclitenneÓ comme Alberto Gualandi lĠa fait, en sĠappuyant sur le cas dĠespce franais[4]. Il apparat alors une sorte de continuit, entre une pistmologie foncirement no-kantienne ou post-kantienne, qui sĠefforce de corriger lĠexposition transcendantale par la prise en compte et la prise au srieux de la dynamique de fait de la science – dont les grands noms seraient Meyerson, Brunschvicg et Bachelard – et une pense gnrale du monde social ou humain mettant lĠaccent sur la puissance dĠvnement qui ne cesse dĠen dchirer, redistribuer, refondre les structures : pense dont les hros pourraient tre Foucault, Deleuze et Lyotard.
Finalement, faut-il dire, jugeant cette ÒdriveÓ dans son ensemble, quĠelle a cd un hraclitisme radical, comme celui que nous venons de discuter sur le mode critique, dnaturant la notion juste du transcendantal ? Oui et non, notre avis.
Oui en un sens, parce que, au moins chez les penseurs de la seconde srie, la volont dĠaccueillir le mouvement que recle la dimension historique parat en effet lie une option mtaphysique sous-jacente consacrant le devenir comme le plus vrai de lĠtre, comme sa dtermination ou sa figure prvalentes. Cette option elle-mme sĠargumente alors soit en rapport avec Hegel, soit en direction de Nietzsche, soit en termes heideggeriens. Et chacun de ces auteurs, sans doute, sĠattache au bout du compte montrer que le principe hracliten affecte la pense au plus intime dĠelle-mme, quĠelle nĠa pas de repli ou de diffrence vis--vis du mouvement ontologique. Pour le dire rapidement :
— Hegel enseigne que le concept est le temps, quĠil est le mouvement de la reprise du dj-l de lĠobjet en attente de subsomption, mouvement selon lequel ce pass de lĠinstance se rinterprte comme le futur de lĠauto-position du concept : le concept est la fois lĠenjambement mme du temps et sa rsorption.
— Je risque de me tromper sur Nietzsche plus encore que sur Hegel, mais ne professe-t-il pas que la pense, comme valuation ou perspective, est le fait mme de la vie ? Et ne tend-il pas la concevoir, donc, de manire dynamique ? DĠo il pourrait rsulter quĠelle a son essence dans une perptuelle dissolution de ce qui se stabilise en elle ?
— Heidegger enseigne que la pense est lĠassomption par le Dasein de lĠannonce de lĠĉtre, en sorte que la vrit concide avec le dclement fait majeur de lĠĉtre : une telle dfinition lie totalement les significations du concept et de la vrit lĠvnementialit ontologique. Elle reconstruit notamment le concept comme un outil insurmontable mais ncessairement infidle de diction de la phnomnalit et de lĠĉtre, et la vrit comme lĠaventure profonde et primitive de lĠĉtre, comme son boug le plus propre.
Mais il faut aussi rpondre non, en un autre sens. CĠest que les penseurs de nos deux sries franaises, en fait, sĠintressent lĠvnement comme rupture, au basculement de mondes. Ce quĠils ont en vue nĠest pas tant de placer la pense sous la condition dĠune dissolution permanente et gnralise dont elle participerait sa manire, que de la rendre capable de dceler le basculement des grands difices qui captivent lĠesprit, un moment privilgi de lĠhistoire, basculement qui sĠexprime en effet comme mutation du concept et de la vrit. CĠest bien ce que Bachelard et Brunschvicg souhaitaient russir, je crois, vis--vis du document scientifique : ils voulaient dcrire et clbrer comme il convient ce quoi ils assistaient, et qui tait la double rvolution scientifique de la relativit et du quantique. Cette intention de pense se retrouve de manire exemplaire chez le Foucault de Les mots et les choses, qui dcrit les pistms successives et, non sans un effroi respectueux, lĠimpensable passage de lĠune lĠautre ( travers Don Quichotte, par exemple).
LĠhraclitisme de nos auteurs nĠest pas pur, il sĠoriente sur lĠvnement-rupture plutt que sur le flux absolu. DĠo il rsulte que cette pense a autant besoin de savoir comprendre les cohrences que dĠapprendre recueillir leur dislocation. On a pu dire, justement en sĠappuyant sur Foucault, que le modle philosophique de cette orientation tait Heidegger, avec sa conception des poques : ne peut-on pas dire, au sein de chaque poque, quĠun concept ou un rseau de concepts et de pratiques disent adquatement la manire dont lĠtre envoie lĠtant ? NĠy a-t-il pas, donc, un travail de vrit au sens classique, et de valeur ÒintemporelleÓ en un sens local, qui sĠaccomplit lĠintrieur de chaque poque ? Sauf que, je crois, Heidegger ne reconnat pas lĠintention de signification transhistorique de tout concept et de toute vrit, ou alors la rserve la pense transmue en vnement-dclement, devenue histoire et temps plutt que concept et vrit (et donc dpourvue dĠintention ou de revendication au sens que jĠai donn ces termes).
En tout cas, chez les auteurs franais traits par A. Gualandi, on constate un intrt pour les cohrences des mondes intellectuels, sociaux et historiques, intrt qui ne rpugne pas faire confiance une doctrine mthodologique ÒmathmatisanteÓ comme celle du structuralisme : de ce point de vue, les figures classiquement rationalistes du concept et de la vrit sont maintenues. De plus, le transcendantalisme est en un sens conserv, aussi, dans le projet de dterminer les grammaires sous-jacentes chaque rgion aborde par les sciences humaines et sociales (linguistique, anthropologique, psychologique). Mais, videmment, on ne veut plus se souvenir de ce que toute mise en Ïuvre du concept et de la vrit se pose de manire transhistorique la question de la validit, et lĠon nĠenvisage le transcendantal que comme objectiv dans des Ògrammaires de faitÓ, des rgularits circonstanciellement vrifies, jamais comme impliqu dans lĠhorizon de recherche et de savoir actuellement ntre.
Je voudrais continuer cet examen rtrospectif en rflchissant un peu sur trois versions de la rpudiation de tout contenu authentiquement transcendantal qui me semblent intressantes. Elles diffrent, la fois sur le plan disciplinaire et sur le plan gographique, du cas franais que nous venons dĠenvisager : la version cognitive, la version Òtudes de sciencesÓ, et la version historico-politique.
Le point de vue ÒcognitifÓ sur la connaissance a une histoire, qui se situe, comme il est normal, depuis le dbut ÒentreÓ la philosophie de la connaissance et la science de lĠesprit. Le jalon contemporain des (supposes) sciences cognitives donne sa force et son autorit lĠensemble de cette histoire. LĠapproche se dfinit sans difficult dans son principe : il sĠagit de considrer que, derrire le mot ÒconnaissanceÓ, il y a un ensemble de comportements pratiques et intellectuels, corporels et mentaux ; que ces comportements se situent dans le monde et mettent en jeu des entits du monde ; et que, donc, une tude naturaliste du genre de ÒcommerceÓ que ces comportements illustrent ou ralisent est possible. Ce quĠon entend par ÒnaturalisteÓ, ici, est une tude qui objective les comportements en cause au moyen des mmes concepts et en termes des mmes entits postules que la connaissance de la nature en gnral, celle qui ne prend pas pour thme les comportements en cause. Le mot cognition est forg pour dsigner la connaissance prise en vue de cette faon. Deux gnralisations sĠimposent immdiatement, a priori, dans le contexte de cette approche : la cognition nĠa aucune raison dĠtre seulement humaine dĠune part, elle ne saurait se limiter la connaissance discursivement exprime et assume dĠautre part. On se tient prt, donc, dĠune part envisager une cognition animale (voire une cognition vgtale, voire, mais ici nous touchons la mtaphysique, une cognition minrale, ontologique, une cognition des choses), dĠautre part penser comme cognition la perception, lĠaction, lĠadaptation de lĠorganisme son environnement en gnral.
Avant le jalon contemporain, ce dont nous pouvons garder le souvenir est : 1) les contributions philosophiques du pass, notamment de lĠpoque pr-critique, dans la mesure o elles adoptaient souvent la posture scientifique de la description du fait de la pense ; 2) les investigations de la psychologie du XIXĦ sicle en Allemagne, qui furent souvent inspires par le projet de trouver dans la constitution biologique et psychologique de lĠhomme les facteurs transcendantaux que Kant assignait la connaissance, justement (nous pensons ici Helmholtz[5]) ; 3) la Gestalttheorie[6]. Cette histoire,on le voit et nous lĠannoncions, se situe entre philosophie et science positive de lĠesprit (psychologie, essentiellement) : aussi bien Helmholtz que les grands noms de la Gestalttheorie travaillent la fois dans le champ positif et dans le champ philosophique. Cet entre deux, lui-mme, a deux raisons dĠtre profondes : dĠabord, la philosophie sĠest toujours occup de la pense, et ce quĠelle en dit ne peut pas ne pas passer au moins par un enregistrement autoris de son fait ; ensuite, le projet cognitif exige la circonscription de lĠaire comportementale ou plus gnralement processuelle dsigne par le mot cognition, et celle-ci ne peut sĠoprer quĠa priori, il sĠagit toujours dĠarriver une formule thorique gnrale de la cognition, en faveur de laquelle lĠargumentation ne saurait tre que philosophique (et, vrai dire, sĠil est permis ici dĠappeler un chat un chat, transcendantale : il sĠagit de ÒdriverÓ une formule de lĠobjet rgional partir dĠune description universellement acceptable de ce que nous anticipons comme cet objet suivant lĠexprience qui nous rattache dj lui).
Au plus prs de notre jalon contemporain, il faut citer, bien sr, lĠarticle Ç LĠpistmologie devenue naturelle È de Quine, qui pr-interprte les sciences cognitives comme la nouvelle pistmologie naturaliste[7] : une pistmologie qui remplace le problme insoluble de la reconstruction fondationnelle des sciences par le problme – soluble parce quĠinternalis la science – de lĠtude naturaliste de la ÒloiÓ qui relie la sortie thorique de la science lĠentre sensorielle des stimuli. Cette loi, Quine la prsume lui-mme ne pas en tre une, il sĠattend ce quĠun degr de libert, exprimant notre souverainet de configuration du monde, soit rvl par une telle tude.
En tout tat de cause, lĠapproche cognitive efface le transcendantal tout simplement en annulant au niveau mthodologique le problme auquel il fournit une rponse chaque fois diffrente : celui du sens de lĠobjet pour la science qui en fait la science. La science ne doit tre apprhende que comme la couche suprieure de la ÒcognitionÓ, qui est un objet scientifique par dfinition dj ÒcaptÓ dans des termes satisfaisants par la dmarche scientifique. Le mot pistmologie ne dsigne plus le problme du droit dlimitant, pour chaque science, lĠobjet quĠelle fait sien, mais celui du fait des interactions organisme/monde auxquelles la science sĠgale. Il y aurait bien un problme transcendantal nouveau, rvl et apport par lĠentreprise cognitive elle-mme : celui de sa dcision a priori de lĠobjet cognitif. Mais la consigne est de ne pas traiter le Òdbat de paradigmeÓ interne lĠentreprise cognitive comme symptme de ce nouveau lieu du transcendantal, de lĠenvisager plutt comme le conflit de conjectures portant sur la structure vraie de lĠesprit. Et lĠapproche cognitive se substitue lĠapproche fondationnelle, implicitement ou un degr minimal transcendantale, vis--vis de toutes les autres sciences.
SĠagit-il, nanmoins, dĠun cas de dissolution ÒhraclitenneÓ du transcendantal ? Le transcendantal, dans le cas qui nous occupe, est dbout pour la simple raison que la connaissance est prise comme fait du monde, pour tre tudie parmi les autres faits, sans gard ou prsance, au dtriment du problme de droit pose par la pense elle-mme propos du connatre. A un premier niveau dĠanalyse, cĠest donc plutt sur lĠtre que sur le temps que lĠapproche cognitive projette la pense/la connaissance. Cela dit, cette projection garde du suffixe –ance de connaissance lĠide que ce qui dans lĠtre incarne la connaissance ne peut tre quĠun processus : la rduction qui sĠopre est une rduction la cognition conue comme ensemble de comportements cognitifs. La pense est donc quand mme identifie de manire temporelle, elle ne peut tre saisie dans le rel que ramene un ensemble de transitions. Le schme fondamental partag par toutes les approches cognitives est celui qui envisage la pense comme mode de transition dĠun systme : reste dterminer quel est le substrat des transitions en cause et quel type de modle les rapporter.
LĠapproche computationnaliste, clairement, rpond que les transitions de la pense sont des squences de manipulations formelles, assimilables des pas dĠinfrence, des actes de calcul, des gestes de rcriture : de telles transitions prsupposent, titre de support, un Òcontenu symboliqueÓ sur lequel opre la pense, une mmoire gardant trace des vecteurs symboliques concerns par les transitions, mmoire qui se ddouble en mmoire du type ROM, stockant les routines et les data de base, et en mmoire de type RAM, accueillant le message toujours nouveau de la sensation, sous forme ÒtransduiteÓ. Cette image – cĠest dĠailleurs une des raisons pour laquelle elle a t profondment critique – est essentiellement non hraclitenne. Ce qui fait la rfrentialit dĠun concept – sa capacit subsumer des objets eux-mmes rcuprs partir des donnes sensibles, ou bien ce qui fait la vrit dĠun nonc du mentalais (lĠidiome logique antrieur toutes les langues vernaculaires qui est nativement celui de la pense computationnelle elle-mme), ne dpend pas du temps et de son passage : on peut formuler de faon intemporelle des conditions de validit, la fois pour la subsomption et pour la vrit. Ces conditions mettront en jeu, bien sr, les vecteurs symboliques rcuprs auprs du sensible, mais la forme de la validit pourra tre dite dĠune manire a-temporelle : le concept instanci dans le monde ne lĠest pas au nom dĠun devenir commun du monde et de la pense, mais au nom de la satisfaction dĠune clause smantique formule en termes des noncs particuliers – logiquement du type noncs atomiques – transmis par le sensible, relativement un Òmodle de HerbrandÓ en substance ; lĠnonc vrai dans le monde, de mme, ne lĠest pas en tant que rsultat dĠune aventure conjuguant la pense et le monde, mais en tant que formule dduite au plan de la syntaxe formelle de la pense. Il peut y avoir une trajectoire de justification, pour la subsomption comme pour la vrit, qui se droulera dans le domaine syntaxique, lĠinstar des Òpreuves formellesÓ ou Òcalculs effectifsÓ dont les formes gnrales ont t mises au clair la fin de la premire moiti du vingtime sicle : mais cette trajectoire correspond un ÒtempsÓ interne abstrait de la pense, temps qui manifeste, justement, lĠtranget de la pense au temps essentiel, celui de la fuite hraclitenne de tout.
LĠapproche dynamiciste, de son ct, identifie le fait de la pense comme la stabilisation du systme dynamique de la psych en un attracteur. Ce fait profond est donc essentiellement ÒalignÓ sur la forme qui modlise dans toute la physique le devenir trame de lĠtre, me de toute chose. Comme lĠa si rigoureusement et si vastement dit Ren Thom, la notion de systme dynamique ÒtraduitÓ pour la science contemporaine lĠantique intuition hraclitenne du glissement et du conflit. LĠapproche dynamiciste dcrit donc bien la pense comme un processus hracliten de mme espce que ceux de lĠtre en gnral. Pourtant, cette approche elle aussi conserve quelque chose de lĠide dĠun ÒdcrochageÓ de la pense par rapport au temps du monde : dĠune part, les stabilisations qui sont les moments de la pense sont toujours prsentes comme sĠaccomplissant dans un Òtemps rapideÓ du psychisme, dphas en quelque sorte par rapport au temps de ses interactions avec le monde ; dĠautre part, la dynamique de la pense est beaucoup dĠgards conue comme dynamique dĠauto-organisation. Et cette auto-organisation ne doit pas seulement tre conue comme lĠhistoire individuelle de lĠorganisme, elle advient Òsous le contrleÓ du niveau culturel, soit dĠun processus radicalement dphas, passant par le symbolique et ses formes : cĠest du moins le point sur lequel insistent les dynamicistes adhrent au projet de la ÒculturalisationÓ des recherches cognitives. En telle sorte que les formes de validit de la subsomption et de la vrit, bien que dpeintes comme des rsultats de la dynamique et de la co-volution, correspondent lĠaffirmation dĠun ÒpropreÓ au plan de la pense et de la culture, qui ne ÒtraduitÓ pas simplement et immdiatement le moindre bruissement de lĠtre au fil du temps : mme pour cet hraclitisme cognitif, il semble bien quĠil y ait un ÒcontenuÓ du connatre qui demande tre compris contre le temps du monde mme sĠil est envisag comme engendr.
Ultimement, de plus, on peut toujours faire observer que la pense qui pense ces deux paradigmes est typiquement une pense transcendantale, tentant de formuler et traduire en termes thoriques lĠexigence a priori qui porte pour nous sur lĠobjet pense : geste partir duquel seul, en bonne pistmologie transcendantale, on peut comprendre des sciences cognitives consquentes et rellement scientifiques. Dans sa prtention propre la vrit, la science cognitive, quelle que soit son option, quels que soient ses modles, se rfre une ide normative intemporelle de la vrit, quĠelle place seulement sous la dpendance dĠun sens de lĠobjet ÒcognitionÓ dont elle dcide a priori. Mme si la cognition est analyse la lumire de lĠĉtre-au-monde, la revendication scientifique reste bien que le fait de la cognition humaine est conforme lĠnonc thorique de lĠĉtre-au-monde, cette conformit mettant en jeu une acception des concepts, de la rfrence et de la vrit qui nĠest pas ÒentacheÓ dĠhistoricit[8].
Une autre manire dont lĠhistoricit est rpute ruiner lĠide stable et fixiste de la vrit, comme lĠentente abstraite et rfrentielle du concept, est la manire de ce quĠon appelle les Òtudes de sciencesÓ (science studies). Il sĠagit cette fois dĠenvisager les productions scientifiques avec le regard objectif de lĠhistorien, sans avoir gard la dispute quant la vrit qui inspire et anime ces productions : on examine les propositions thoriques, les formations de courants, les activits exprimentales, en tant quĠvnement sociaux ordinaires, intgrs un systme conomique, politique et culturel ayant ses propres contraintes, connues de la science historique en tant que telle, en collaboration avec les sciences sociales quĠelle est appele mobiliser selon le cas (sociologie, anthropologie, conomie, science politique, linguistique, etc.). Le fameux principe de symtrie formul par le pre du Òprogramme fortÓ de lĠexternalisme, Bloor, exprime exactement lĠindiffrence la manire dont les travaux scientifiques tudis se situent par rapport la vrit : on doit essayer de comprendre comment telle thse en vient se formuler, se voit revendique par tel courant et connat tel destin institutionnel, sans prendre en compte le fait quĠelle est rtrospectivement dsigne comme vraie ou fausse par la science o elle sĠinscrit. Et, pour commencer, on doit faire tout autant lĠhistoire des conceptions fausses que celle des conceptions vraies. LĠide, bien entendu, est de faire apparatre des rgularits dans lĠÒcologie historiqueÓ des concepts et thories scientifiques, voire des lois dĠmergence et de disparition qui sĠexpriment dans lĠidiome de lĠhistoire des interactions humaines et sociales et pas dans le sous-idiome de la science laquelle les documents tudis prtendaient contribuer. Ultimement, la perspective dĠune thorie socio-historique de la gense des connaissances scientifiques se dessine assez naturellement : on dira que les thories de la relativit ne viennent pas tel moment sur le devant de la scne parce quĠelles satisfont mieux les critres ternels de la cohrence et de la vrit empirique, mais parce que, dans lĠenvironnement vital dĠEinstein, beaucoup dĠhorloges retentissaient. Le dbat peut alors se sophistiquer et se raffiner, en fonction de la reconnaissance par les protagonistes de plusieurs sens et niveaux du parce que en cause, mais nous nĠallons pas entrer dans ces subtilits ici.
Le point important est videmment pour nous que, quelle que soit la pondration entre niveaux finalement retenue, lĠapproche externaliste regarde bien, en premire analyse, les formations scientifiques comme essentiellement en proie au devenir historique, et comme nĠayant mme pas assez de signification distinctive pour justifier un niveau dĠhistoricit propre. LĠhistoire intrinsque des sciences reconnat bien lĠhistoricit – dĠailleurs absolument vidente et indniable – de la sdimentation scientifique. Mais elle estime, en substance, quĠil y a un temps propre de cette historicit, qui place chaque vnement de la science en cause dans le contexte gnral de la transformation et de lĠapprofondissement de son propos, qui enregistre chaque concept comme rorganisant un champ conceptuel prtendant couvrir la classe des phnomnes affronts, chaque loi comme mettant lĠpreuve sa validit en venant se substituer telle autre loi, formule dans le mme langage ou non. Dans le principe dĠailleurs, la squence des tapes de la construction, cumulative ou divergente, de la vrit scientifique, peuvent ne pas concider avec celles de lĠhistoire gnrale, comme cela arrive, par exemple, lorsque la rflexion sur un problme est interrompue pendant une longue priode, au cours de laquelle on sĠattache dĠautres sujets, pour tre reprise un moment o, ventuellement, la mmoire des premiers acquis est perdue, en sorte quĠil faut les ÒrinventerÓ, parfois sous une autre forme et dans un autre langage.
On retrouve la distinction sur laquelle nous essayons dĠinsister tout au long de cet article : celle entre, dĠune part, une histoire du concept et de la vrit qui tudie la succession des contributions, inventions, critiques, dplacements en concdant par principe lĠordre du concept et de la vrit une signification et une stabilit propres, et qui donc regarde lĠaprs de ce qui vient aprs comme nĠtant pas en tant que tel dj signifiant au plan du concept et de la vrit, comme ayant conqurir la dignit dĠtre un aprs sub specie conceptus et veritatis, et, dĠautre part, une histoire du concept et de la vrit pour qui la dclinaison temporelle, par exemple en tant que mode de manifestation dĠune volution de lĠinteraction humaine et sociale sous-jacente, est dj altration et glissement de la scientificit en tant que telle.
De fait, les approches externalistes se sont considrablement dveloppes dans les dernires dcennies, comme les approches cognitives voques lĠinstant. Ce qui semble tmoigner de ce que les esprits adhrent de plus en plus volontiers la ÒvisionÓ hraclitenne radicale.
On peut observer, bien entendu, que le ÒscepticismeÓ de lĠapproche externaliste sĠexpose comme tout scepticisme, lĠauto-rfutation : il faut, pour construire une loi socio-historique de la gense et de la disparition des formations scientifiques, accepter au moins momentanment lĠautorit ÒabsolueÓÓ de la science socio-historique dploye cet effet. Vis--vis de cette difficult, les adeptes de lĠexternalisme ragissent comme leurs ÒcousinsÓ naturalistes cognitifs, soit en arguant du droit de faire fonctionner localement un instrument pistmique que lĠon ne divinise pas pour autant, et qui sera lui-mme remis en cause par une autre tude, soit en re-dfinissant subrepticement lĠambition de lĠexternalisme la baisse : il sĠagirait seulement de montrer des relations constantes usuellement non prise en vue, sans contester la lgitimit et la possibilit dĠune autre approche ( dite dĠhistoire ÒintrinsqueÓ).
Mais le cÏur du dbat me semble esquiv, dans lĠune comme dans lĠautre de ces rponses : il sĠagit de savoir si lĠon reconnat lĠa-temporalit qui est inscrite dans le mode de position mme du concept et de la vrit, comme Aristote et Platon lĠavaient dj mis en vidence. Il sĠagit de prendre conscience de ce que la rationalit, si compltement et si radicalement quĠelle dcrive le passage en tant que tel, le fait au moyen dĠune nonciation qui projette les faits et leurs modifications sur une structure de sens atemporelle, et que cĠest par un tel retrait et une telle projection que se dfinit lĠentreprise rationnelle.
Un cas la fois crucial et passionnant pour notre discussion est celui o lĠhraclitisme en vient sĠappliquer la connaissance et lĠvaluation de lĠhistoire humaine elle-mme. A en croire Jeffrey Barrash dans son rcent ouvrage Politiques de lĠhistoire[9], cĠest ce qui sĠest produit en Allemagne, dĠune manire progressive et contraste, partir de Herder. Ce qui dtermine lĠintrt tout fait exceptionnel de sa recherche est quĠil met en vidence une sorte de revirement lĠintrieur dĠun cadre introduit par Herder justement, mais qui nĠimpliquait pas par lui-mme le dsaveu de lĠuniversalit, singulirement sous la figure du Òprincipe de vritÓ. Jeffrey Barrash montre comment, de Herder Leopold Von Ranke, la pense historiciste allemande reste dĠabord lie aux horizons universalistes : soit en raison dĠune allgeance religieuse, qui commande que toutes les ÒvritsÓ nationales, exprimes dans la langue et suivant lĠlan de lĠhistoire de tel ou tel peuple, se rejoignent et sĠaccordent dans une vrit ÒdivineÓ quĠelles peuvent seulement prtendre reflter localement ; soit en raison dĠune option rationaliste kantienne, qui confie quand mme lĠhistoire la mission de faire advenir des institutions et une vie rationnelles pour lĠhumanit. Chez ces auteurs, la reconnaissance de lĠimmense importance de la coordonne historique et culturelle est seulement reconnaissance dĠune sorte de ÒmodalisationÓ affectant les nonciations du vrai et du bien, modalisation qui rclame une tude historique : mais elle ne signifie pas lĠoubli de la valeur transhistorique et transculturelle du vrai et du bien comme tels. Les choses basculent, rapporte Jeffrey Barrash, avec Treitschke, qui succde Leopold Von Ranke, dans le poste dĠhistoriographe officiel de lĠEtat de Prusse, mais qui comprend quant lui lĠhistoricisme comme lĠassise dĠune pense qui assume dĠtre seulement allemande, et de ne travailler conceptuellement rien dĠautre que lĠapologie de la chose allemande. Il nĠest videmment pas surprenant que cette posture aille de pair avec lĠadhsion un anti-smitisme post-chrtien virulent.
Dans la suite de son tude, Jeffrey Barrash dgage plusieurs spcificits et tensions de cet ÒespaceÓ dont nous savons aujourdĠhui quĠil allait la catastrophe. La tendance redfinir le concept et la vrit en termes dĠune forme temporelle qui les traverserait est vrai dire susceptible de sĠexprimer de deux manires : la manire hraclitenne-hglienne, donnant lieu la thse que la pense est le processus qui lĠaccomplit, quĠelle est mouvance et destruction-dplacement de soi, et la manire hraclitenne-heideggerienne, conduisant la vision de lĠvnement comme le cÏur et le secret du concept comme de la vrit. Ce qui remplace les instances de la raison, cĠest soit le temps ontologiquement ralis comme processus emportant tout, soit le temps dvisag sur le mode potico-tragique comme lĠternel contexte dĠune csure hypnotisant le monde. Carl Schmidt, avec son ÒdcisionismeÓ, promeut une version de philosophie politique de cette seconde manire, si jĠen crois du moins les analyses de Jeffrey Barrash. Mais son livre dcrit aussi les dmarches rsistantes lĠgard de cette dilution du rationnel qui se sont manifestes la mme poque : plusieurs auteurs juifs allemands, pour la plupart rattachs lĠhistoricisme par la voie marxiste, ont cherch concevoir philosophiquement les rapports de lĠhistoire et du Geist sans concder la rsorption et lĠoubli de ce dernier (Arendt, Benjamin, Lwith, Heller, Strauss, etc.).
Ce que lĠon comprend une fois de plus, cĠest lĠambigut interne de la pense historiciste, ambigut que lĠon peut lire et dceler jusque dans la formule matresse de Hegel Ç Weltgeschichte ist Weltgericht È. Cette formule pourrait vouloir dire, au fond, simplement que ce qui est juger dans lĠhistoire se produit dans lĠhistoire, que les objets demandant lĠvaluation trouvent dans lĠhistoire leur place et leur condition. Ou mme, de faon plus exigeante, que lĠhistoire humaine nĠest pas sparable dĠun telos qui appelle le jugement de ce qui sĠy produit, en telle sorte que lĠhistoire nĠest pas vraiment historique si je ne soumets pas un jugement ininterrompu et radicalement rtrospectif lĠensemble de ce qui advient en elle. Et, sous cette forme, elle nĠentamerait en aucune manire lĠessence du concept et de la vrit : au contraire, elle aurait besoin dĠeux et de leur prtention constitutivement transhistorique pour se poser comme histoire au sens vrai. Mais la formule sĠentend plutt comme affirmant que lĠhistoire du monde est comme telle jugement du monde, cĠest--dire, selon toute apparence, que le devenu est critre du juste et du bien. Auquel cas elle est la formulation mme, dans le contexte de la philosophie du droit, de lĠhistoire et du politique, de la dgradation hraclitenne des instances de la raison dont nous parlons depuis le dbut.
Sans cherche creuser plus ce troisime ÒexempleÓ, faute de comptence, nous allons maintenant chercher conclure.
LĠtude de notre problme court le risque dĠtre aportique. De nombreux esprits, je crois, sont prts accorder que les divers types dĠhraclitisme voqus ici ont une nocivit, ou du moins que leur opration porte atteinte, parfois silencieusement, parfois ouvertement et avec force et fracas, au concept et la vrit. Que ces approches ou discours compromettent ce dont ils continuent pourtant de se rclamer, et qui est la rationalit. Mais les mmes esprits, dans leur majorit, prouvent que lĠaffectation du concept et de la vrit par la temporalit en son cÏur est indniable : que lĠon ne peut pas garder le modle dĠune historicit rceptacle externe et indiffrent des sdimentations du concept, par exemple. La figure instable et peu claire de lĠhistoricisation du transcendantal vient tenter de rpondre cette difficult, elle est suppos dissiper lĠaporie en prenant ses deux rives la fois, dans une sorte de ptition de principe que lĠon ne sait pas justifier, laquelle on nĠassocie mme pas une conception claire.
Au cours du vingtime sicle, on a le plus souvent privilgi la face hraclitenne, en ÒoubliantÓ de qui tait d au concept et la vrit, et en ne se souciant plus des conditions sous lesquelles un vritable contenu conceptuel entre dans une vritable prtention la vrit. Mais cette squence nĠa pas t la seule : on peut au moins voquer lĠpistmologie du Cercle de Vienne, qui a prtendu dcrire la scientificit de faon parfaitement a-temporelle (logique, en lĠoccurrence), et qui a ÒsuscitÓ en quelque sorte la rplique violente de Kuhn, rintroduisant le caractre dterminant de lĠhistoire avec des arguments audibles par la communaut concerne.
Ce qui apporterait une vritable lucidation du problme, en mme temps quĠune pacification de la guerre des attitudes, serait un discours qui saurait concder quelque chose lĠide dĠune Òessence temporelleÓ de la raison sans dtruire son concept. Dfinir, comme Hegel, le concept par le temps, ou comme Heidegger, la vrit par lĠvnement, ne constitue pas une telle solution, parce que ces identifications trop puissantes tuent la schize rationnelle.
Partons de remarques simples. QuĠest-ce qui nous pousse, de lĠintrieur du domaine rationnel, pour des motifs pistmologiques en quelque sorte, reconnatre un rle du temporel dans ce rationnel ? Il me semble que quelques rponses sĠimposent :
A) Il y a une temporalit propre du dploiement du contenu thorique. Aucun contenu thorique, aucun contenu scientifique, aucun contenu rationnel nĠchappe une structuration interne qui fait que certains lments doivent tre dits et entendus dĠabord, parce quĠils donnent accs ceux qui suivent. Que, dans la vision la plus classique, les axiomes et les concepts fondamentaux doivent tre dĠabord noncs et nomms respectivement, avant que ne se dploie un procd simultanment dductif et dfinitionnel, amenant de nouveaux concepts et de nouvelles vrits, est la manire logicienne de dire cette temporalit du dploiement. Mais il y a aussi une manire transcendantale, une manire phnomnologique : on y met en avant dĠabord ce qui est ÒprsupposÓ de manire non logique, parce que cela dfinit un accs en termes de configurations de conscience vcues ou en termes de rgles de pense, de reprsentation, dĠintuition, de synthse, etc., toujours actives lĠarrire-plan. Disons, pour donner un exemple, que la squence 1) synthse de lĠapprhension, 2) synthse de la reproduction, 3) synthse de la recognition, prsente dans la dduction transcendantale A, constitue un exemple de temporalisation interne au processus de connaissance reconnue par lĠapproche critique kantienne.
B) Il y a un cheminement de la comprhension et de la novation, qui fait que les penses antrieurement disposes motivent celles qui viennent la suite, en telle sorte que comprendre ces penses, cĠest aussi comprendre de quelle manire elles Òre-comprennentÓ celles qui sont venues avant, et pas seulement les comprendre directement dans le rfrentiel thorique o elles sont susceptibles de se prsenter comme venant de nulle part. Ceux qui ont vcu au moins partiellement dans lĠaprs-coup lĠensemblisation du discours mathmatique savent bien que comprendre lĠintgrale de Lebesgue dans son expos contemporain, ce nĠest pas seulement suivre lĠenchanement de la construction de la fonctionnelle fa, mais cĠest comprendre la dmarche qui est celle de cette construction – introduisant une mesure avant de dfinir une intgrale, enveloppant un certain regard sur lĠespace de dpart et lĠespace dĠarrive – comme dmarche venant aprs celle de la vision de lĠintgrale comme calcul de la surface au moyen dĠune primitive, et la mise au point de lĠintgrale de Riemann. LĠhistoire des sciences intrinsque a dcrit dĠinnombrables faits rationnels dĠenchanement, clarifiant dans chaque cas ce qui tait signifiant dans un dplacement scientifique : comment des configurations thoriques se voyaient la fois reprises et renouveles.
C) Plus radicalement encore, la pense rationnelle est activit, elle passe par des oprations qui jalonnent son activit. En tant que telle, elle met en piste une temporalit de cet agir complexe comme lequel elle se prsente. La notion mathmatique de construction, originairement pense par Brouwer, exprime sous une forme minimale lĠagir rationnel et les modes de cet agir, externaliss dans le symbolique mais traces dĠune ÒhistoireÓ de gestes.
Le problme est donc au fond de savoir comment cette prsence du temps et de la temporalit dans le rationnel peut tre affirme et interprte sans procder la dissolution hraclitenne de la raison.
La seule rponse possible nous semple celle qui est implicite la tentative qui fut la ntre, plus haut, de dfinir en quoi consistait une Òhistoricisation du transcendantalÓ proprement dite. Nous avions dit alors, en substance : expliciter la prtention transhistorique laquelle sĠgale chaque phase du transcendantal. Ce qui signifiait, notamment, formuler cette prtention sans lĠexposer comme le gliss de la prcdent : la laisser parler plutt que de toujours dj ÒcommenterÓ son dire comme instantan extrait de la dformation permanente dĠun pass ou comme actualisation fragile prleve sur une germination grosse dĠavenir en cours.
Mais comment une telle tche est-elle possible et lgitime si lĠon assume les observations A), B) et C) ci-dessus ?
Elle lĠest, tout simplement, si lĠon veut bien reconnatre que la temporalit laquelle renvoient ces trois observations est une ÒautreÓ temporalit. Reconnatre la raison, lui accorder lĠautorit de son dploiement propre et de la traduction constamment dclarative de ce dploiement consiste essentiellement en lĠacceptation du temps second de la pense. Ce temps second possde trois modes, que signalent respectivement nos observations A), B) et C). Il y a le mode de la drivation dductiveĠ et dfinitionnelle (associ A)), le mode du pas hermneutique (associ B)), et le mode du geste opratoire (associ C)). Bien entendu, il y aurait beaucoup dire sur les relations entre ces trois modes, et sur le fait que tous les trois prsupposent lĠÒespace smiotiqueÓ : le temps propre de la pense, sĠeffectuant selon ces trois modes, ne pourrait pas sĠeffectuer sĠil ne disposait pas dĠun domaine propre dĠactualisation fourni par lĠespace smiotique. Et de telles considrations rejoignent dĠautres tudes, conduites dans le champ phnomnologique et dans celui de la smantique linguistique, par un trs grand nombre de spcialistes[10].
Du point de vue du prsent article, ce qui importe est de faire le lien avec lĠide dĠune dtection ÒhistoriqueÓ des phases du transcendantal qui les prenne chacune dans la force anhistorique de leur revendication. Le lien est en lĠoccurrence le suivant : lorsque jĠenvisage une phase du transcendantal du point de vue de lĠhistoricit propre de la pense, je ne porte pas atteinte lĠabsoluit rationnelle de la profration scientifique concomitante, en quelque sorte. Si jĠanalyse un rseau de concepts ou de thses gouvernant un tat de la science en mettant en vidence quels concepts et quelles thses ont le pouvoir dĠengendrer les autres au sens de la dfinition ou de la dduction, je rends patente lĠarchitecture mme suivant laquelle cet tat de la science proclame une vrit anhistorique. Si je fais voir tel concept dĠun tat de la science comme ÒrponseÓ et ÒrepriseÓ au sein dĠune intrigue intellectuelle remontant une situation antrieure, je souligne et donne penser dĠautant plus nettement et dĠautant plus vigoureusement lĠoption smantique qui sĠaffiche dans lĠaffirmation scientifique o intervient ce concept. Si je mets nu les squences dĠoprations qui sont impliques dans la mise en Ïuvre thorique de la forme scientifique dĠune phase transcendantale, de mme, je mets la disposition de tous lĠnergtique pratique sous-jacente la pense du monde se donnant comme vraie que cette phase enveloppe.
Rinsrer les moments de pense dans la temporalit propre de la pense, cĠest donc soustraire ces moments au temps du monde ou de lĠtre. Ce nĠest pas en tournant le dos au temps que la raison sĠchappe suivant une voie orthogonale au flux de lĠtre, mais en obissant un autre temps, en fuyant selon les tapes dĠune successivit prleve sur lĠternit, capable de revenir indfiniment sur elle-mme et sur ses trajectoires : la successivit des modes de la pense dans lĠespace smiotique.
Et pourtant, le temps propre de la pense ne peut quĠtre tomb dans le monde. LĠexigence dĠeffectivit partageable pour ses vnements fait que ceux-ci ÒdpendentÓ des supports et des pisodes au travers desquels la valeur de signe sĠinscrit, constituant une condition indpassable pour lĠadresse et le commerce du sens. Donc, quand je montre ou active une drivation, je le fais selon le temps du monde ; un enchanement hermneutique sĠaccomplit comme une sorte dĠcho dans le prsent dĠun pass qui est aussi et dĠabord le pass rel de ce prsent ; une opration dcale et altre une matrialit effective antrieure son geste dans le monde. Mais la processualit autre de la pense, toujours dj traduite dans le monde et soumise sa manire aux conditions de la processualit gnrale, ne laisse pas de valoir en droit comme autre, comme se droulant dans lĠespace ternitaire en rfrence des tapes idales : et cĠest ce qui prvaut pour nous lorsque nous accdons la comprhension transcendantale dĠun moment du savoir.
[1]. Cf. Kant, E., 1781-1787, Critique de la raison pure, III [426-461], A 642-704, B 670-732, trad. fran. A. Delamare et F. Marty partir de J. Barni, in Emmanuel Kant Îuvres philosophiques volume I, 1980, Paris, Gallimard, La Pliade, pp. 1246-1291.
[2]. Cf. Gualandi, A., 1998, Le problme de la vrit scientifique dans la philosophie franaise contemporaine. La rupture et l'vnement, Paris, L'Harmattan ; et Barot, E., LĠaventure mathmatique de la dialectique depuis Hegel, thse de doctorat de lĠUniversit de Nanterre, Novembre 2004.
[3]. Cf. Foucault M., 1966, Les mots et les choses, Paris,1966, Gallimard, p. 330.
[4]. Cf. Gualandi, A., 1998, Le problme de la vrit scientifique dans la philosophie franaise contemporaine. La rupture et l'vnement, Paris, L'Harmattan.
[5]. Cf. Chevalley, C., 1991, Niels Bohr Physique et connaissance humaine, dition commente, Paris, Folio pp. 422-442, spcialement pp. 433-435
[6]. Cf. Smith, B. (Ed.), 1988, Foundations of Gestalt Theory, Mnchen, Philosophia Verlag. ; Rosenthal, V. & Visetti, Y.M., 1999, Ç Sens et temps de la Gestalt È, Intellectica nĦ 28, 1999/1, 147‑228 ; et Rosenthal, V., & Visetti, Y.-M., 2002, Kohler, Paris, Les Belles Lettres, 2002.
[7]. Cf. Quine, W.O., 1969, Ç L'pistmologie devenue naturelle È, in Relativit de l'ontologie et autres essais, Paris, 1977, Aubier-Montaigne, 83-105.
[8]. Pour plus de prcisions sur ce qui est voqu dans cette section, cf. Salanskis, J.-M., 2003, Hermneutique et cognition, Lille, Presses du Septentrion.
[9]. Cf. Barrash, J. A., 2004, Politiques de lĠhistoire, Paris, PUF.
[10]. Cf. Derrida, J., 1967, La voix et le phnomne, Paris, PUF ; Derrida, J., 1967, De la grammatologie, Paris, Minuit ; Rastier, F., 1987, Smantique interprtative, Paris, PUF ; Cadiot, P. & Visetti, Y.-M., 2001, Pour une thorie des formes smantiques, Paris, PUF ; Cadiot, P. & Visetti, Y.-M., 2006, Motifs et proverbes, Paris, PUF.