LÕhermŽneutique, le sens, le savoir

Pour cette journŽe qui sonne ˆ mes oreilles comme une journŽe de bilan et de recul, il mÕa semblŽ nŽcessaire de rŽflŽchir sur la relation qui sՎtait nouŽe dans mon travail, depuis un peu plus de quinze ans dŽsormais, avec lÕhermŽ­neu­tique et sa tradition. Assez Žvidemment et immŽdiatement, pour moi, une telle rŽflexion se divise en 1) un volet gŽnŽral, o il sera question du sens et de la pensŽe, de ce que lÕhermŽ­neu­tique enseigne ˆ leur sujet, et du statut induit ou implicite de la philosophie ; 2) un volet ÒappliquŽÓ, o je voudrais plut™t revenir sur la volontŽ qui a ŽtŽ la mienne dÕattester la chose hermŽ­neu­tique dans le domaine scienti­fique exact (du c™tŽ de la logique, des mathŽ­ma­tiques, de la physique, des sciences cognitives).

Discussion philo­so­phique de lÕhermŽ­neu­tique

Trs simplement, pour moi, lÕintŽrt philo­so­phique de lÕhermŽ­neu­tique sÕest dÕabord situŽ au niveau de ce qui, chez Gilles Deleuze, sÕappelle image de la pensŽe. JÕai reu la description par Heidegger et Gadamer du cheminement hermŽ­neu­tique comme la juste caractŽrisation de ce que lÕon pouvait appeler la pensŽe au sens fort ou au sens radical.

Modles de la pensŽe

Cette description, je la rŽsume ˆ nouveau : chaque fois que nous pensons, nous nous rapportons ˆ quelque chose qui fait question sur le mode de la prŽ-comprŽhension. Nous sommes ouverts ˆ un contenu qui nÕest pas tout ˆ fait stabilisŽ comme thme assignŽ, mais qui, dŽjˆ, nous requiert comme ҈ expliciterÓ. Notre relation ˆ ce contenu faisant question nÕest pas de lÕordre de la ma”trise : que ce contenu fasse question signifie quÕil a une manire de nous dŽborder. Mais notre relation ˆ ce contenu nÕest pas non plus de lÕordre de lÕignorance : nous entretenons avec lui une familiaritŽ, en telle manire que nous ÒvivonsÓ dŽjˆ une comprŽhension de ce quÕil en est de lui, seulement cette comprŽhension ne nous est pas disponible comme une forme propositionnelle. Le mot prŽ-comprŽhension nomme cette comprŽhension dÕavant la comprŽhension, dŽpassŽe par son contenu et en mme temps enveloppant dŽjˆ celui-ci dÕun prŽ-savoir ; cette double valeur du contenu nՎtant pas sŽparable de sa faon de se poser comme faisant question.

Aujourd'hui encore, je dirais que nous ne pouvons que reconna”tre dans cette description un rŽgime de la pensŽe que nous traversons constamment, et dans lequel rŽside par excellence la dimension passionnante et profonde de lÕexercice de la pensŽe. La force phŽno­mŽ­no­logique de cette description me semble extrme. Nous rattachons sans peine au ÒscŽnario hermŽ­neu­tiqueÓ nos enqutes intellectuelles, quel que soit le domaine dans lequel elles ont lieu.

JÕajouterai que nous ne disposons pas de beaucoup dÕimages de la pensŽe de la mme gŽnŽralitŽ et de la mme plausibilitŽ. A vrai dire, je serais tentŽ de dire que, dans le contexte de la pensŽe contemporaine, il nÕy en a quÕune autre : celle de la pensŽe comme calcul ou comme preuve. Selon cette seconde approche, penser, cÕest produire une sortie ˆ partir dÕune entrŽe. Mais le passage de lÕentrŽe ˆ la sortie, pour valoir comme pensŽe, doit appara”tre comme opŽration publiquement contr™lable. La logique mathŽ­ma­tique du vingtime sicle a dŽgagŽ une conception thŽorique gŽnŽrale de lÕentrŽe-sortie ÒcalculanteÓ : effectuer un calcul, cÕest en substance appliquer une fonction calculable ˆ une entrŽe symbolique. Les fonctions calculables se laissent identifier comme fonctions rŽcursives, fonctions lambda-dŽfinissables ou fonctions Turing-calculables. On peut donc suggŽrer que penser cÕest accomplir un tel trajet de calcul ˆ partir dÕune donnŽe symbolique. Une version un peu diffŽrente consiste ˆ soutenir que la pensŽe sÕassimile a priori et en gŽnŽral ˆ lÕactivitŽ de preuve. Par exemple, on plaidera que la pensŽe du sujet humain consiste ˆ dŽriver une formule du langage interne innŽ (le mentalais), ˆ partir de ÒprŽmissesÓ qui sont la transduction des donnŽes sensorielles. Dans les deux hypothses, lÕensemble des sorties que peut occasionner une entrŽe donnŽe est rŽcursivement ŽnumŽrable, cÕest en quoi les deux approches sont profondŽment apparentŽes : la question qui reste non tranchŽe est de savoir sÕil faut prŽsupposer quÕun algorithme dŽterminŽ est toujours sŽlectionnŽ avec la rŽception de lÕentrŽe, ou si le cheminement Òde type algorithmiqueÓ, suivant ˆ chaque Žtape des options morphologiquement limpides, invente et sŽlectionne au long du parcours sa nŽcessitŽ.

Pris de lÕune ou de lÕautre manire, ce modle de la pensŽe a lui aussi des lettres de noblesse : essentiellement, cette fois, dans lÕhistorie de la philosophie. CÕest assez peu de cette manire que nous vivons notre pensŽe, le tŽmoignage de la phŽno­mŽ­no­logie est beaucoup plus fortement en faveur de la premire image, mais force est de constater en revanche que des philosophes ont envisagŽ la pensŽe sous lÕangle du calcul et de la preuve, bien avant le dŽveloppement des recherches cognitives : cÕest la rŽfŽrence ˆ Leibniz, ici, qui est dŽcisive. Que ce modle ait ŽtŽ cŽlŽbrŽ dans le contexte de la philosophie se comprend sans peine : tel que nous le connaissons et lÕexplicitons aujourdÕhui, il correspond ˆ la forme que se donne la pensŽe pour autant quÕelle se justifie dans un dŽbat, dÕabord duel, mais finalement multilatŽral. Or la philosophie, en tant que recherche se situant dans le cadre de la rationalitŽ, et sÕattachant par excellence ˆ sŽcuriser tout ˆ la fois la pratique et les frontires de la rationalitŽ, vivant en quelque sorte de la dŽmarche argumentative qui fait valoir certaines assertions comme lŽgitimes, sÕest depuis toujours intŽressŽe ˆ la pensŽe plus sous le rapport de ce quÕelle doit tre (pour satisfaire ˆ la rationalitŽ) que sous le rapport de ce quÕelle est. On peut dire que la ÒformeÓ de la logique des prŽdicats du premier ordre Žmerge, chez Frege, Russell, Peano et Hilbert, comme la forme de la pensŽe bien fondŽe dans le vrai, de mme que les thŽories de la calculabilitŽ unifient le sentiment dÕinexorabilitŽ pour tous qui sÕattache aux activitŽs traditionnelles de la preuve et du calcul. De ce point de vue, le paradigme dit ÒÔcomputationnalisteÓ en sciences cognitives nÕa pas fait autre chose que poser comme le mode de fonctionnement factuel de lÕesprit ce qui avait ŽtŽ reconnu comme le bon rŽgime normatif pour lÕesprit dŽductif mathŽ­ma­tique.

Le modle hermŽ­neu­tique, en revanche, est ambigu vis-ˆ-vis de la distinction du fait et de la norme. Dans la prŽsentation que je viens dÕesquisser, je lÕai spontanŽment situŽ du c™tŽ du fait, en laissant entendre que nous reconnaissons dans le scŽnario hermŽ­neu­tique ce qui arrive de fait dans notre pensŽe ; symŽtriquement, je rattachais le modle du calcul et de la preuve au devoir-tre. Dans la logique dÕune telle exposition, on devrait sÕattendre ˆ ce que les approches naturalistes privilŽgient le modle hermŽ­neu­tique, et les approches rationalistes, justificationnistes, fondationnelles, philosophiques au sens dÕun idŽalisme philo­so­phique minimal, le modle du calcul et de la preuve. Comme on le sait, et comme je lÕindiquais dŽjˆ ˆ moitiŽ ˆ lÕinstant, cÕest exactement lÕinverse qui se produit. En rgle gŽnŽrale, ceux qui essaient dÕintroduire le modle hermŽ­neu­tique dans les sciences cognitives sont en mme temps ceux qui ne croient pas jusquÕau bout au programme de la naturalisation de lÕesprit, et rŽclament au contraire la ÒculturalisationÓ des sciences cognitives.

Si lÕon revient ˆ la prŽsentation ÒintrinsqueÓ de la pensŽe comme hermŽ­neu­tique qui a ŽtŽ donnŽe plus haut, on devra dire quÕelle est tout de mme ÒnormativeÓ en un certain sens. Elle prŽtend expliciter ce que nous entendons par pensŽe : selon ce quÕil faut appeler maintenant la philosophie hermŽ­neu­tique, nous ne satisfaisons pas ˆ lÕessence indiquŽe par le mot pensŽe lorsque nous nÕen passons pas par le mode hermŽ­neu­tique : notre rapport ˆ des contenus ne prend pas ces contenus comme matires ˆ penser. Dans une certaine mesure, le scŽnario hermŽ­neu­tique se donne comme la mise au clair de ce quÕenveloppe dans le principe la notion de pensŽe. Bien entendu, une telle assertion ouvre un dŽbat : on ne pourra pas se contenter, pour justifier la prŽtention de la philosophie hermŽ­neu­tique, dÕen appeler ˆ notre expŽrience, o le mouvement de la prŽ-comprŽhension vers la comprŽhension serait attestŽ. Il y va dÕune argumentation a priori sur lÕexigence contenue dans la notion de pensŽe.

Le dŽbat se redouble ici de la difficultŽ suivante : on ne peut gure Žviter de demander ˆ lÕhermŽ­neu­tique ce quÕelle fait de la vŽritŽ dans lÕimage de la pensŽe quÕelle propose. Y a-t-il un rapport, une connivence, une ŽtrangetŽ, une contradiction entre comprendre – qui serait lÕacte essentiel de la pensŽe selon lÕhermŽ­neu­tique – et dire le vrai ?

Comme on le sait trs bien parmi ceux devant qui je parle aujourdÕhui, ce problme se pose par excellence ˆ propos de ce qui reste lÕapplication par excellence de lÕhermŽ­neu­tique, et qui est lÕinterprŽtation des textes. Si interprŽter un texte, cÕest Žlaborer une prŽ-comprŽhension de son contenu, une interprŽtation en ce sens est-elle en droit de prŽtendre ˆ la moindre vŽritŽ ? Dans la mesure o la dŽfinition hermŽ­neu­tique du comprendre pose celui-ci comme relatif ˆ un prŽ-comprendre apparemment ÒunilatŽralÓ, ÒsubjectifÓ, ou en tout cas ÒsituationnelÓ, elle semble le dŽconnecter de toute exigence dÕobjectivitŽ, qui fait partie dÕune ambition de vŽritŽ.

Je voudrais ici discuter de ce double nÏud de problmes, en introduisant une dimension supplŽmentaire : celle du sens. Pour moi, en effet, les qualitŽs et dŽfauts du Òmodle hermŽ­neu­tiqueÓ ˆ lՎgard de la notion de pensŽe et vis-ˆ-vis de lÕexigence de vŽritŽ sont intimement liŽes ˆ un autre Òjugement de lÕhermŽ­neu­tiqueÓ : il sÕagit de savoir si la philosophie hermŽ­neu­tique a correctement conu et prŽsentŽ le sens, si elle lÕa bien compris oserais-je mme dire. Nous serons mieux ˆ mme dՎvaluer la lŽgitimitŽ de lÕimage de la pensŽe quÕelle propose si nous interrogeons en mme temps la version du sens quÕelle avance, et saisissons donc la question de la vŽritŽ ˆ partir dÕune prise de position sur le sens.

Conceptions hermŽ­neu­tique, analytique et phŽnomŽnologique du sens et de la vŽritŽ

Est-il facile de dire comment la philosophie hermŽ­neu­tique voit le sens ? On sÕattendrait ˆ une rŽponse positive, parce quÕil para”t aller de soi que le sens est le souci prŽpondŽrant de cette philosophie : elle doit donc bien le conna”tre sous un visage dŽterminŽ.

NŽanmoins, la question sÕavre plus dŽlicate quÕil nÕy para”t, parce que lÕapproche hermŽ­neu­tique se focalise sur deux verbes – comprendre et interprŽter – plut™t que sur le substantif sens. Si lÕon revient ˆ Heidegger, on trouve il est vrai chez lui une dŽfinition formelle – fort alambiquŽe – du sens. Je cite la traduction Martineau :

Ç Le sens est le vers-quoi, en tant que structurŽ par la prŽ-acquisition, la prŽ-vision et lÕanti-cipation, du projet ˆ partir duquel quelque chose devient comprŽhensible comme quelque chose È[1].

Le sens est donc, en extrayant la formule principale, le vers-quoi structurŽ dÕun projet. Mais le projet en question est polarisŽ par Òquelque choseÓ, qui, ˆ partir de lui, se comprend comme quelque chose. CÕest ici la structure du vers quoi, commandŽe par les instances Vorhabe, Vorsicht et Vorgriff, qui nous gratifie du comprendre, qui lՎlabore. La formule, en fin de compte, Žgalise le sens ˆ la polarisation dÕun geste qui va vers la chose et la dŽcale en chose comprise. Elle se tient tout entire dans la corrŽlation de lÕintention et de la chose, et dŽtermine le sens comme la comprŽhensibilitŽ de la chose, en tant que but dÕune intention qui Žlabore celle-ci.

Le sens sÕattribue ˆ la chose en tant quÕil est sa comprŽhensibilitŽ, mais on ne sÕintŽresse au sens que pour autant que lÕon sÕintŽresse ˆ la chose et quÕon en appelle la comprŽhensibilitŽ. Il en rŽsulte que la dŽfinition du sens est en fait la dŽfinition du comprendre comme projet structurŽ par trois ÒmotionsÓ qui sont nos motions archŽtypales envers la chose.

Dans Sens et philosophie du sens, jÕai appelŽ conception intentionnelle du sens la conception qui voit le sens comme la modalitŽ de prŽsentation de la chose, et jÕai identifiŽ de ce point de vue les enseignements de Husserl, Frege et Heidegger.

On peut ajouter ici, pour prŽciser, que de cette conception inten­tion­nelle du sens dŽcoule nŽcessairement une articulation du sens et de la vŽritŽ.

Chez Frege, le sens est le mode de prŽsentation de la chose dans le nom, de mme que la pensŽe est le mode de prŽsentation de la vŽritŽ dans une proposition. Le sens est donc entirement rapportŽ ˆ ce que lÕon pourrait nommer le dŽcalage entre la vŽrification et la vŽritŽ : comprendre un sens, cÕest savoir le trajet de vŽrification qui Žvalue lÕexpression lingui­stique quant ˆ la vŽritŽ. SÕil sÕagit dÕun nom, cÕest dŽtenir le trajet qui va ˆ la chose du monde quÕil nomme ; sÕil sÕagit dÕune proposition, cÕest savoir quelles choses aller voir et comment les considŽrer pour dŽterminer la vŽritŽ de la proposition. Cette conception du sens va sÕaffirmer de faon si forte et si essentielle quÕelle nÕest pas loin de caractŽriser lÕorientation analy­tique en philosophie.

Chez Husserl, le sens est aussi le mode de prŽsentation de la chose, mais la chose est le corrŽlat interne de lÕinten­tion­nalitŽ, en telle sorte que le sens est lÕen tant que tel du nome : dans le nome jÕaccde ˆ un contenu purement en tant que jÕy accde, il se rŽsume ˆ la structure que lui impute mon projet, structure qui est sa position mme. Du coup, au lieu que le sens se dŽfinisse relativement ˆ la vŽritŽ, par le chemin de la vŽrification ˆ la vŽritŽ, la vŽritŽ se dŽfinit relativement au sens, parce quÕelle est toujours vŽritŽ de telles ou telles choses, et donc doit respecter, dans ce qui se trouve dit des choses en cause, leur sens. La vŽritŽ qui sՎnonce ˆ propos des choses est toujours tributaire de leurs sens, en dette sur eux. De la mme manire que ce que je peux Žnoncer avec vŽritŽ des nombres entiers dŽpend de la manire dont je me les suis donnŽs en mathŽ­ma­tiques. La corrŽlation entre sens et vŽritŽ est une dŽtermination de la vŽritŽ par le sens, et cette dŽter­mi­nation est dÕordre mŽtho­do­lo­gique.

Mais ce qui nous intŽresse le plus est la figure de cette corrŽlation chez Heidegger, en tant quÕelle devient celle de lÕhermŽ­neu­tique philo­so­phique. Nous avons vu que, pour lui, le sens est la comprŽhensivitŽ du quelque chose, elle-mme conue comme effet du mouvement propre du comprendre (le projet structurŽ). Mais la vŽritŽ, chez Heidegger, on le sait, est finalement dŽfinie comme le dŽ-clement, cÕest-ˆ-dire comme le bougŽ de la dŽsoccultation qui apporte lՎtant, lՎnoncŽ qui prŽdique cet Žtant se trouvant compltement secondarisŽ par rapport ˆ lՎvŽnement de dŽsoccultation qui ÒfaitÓ la vŽritŽ (la vŽritŽ se produit plut™t quÕon ne la dit, ou plut™t, elle ne se dit quÕautant quÕelle se produit, que comme recueil de la dŽsoccultation qui est son faire). Dans la ÒsynthseÓ des deux Heidegger qui sÕopre spontanŽment et dont Heidegger nous indique dÕailleurs le principe, il me semble clair que le mouvement du comprendre et le mouvement de la vŽritŽ doivent tre conus comme corrŽlatifs : le mouvement du comprendre nÕest que notre faon dÕentrer dans la rŽsonance du mouvement de dŽsoccultation. Le comprendre appara”t ainsi comme le ÒcomportementÓ de la pensŽe en phase avec la vŽritŽ, celui par lequel la vŽritŽ se fait ou advient dans lÕaire pensante en quelque sorte. La vŽritŽ au sens classique de lÕadŽquation appara”t comme une dŽgradation de la vŽritŽ au sens du comprendre, en laquelle rŽsonne encore la vŽritŽ comme dŽsoccultation. Au lieu que le sens fonde la vŽritŽ comme chez Husserl, la vŽritŽ au sens classique est la dŽgradation de lÕoriginaire dÕune vŽritŽ au sens radical, ˆ laquelle correspond comme son Žgal un sens fondamental. A certains Žgards, Heidegger dit, comme Frege, que le sens est dans le circuit de la vŽritŽ, protagoniste liŽ ˆ son effectuation.

Quatre objections ˆ la vision hermŽneutique du sens et de la vŽritŽ

Quels sont les problmes qui dŽcoulent de la vision hermŽneutique du sens et de la vŽritŽ, simplement esquissŽe jusquՈ prŽsent ? Je vais essayer de les ŽnumŽrer a priori, puis de les discuter dans lÕordre de leur Žvocation :

1) oubli de lÕadresse dans la conception du sens ;

2) privilge de lÕinterprŽtation dans la conception du sens ;

3) rŽsorption du statut adŽquationniste de la vŽritŽ ;

4) assimilation de lÕinterprŽtation textuelle au comprendre existential, donc perte du rapport ˆ la vŽritŽ pour lÕinterprŽtation textuelle.

1) Pour Sens et philosophie du sens, la difficultŽ principale de la conception hermŽ­neu­tique du sens est son alignement sur la conception inten­tionnelle, cÕest-ˆ-dire sa surditŽ ˆ ce qui est mis en avant dans ce livre comme le fait directeur du sens, et qui est lÕadresse. Le faire sens se comprend et sÕatteste ˆ partir de la situation du destinataire atteint par la demande du sens, plut™t quՈ partir de la corrŽlation de lÕintention­nalitŽ et de lÕobjet ou la chose. Le sens doit tre envisagŽ indŽpendamment de la vŽritŽ, hors sa juridiction et sa finalitŽ. Or, nous venons de le voir, cÕest lÕinverse qui arrive dans la conception hermŽ­neu­tique, tant il est vrai que a) la dŽfinition de Sein und Zeit se tient tout entire dans la problŽmatique intentionnelle, en donnant le sens comme la comprŽhensibilitŽ Žmanant dÕun projet structurŽ ; b) dans lՎlaboration ultime du second Heidegger, le sens se tient dans le circuit de la vŽritŽ, il ne se maintient au fond que comme corrŽlat dans le comprendre de la vŽritŽ prise radicalement, dŽnonant lÕinsuffisance de la vŽritŽ au sens ordinaire.

Ce qui vient dՐtre dit, peut-tre, doit tre modŽrŽ au vu de la version de lÕhermŽ­neu­tique donnŽe par Gadamer. Celui-ci en effet, prŽsentant le comprendre comme mouvement de la prŽ-comprŽhension vers la comprŽhension, Žgalise ce dernier ˆ un trajet du faire question dÕun texte 1 vers un texte 2 qui Òfait rŽponseÓ mais qui est susceptible ˆ son tour de faire question dans lÕencha”nement de la tradition. Il semble donc que la description se fasse en termes dÕune destinalitŽ de base, celle de la ÒrŽceptionÓ du texte comme atteinte du lecteur par la question que ce texte porte (en mme temps que, dŽjˆ, il lui rŽpond). Il est indŽniable que Gadamer a rŽorientŽ lÕhermŽ­neu­tique vers une certaine pragmatique du texte, et par lˆ mmeü a rŽintroduit lÕadresse dans un montage qui ne semblait pas directement lui donner de place.

Il reste que, mme chez Gadamer, la ÒquestionÓ nÕest pas la mme chose quÕune demande. La forme gŽnŽrale de lÕinterpellation du sens est celle de la question, et question veut toujours dire, en fin de compte, demande quant ˆ la vŽritŽ. La question que je dois retrouver derrire le texte, que le texte vŽhicule auprs de moi tout en lui rŽpondant, est une question sur la chose dans sa comprŽhensivitŽ, elle est tout entire liŽe ˆ la prŽsentation dans sa vŽritŽ qui est postulŽe lÕenjeu de tout texte. Ultimement, dans la guise du second Heidegger, ce qui fait question est comment lՐtre comme retrait sÕannonce dans le langage, cÕest-ˆ-dire exactement la vŽritŽ au sens heideggerien.

Pour Sens et philosophie du sens, la ÒdiffŽrence de potentielÓ qui conditionne originairement le sens est celle qui sՎtablit au p™le destinataire par rapport ˆ une demande, demande dont le destinateur nÕa pas besoin dՐtre dŽterminŽ a priori (bien quÕil reoive toujours une construction de sujet a posteriori), mais qui ne se tient pas universellement et dans le principe dans le registre de la vŽritŽ. LÕaventure du sens primordiale est son aventure Žthique, qui consiste en lÕentente dÕautrui comme demande du secours ; toute comprŽhension est hŽritire de lÕaccueil Žthique dÕautrui comme enseignement, discours. Les intrigues du sens sÕamorcent dans lÕentente dÕun message comme adressŽ ˆ soi et comme requŽrant sa relance conformŽment ˆ une demande. Le cas de la rŽponse apportant la vŽritŽ sur laquelle une question sÕenquiert est considŽrŽ ˆ cet Žgard comme particulier.

2) Mais ce dŽveloppement nous a rapprochŽs dŽjˆ, de la seconde difficultŽ, celle qui a trait ˆ lÕassimilation de toute manifestation du sens ˆ une interprŽtation. Le sens, nous lÕavons dit, pour la conception hermŽ­neu­tique, est liŽ au comprendre, et le comprendre, consistant ˆ prendre quelque chose comme quelque chose, serait toujours interprŽtatif. Tout sens serait donc le contenu dÕune interprŽtation, lÕopŽration de lՎlaboration du sens serait par principe toujours interprŽtative.

Sens et philosophie du sens rŽsiste ˆ un tel exclusivisme. Le faire sens se prŽcipite auprs du destinataire dans le simple enregistrement de lÕadresse comme tel, il suffit que je mՎprouve comme obligŽ quant au sens par le message pour que nous ÒsoyonsÓ dans le sens, lÕintrigue du sens est dŽjˆ prŽgnante, insistante dans cette amorce ÒsilencieuseÓ. Mais lÕaccomplissement qui se dessine ˆ partir de cette amorce nÕest pas forcŽment et toujours interprŽtatif. Je peux, ˆ partir du message reu dans lՎlŽment de lÕadresse, estimer relancer suivant la demande en faisant tout autre chose quÕinterprŽter. A cet Žgard, le meilleur exemple est celui du midrach : les ÒrelancesÓ ˆ partir du verset ne sont pas du tout des interprŽtations de celui-ci, sÕattachant ˆ restituer ce que le verset prŽsente en sa vŽritŽ, elles consistent dans des ÒenseignementsÓ imaginŽs sous le prŽtexte du verset, et qui sont seulement fidles ˆ sa demande en sÕappuyant sur des ressources de signi­fi­cation quÕil contient. De cette manire, les midrachim peuvent parler de tout autre chose que le verset, nÕen tre en aucune manire des explicitations.

En bref et en conclusion, jÕai voulu soutenir une idŽe de lÕencha”nement dans le sens apportant le supplŽment de sens qui ne fžt pas toujours de lÕordre de lÕinterprŽtation : dÕune diversitŽ des formes et des voies de lՎlaboration du sens.

3) La troisime difficultŽ ŽvoquŽe tout ˆ lÕheure est celle qui concerne la notion adŽquationniste de la vŽritŽ. Il peut para”tre Žtrange de mentionner ce point en troisime position, et de lÕaborder comme un aspect local, comme une particularitŽ, alors quÕil sÕagit, peut-tre, de lÕenjeu le plus central et le plus constant de toute la tradition philo­so­phique. Plus que la question de lÕætre, qui, en un sens, nÕest pas de notre ressort (lÕætre est de lÕordre du fait ou du bain dans lequel nous sommes plongŽs, il Žchappe comme tel ˆ notre souci et notre responsabilitŽ de sujets pensants), la question de la VŽritŽ taraude la philosophie depuis lÕorigine. Tout se passe comme si sa t‰che principale, exorbitante, Žtait dÕarriver ˆ formuler de manire juste ce dont il retourne dans lÕambition de VŽritŽ, en quoi peut consister un dire la vŽritŽ, comment il se laisse dŽfinir et ce qui fait critre pour lui. Les conflits entre les grandes orientations ou les grands styles de la philosophie se dŽterminent, en particulier, autour de cette question de la VŽritŽ (ainsi, au vingtime sicle, le schisme trifide entre phŽno­mŽ­no­logie, philosophie analy­tique et French Thought).

La doctrine hermŽ­neu­tique, dans sa disposition de base, ne reconna”t pas, nous lÕavons dit, le schme adŽquationniste de la vŽritŽ. Elle se rattache plut™t ˆ une conception qui prend lÕessentiel de la vŽritŽ comme le dŽclement qui la rend possible. De lÕanalyse heideggerienne selon laquelle la prŽdication vraie de lՎtant serait impossible si lՎtant ne se manifestait pas en sa vŽritŽ, cÕest-ˆ-dire si la dŽsoccultation ne se produisait pas comme fait originaire, et de la nomination de la vŽritŽ comme a-lteia cÕest-ˆ-dire comme dŽclement, on passe ˆ une idŽe de lÕenjeu de la vŽritŽ comme enjeu dՎvŽnement et pas dÕadŽquation. Alors que le concept traditionnel de vŽritŽ dÕadŽquation a ŽtŽ sollicitŽ pour mettre en lumire la fonction du dŽ-clement, on fait comme sÕil Žtait permis de lÕoublier pour faire de lՎvŽnement du dŽclement plus que la condition de la vŽritŽ : son enjeu et son critre. DŽsormais, la voie est ouverte pour une poursuite de la vŽritŽ qui ne soit poursuite que de son ŽvŽnement. Dans lÕoptique French Thought, lՎvŽnement de la vŽritŽ sera lui-mme rŽinterprŽtŽ comme dŽchirement, discontinuitŽ, et lÕon verra comme Ïuvre de la vŽritŽ ce qui fait rupture, ce qui effectue la cŽsure, dŽshabilite le systme. Dans lÕoptique de lÕhermŽ­neu­tique traditionnelle, celle de Heidegger, Gadamer et Ricoeur, on comprendra la vŽritŽ comme rŽsidant plus essentiellement dans le comprendre que dans toute adŽquation. Le comprendre est invention de la chose comprise, il est bien accrochŽ ˆ une chose dÕune certaine faon reue, mais sa responsabilitŽ est seulement de projeter cette chose selon un mouvement qui soit en phase avec celui du dŽclement, qui le relaye, le transmette, lÕaccomplisse, lÕannonce. CÕest plut™t une intensitŽ et une rŽsonance qui font critre. La comprŽhension dŽcale toujours la chose, mais elle la dŽcale, dira-t-on, de manire fidle ˆ son dŽclement, ou du moins ˆ travers lՎmission dÕune note dont les harmoniques se conjuguent avec sa tonalitŽ de donation. Telle serait la comprŽhension comme forme suprme de la vŽritŽ, dispensant du critre dÕadŽquation.

Bien entendu, tout cela est inacceptable depuis le dŽbut. LÕexigence dÕadŽquation est inaliŽnable, elle fait partie de ce qui a toujours ŽtŽ compris comme le cÏur du programme de la vŽritŽ, comme lÕenjeu que se donne la Òtradition de la vŽritŽÓ dont la science est le fer de lance. CÕest si clair et si certain que, nous lÕavons vu, Heidegger est lui-mme obligŽ de repasser par lÕadŽquation pour introduire et justifier le dŽ-clement, lÕ a-lteia comme figure directrice de la vŽritŽ. Ce nÕest quÕen tant que prŽsupposition et origine pour lÕadŽquation que lÕa-lteia se voit intronisŽe. Le message qui aurait dž tre retenu est que le critre de la vŽritŽ, le contenu de son ajustement reste et ne peut que rester lÕadŽquation, que la mise en lumire du dŽ-clement est sans force critique ˆ lՎgard de cette clause ethanalytique dŽcisive pour la ÒrŽgionÓ vŽritŽ.

Nous avons besoin, ˆ la fois, dÕune pensŽe du comprendre et du sens qui ne les subordonne pas ˆ la vŽritŽ – qui, notamment, soit capable de comprendre les divergences de la relance comme cas du sens et de son approfondissement (tel Žtait le propos des deux premier points) – dÕune pensŽe du comprendre et du sens qui ne soit pas intentionnelle et qui ne donne pas comme seul horizon du sens lՎnonciation interprŽtative de la chose en son comme tel, et dÕune pensŽe du comprendre et du sens qui ne prŽtende pas se substituer ˆ la pensŽe de la vŽritŽ, qui ne fasse pas du comprendre la forme par excellence dÕun dire le vrai dŽbarrassŽ de lÕadŽquation.

Nous avons donc en lÕoccurrence un nouveau grief contre la tradition hermŽ­neu­tique.

4) Reste ˆ aborder le quatrime point, celui qui, peut-tre, intŽresse le plus notre petit groupe aujourdÕhui, et qui est celui de lÕapplication de cette maxime ou clause de la vŽritŽ au cas de lÕinterprŽtation textuelle. On sait que lÕhermŽ­neu­tique philo­so­phique ici ŽvoquŽe a voulu gŽnŽraliser lÕaffaire de lÕinterprŽtation ˆ lÕexistence humaine et donc prendre le cas de lÕinterprŽtation textuelle comme un cas particulier, a priori non privilŽgiŽ. Clairement, elle nÕy est jamais parvenue. En dŽpit de toutes les gloses et les rhŽtoriques, ce que lÕon comprend comme interprŽtation reste en un sens Òavant toutÓ la lecture Žlucidante des textes. Il vaut donc la peine dÕexaminer comment la question de la vŽritŽ se pose ˆ ce niveau spŽcifique et essentiel. Nous allons essayer de le faire dans une section dŽdiŽe.

Le problme de la vŽritŽ interprŽtative

Peut-on allŽguer une notion dÕinterprŽtation vraie ou dÕinterprŽtation juste lorsquÕon se tient dans le cadre hermŽ­neu­tique (ŽgalisŽ ici, par convention, on lÕaura compris, ˆ ce quÕont apportŽ Heidegger, Gadamer et Ricoeur) ?

Avons-nous besoin, dans le principe, dՎvaluer les interprŽtations quant au vrai ou quant au juste ? Si la rŽponse ˆ cette seconde question Žtait nŽgative, bien Žvidemment, une Žventuelle rŽponse nŽgative ˆ la premire question ne porterait plus aucun tort aux auteurs de notre triade hermŽ­neu­tique.

DifficultŽs de la Òfusion dÕhorizonÓ

Pour ce qui est de la premire question, on serait tentŽ, dans un premier temps, de soutenir quÕil y a en effet une notion dÕinterprŽtation juste, dans lÕoptique de Gadamer par exemple. Nous abordons les textes, selon ce dernier, nŽcessairement depuis un prŽjugŽ, qui correspond ˆ lÕhorizon dans lequel nous apprŽhendons les diverses notions, horizon qui lui-mme identifie notre situation, en un sens trs fort qui condense notre place dans un encha”nement traditional et lÕidiosyncrasie de notre apprentissage et de notre formation au sein de cet encha”nement. Par ailleurs, Gadamer enseigne aussi que la comprŽhension du texte consiste ˆ accŽder, ˆ partir du texte, ˆ lÕhorizon des questions auxquelles ce texte vaut comme rŽponse, par rapport auxquelles il sÕavre Žlaboration dÕune explicitation de ce qui est interrogŽ. En telle sorte que la formule finale de lÕinterprŽtation serait pour lui celle de la fusion dÕhorizon, ˆ la faveur de laquelle notre horizon sՎgale ˆ celui que nous parvenons ˆ dŽceler derrire le texte, se retrouve en lui ou lÕattire ˆ soi : tant et si bien que, reprenant ˆ notre compte ce quÕil en est de lÕinterrogŽ au moyen de nos clefs apprŽhensives, nous rendons nŽanmoins justice ˆ ce qui en est ŽnoncŽ dans le texte depuis un horizon autre mais dŽsormais supposŽ en phase ou en rŽsonance.

Cette description est abstraite si lÕon veut, risque dՐtre dŽnuŽe de plausibilitŽ par ailleurs, mais il semble bien quÕelle fasse planer sur toute interprŽtation une exigence de lÕordre de la vŽritŽ, celle de rejoindre lÕhorizon du texte. Pourquoi peut-on nŽanmoins douter que lÕinterprŽtation soit, selon, ce schŽma, soumise ˆ un critre de la bonne interprŽtation ?

Un aspect de la rŽponse possible passerait par la remarque que ÒlÕhorizon du texteÓ, dans le schŽma, appara”t comme lui-mme quelque chose de reconstruit depuis lÕhorizon de prŽjugement. Ce dernier ne sÕexposerait jamais quՈ lÕexigence de consonner avec son propre produit. En telle sorte que le principe de Òfusion des horizonsÓ nÕincorporerait pas une mesure dÕadŽquation, mais exprimerait seulement une exigence de consistance : lÕinterprte doit veiller ˆ ÒconstruireÓ lÕhorizon du texte dÕune manire telle que celui-ci reste ˆ portŽe de fusion pour lÕhorizon ˆ partir duquel il sՎlance. Les sceptiques trivialiseront mme cette clause en soutenant quÕelle est toujours satisfaite, quÕelle est forcŽment satisfaite : les interprtes ne trouvent Òdans le texteÓ, sous le nom pompeux dÕhorizon propre, que ce quÕils y mettent.

Il en ira diffŽremment si lÕon soumet la notion dÕhorizon du texte ˆ des contraintes suffisantes, du moins on peut approcher le problme de cette manire : si lÕon pose que la dŽtermi­nation de lÕhorizon propre du texte doit passer par une argumentation objective, quÕil sÕy agit dՎtablir comment les mots, les phrases et les rythmes textuels doivent valoir au vu de ce que lÕhistoire, la civilisation, et la confrontation intertextuelle nous apprennent. Cette stratŽgie est pratiquement consistante et convaincante, mais en mme temps, on voit bien quÕelle ne fait en un sens que dŽcaler la difficultŽ : lÕhistoire, la civilisation, lÕintertextualitŽ sont elles-mmes des constructions interprŽtatives, du moins ds quÕon les suppose ÒautresÓ que Òles n™tresÓ.

A vrai dire, la seule vraie manire de maintenir lÕidŽe dÕinterprŽtation juste est de rejeter la thse ÒconstructivisteÓ sceptique, celle qui dit que lÕhorizon du texte ÒnÕest jamaisÓ que ce que nous construisons tel. Dans lÕorientation philo­so­phique de Sens et philosophie du sens, cela se peut, parce que nous poserons comme le Òfait fondamentalÓ du sens la susceptibilitŽ ˆ la demande du sens dans lÕadresse. Si je tente dÕinterprŽter, cÕest que je suis dŽjˆ constituŽ comme destinataire de sens, et si je suis constituŽ tel, cÕest que je me trouve dŽjˆ sous la condition dÕune Òdemande du sensÓ qui nÕest pas ma construction, mais plut™t mon obligation et mon aventure conjointement. On redŽcrira donc lÕaffaire de la fusion dÕhorizons de manire dissymŽtrique : lÕhorizon du texte vaut auprs de moi comme demande du sens, et pas comme ÒprojectionÓ analogue ˆ ma projection prŽjugeante ; lÕajustement qui est recherchŽ dans mon travail interprŽtatif, cÕest celui de mon Òprojet sŽmantiqueÓ avec une demande du sens, qui se trouve en effet explicitŽe par ce travail, par mon cheminement, mais qui fait valoir son irrŽductibilitŽ ˆ ma construction prŽcisŽment par cela quÕelle est originairement ŽprouvŽe comme ce ˆ la hauteur de quoi je dois conduire ma pensŽe. En dÕautres termes : notre rapport au sens, notre mise en branle dans lÕordre du sens sont originairement la hantise de notre pensŽe par une pensŽe incompltement articulŽe mais dŽjˆ pressente, pensŽe dÕautrui ŽprouvŽe telle ˆ mesure de sa stature de demande (demande de rŽponse, de relance et de comprŽhension tout ˆ la fois). Ou encore : le problme de la justesse de lÕinterprŽtation nÕest pas originairement un problme dÕaccs ˆ une chose sous le bon angle horizonal, mais plut™t un problme de fidŽlitŽ ˆ autrui, dÕentente droite dÕautrui (sÕexprimant notamment, il est vrai, comme reconstruction horizonale du demandŽ de sa demande).

De lˆ, portons-nous vers la question de principe : lÕactivitŽ interprŽtative doit-elle tre soumise ˆ la mesure du vrai et du juste ?

La difficultŽ gŽnŽrale : exigences diverses

Il est dÕabord assez facile, je crois, dÕexpliciter la Òdouble contrainteÓ qui rend le traitement de cette question difficile, voire impossible.

DÕun c™tŽ, si nous nÕavons pas de notion dÕinterprŽtation valide, alors toute interprŽtation est bonne, et cela semble habiliter comme interprŽtations de mme rang et de mme lŽgitimitŽ que toute autre des interprŽtations divergentes-dŽlirantes, comme nous savons que les textes en inspirent. Mais il y a une pratique professionnelle, prudente, responsable de lÕinterprŽtation : mme dans lÕhypothse dŽfaitiste o de cette pratique aucun critre ne pourrait tre dŽgagŽ, il faut de toute nŽcessitŽ que les interprŽtations Žmises dans cette veine et cette responsabilitŽ continuent dՐtre distinguŽes comme meilleures.

DÕun autre c™tŽ, nous avons aussi lÕimpression de savoir dÕun savoir sžr que la correspondance dÕun texte ˆ son interprŽtation nÕest pas fonctionnelle. Que plusieurs interprŽtations peuvent dresser des tableaux incommensurables dÕun mme texte tout en Žtant simultanŽment lŽgitimes, tout en partageant un certain degrŽ de lŽgitimitŽ. Il nous para”t donc tout aussi nŽcessaire que la thŽorie de la bonne interprŽtation retenue soit ouverte, quÕelle soit une thŽorie des bonnes interprŽtations, laissant la place par avance ˆ toujours une nouvelle interprŽtation, autre que les lŽgitimes dŽjˆ rŽpertoriŽes.

Y a-t-il vŽritablement une tension paradoxale dans cette double contrainte ? Ce nÕest aprs tout pas sžr. Si nous considŽrons le cas des dŽmonstrations, par exemple, alors selon le concept le plus standard de dŽmonstration, nous le savons, il y a un critre ÒabsoluÓ de la bonne dŽmonstration (la relation R(d,P) : Òd est une dŽmonstration de PÓ – qui se rŽsout ˆ Òd est une dŽmonstrationÓ et ÒP est la dernire formule de dÓ – est dŽcidable), mais cela nÕempche pas quÕune pluralitŽ de dŽmonstration dÕune mme formule F est a priori disponible. Et nous voyons des cas, en mathŽ­ma­tiques, o cette pluralitŽ est signifiante, o chaque preuve a des mŽrites spŽcifiques que les autres nÕont pas (citons, ˆ titre dÕillustration facile et commode, les trois preuves de 1+ É+k+É+n = n(n+1)/2, par rŽcurrence, au moyen dÕun carrŽ, et au moyen de lՎcriture de la mme liste renversŽe sous la premire liste). Pourtant, dans ce cas, il reste possible de privilŽgier une preuve, par exemple, la plus courte dans un systme formel donnŽ : il nÕest pas tout ˆ fait faux que la dŽcidabilitŽ de la relation de consŽquence est apparentŽe ˆ une possibilitŽ de sŽlection rendant la relation fonctionnelle.

Ce qui est particulirement troublant dans notre cas de double contrainte est que nous avons aussi, en liaison avec le dŽsir de non univocitŽ, un dŽsir de non-procŽduralitŽ : il nous para”t indŽniable que les gestes de pensŽe ou dՎcriture en lesquels se dŽcomposent une interprŽtation ne peuvent pas tre calibrŽs. Que, quelque part, on ne peut pas assigner de limite au dŽtour textuel, sŽmantique, scriptural, par lequel passe une interprŽtation pour aller ˆ ses fins. LÕexigence classiquement associŽ ˆ la notion de preuve ÒpureÓ ou conceptuelle dans la tradition de la philosophie de la dŽmonstration (celle que les preuves ne fassent pas intervenir de notions extŽrieures au problme dŽfini par la formule ˆ prouver, en substance) ne saurait tre reportŽe sur les interprŽtations : nous pressentons que le choix de recourir ˆ un espace de confrontation imprŽvu est ce qui peut faire toute la qualitŽ de lÕinterprŽ­tation.

De ce point de vue lÕapproche de base de la philosophie ÒhermŽ­neu­tiqueÓ de rŽfŽrence, qui Žgale mon entrŽe sur la comprŽhension dÕune phrase ˆ mon prŽjugement, ˆ lÕexpansion horizonale de ma situation dans la culture, lÕhistoire, la lecture, a quelque chose dÕinsuffisant : on sent et voit bien quÕil y a une facultŽ de variation quÕune telle caractŽrisation exprime mal. Ou alors il faut prendre au sŽrieux ce ÒmaÓ comme exprimant ˆ chaque fois une stricte singularitŽ. En tout cas, ce nÕest pas seulement lÕhorizon de la comprŽhension partagŽe dÕun ensemble de notions dans une Žpoque ou dans une gŽnŽration que jÕapporte dans ma lecture.

La multiplicitŽ des interprŽtations a Žvidement quelque chose ˆ voir avec la dispersion des dŽsirs de parole caractŽristique de la chose et de la situation langagires : le langage est quelque chose qui, par essence, nous met en puissance de former des phrases en nombre infini de manire non prŽdictible, et tout locuteur est ainsi attirŽ par une libertŽ essentielle, toujours dŽjˆ employŽe par un dŽsir ÒidiotiqueÓ, aussi bien en lÕabsence de tout texte prŽtexte que devant un tel texte. A certains Žgards, nous allons tous dire des choses diffŽrentes sur les textes parce que nous allons parler malgrŽ le texte, au-delˆ de lui et en nous efforant de lÕempcher de nous dissuader de dire ce que nous tendons ˆ dire. Dans la description hermŽ­neu­tique classique, cette diversitŽ a priori est trop calibrŽe comme Òhorizon de prŽjugementÓ, comme si cՎtait toujours en fonction dÕune certaine prŽ-comprŽhension des tenants et aboutissants du texte, de ses notions en particulier, que sÕordonnait notre ÒdŽriveÓ interprŽtative : nous pouvons aller chercher des ŽlŽments signifiants et des formes syntaxiques sans aucune rŽfŽrence ˆ la Òmise en scneÓ du dit du texte, fžt-ce pour, dans un second temps, organiser une convergence avec ce dit. Ou encore, en revenant au modle dŽmonstratif : les interprŽtations ne sont pas pures, par essence : elles apportent, elles imposent des briques sŽmantiques Žtrangres au contenu attestable du texte. Or le modle hermŽ­neu­tique leur prte encore une forme de puretŽ, en supposant quÕelles partent toujours dÕune mise en perspective du contenu du texte, imparfaite en tant que liŽe ˆ un horizon de rŽception certes, mais embrayant dŽjˆ sur la restitution de son dit nŽanmoins.

CÕest cette non-puretŽ de lÕÏuvre interprŽtative qui, par excellence, interdit toute dŽfinition ÒalgorithmiqueÓ de lÕinterprŽtation, toute dŽrivation systŽmatique de celle-ci ˆ partir de la distribution et de la morphologie montrŽes par le texte.

Le problme est donc de concilier la prise en compte de cette multi-directionalitŽ incontr™lable de lÕinterprŽtation avec une notion de justesse ou de vŽritŽ.

La clause citationnelle

Traitant de ce problme autrefois dans SŽmantique interprŽtative, Franois Rastier espŽrait trouver le compromis dans une Òclause de repriseÓ. Il la formulait ainsi :

Ç Une premire recommandation, formulŽe jadis (l'auteur, 1972, p. 93), conseille, avant d'Žtablir une isotopie gŽnŽrique, d'identifier au moins un sŽmme appartenant sans Žquivoque au domaine sŽmantique considŽrŽ, c'est-ˆ-dire pourvu d'un sme gŽnŽrique inhŽrent, actualisŽ en contexte, et qui l'indexe dans ce domaine È[2].

Elle est donc pour une part formulŽe dans le langage technique de SŽmantique interprŽtative. Les interprŽtations sont vues comme des rŽŽcritures du texte de dŽpart. Un procŽdŽ fondamental de ces rŽŽcritures est lÕimputation dÕisotopies : on associe une sŽrie dՎlŽments pris dans la cha”ne textuelle (des sŽmmes) en les voyant tous comme illustrations dÕun lieu sŽmantique surordonnŽ. Le problme est alors que lÕisotopie imputŽe ne le soit pas de manire indue, cÕest-ˆ-dire que les termes ˆ elle rattachŽs ne le soient pas de faon indirecte et contestable (comme, dans lÕexemple discutŽ par Rastier, ce serait le cas de lÕisotopie religieuse ŽtalŽe par Greimas sur le texte Deux amis de Maupassant). LÕexigence posŽe dans le critre de Rastier est alors que toute isotopie imputŽe au texte reoive la certification minimale dÕun sŽmme la portant de manire inhŽrente (et pas au titre dÕune activation contextuelle).

Je cite ce critre de Rastier parce quÕil me semble une tentative de fixation thŽorique et mŽthodo­logique de quelque chose qui est bel et bien vŽcu comme requis dans la pratique sŽrieuse et professionnelle : que ce qui est allŽguŽ comme contenu du texte sÕy laisse trouver, simplement, quÕil y ait des occurrences explicites ˆ lÕappui. Une raison dՐtre convaincante de cette requte est que lÕinterprŽtation, juge-t-on lorsquÕon essaie de la pratiquer dans une attitude de responsabilitŽ ˆ lՎgard du texte ˆ interprŽter, devrait tre contrainte par le texte : il devrait y avoir une diffŽrence entre interprŽter et dŽriver librement ˆ partir du texte, Òsous le prŽtexteÓ du texte en somme. La clause de reprise de Rastier fait-elle autre chose que tenter de saisir de manire juridique une telle exigence ?

Cette clause, rappelons-le pour prŽciser lÕenjeu de la construction, est formulŽe afin de dŽgager une forme lŽgitime dÕinterprŽtation ÒconstructiveÓ. Il sÕagit, tout de mme, de prendre acte de ce qui a ŽtŽ dŽcrit ˆ lÕinstant comme le caractre non pur des interprŽtations, le fait quÕelles apportent leur matŽriel sŽmantique, ne se limitant pas ˆ rŽagencer celui qui affleure dans le texte. On dira donc quÕune interprŽtation non pure, constructive, apportant du supplŽment sŽmantique, sera encore lŽgitime si elle satisfait ˆ la clause de reprise : si par rapport ˆ chacune des imputations dÕisotopies dont elle se compose, elle peut allŽguer un sŽmme justifiant du type indiquŽ dans la clause.

Le problme est alors pour moi le suivant : tout en reconnaissant lÕexigence voulant quÕune interprŽtation soit contrainte, et que ce caractre dŽtermine une distinction entre bonnes et mauvaises interprŽ­tations, je rŽsiste ˆ lÕidŽe que ce caractre contraint puisse tre compltement transcrit et saisi en termes dՎlŽments citables. Il y a dans cette faon de voir les choses un effort pour se rapprocher du modle expŽrimental (ˆ lÕappui des lois que jÕallgue, des donnŽes expŽrimentales reproductibles), ou plus gŽnŽralement du modle onto­lo­gique de base de la vŽritŽ-adŽquation (le vrai de mon ŽnoncŽ sÕatteste du c™tŽ dÕun rŽfŽrent en position dÕextŽrioritŽ par rapport ˆ cet ŽnoncŽ), que je comprends dans le contexte dÕune telle discussion, mais qui ne me para”t pas adŽquat ˆ lÕessence du geste interprŽtatif.

Je proposerai plut™t, dans la ligne des conceptions de Sens et philosophie du sens, de dŽfinir la bonne interprŽtation, ainsi quÕil a ŽtŽ suggŽrŽ plus haut, comme celle qui rŽpond ˆ une demande entendue dans le texte. Bien entendu, ce qui ÒestÓ demande de sens parlant dans le texte ne saurait tre dŽterminŽ en mode onto­lo­gique de manire antŽrieure et indŽpendante par rapport ˆ la rŽception : que cela ne soit pas possible dŽcoule, selon ma conception, du caractre an-ontologique du registre sŽmantique mme. Donc, cÕest lÕinterprŽtation elle-mme, par force, qui Žlabore comme demande de sens incluse la demande ˆ laquelle elle sՎcrit ou se dit comme rŽpondant. Le ÒjugementÓ de validitŽ sera donc jugement de cette Žlaboration elle-mme : il est ˆ la charge dÕune interprŽtation de nous convaincre du demandŽ auquel elle sÕefforce de satisfaire, de nous faire entrer dans lÕatteinte de cette demande en quelque sorte. LÕinterprŽtation nous fait lire le message comme demandant telle ou telle relve, reprise, relance. Elle nÕest pas seulement apport de la relance, mais Žlaboration du lien de destinations entre le texte comme adresse et la relance en cause.

Il est probablement toujours vrai que cette Žlaboration, o rŽside toute la force spŽcifique distinguant les interprŽtations justes, fait jouer la littŽralitŽ du texte, quÕelle fait retentir ˆ nouveau certains de ses ŽlŽments pour faire parler le demandŽ dÕune demande. Mais je ne crois pas que lÕon puisse caractŽriser en termes de lÕalgbre citationnelle ce qui peut valoir comme fondement interprŽtatif. Les ŽlŽments pris au texte pour Žlaborer de tels fondements seront peut-tre mobilisŽs dans une composition empchant de les considŽrer simplement comme morceaux sŽmantiques que lÕon laisse valoir comme ils valent de manire primitive et inhŽrente.

SÕil ne peut pas en aller ainsi, cÕest aussi parce que lÕinterprŽtation ne doit pas tre conue comme fidle uniquement sur le mode de la re-prŽsentation : parce quÕelle consisterait ˆ faire para”tre ˆ nouveau ce qui est prŽsentŽ dans le texte. Son encha”nement peut consister ˆ dŽlivrer un message qui vient comme rŽponse ˆ une demande se branchant sur lÕexprimŽ du texte, auquel cas elle ne prendra pas nŽcessairement les mots de celui-ci du point de vue de ÒlÕobjetÓ quÕils donnent selon leur modalitŽ pourvoyeuse de prŽsentation de base.

Au-delˆ de cette tentative de mise au point concernant la notion dÕinterprŽtation juste, on sent quÕil faudrait, sans doute, accepter de distinguer en principe plusieurs rŽgimes de lÕinterprŽtation (sans sortir dÕun premier cercle de cas, qui serait en substance le cercle ÒphilologiqueÓ).

PluralitŽ des types dÕinterprŽtation

Il y a une interprŽtation qui sÕassume comme effort de redite, qui joue le jeu de faire venir au dire le dŽjˆ dit. Qui suppose, en quelque sorte, quÕil y a une rŽ-Žnonciation optimale du dit, qui le resituerait comme relance en mme temps quÕelle le laisserait agir comme dit. Qui superposerait, en quelque sorte, deux phases de lÕintrigue du sens, parvenant ˆ entendre le texte non seulement comme il nous affecte, mais comme il a ŽtŽ affectŽ : cÕest dans de tels termes que je reformulerais la notion gadamŽrienne de fusion dÕhorizon. Une telle interprŽtation est Žvidemment fortement tributaire dÕun jugement de justesse ou de vŽritŽ, par dŽfinition en quelque sorte.

Il y a une interprŽtation qui ne se soucie nullement dÕune telle t‰che, dont le midrach est le cas par excellence pour moi : le verset est repris non pas pour faire parler ce par quoi il est tenu quand il parle, mais comme indication implicite dÕun enseignement, dans un domaine auquel en gŽnŽral il ne pense pas. Quelque chose de ce que le verset dit sera employŽ dans cet enseignement, et donc le verset sera envisagŽ comme nous demandant une comprŽhension (celle de son constituant dans la perspective de lÕenseignement). Mais le midrach sÕabstient compltement de remonter ˆ la demande de sens qui ÒengloberaitÓ celle qui nous atteint comme lecteurs au titre quÕelle serait la demande devant laquelle le verset serait lui-mme comptable. Une telle interprŽtation peut donc parfaitement tre foncirement divergente sans tre invalide, et ˆ vrai dire la notion dÕinterprŽtation juste ne lui convient gure. On pourrait aller jusquՈ rŽserver lÕusage du mot interprŽtation au premier cas, bien sžr, mais il ne sÕagit ici que dÕoption terminologique.

Ou peut-tre y a-t-il en la matire un enjeu plus consŽquent. Ce qui me porterait ˆ le croire est un troisime cas : celui de lÕinterprŽtation philo­so­phique. Il est tout ˆ fait clair quÕune interprŽtation philo­so­phique peut prŽtendre tre juste sans tre une remontŽe ˆ lÕintrigue de sens en amont du texte, sans tre une remontŽe ˆ la demande de sens ÒenglobanteÓ. Pour rendre lÕexposŽ plaisant, je vais essayer de lÕillustrer en faisant fond sur le souvenir dÕune discussion avec Heinz Wissmann dans le Thalys. Nous parlions de Kant, et il sÕagissait, bercŽs par le roulis du voyage, dÕinterprŽter Kant, exercice sŽculaire auquel tant de concentration philo­so­phique a ŽtŽ vouŽ ! Heinz Wissmann mÕexposait une vision de Kant o la matrice du criticisme transcen­dan­tal rŽsidait dans le piŽtisme protestant, cÕest-ˆ-dire dans une certaine conception du soi comme responsabilitŽ de soi : en celle-ci les diverses figures de lŽgitimation du vrai, du juste et du beau dŽployŽs dans les trois Critiques se rŽsorberaient. Je lui opposais ma lecture de mathŽmaticien, comprenant toujours Kant comme quelquÕun qui essaie de cerner les procŽdures faisant droit dÕune raison assignŽe au discret du discursif, dans le contexte dÕune expŽrience profondŽment dŽterminŽe par le caractre continu des formes de prŽsentation.

Je pense que ces deux lectures de Kant passent par la reconstruction dÕune demande de sens saisie dans le texte, ŽlaborŽe comme celle que nous adresse le texte : je vois que Kant nous demande de toujours revenir rŽflexivement ˆ lÕhŽtŽrogŽnŽitŽ de lÕordre de la prŽsentation vis-ˆ-vis de la modalitŽ native de nos trajectoires intellectuelles, cependant que Heinz Wissmann entend dans le texte de Kant lÕexigence de ressaisir derrire tout exercice rationnel le rapport de comparution responsable du soi devant soi. Aussi bien Heinz Wissmann que moi-mme, il me semble, apprenons une exigence du texte de Kant, et notre effort pour le comprendre consiste en la ressaisie de ce quÕil dit en termes de lÕexigence apprise de lui. Nos discours sont donc des interprŽtations en ce sens lˆ. Le sont-ils au sens o ils se donneraient comme lÕexpression enfin exprimŽe de lÕexprimŽ du texte kantien ? O ils auraient la prŽtention de faire venir ˆ la parole, enfin, ce que proprement disait lÕÏuvre complexe des trois Critiques, par exemple ? Certes, je ne veux pas exclure quÕune telle revendication puisse tre portŽe par ce genre de lecture. Mais quelque part, le jeu de lÕinterprŽtation philo­so­phique ne peut pas tre mŽthodo­logiquement contraint par une telle ambition.

JÕai choisi le cas de lectures interprŽtatives de Kant ˆ dessein, parce que, je crois, on sait bien et voit clairement ˆ son sujet que les interprŽtations philo­so­phiques participent dÕun autre jeu. Il est licite de reconstruire un Kant ˆ partir de la mise en vedette dÕune exigence entendue chez lui sans assumer le projet de tout faire tenir dans cette reconstruction, et surtout de renvoyer tous les textes de Kant ˆ une relation originaire ˆ la demande ainsi dŽgagŽe (bien que, encore une fois, chaque interprte, peut-tre, soit tentŽ de pousser jusque lˆ sa ÒthseÓ). Il en va ainsi, notamment, parce que le jeu de la lecture de Kant est un de ceux au travers desquelles sÕexprime une posture philo­so­phique : quÕon pense ˆ la lecture de Strawson dans The Bounds of Sense, ˆ celle de Deleuze dans La philosophie critique de Kant, ˆ celle de Heidegger dans le Kantbuch, etc. Nous sommes prts, je crois, ˆ ne pas adhŽrer jusquÕau bout ˆ la reconstruction interne ˆ chacune de ces lectures, ˆ ne pas en faire la clef de lÕauto-prŽsentation du texte kantien, tout en les reconnaissant toutes comme de vraies interprŽtations, mŽritant dՐtre nommŽes justes par rapport ˆ un critre du juste substantiel, mais laissant la place ˆ une pluralitŽ de rŽalisations. Nous ne retenons pas vraiment, de plus, lÕhypothse dÕune remontŽe radicale ˆ la source du sens kantien, qui dŽclerait la demande ultime ˆ laquelle ce sens nÕest que rŽponse de part et part, et qui motiverait une interprŽtation ultime englobant et rendant surannŽes toutes les autres.

Je veux dire que nous sommes de toute Žvidence prts ˆ consacrer comme interprŽtations justes des reconstructions qui sont en fait, en mme temps que des interprŽtations, des voies de dialogue philo­so­phique avec lÕÏuvre prise en compte. Et, me semble-t-il, notre faon dÕenvisager lÕinterprŽtation philo­so­phique est affectŽe ˆ tout niveau par lÕacceptation de cette possibilitŽ : cela intervient dŽjˆ lorsque nous jugeons une copie dՎtudiant, nous tolŽrons jusquՈ un certain point que ce quՎcrit lՎtudiant reflte son dialogue avec lÕauteur quÕil commente, ou le dialogue dÕune certaine sensibilitŽ-type que nous reconnaissons, pourvu que ce quÕil dit sÕarticule au texte ˆ partir de la juste entente dÕune leon de lÕauteur, dÕune exigence intellectuelle inoculŽe par lÕauteur.

En dÕautres termes, la notion dÕinterprŽtation nÕest pas seulement divisŽe de manire simpliste entre un modle de la rŽ-expression et un modle de la divergence motivŽe. Entre les deux, il y a le modle de la reconstruction partiale, qui rŽexprime, certes, mais pas dans lÕhorizon de la rŽexpression, plut™t dans celui de lÕencha”nement et du dialogue. A ce niveau intermŽdiaire nous avons ˆ la fois le pluralisme-lÕouverture et un effort de rŽ-adresse suivant une demande reue, auquel sÕassocie une prŽtention de justesse. Le mot interprŽtation ne se laisserait donc pas dŽcomposer en variantes homonymes.

InterprŽtation du pluralisme des interprŽtations

A ce point, je voudrais utiliser ˆ nouveau les idŽes de Sens et philosophie du sens pour proposer une interprŽtation de ce type de pluralisme – pluralisme des interprŽtations justes – qui vient dՐtre ŽvoquŽ. Il sÕagirait de le mettre en rapport avec la notion de sujet de texte. Rappelons brivement de quoi il sÕagit.

Dans Sens et philosophie du sens, il est dÕabord soutenu que lՎpreuve du sens doit tre localisŽe au p™le destinataire : quelquÕun reoit le sens comme atteinte, comme adresse, se trouve en quelque sorte motivŽ par la demande quÕenveloppe dans son mode destinal le message, cÕest comme cela que sÕamorce lÕintrigue du sens, cÕest en cela que consiste la ÒdonationÓ originaire du sens si lÕon veut. Mais en mme temps, la structure dŽnommŽe dans le livre celle de lÕenveloppement du sens nÕest pas un point dÕarrt. Je reois originairement le sens, en tant que tel, comme enveloppŽ en lui-mme et disant plus quÕil ne dit, comme en attente dÕune expression auprs de moi : cÕest de cette manire notamment que le sens vaut immŽdiatement comme demande de relance. Mais, de ce fait mme, je nÕen reste jamais ˆ la stupeur de la rŽception, lÕenveloppement demeurant dans son opacitŽ, et le destinateur du sens Žtant laissŽ dans lÕombre, mieux nՎtant mme pas comptŽ comme composante pertinente de lÕatteinte du sens. LÕintrigue du sens comporte le moment de ma relance, et ce moment contient au moins comme possibilitŽ systŽmatique la construction du destinateur, lÕattribution de lÕenveloppement du sens ˆ un sujet destinateur, ŽlaborŽ par la relance elle-mme.

Cette premire rŽflexion sÕarticule alors avec une considŽration gŽnŽrale sur la corrŽlation systŽmatique entre les notions de texte, dÕinterprŽtation et de sujet.

Ce quÕest un texte, nous avons du mal ˆ en donner critre : il nÕy aucune limite infŽrieure ni aucune limite supŽrieure, sur le plan de la quantitŽ, ˆ ce que nous sommes prts ˆ appeler texte (entre Ç Je pense È texte unique de la psychologie rationnelle chez Kant et le texte du Talmud). Aucune fonction logico-philo­so­phique ne repre non plus le texte en sÕassociant ˆ lui, comme la rŽfŽrence au mot et la vŽritŽ ˆ la phrase. NŽanmoins, le mot texte exprime une cl™ture assumŽe, fut-elle ˆ certains Žgards arbitraire. ElaborŽ avec un Òtraitement de texteÓ, un texte sÕaccomplit lorsquÕune forme dÕofficialisation le soustrait aux remaniements interminables que le logiciel rend possibles. Par exemple une publication : le texte amorce alors la carrire dÕun autre genre de modifications, celle de ses rŽŽditions. CÕest le passage dÕun mode de modification ˆ un autre – liŽs chacun ˆ un temps et une rgle sociale – qui opre la Òcl™tureÓ constituant le texte. Si, par ailleurs, je sŽlectionne trois phrases dÕun essai pour les donner ˆ commenter ˆ mes Žtudiants dans une Žpreuve Žcrite, jÕen fais un texte (et cela sera dit dans le sujet, o appara”tra le syntagme ÒÉ le texte suivant ÉÓ). La cl™ture du texte signifie son exposition ˆ une rŽception. Nous pouvons dire gŽnŽriquement que le texte est, en tant que tel, ҈ interprŽterÓ.

Mais en quoi consiste ce que nous appelons proprement interprŽtation du texte ? Il me semble quÕune chose au moins est claire : interprŽter consiste ˆ aller au-delˆ de lՐtre-lˆ distributionnel du texte. La simple Žvocation correcte de ce qui est marquŽ dans le texte en tel ou tel endroit nÕest pas encore interprŽtation. Comment caractŽriser un tel au-delˆ de manire gŽnŽrale ? Pour avancer une proposition ˆ ce sujet, je juxtapose deux remarques :

1) Premirement, nous constatons dans notre usage linguistique que nous traitons jusquՈ un certain point les textes comme des sujets. Nous prtons aux textes des assertions, des attentes, des projets, des sentiments, voire des actes : ta lettre brise tout entre nous, ce texte proteste que le donnŽ ˆ une Žpaisseur, le prŽsent article vise ˆ rŽhabiliter le sujet en philosophie, etc. Nous maintenons, bien sžr, une distinction entre sujet de texte et sujet dÕexistence, les sujets de texte nÕont pas lÕindividualitŽ charnelle et existentielle des sujets humains, mais il y a jeu mutuel de renvoi et de division entre les uns et les autres, et les propriŽtŽs pragmatiques et phŽno­mŽ­no­logiques qui semblent le plus caractŽristiques des sujets humains sont partagŽes par les textes, ainsi que nous venons de le dire (affects, actes, projets). Un mme sujet dÕexistence est a priori ÒporteurÓ dÕune multitude de sujet de textes, qui le divisent et lÕopposent ˆ lui-mme si lÕon veut. Mais la rŽcurrence du sujet dÕexistence au moyen du marqueur de lՎnonciation Je dans un texte peut diviser ce texte en sujets de textes (comme lorsque Kant dit Je ˆ la note 26 de la Critique de la raison pure).

2) Techniquement, lÕinterprŽtation va au-delˆ de lՐtre-lˆ distributionnel du texte en suscitant des sous-ensembles : en nommant comme ÒpertinentesÓ des collections dՎlŽments prŽlevŽes entre lesquels elle affirme une solidaritŽ. Sur un plan combinatoire, on voit bien comment lÕinterprŽtation, en Žvoquant et labellisant des sous-ensembles, sÕouvre une infinitŽ de possibilitŽs : cÕest comme si, partant de X, lÕinterprŽtation lui associait une grappe choisie dÕobjets pris dans P(X), P(P(X)), P(P(P(X))), etc. Le prototype de ces actes, si lÕon veut, est lÕimputation dÕisotopies au texte base de la discussion de et avec Rastier tout ˆ lÕheure.

La thse rassemble les deux remarques de la faon suivante : exposŽ dans sa cl™ture, et de la sorte adressŽ, le texte appara”t comme marquŽ par lÕenveloppement du sens (cÕest ce que veut lÕintrigue du sens) : il est gros de plus de ce que sa distribution affiche. Ce ÒsupplŽmentÓ sÕappelle sujet, et se trouve identifiŽ dans lÕinterprŽtation comme sujet de texte, lui-mme repŽrŽ par une certaine cohorte de sous-ensembles, un faisceau de lignes de rŽsonance prŽlevŽes dans le texte. Le texte exprime des sujets de texte ˆ mesure que je dŽsigne et qualifie en lui des cohŽrences qui ÒsÕenlventÓ sur lui.

Il est ds lors possible de comprendre le pluralisme interprŽtatif ŽvoquŽ tout ˆ lÕheure : les diverses interprŽtations correspondent ˆ autant de sujets de texte gagnŽs ˆ partir du texte. Non pas les sujets auteurs dont le texte dŽrive en sa totalitŽ et sa richesse de dŽtail, mais les sujets construits ˆ partir de dŽsignations de rŽsonances. Dans lՎlaboration dÕun sujet de texte ˆ partir dÕun texte, il y a bien un critre, tout nÕest pas licite et pertinent, il faut dŽsigner des cohŽrences : il faut rattacher ˆ un titre adŽquat une pluralitŽ dՎlŽments pris dans le texte ˆ chaque fois. Ce critre correspond ˆ lÕexigence philologique mise en avant par Rastier qui demandait un sŽmme charnire. Mais il est plus libŽral que le sien : les ŽlŽments extraits ne sont pas forcŽment des unitŽs sŽmantiques de base, mais peuvent tre des composŽs de type ŽlevŽ (dans la hiŽrarchie des types ˆ partir de lÕensemble de base des mots du texte), et leur ÒtitrageÓ est certes soumis ˆ une exigence de justesse, mais sans critre : quÕest-ce qui pourrait a priori dŽterminer dans quel cas un titre correspond ˆ la faon dont une pluralitŽ dՎlŽments venant du texte rŽsonnent auprs de nous ? Le mystre en question est fort proche de celui que jÕessaie dՎvoquer en parlant des Òdemandes de sensÓ dont le texte est gros.

Nouvelles distinctions

En bilan de cette esquisse de rŽflexion, je proposerai de distinguer deux notions dÕinterprŽtation, ou peut-tre plut™t, de distinguer lÕinterprŽtation de la relance.

La relance du sens est toute forme de rŽ-adresse (pas forcŽment vers le destinateur et construisant celui-ci) qui atteste lÕatteinte du sens comme atteinte dÕune demande (fžt-ce pour ne pas honorer une telle demande, ou feindre de la situer dans un registre o lÕon sait parfaitement quÕelle ne se situe pas). Une telle relance, en gŽnŽral, ne construit pas un sujet de texte. Dans le contexte de cet article, jÕinvoque volontiers le cas du midrach ou de la dracha de la Guemara, pour ne pas donner la fausse idŽe que la relance non interprŽtative est par dŽfinition Òmoins ŽminenteÓ, mais en vŽritŽ il serait possible dÕindiquer des formes de relance au niveau banal, qui seraient Žventuellement plus convaincantes. Les cas de ÒdigressionÓ sous le rapport du rŽgime ou du genre autrefois mentionnŽs par Jean-Franois Lyotard, par exemple, sont tout ˆ fait adŽquats : si je rŽponds ÒOuiÓ ˆ ÒEst-ce que avez lÕheure ?Ó, je prends bien le message comme adresse, je relance dans la logique dÕune demande du sens ÒaccueillieÓ, mme si je me montre sourd ˆ la Òvraie demandeÓ. La responsabilitŽ sŽmantique ne co•ncide pas avec une responsabilitŽ Žthique, dans mes termes. Cette relance fourbe est mme construction implicite du destinateur, puisquÕelle Žlabore celui-ci comme posant seulement une question sur ma dŽtention ou non dÕun instrument de repŽrage de lÕheure (au lieu de lÕinterprŽter comme en manque dÕun tel repŽrage et le demandant). Cette construction implicite se laisse sans doute rattacher, comme un cas limite et dŽgŽnŽrŽ, ˆ la notion gŽnŽrale dՎlaboration dÕun Òsujet de texteÓ, bien que lՎlaboration en cause ne passe pas vraiment par lÕextraction dÕune ligne de cohŽrence et se contente de faire fond sur le morphme de lÕinterrogation ÒEst-ce queÉÓ.

Nous pourrions donc rŽserver le terme interprŽtation au cas o la relance passe par un travail substantiel de ÒmontageÓ dÕun sujet de texte. Sans doute des considŽrations de quantitŽ et de non trivialitŽ interviennent-elles ici : il para”t difficile de pratiquer lÕinterprŽtation en ce sens exigeant ˆ partir dÕun ŽlŽment textuel trop rŽduit ; il para”t difficile aussi de parler de montage de sujet de texte si dans le geste correspondant il nÕy a pas mise ˆ part et titrage Ònon triviauxÓ de segments (dŽsignation de sous-ensembles nÕallant pas de soi pour toute lecture, nomination de leur collectif avec des mots heureusement trouvŽs). Je ne prŽtends donc pas que ma distinction puisse tre dÕun grand secours en vue dÕune catŽgorisation aisŽe et sžre : cÕest visiblement une affaire bien dŽlicate, sinon inextricable, que de la mettre en Ïuvre concrtement. Elle pourrait seulement avoir la vertu de donner un contenu conceptuel ˆ des distinctions dont nous avons lÕimpression quÕelles sont implicitement appelŽes par ce dont il sÕagit, et dont nous pensons que les experts sont capables de faon fiable sans pouvoir spŽcifier de critre.

Une difficultŽ qui mŽrite ˆ cette occasion dՐtre signalŽe est aussi celle du caractre mouvant de la notion de texte dans lÕaffaire. Il nÕest que trop Žvident quÕil est de fait possible, en apparente contradiction avec ce qui vient dՐtre dit, dÕinterprŽter un segment linguistique trs exigu, comme un fragment prŽ-socratique, pour Žvoquer aussit™t un cas bien connu et controversŽ. Une telle interprŽtation peut tout ˆ fait tre une vŽritable interprŽtation, mettant en avant des sujets de texte : mais cÕest, il me semble, pour autant quÕelle plonge le fragment ŽtudiŽ dans un contexte ou un intertexte, et travaille donc en vŽritŽ sur un texte plus vaste, retrouvant de la sorte ses degrŽs de libertŽ et ses possibilitŽs de gŽnie.

A lÕintŽrieur de la catŽgorie gŽnŽrale des interprŽtations, distinguŽe de celle des relances non interprŽtatives, il faudrait encore discerner les interprŽtations cherchant en quelque sorte ˆ clore quelque chose au niveau de lÕinterprŽtation. Je pense ici ˆ ce qui a dŽjˆ ŽtŽ ŽvoquŽ : ˆ ces interprŽtations qui essaient de remonter ˆ la demande de sens ou au faisceau de demandes de sens par rapport auxquels le texte se serait originairement disposŽ, et desquels doivent dŽriver en un sens tous les Òsujets de texteÓ absolument lŽgitimes que recle le texte, cÕest-ˆ-dire ceux qui correspondent ˆ une facette de lÕentente du sens dont le texte vient, et ne sont pas ÒseulementÓ une figure reue par un lecteur dans le cadre restrictif de sa propre expŽrience dÕatteinte. Vis-ˆ-vis dÕun certain nombre de pratiques acadŽmiques bien prŽcises, on peut se rŽfŽrer indŽfiniment ˆ une telle interprŽtation comme donnant la mesure dÕune t‰che de vŽritŽ associŽe ˆ la pratique acadŽmique en cause. Il me semble notamment que vis-ˆ-vis de la notion dÕinterprŽtation philo­so­phique, nous avons lÕidŽe dÕun tel horizon dÕachvement : par exemple, dÕune lecture de Kant qui remonte ˆ la ÒresponsabilitŽ sŽmantiqueÓ et ˆ lÕatteinte sŽmantiques de Kant lui-mme autant quÕon peut les restituer, afin dՎlaborer un sujet de texte dont le Kant de Wissmann, celui de Deleuze, celui de Rivelaygue, celui de Daval, celui de Strawson et celui de Longuenesse seraient dŽrivables. A vrai dire, maintenant que jÕy rŽflŽchis, il me semble que le Kant de Wissmann se tient pour une part dans la perspective dÕune telle remontŽe radicale.

A ces trois variantes de la notion dÕinterprŽtation correspondent trois ÒmodesÓ dÕun critre de justesse qui ne me semble jamais lՎquivalent dÕun critre de vŽritŽ, bien quÕil ÒfinisseÓ par sÕen rapprocher.

A une interprŽtation du type ÒmidrachÓ, qui se pose simplement comme relance dans le sens, prolongation dÕune demande de sens entendue, ne correspond certainement pas un enjeu dÕadŽquation. LÕenseignement apportŽ ˆ partir du verset dit autre chose que ce que le verset dit, il Žchappe totalement ˆ la forme de la ÒrŽŽcritureÓ qui englobe par ailleurs nombre de types dÕÒinterprŽtationÓ. Un midrach, pourtant, nÕest pas arbitraire, il est tenu ˆ une certaine limite de justesse : il faut que son enseignement ne soit pas hŽtŽrogne ˆ ce que prŽsente le verset, ce qui signifie quÕil doit tout de mme en dŽployer un possible. Le midrach vient vers le verset depuis un souci (en gŽnŽral un souci de morale, de justice ou de loi), et entend alors dans le verset une demande de sens en rapport avec un tel souci : lÕopŽration du midrach consiste simplement ˆ Žnoncer et systŽmatiser cette demande, ˆ la traduire en une ÒdŽcisionÓ relative au souci de dŽpart, en quelque sorte. Relativement au couple acticitŽ/passivitŽ, cette procŽdure est ambivalente : le midrach exhibe en effet une passivitŽ si lÕon veut, dans la mesure o Òau dernier momentÓ il entend la leon du verset, mais la possibilitŽ de cette entente rŽside dans lÕabord du texte depuis un souci, mouvement premier que lÕon sera tentŽ de dŽcrire comme ÒactifÓ.

En tout cas, le midrach, donc, nÕest un Òbon midrachÓ que pour autant quÕil satisfait ˆ ce critre de justesse que nous venons de dŽgager : il faut quÕil nous montre ce quÕil enseigne comme possibilitŽ capturŽe depuis le verset. Mais Žtant donnŽ la manire dont la Òmachine midrachiqueÓ tourne, nous ne nous trouvons pas dans la situation dÕapprŽhender le midrach comme tel, puis de le juger quant ˆ sa justesse : comprendre le midrach consiste ˆ entendre sa justesse, cÕest-ˆ-dire ˆ saisir en quel sens son enseignement se tire du verset. La condition dÕadŽquation est plut™t une condition de raccordement ou de dŽploiement, et elle ne saurait servir ˆ Žtalonner les midrachim sur une Žchelle de justesse. On est donc assez loin dÕun critre de vŽritŽ au sens usuel[3].

Dans le second cas, celui des montages de sujets de texte ˆ partir dÕun texte, nous trouvons ˆ nouveau un critre de justesse, dont nous avons ˆ vrai dire dŽjˆ laissŽ entendre la teneur. Tout rŽside dans lÕopŽration que nous avons extraite comme lÕopŽration fondamentale : celle du dŽcoupage des sous-ensembles et de leur titrage. CÕest dÕune grappe organisŽe de telles opŽrations que procde lÕinterprŽtation en tant quÕimputation du texte ˆ un sujet de texte gagnŽ sur lui, donnŽ comme exprimŽ de ce texte. A la base, sans doute, une condition de littŽralitŽ ne peut pas tre esquivŽe, celle sur laquelle insiste, il me semble, la tradition philologique : les sous-ensembles dŽcoupŽs doivent tre constituŽs ˆ partir dՎlŽments effectivement pris dans le texte. Une exactitude distributionnelle est requise, il faut que les ŽlŽments mis en avant se laissent retrouver : si ces ŽlŽments sont des paires de mots, ou des paires de propositions, ou des paires {mot, proposition}, ou quoi que ce soit dÕencore plus complexe dont on ne peut pas dire littŽralement quÕil figure dans le texte, mais plut™t quÕil sÕy laisse surligner en quelque sorte, il faut nŽanmoins quÕen remontant aux unitŽs minimales dont se compose lÕassemblage ˆ surligner, on tombe sur des occurrences en bonne et due forme.

Mais la justesse dÕun montage de sujet de texte ne se dŽduit pas simplement de cette condition de littŽralitŽ. Il importe, pour commencer, que les sous-ensembles extraits se laissent entendre comme sous-ensembles de rŽsonance, de co-signifiance : que les contributions ŽlŽmentaires dont ils se composent vaillent comme consonnantes. Il ne suffit pas de rapprocher tels ou tels ŽlŽments lexicaux ou supra-lexicaux, il faut, du simple fait quÕon les exhibe, forcer le sentiment quÕils co-retentissent comme un ÒaccordÓ sŽmantique, en filant un peu notre mŽtaphore musicale.

Et pour finir, il importe que lÕinterprte trouve les bons mots et les bonnes tournures pour titrer les accords en cause : tout revenant en fin de compte au dire linguistique thŽmatique, nous avons ˆ dire un sujet de texte en propres termes, ˆ le prŽsenter comme lamentation ou analyse dichotomisante par exemple, que sais-jeÉ La manire de ressaisir les accords qui ont ŽtŽ extraits dans une nomination, un titrage, est essentielle ˆ la mise en avant dÕun sujet de texte.

La construction-imputation dÕun sujet de texte sera dÕautant plus juste que ces trois conditions seront satisfaites, et, pour ce qui concerne la troisime, bien satisfaite : certains mots et tournures ont un pouvoir dՎvocation de lÕaccord supŽrieur ˆ dÕautres. La nomination ou le titrage dont nous parlons a en quelque sorte deux fonctions ou responsabilitŽs : dÕun c™tŽ elle doit bien dire la rŽsonance de lÕaccord, de lÕautre elle convainc de cette rŽsonance elle-mme. En entendant les termes de cette nomination ou ce titrage, nous devenons sžrs du fait de la rŽsonance et en mme temps nous apprŽcions la concordance des mots et tournures avec une telle rŽsonance.

Il y a donc une t‰che de justesse de ces interprŽtations, et, mme, une classification possible, je prŽsume, des interprŽtations sous le rapport dÕune telle justesse. NŽanmoins, mme un montage de sujet de texte moins probant quÕun autre ou moins rŽussi quÕun autre (le probant et le rŽussi se rejoignent en notre affaire) reste lŽgitime : ˆ partir dÕun certain degrŽ de justesse, le sujet de texte a ŽtŽ validŽ comme possibilitŽ du texte, disons. Et ce mme si dÕautres sujets de texte font une plus forte impression, ou paraissent sortir du texte avec plus de force ou dÕampleur.

Enfin, lÕinterprŽtation au sens de la remontŽe ˆ la responsabilitŽ sŽmantique dont procde le texte, interprŽtation dont dŽriveraient tous les sujets de texte montables, rŽpond ˆ un critre de justesse si exigeant quÕil devient critre de vŽritŽ. Cela se joue, je crois, de deux manires :

— DÕune part, cette interprŽtation doit tre totalisante. Elle introduit une sorte de ÒvraiÓ au sens o le vrai est le non rŽvisable, ou le vrai est ce qui est conforme ˆ lՐtre, et qui, donc contient toutes les propriŽtŽs attribuables ˆ lՐtre. En tant que totalisation, lÕUr-interprŽtation devient une sorte dÕen soi.

— DÕautre part, cette interprŽtation sÕappuie sur la dŽtermi­nation historique vraie de la demande de sens quÕa reue lÕauteur, ou plut™t ˆ laquelle la pratique instituante du texte rŽpondait (pour Žviter de prŽsupposer de manire trop simple lÕagent intentionnel). Elle est donc tributaire de la vŽritŽ adŽquation ordinaire, spŽcialisŽe au champ historique, et tombe de plein droit sous les critres qui lÕencadrent, dans un Žtat donnŽ de la conscience ŽpistŽ­mo­logique.

Il est assez clair, aprs avoir dŽfini de la sorte cette modalitŽ de lÕinterprŽtation, que la ÒvŽritŽÓ ˆ laquelle elle prŽtend reste largement inabordable. Ce quÕil reste trs important de dire, de ne pas dissimuler, est que lÕactivitŽ dÕinterprŽtation, dans un certain nombre de domaines, mme si elle habite constamment le pluralisme des lŽgitimitŽs, continue de pointer vers un tel ÒvraiÓ. CÕest, je pense, ce qui est ˆ lÕorigine de lÕatmosphre assez dŽroutante de ÒlÕunivers philologiqueÓ, univers qui ne vit que des gestes de prime abord incommensurables des montages de sujets de texte, et qui ressemble ˆ sÕy mŽprendre, de ce point de vue, ˆ un espace de proposition artiste, mais qui ne vit cette vie que sous la condition dÕune justesse et dans lÕhorizon dÕun vrai.

JÕessaie maintenant de revenir sur les efforts qui ont ŽtŽ les miens pour attester le Òmodle hermŽ­neu­tiqueÓ dans les domaines scientifiques.

HermŽneutiques insolites

Tout a commencŽ par les mathŽ­ma­tiques.

LÕhermŽneutique formelle

Mon travail, du c™tŽ de la philosophie des mathŽ­ma­tiques, a ŽtŽ dÕaccommoder lÕorientation foncire et constante de la tradition franaise au modle hermŽ­neu­tique. La vision des sciences de la philosophie des sciences franaises, depuis Brunschvicg au moins (mais il y a des antŽcŽdents plausibles je crois), insiste sur lÕhistoricitŽ de la science. Au lieu dՐtre surtout sensible ˆ la ÒvŽritŽÓ de la science, et dÕanalyser celle-ci en termes de logique et dÕexpŽrience afin de faire ressortir le schme intemporel quÕelle illustre, la philosophie des sciences en question est dÕabord impressionnŽe par la capacitŽ dÕauto-rŽvolution manifestŽe par la science. Celle-ci, sans doute, est avant tout Žvidente du c™tŽ de la physique du vingtime sicle, et dans les productions vedette de celle-ci quÕont ŽtŽ les thŽories de la relativitŽ et la mŽcanique quantique. Mais la lecture franaise de ces percŽes retient dÕelles le r™le majeur et prŽŽminent quÕy joue le ÒrŽfŽrentiel mathŽ­ma­tiqueÓ. Au-delˆ, elle tend ˆ comprendre – cette fois-ci dans une perspective profondŽment kantienne jamais dŽsavouŽe – la puissance de novation de la science comme reposant essentiellement en la puissance de novation de la mathŽ­ma­tique, ou, ˆ tout le moins, comme ne se distinguant pas dÕelle, mme lorsquÕelle sÕexerce au sein de la physique et en son nom : de Bachelard ˆ Gilles Ch‰telet, la ligne me semble droite ˆ cet Žgard.

Il rŽsulte de ce qui prŽcde que le problme central de la philosophie des mathŽ­ma­tiques est celui de lÕinterprŽtation de lÕhistoricitŽ de la mathŽ­ma­tique : historicitŽ qui embrasse une historicitŽ de lÕobjet, du langage et de la vŽritŽ si lÕon veut bien dŽcomposer et distinguer. LÕhistoricitŽ de lÕobjet est flagrante : les objets que la mathŽ­ma­tique reconna”t comme siens changent de nom au cours de lÕhistoire, sans que lÕon puisse rŽduire de telles Žvolutions ˆ un rŽ-Žtiquetage indiffŽrent. LÕhistoricitŽ du langage est tout aussi manifeste : la rŽcente mutation formaliste en exhibe un cas extrme et patent. Mais un examen historique de plus grande ampleur montre bien quÕil en a toujours ŽtŽ ainsi. Des Ïuvres comme celles de Leibniz, Lagrange ou Poncelet, par exemple, ne sont-elles pas ˆ regarder comme des interventions reconfigurantes au niveau du langage de plein droit ? La difficultŽ de la philosophie des mathŽ­ma­tiques est alors la suivante : en bonne logique philo­so­phique, il ne saurait y avoir historicitŽ de lÕobjet et historicitŽ du langage sans quÕil y ait en mme temps et du mme coup historicitŽ de la vŽritŽ. Cependant, la mathŽ­ma­tique rŽsiste ˆ une telle idŽe : elle est visiblement le lieu rationnel dÕune conservation ÒabsolueÓ, sans biffage et sans attŽnuation, de la moindre vŽritŽ acquise au moins une fois, et si ancienne que soit cette acquisition.

Les Òphilosophies des mathŽ­ma­tiquesÓ proposŽes par Brunschvicg, Bachelard, Gonseth, PoincarŽ, Cavaills, Lautman, tentent toutes de mettre au point une rŽponse conceptuelle ˆ cette difficultŽ. JÕai ŽtŽ convaincu par la thse dÕEmmanuel Barot, qui montre comment, en gŽnŽral, cette rŽponse fait fond sur une certaine figure de la dialectique, toujours fortement dŽgradŽe et dŽgŽnŽrŽe vis-ˆ-vis du modle hŽgŽlien, mais reliŽe ˆ lui nŽanmoins. Ma tentative aura ŽtŽ de formuler une vision similaire en termes hermŽ­neu­tiques.

En substance, je dŽcris le mouvement de la mathŽ­ma­tique comme un mouvement hermŽ­neu­tique, et ce, ˆ toute une sŽrie de niveaux quÕil ne saurait sÕagir de confondre. Dans lÕouvrage sŽminal o jÕexpose cette conception, LÕhermŽneutique formelle (Paris, 1991, Editions du CNRS), jÕinsiste surtout sur le niveau que jÕappelle celui de lÕimmŽmorial sŽmantique : celui qui correspond au traitement par la mathŽ­ma­tique, depuis lÕorigine grecque, des Žnigmes engrenŽes de lÕinfini, du continu, de lÕespace. Pour toute une tradition mathŽ­ma­tique, tout se passe comme si la question ÒQuÕest-ce que lÕespace ?Ó sÕimposait comme une question qui est ˆ la charge de tout mathŽmaticien en tant que tel. A cette question les rŽponses proposŽes ne sont pas du type prŽdicatif ordinaire (ÒLÕespace est un bulgrom qui compaveÓ), mais se font en termes de structure : il sÕagit de dŽfinir une structure qui pour nous, dans notre pratique et notre pensŽe mathŽ­ma­tique, incarnera le Òtenant-de-questionÓ espace, cÕest-ˆ-dire le contenu de pensŽe dÕabord connu en termes de la question qui sÕattache ˆ lui quÕest lÕespace. Mon hypothse – ou ma description – est que de telles propositions de structures, ˆ chaque fois, sont des Žlaborations interprŽtatives ˆ partir dÕune situation originaire ÒdansÓ la question, qui est une situation de familiaritŽ-dessaisissement. La question est reue dans des textes ˆ prŽtention mathŽ­ma­tique qui, dŽjˆ, lui rŽpondent, mais la transmettent tout aussi bien. Notre entente de ces textes sÕexplicite comme familiaritŽ et comme dessaisissement ˆ lՎgard du tenant de question : ˆ la fois, lÕespace nous est familier, en sorte que nÕimporte quelle structure ne saurait convenir pour exprimer cette familiaritŽ, et quelque chose de ce que nous prŽ-comprenons de lÕespace dŽpasse a priori notre pouvoir de contr™le dÕentendement. Cette familiaritŽ-dessaisissement peut en mme temps tre vue comme ce qui sÕappelle intuition pure chez Kant : rapport antŽrieur ˆ toute organisation dÕentendement (de choses dans des relations) ˆ une Òforme de prŽsentationÓ.

A chaque Žtape significative dÕune Òhistoire de lÕespaceÓ analogue dans sa forme ˆ lÕÒhistoire de lՐtreÓ heideggerienne, une structure est mise en avant comme ce qui fixerait correctement, dans lÕordre thŽorique de la mathŽ­ma­tique, la familiaritŽ-dessaisissement en cause, la prŽ-comprŽhension de lÕespace qui est notre appartenance ˆ la question ÒQuÕest-ce que lÕespace ?Ó. Chacune de ces ÒgrandesÓ rŽponses transmet en mme temps la question, et, gŽnŽralement, ajoute des exigences ˆ ce que les rŽponses ultŽrieures devront intŽgrer, retrouver et restituer ˆ leur manire.

La question ÒQuÕest-ce que lÕespace ?Ó, de plus, enveloppe dans son immŽmoriale insistance deux questions corrŽlŽes : ÒQuÕest-ce que le continu ?Ó et ÒQuÕest-ce que lÕinfini ?Ó. La familiaritŽ-dessaisissement ˆ lՎgard de lÕespace comporte ˆ titre de moment lÕinterrogation sur ce qui serait la ÒtextureÓ de lÕespace, et que nomme le mot continu. Toute Žlucidation-explicitation de lÕespace comme structure serait astreinte ˆ valoir en particulier comme Žlucidation-explicitation du continu. On peut autonomiser, dÕailleurs, une familiaritŽ-dessaisissement motivŽe par la question ÒQuÕest-ce que le continu ?Ó. On dŽcouvre alors que, de mme, le continu contient lÕexigence de penser et comprendre lÕinfini, ou encore, que toute explicitation du continu doit expliciter lÕinfini et sa faon de ÒchargerÓ le continu. Je dŽsigne donc trois ÒhermŽ­neu­tiquesÓ composantes de lÕimmŽmorial sŽmantique, qui sÕattachent depuis les Grecs ˆ donner des rŽponses structurales fidles aux trois questions portant sur lÕespace, le continu et lÕinfini. JÕessaie de montrer comment, ˆ lÕoccasion des encha”nements majeurs de cette histoire hermŽ­neu­tique, les ÒnouvellesÓ versions qui sont proposŽes sÕattachent ˆ redire ˆ leur manire ce que disaient les prŽcŽdentes, ˆ la fois en tant quÕexpression de la familiaritŽ et en tant quÕexpression du dessaisissement. La non-compositionnalitŽ du continu dÕAristote ˆ Leibniz a une faon de se dire dans le modle de Cantor-Dedekind. LÕincommensurabilitŽ dՎchelle sur laquelle se fonde lÕexposition du continu de Harthong-Reeb rŽpte en un sens lÕinassignabilitŽ dans lՎchelle transfinie du cardinal 2Ë0 du modle ensembliste classique.

Par rapport au rŽfŽrentiel heideggerien, lÕoriginalitŽ de ce cas de lÕhermŽ­neu­tique est, clairement, que la trajectoire hermŽ­neu­tique, celle par laquelle passe lÕexplicitation, procde la nouvelle version, nÕest plus de resssource essentiellement lexicale. LÕopŽration intellectuelle de rŽgression dans le fondement ou dÕexpression thŽmatique du prŽ-compris nÕest plus liŽe ˆ la phase lexicale du langage : le trajet hermŽ­neu­tique ne consiste plus exclusivement et toujours ˆ Žcouter un mot pour entendre dÕautres mots (des strates antŽrieures de ce mot dans la mme langue ou des antŽcŽdents dans dÕautres langues) pour faire retentir un fond sŽmantique fidle et meilleur ˆ partir de ce mot. Comme le chemin hermŽ­neu­tique vise ici ˆ des structures, il passe par la construction dÕobjets, le calcul, et la preuve. En bref, lÕhermŽ­neu­tique formelle est syntaxique et objectivante, dŽtermi­nations qui rŽpugnent profondŽment ˆ la sensibilitŽ heideggerienne, engagŽe dans une guerre contre les formes centrales de la rationalitŽ dont elle reste pour une part inconsciente (au sens o elle ne voit pas dans cette guerre lÕauto-rŽpudiation de la philosophie).

Mais le mouvement hermŽ­neu­tique interne ˆ la mathŽ­ma­tique ne se limite pas ˆ ce niveau de lÕimmŽmorial sŽmantique, dans mon esprit. Je le fais descendre, en fait, jusquÕau ÒpasÓ ou ÒgesteÓ minimal de la vie mathŽ­ma­tique : jusquÕaux transitions ŽlŽmentaires du calcul et de la preuve. QuÕil sÕagisse dÕun calcul ou dÕune preuve, dis-je, ce ˆ quoi nous avons affaire est de la rŽŽcriture. Dans le cas du calcul, cette rŽŽcriture est un rŽagencement de lÕobjet : 5«(7+9)=5«7+5«9 est la re-prŽsentation du mme nombre dans un autre agencement interne. Dans le cas de la preuve, le pas infŽrentiel conduit ˆ dire ce qui Žtait dit autrement, Žventuellement sous la forme dÕune simple ÒextractionÓ qui saisit une sous-structure morphologique comme contenue dans lÕassertion-prŽmisse (comme dans le cas du passage de AôB ˆ A). La forme gŽnŽrale du Òprendre quelque chose pour quelque choseÓ, associŽe au comprendre de lÕexistentialitŽ ustensilaire chez Heidegger, se retrouve ˆ ce niveau ŽlŽmentaire et ÒconstitutifÓ de la mathŽ­ma­tique. Ainsi que je lÕai suggŽrŽ, on peut Žvoquer ˆ cet Žgard un ÒaffairementÓ du mathŽmaticien au sein de ÒlÕatelier du constructifÓ, cÕest-ˆ-dire dans la manipulation des objets originaires pauvres de la mathŽ­ma­tique, les entiers intuitifs ou les assemblages symboliques.

JÕinterromps ici lՎvocation de ces thses. Elles soulvent un ensemble de problmes de philosophie des mathŽ­ma­tiques, rencontrant parfois ceux que la tradition a dŽsignŽs.

Au minimum, bien sžr, il y aurait lieu de rŽpondre ˆ lÕobsŽdante objection de ceux qui ressentent une telle vision comme incompatible avec lÕidŽe que la mathŽ­ma­tique poursuite une t‰che de vŽritŽ. Partant plus ou moins de lÕaxiome selon lequel toute interprŽtation nÕest quÕune interprŽtation ˆ c™tŽ dÕautres interprŽtations lŽgitimes, et ne saurait donc porter pleinement, en tant que telle, la prŽtention ˆ la vŽritŽ, et de cet autre axiome posant, de plus, quÕune interprŽtation est toujours la manire dont sÕannonce une subjectivitŽ, ces contradicteurs dŽduisent que je ne saurais avoir raison quՈ Žgaler la mathŽ­ma­tique ˆ un dŽveloppement artiste subjectif. Formulons donc rapidement le principe de nos rŽponses ˆ cette objection.

1) Dans une certaine mesure, il faut reconna”tre que la mathŽ­ma­tique incorpore une dimension si lÕon veut ÒsubjectiveÓ, dans la mesure o elle explore des voies non nŽcessaires de la pensŽe (elle ne se rŽduit pas ˆ la rŽsolution de problme ou ˆ lÕexhibition algorithmique du vrai) : lorsque, au vingtime sicle, lÕhermŽ­neu­tique de lÕespace dŽgage les deux grandes Òversions de lÕespaceÓ que sont celle qui voit lÕobjet spatial fondamental comme la variŽtŽ diffŽrentiable dÕune part, celle qui prend plut™t lÕobjet spatial fondamental comme le faisceau sur un espace topologique dÕautre part – couple de voies qui correspond en substance ˆ lÕalternative entre gŽomŽtrie diffŽrentielle et gŽomŽtrie algŽbrique – il faut concŽder quÕaucune de ces options ne porte plus la vŽritŽ que lÕautre. Une des t‰ches quÕaccomplit constamment la mathŽ­ma­tique est de dŽployer dans sa dispersion fondamentale la multipli­citŽ des configurations ҈ ŽtudierÓ, et lÕhermŽ­neu­tique de lÕimmŽmorial sŽmantique intervient profondŽment ˆ ce niveau : en procurant la version nouvelle de ce qui fait Žnigme, elle peut en pluraliser les modes, et offrir chacun de ces modes ˆ lÕexploration mathŽ­ma­tique. CÕest, visiblement, ce qui se produit pour la question de lÕespace dans notre exemple.

2) Certains aspects de la filiation hermŽ­neu­tique de la mathŽ­ma­tique rendent difficile la discrimination du Òdire le vraiÓ et de lÕÒinterprŽterÓ. Je pense ici principalement ˆ lÕhermŽ­neu­tique du continu. Les propositions de structure que lÕhistoire des mathŽ­ma­tiques a accueilli tŽmoignent plus dÕune conservativitŽ Žtonnante que dÕune divergence : lÕimage que se faisaient du continu les Grecs, telle que nous la comprenons rŽtrospectivement ˆ travers des thŽories comme celle des grandeurs, attribuŽe ˆ Eudoxe, est en quelque sorte ÒgardŽeÓ dans la construction de Cantor-Dedekind, par exemple. Mme des continus divergents comme ceux de Brouwer, Conway ou Harthong-Reeb indiquent en mme temps ˆ lÕhorizon de quelles procŽdures ou quelles idŽalisations englobantes le continu de Cantor-Dedekind ÒrevientÓ. Tout se passe comme si le jeu interprŽtatif ˆ lՎgard du continu, la recherche dÕune structure exprimant au plus profond notre familiaritŽ-dessaisissement ˆ lՎgard du tenant-de-question, Žtait la recherche dÕun centre organisateur, dÕun noyau systŽmatique, et pas lÕexploration dÕune gamme dՎlaborations divergentes. Les approfondissements apportŽs par les nouvelles versions restent sensibles aux anciens sentiments dŽjˆ explicitŽs de la familiaritŽ-dessaisissement originaire, et tendent ˆ converger, Žventuellement dans une complŽmentaritŽ ˆ dŽterminer entre les accentuations quÕelles apportent. Comme le continu nÕest en aucune manire donnŽ comme un rŽfŽrent auquel comparer les Žlaborations mathŽ­ma­tiques, cette convergence cumulative ou systŽmique des interprŽtations est en lÕoccurrence ce qui sÕapparente le mieux ˆ la Òrecherche de la vŽritŽÓ. En rŽsumŽ, il y a des tenants-de-question dont lÕhermŽ­neu­tique mathŽ­ma­tique se dispose ˆ certains Žgards comme une recherche de vŽritŽ, vŽritŽ qui aurait seulement ˆ sÕimposer par des propriŽtŽs de consistance avec le sentiment fondamental et de puissance intŽgratrice ˆ lՎgard des formulations concurrentes, et non pas selon le critre dÕadŽquation.

3) Mais sans doute faut-il radicaliser cette sorte de rŽponse si nous ÒredescendonsÓ au niveau de lÕhermŽ­neu­tique de niveau infŽrieur, celle qui concerne, en dernire analyse, les modalitŽs de base de la rŽŽcriture (calcul et preuve). Nulle part la mathŽ­ma­tique nÕexhibe un schme adŽquationniste standard de la vŽritŽ, parce que lÕobjet y est toujours construit ou ÒintroduitÓ plut™t que trouvŽ et dŽterminŽ tel que trouvŽ. Tout ˆ fait ˆ la base, au niveau de la connaissance constructive de lÕobjet constructif, la ÒrŽflexion descriptiveÓ fidle de cet objet en sa diversitŽ et sa structure interne co•ncide avec sa prŽsentation en tant que ceci ou cela, son rŽ-agencement. Mme la nomination la plus primitive de cet objet Òtel quÕen lui-mmeÓ lÕexpose tel quÕil se montre en se faisant, cÕest-ˆ-dire lÕinterprte dans son avnement en quelque sorte. Le geste qui dit la vŽritŽ est aussi celui qui ÒinterprteÓ en un sens radical et phŽno­mŽ­no­logique de lÕinterprŽtation qui Žgalise celle-ci ˆ la diction du montrer comme tel (sens heideggerien, reconnaissons-le ici).

4) Cette proximitŽ de lÕinterprŽtation et du dire le vrai dans le cas de lÕobjet mathŽ­ma­tique de base se ÒpropageÓ en quelque sorte aux niveaux supŽrieurs. Comme lÕa souvent soulignŽ Jean Petitot, une part importante de la recherche contemporaine consiste ˆ produire des objets qui en Žlucident dÕautres, qui montrent la structure de ces derniers ou leurs dispositions relationnelles – ˆ lՎgard dÕautres objets ou entre exemplaires dÕeux-mmes – depuis la diffŽrence et la distance des objets ҎlucidantsÓ (comme les groupes dÕhomologie et dÕhomotopie disent certaines propriŽtŽs topologiques des espaces topologiques depuis le lieu algŽbrique, ou comme lÕobjet algŽbraico-catŽgorique Spec(A) dit de manire topologique la gŽomŽtrie induite par certaines Žquations polynomiales). LÕobjectivitŽ mathŽ­ma­tique fonctionne comme dictionnaire ˆ lՎgard dÕelle-mme, ses configurations ont pouvoir de description sous tel ou tel rapport dÕautres cas configurationnels de la mme objectivitŽ. Elle se dŽcrit donc elle-mme de manire vŽridique en sÕinterprŽtant, en se montrant elle-mme comme telle ou telle sous tel ou tel rapport.

Je nÕen dis pas plus sur ce thme, et je passe de lˆ au second volet ÒappliquŽÓ de mon travail sur lÕhermŽ­neu­tique, celui qui sera le plus bref parce quÕil correspond ˆ ce que jÕai le moins ŽtudiŽ, et par consŽquent le moins dŽveloppŽ : celui qui concerne la physique.

LÕhermŽneutique de la chose et du changement dans les thŽories physiques

Essentiellement dans un ancien article (Ç La mathŽmatique de la nature et le problme transcen­dan­tal de la prŽsentation È[4]), mais aussi de manire indirecte et rapide dans quelques autres textes, jÕai soutenu que la ÒgrandeÓ physique, la physique mathŽ­ma­tique dominant de manire observable le dŽveloppement contemporain de la science, affichait Žgalement une ou plusieurs lignŽes hermŽ­neu­tiques, accueillait en son sein une modalitŽ hermŽ­neu­tique, prenant toujours le terme au sens heideggeriano-gadamŽrien.

La thse se confond en lÕoccurrence avec une lecture kantienne du dŽveloppement contemporain. LÕidŽe est que la physique est en charge de la question de la chose et du changement (ÒQuÕest-ce quÕune chose ?Ó et ÒQuÕest-ce quÕun changement ?Ó si lÕon veut littŽraliser cette question double), depuis son origine (mme si, ˆ la diffŽrence de la mathŽ­ma­tique sans doute, lÕassignation de cette origine est dŽjˆ le motif dÕun dŽbat). La vision transcendantale de la connais­sance scientifique, en un sens, se laisse rŽsumer au refus de prendre les deux questions formulŽes ˆ lÕinstant comme des questions de fait, appelant des rŽponses qui tranchent objectivement quant au vrai. La physique comme science est justement la discipline qui prend la chose comme nÕallant pas de soi, qui refuse de partir du prŽsupposŽ que nous savons qui sont les choses, en sorte quÕil nous reste seulement ˆ explorer leurs propriŽtŽs, prŽsupposŽ qui limite la marge de manÏuvre de nos interventions thŽoriques au choix des prŽdicats appelŽs ˆ tre ŽprouvŽs sur ces choses. Pour la physique depuis GalilŽe et Newton en tout cas, ce qui mŽrite dՐtre une chose nÕest pas clair : le signe le plus massif en est que la chose, son critre thŽorique et son rŽpondant mathŽ­ma­tique, se voient redŽfinis au fil de lÕhistoire de cette physique. Comme on lÕobserve souvent, la relativitŽ gŽnŽrale a tendance ˆ faire entrer la courbure de lÕespace dans le champ du chosique, et la mŽcanique quantique peut aller jusquՈ rŽinterprŽter la chose comme reprŽsentation de groupe, pour aller vite. Si la dŽfinition de la chose bouge, alors il en va autant de celle du changement, dont la notion est corrŽlŽe avec celle de chose. Il faut donc en particulier analyser la physique comme une discipline qui, en chacune de ses Žpoques ou dans chacun de ses grands moments ÒparadigmatiquesÓ, apporte une conception de la chose et du changement, rŽpond ˆ la question de la chose et du changement.

A quoi jÕajouterai que cette rŽponse doit tre en partie comprise ˆ la lumire dÕune situation hermŽ­neu­tique. CÕest ici que lÕintersection avec Kant sÕopre. La physique sÕattache ˆ dŽployer une connais­sance a priori, cÕest-ˆ-dire ˆ prŽsenter un ensemble de thŽories autorisant prŽdictions – et par suite vŽrifiables – qui reposent sur une imagination de monde : qui procdent ˆ partir dÕune imagination mathŽ­ma­tique du monde. La physique organise sa connais­sance de lՐtre physique ˆ partir dÕun geste donnant sens ˆ une expŽrimentation, cÕest-ˆ-dire dŽfinissant comment extraire des objets mathŽ­ma­tiques de lÕexpŽrience, quÕelle destine ˆ tre versŽs dans des ÒcontenantsÓ mathŽ­ma­tiques interprŽtant le cadre de la prŽsentation des phŽnomnes. La chose sera capturŽe ˆ partir de ses phŽnomnes, ceux-ci eux-mmes Žtant traduits a priori dans des objets mathŽ­ma­tiques, et leur collection profilŽe sur fond de rŽfŽrentiels mathŽ­ma­tiques suivant les dimensions desquels on imagine le monde. LÕinterprŽtation a priori de la chose que portent les thŽories physiques est donc sous la dŽpendance dÕune interprŽtation mathŽ­ma­tique du cadre des phŽnomnes.

LÕensemble de cette construction fondamentale correspond au moment de lÕa priori, que dŽsignait Kant pour distinguer foncirement la physique du modle empiriste. LÕattitude empiriste, ici, est simplement celle qui prend la forme chose et les choses comme des donnŽes, et, donc, considre le dialogue avec lÕexpŽrience comme dŽjˆ informŽ par une donne non problŽmatique des entitŽs de base pour un rŽalisme. LÕattitude transcen­dan­tale professe au contraire que le sens de chose est toujours renvoyŽ ˆ la mise en place dÕune imagination mathŽ­ma­tique du monde imposant son rŽgime ˆ lÕextraction expŽrimentale de donnŽes. Le dispositif a priori de la science, dŽterminant de quelle manire on reoit lÕinformation phŽnomŽnale, est par excellence le lieu de la rŽvisabilitŽ du discours de la science : cÕest par excellence en remaniant le cadre, en recomposant lÕimagination mathŽ­ma­tique du monde, que la physique progresse, notamment ˆ lՎpoque contemporaine. Le mot a priori caractŽrise une fonction par rapport ˆ lÕexpŽrience, celle de fournir la rgle du jeu par rapport ˆ ce qui compte comme donnŽe, et non pas un mode de certitude inentamable. LÕa priori peut donc sans paradoxe tre le lieu par excellence de la rŽvisabilitŽ. La science physique nÕest pas enfermŽe dans le carcan et le dogme dÕun systme des choses inamovibles, comme le prŽtend lÕempirisme, elle rŽinterprte au long de son histoire le sens de chose en rŽinterprŽtant la structure mathŽ­ma­tique du monde. Cette interprŽtation est dŽpendante de lÕhermŽ­neu­tique mathŽ­ma­tique, ˆ laquelle elle emprunte ses propositions, avancŽes dans le cadre de lÕhermŽ­neu­tique mathŽ­ma­tique de lÕespace notamment.

Si lÕon veut entrer dans le dŽtail de lÕopŽration hermŽ­neu­tique de la physique, il faut en principe distinguer quatre moments.

0) Le moment de lÕhermŽ­neu­tique mŽtaphysique de la prŽsentation.

1) Le moment de lÕhermŽ­neu­tique mathŽ­ma­tique du cadre de prŽsentation.

2) Le moment de lÕhermŽneutique physique de lÕespace de repŽrage et de lÕespace de configuration.

3) Le moment de lÕinterprŽtation au sein dÕun modle des catŽgories, fixant en dernire analyse une conception de la chose et du changement.

Le moment 0) est celui qui, chez Kant, aboutit au pronunciamento de lÕespace et du temps comme conditions formelles a priori de tout phŽnomne (du moins sÕil est externe). Ce moment est visiblement conservŽ dans la relativitŽ gŽnŽrale et rŽŽlaborŽ par la mŽcanique quantique : le phŽnomne est renvoyŽ ˆ un ÒvirtuelÓ lui-mme envisagŽ comme faisant espace et offrant la possibilitŽ de trajectoires.

Le moment 1) est celui-que nous avons dŽjˆ envisagŽ dans la section sur les mathŽ­ma­tiques : cÕest lui qui, par exemple, est susceptible de conduire ˆ lÕinterprŽtation de la spatialitŽ par une variŽtŽ diffŽrentiable (avec une structure quasi-mŽtrique) ou par un espace de Hilbert. La physique, on le sait, sŽlectionne ce genre dÕaccomplissement hermŽ­neu­tique de la mathŽ­ma­tique, quant elle ne les suscite pas.

Le moment 2) correspond en fait au choix dÕun rŽfŽrentiel mathŽ­ma­tique, dÕun montage mathŽ­ma­tique ˆ partir dÕune interprŽtation fondamentale de la spatialitŽ pour laquelle on a optŽ (ainsi, le choix de R6 pour un systme de deux particules, ou pour lÕespace de phase dÕune particule, ou le choix de la vision du systme dans le cadre lagrangiano-hamiltonien comme circulant dans un fibrŽ tangent ou cotangent).

Le moment 3) est celui qui, comme lÕexplique Petitot dans son article auquel je me rŽfre toujours[5], conduit ˆ comprendre de telle ou telle manire la substance ou la cause, dans le contexte de lՎlaboration dÕun modle, qui ajoute gŽnŽralement des Žquations ˆ tout ce qui prŽcde. CÕest ˆ ce niveau quÕon interprŽtera la substance par un principe de conservation, le changement comme une trajectoire, comme liŽ ˆ un automorphisme orthogonal, etc.

Encore une fois, la question peut tre posŽe ˆ une telle lecture de la physique de ce quÕelle fait de la vŽritŽ et de sa poursuite. Ce de manire dÕautant plus aigu‘ que lÕon touche, avec la physique mathŽ­ma­tique contemporaine, avec la discipline la plus reconnue comme clef de lÕontologie scientifique : le plus incontestable et le plus profond de ce que nous savons sur ce qui est, ˆ quoi, peut-tre, toute les autres vŽritŽs se relativisent, est ce quÕenseigne cette physique. Comment, donc, pourrait-on faire dŽpendre un tel dogme de dispositions interprŽtatives ?

Pour une part, il y a une rŽponse ˆ cette question qui coule de source : les interprŽtations successives de la chose et du changement qui sont proposŽes ne sont pas juxtaposŽes comme des lectures du rŽel dՎgales validitŽ, elles sÕencha”nent en effet comme des rŽfutations ou approfondissements.

DÕun c™tŽ, chaque nouvelle interprŽtation est capable de reconna”tre ce qui passait pour chose et changement auparavant, de rŽcupŽrer dans ses espaces les donnŽes de lÕancienne physique et de juger de la validitŽ relative des anciennes lois, en telle sorte que les pas interprŽtatifs dont nous parlons ont quelque chose de cumulatif. La modalitŽ de principe de ce mode dՎvolution de la physique est sans conteste telle du point de vue idŽal et normatif, mme si, dans la conjoncture actuelle, il semble que nous ne sachions toujours pas synthŽtiser dans une seule construction thŽorique la ÒversionÓ de la chose et du changement donnŽe par la relativitŽ gŽnŽrale et celle donnŽe par la physique quantique (pour ce que je sais, des ŽlŽments de conjugaison des deux approches sont nŽanmoins dŽjˆ disponibles, et une coordination rationnelle des thŽories est offerte par ce quÕon appelle le modle standard). En tout cas, lՎlŽment interprŽtatif qui intervient dans la constitution dÕune thŽorie physique comme telle, en passant par lÕinterprŽtativitŽ interne ˆ la mathŽ­ma­tique, nÕempche pas le maintien de lÕhorizon dÕunivocitŽ, en premier lieu ˆ travers la fonction de rŽsorption du passŽ et de cumulativitŽ des constructions.

DÕun second c™tŽ, il est clair que le critre pragmatique de la confrontation des thŽories du point de vue de la prŽdiction des rŽsultats dÕexpŽrience opre comme principe de sŽlection. Ce nÕest pas parce que les thŽories nÕont pas les mmes choses quÕelles ne peuvent pas tre comparŽes ˆ cet Žgard. La ÒvŽrificationÓ se fait toujours, en fait, auprs dÕobjets mathŽ­ma­tiques extraits de lÕexpŽrience selon des protocoles apportŽs par les thŽories physiques. Une thŽorie 2 venant aprs une thŽorie 1 sera donc capable de transcrire les donnŽes de la thŽorie 1 dans son vocabulaire mathŽ­ma­tique, et de reproduire toutes les prŽdictions de la thŽorie 1, tout en offrant de nouvelles prŽdictions ou en dŽnouant une infirmation expŽrimentale Žventuelle de lÕancienne thŽorie. Le principe de cumul ou de rŽsorption interprŽtative suffit ˆ ce que le jeu de la vŽritŽ puisse se jouer comme les ŽpistŽmologues empiristes ou le modle ÒhypothŽtico-dŽductifÓ le prescrivent.

JÕirai mme plus loin en soutenant que la conception de lÕa priori de la physique, passant par lÕimagination mathŽ­ma­tique de monde et consistant dans une opŽration interprŽtative complexe, est mme seule ˆ pouvoir sauver ce modle, comme nous le comprenons peut-tre mieux aprs Wittgenstein et Kripke.

En effet, selon ce que nous a enseignŽ Popper, mais qui, dÕune manire ou dÕune autre, intervient dans toutes les Žlaborations logico-philo­so­phiques de la science proposŽes dans le sillage du cercle de Vienne, la procŽdure qui ÒfaitÓ le progrs de la science par confrontation empirique tient dans le schŽma

"x P(x)

¯P(a)

¯("x P(x)).

SchŽma qui est peu ou prou (en sautant une ligne) un cas dŽrivŽ de lÕintroduction du ¯ de la dŽduction naturelle. Il est essentiel, en dÕautres termes, que les assertions universelles de la science soient mises ˆ lՎpreuve de leurs cas. DÕaprs ce qui est ˆ la fois la vulgate, le mythe et la vision intelligente, selon le degrŽ de prŽcision et de force de celui qui assume lÕexposŽ, de lÕusage rŽpŽtŽ de ce schŽma dŽcoule la proposition toujours renouvelŽe de cadres thŽoriques qui nÕont pas seulement la vertu dՐtre logiquement cohŽrents, mais de plus celle de lÕemporter du point de vue des critres de corroboration et de non-infirmation sur tout autre : cÕest ce qui distinguerait, ˆ chaque moment, la conception qui passe pour le vrai scientifique, et cÕest aussi ce qui rendrait compte, fondamentalement, du dynamisme du dŽveloppement de ce vrai scientifique.

Cependant, est aujourdÕhui disponible un argument de philosophie analy­tique qui dŽcrŽdibilise singulirement cette idŽe du progrs scientifique : celui de Kripke-Wittgenstein. Cet argument, en effet, nous enseigne que le contenu universel dÕun prŽdicat P(x) nÕest jamais donnŽ comme une anticipation rŽgulatrice ÒdŽcidableÓ. En dÕautres termes, je ne connais jamais la frontire de signi­fi­cation exacte de P(x), la supposŽe puissance de dŽcision infinie incorporŽe dans le signe prŽdicatif est seulement prŽsumŽe, et je la mets en Ïuvre en faisant fond sur une batterie finie dÕexemple dŽjˆ traversŽs, sur la traduction rŽgressive vers dÕautres signes prŽdicatifs dont lÕattribution me semble plus sžre, et sur lÕintention-lÕespoir de converger avec les membres de ma communautŽ ŽpistŽmique. De lˆ il rŽsulte que, faisant face ˆ un objet a, je ne ÒreoisÓ pas en gŽnŽral de lÕexpŽrience lÕinformation ¯P(a) de faon limpide et incontestable. Si lÕobjet a est un de ceux dont mon langage ordinaire me procure la reconnaissance, et si le prŽdicat P est un de deux que le mme langage met ˆ ma disposition pour dŽcrire, alors lÕextension de ce dernier fait lÕobjet dÕune re-nŽgociation permanente. Je peux, ˆ lÕoccasion de lÕexemple a, dŽcouvrir une dimension de la signi­fi­cation de P(x) qui justifie P(a) aussi bien que ¯P(a). Au lieu de raisonner ˆ P(x) fixe, je suis exposŽ ˆ trouver dans a des motifs de redŽfinir lÕintension et par suite lÕextension de P. Ce mode dÕencha”nement est une propriŽtŽ inaliŽnable du niveau zŽro de lÕusage du langage, dont il nÕest pas en notre pouvoir de nous libŽrer. Devant un trŽpied, nous rŽagirons peut-tre en supprimant le Òavoir quatre piedsÓ de la dŽfinition des tables, pour le subsumer. Ou bien, devant un divan, nous inclurons la propriŽtŽ Òne sert pas au repos du corpsÓ poru exclure le divan de la catŽgorie des tables.

En dÕautres termes, il y a un prŽsupposŽ du Òjeu de PopperÓ quÕil faut souligner : celui de la rigiditŽ des attributs mis en jeu. Pour que la remise en cause empiriste puisse avoir lieu, il importe avant tout que les prŽdicats ne soient pas perpŽtuellement nŽgociables.

Nous avons mis en scne la discussion en nous centrant sur le r™le du prŽdicat P(x), mais cՎtait seulement un artifice de prŽsentation. En fait, la nature des objets a est aussi en cause, comme il est apparu dans nos exemples. Le trŽpied et le divan, qui mettaient en route la nŽgociation, nՎtaient pas de rŽels individus logiques, mais eux-mmes des noms de catŽgories. Les objets de lՎpistm et du langage ordinaires ne sont pas des diffŽrences sans concept, mais toujours des objets reconnus dans telle ou telle catŽgorie. Certes, la grammaire des articles indŽfinis et dŽfinis, au moins en anglais, en allemand et en franais, permet de faire valoir dans une certaine mesure lÕindividu ÒderrireÓ la catŽgorie, mais cet Žquipement logique de la langue naturelle ne fait pas que les confrontations de thses du type "x P(x) avec des exemplaires a puissent jamais tre vraiment, dans les conditions de lՎpistm ÒfondamentaleÓ et ÒordinaireÓ, des confrontations dÕune signi­fi­cation universelle dŽcidable avec un pur individu.

Telle est la raison pour laquelle lÕentendement commun ne produit pas de science. Pour ÒavoirÓ en mme temps des prŽdicats rigides et de vrais individus, nous permettant de jouer le jeu de Popper, il faut une rupture avec le sens commun. Cette rupture est accomplie par la mathŽ­ma­tique en tant que telle. Celle-ci se donne des objets qui sont de purs individus, parce quÕils ÒsontÓ ˆ proportion dÕune anticipation qui les pose comme tels. Et lÕanticipation qui pose ces objets fixe aussi a priori quels prŽdicats peuvent leur convenir, et ce de telle manire que lÕattribution de ces prŽdicats est gŽnŽriquement dŽcidable. On comprend donc, pour dire rapidement la conclusion de ce raisonnement, que le Òjeu de PopperÓ exige que lÕon passe ˆ lÕobjectivitŽ et la prŽdication mathŽ­ma­tique : ce moment est celui de lÕa priori chez Kant et de lÕimagination mathŽ­ma­tique de monde dans les termes de la prŽsente description de la physique contemporaine.

Ce qui remplace alors les renŽgociations de lÕentendement commun, ce sont les rŽvisions ÒtranscendantalesÓ du projet de monde, qui reconfigurent le sens des objets mathŽ­ma­tiques protagonistes de ce projet, de cette imagination, et du cadre structural mathŽ­ma­tique conu pour les accueillir : lÕhermŽ­neu­tique de la vŽritŽ physique.

Cette procŽdure reste en mme temps une procŽdure ˆ certains Žgards empiriques, parce que chaque thŽorie dŽfinit des modes de corrŽlation avec lÕexpŽrience : des protocoles de mesure qui dŽterminent comment extraire de lÕexpŽrience des objets mathŽ­ma­tiques appelŽs ˆ tenir lieu dÕelle dans la thŽorie, et des modalitŽs de prŽparation des Žtats spŽcifiant comment introduire dans le monde un objet mathŽ­ma­tique.

Notre argument analytique met en relief le lien de lÕhermŽneuticitŽ de la physique avec la mathŽ­ma­tique : cÕest parce que la physique veut que lÕexpŽrience fonctionne pour elle comme tribunal quÕelle a besoin de prŽdicats rigides, ne se laissant pas moduler par les cas, et cÕest pour cette raison quÕelle doit ÒpasserÓ ˆ la prŽdication mathŽ­ma­tique, cÕest-ˆ-dire aussi nŽcessairement ˆ lÕobjectivitŽ mathŽ­ma­tique. Mais un tel passage sÕaccomplit au travers de lÕacte dÕÒimagination mathŽ­ma­tique du mondeÓ, et cet acte renvoie la pensŽe a priori de la chose et du changement ˆ lÕhermŽ­neu­tique mathŽ­ma­tique des structures.

JÕaborde pour conclure lÕapplication du regard hermŽ­neu­tique au domaine des sciences cognitives.

HermŽ­neu­tique et cognition

JÕai aussi tentŽ dÕexploiter ma Òculture hermŽ­neu­tiqueÓ pour proposer un examen et une conception des recherches cognitives contemporaines (ce travail ayant trouvŽ son point dÕaccomplissement relatif dans HermŽneutique et cognition, paru en 2003).

Pour faire bref, ma contribution dans ce domaine me semble se ramener ˆ deux ŽlŽments tout ˆ fait disparates.

DÕune part, jÕai prŽtendu extraire de la tradition hermŽ­neu­tique une sorte dՎpure du trajet hermŽ­neu­tique, dŽgagŽe ˆ un niveau quÕon peut appeler formel, schŽmatique ou diagrammatique. JÕexhibe trois ÒmomentsÓ en lesquels se dŽcompose le trajet hermŽ­neu­tique tel quÕil a ŽtŽ conu de Schleiermacher ˆ Gadamer : les moments de la flche, du cercle et du parler.

DÕautre part, je me suis attachŽ ˆ comprendre lÕhŽsitation statutaire qui frappe lÕhermŽ­neu­tique lorsquÕelle est engagŽe dans les affaires cognitives. En gros, elle peut

1) ætre prise comme clef ontologique de lÕhomme comme existence, et ˆ ce titre dŽfinir les objectifs gŽnŽraux dÕune science naturalisante de lÕinscription existentielle des organismes.

2) ætre interprŽtŽe comme un langage de la non naturalitŽ de lÕesprit, exprimant ce qui de son opŽration Žchappe ˆ la rŽduction opŽrationnaliste, objectivante, etc.

Pour ce qui est du premier ŽlŽment, je dois commenter rapidement les trois figures quÕil fait Žmerger. Le trajet hermŽ­neu­tique est le trajet le long duquel ҍˆ interprteÓ, le trajet en lequel consiste la pensŽe comme hermŽ­neu­tique. Ce trajet est toujours vu comme ayant sa source dans une impulsion qui le lance : qui engage dans une prise de partie comprŽhensive avant mme quÕune comprŽhension au sens propre ne soit disponible. Cette amorce dynamique qui dŽsŽquilibre lÕinterprŽtation en mme temps quÕelle la mande est ce que jÕappelle la flche. Dans le contexte de lÕanalytique existentiale heideggerienne, ce moment de la flche correspond au comprendre, ˆ la projection vers ses possibles comme quoi le Dasein se manifeste, cÕest-ˆ-dire aussi ˆ lÕÒau mondeÓ du Dasein. Mais le trajet hermŽ­neu­tique, au-delˆ dÕun tel ÒlancerÓ de lui, trouve sa ressource majeure dans une ÒboucleÓ qui le caractŽrise : la prŽcomprŽhension donnŽe dans la flche tend ˆ sՎlaborer en comprŽhension ; la comprŽhension ne sÕobtient quÕen faisant fond sur la prŽsupposition et lÕanticipation dÕelle-mme quÕest la prŽcomprŽhension ; cependant que la prŽcomprŽhension ne se dŽfinit et ne se comprend quÕen rapport avec la comprŽhension dont elle est capable. Toute comprŽhension explicite ne survient que comme consŽquence dÕun jeu de portage et renvoi mutuels qui relie comprŽhension et prŽcomprŽhension. Les cercles de Schleiermacher, selon lÕanalyse que jÕen propose, apparaissent comme des versions de ce cercle hermŽ­neu­tique, dŽcrivant un mode spiralant de la prŽcipitation du sens (cercle du local et du global, ou cercle du grammatical et du technique).

Cependant, le trajet hermŽ­neu­tique doit sÕachever, il doit donner lieu ˆ une sorte de conclusion qui cl™t lÕexercice et crŽe les conditions de sa relance, en mme temps. CÕest ce ˆ quoi correspond le moment du parler : le cercle hermŽ­neu­tique conduit ˆ une explicitation, ˆ un affichage discursif, qui est comme la ÒrŽceptionÓ au sens gymnastique ˆ lÕissue du ÒbondÓ dŽsŽquilibrant de la flche. Ce parler prŽsente une structure dans une arne dialogique : en lui se combinent lÕarticulation dÕun message (explicitation) et la rŽsonance pragmatique dÕun acte de langage. Cette valence pragmatique est ce qui peut ÒdŽsŽquilibrerÓ un nouveau destinataire et relancer lÕhermŽ­neu­tique.

JÕen viens au second aspect de mon travail ÒhermŽneutisantÓ sur les recherches cognitives, qui consiste en lÕanalyse dÕune certaine ambigu•tŽ statutaire.

DÕun c™tŽ, en effet, certains spŽcialistes de ces recherches peuvent prendre la figure de lÕætre-au-monde comme lÕimage thŽorique a priori de lÕhomme cognitif. Au lieu de se figurer lÕactivitŽ cognitive comme le calcul des reprŽsen­tations dans la bo”te noire, ainsi que le fait le paradigme computationnaliste, on dŽcide dÕenvisager la cognition comme le fait de lÕorganisme ou de la vie ÒglobalementÓ, et de dŽterminer lÕacte fondamental de cette cognition-vie comme celui de lÕadaptation ˆ lÕenvironnement en termes naturalistes standard, tout en transcrivant cette fonction comme comprendre existential, cÕest-ˆ-dire interprŽtation. Dans une certaine mesure, cet usage de la notion dÕætre-au-monde ne fait pas autre chose que revenir aux sources, que lire la notion ˆ la fois en termes de Von UexkŸll et de Heidegger : on peut mme concŽder ˆ ce dernier, si lÕon veut, que sa pensŽe de lÕætre-au-monde est en posture transcendantale vis-ˆ-vis de la conceptualitŽ de lÕorganisme et de lÕenvironnement.

LÕimportant est que, les sciences cognitives sՎtant enr™lŽes sous un tel paradigme, il leur reste ˆ montrer en dŽtail comment la dynamique de lÕadaptation de lÕorganisme (avant tout humain), est dÕun bout ˆ lÕautre de lՎchelle du type du comprendre. Cela revient ˆ plaider le dossier dÕune hermŽ­neu­tique naturalisŽe, en exhibant et expliquant les mŽcanismes suivant lesquels notre nature biologique, ethologique, neuro­physio­logique, psycho­lo­gique assume et accomplit la trajectoire hermŽ­neu­tique. Dans HermŽneutique et cognition, jÕessaie de montrer comment divers travaux rŽcents, en intelligence artificielle, en linguistique et en neurophysiologie vont dans ce sens. Pour montrer dans les modes Žvolutifs des rŽgions du cerveau ou dans les modŽlisations du sens linguistique le schme hermŽ­neu­tique, je fais Žvidemment usage de la flche, du cercle et du parler. CÕest en identifiant ce qui, dans chaque cas, donne chair ˆ chacun des trois moments que je prŽtends ҎtablirÓ que lÕessence cognitive de lÕhomme a ŽtŽ ramenŽe au moule hermŽ­neu­tique.

Bien entendu, ˆ lÕintŽrieur mme dÕun tel usage opŽrationnel du motif hermŽ­neu­tique, il reste possible de soulever une question qui donne lieu ˆ dŽbat contradictoire : les succs de telles analyses prouvent-ils que lՐtre de la cognition humaine est hermŽ­neu­tique, ou simplement que les concepts de la philosophie hermŽ­neu­tique ont ŽtŽ pertinemment transposŽs afin de procurer aux recherches cognitives un cadre transcendantal ? La question est symŽtrique de celle qui se pose ˆ propos du paradigme computationnaliste : on peut Žgalement demander si les multiples ÒrŽsultatsÓ de la psychologie, de la linguistique et de la neurophysiologie computationnelles ne tŽmoignent pas seulement de ce qui a ŽtŽ ÒmisÓ a priori dans le savoir par les chercheurs. La cognition humaine appara”trait ainsi comme un domaine de rŽalitŽ supportant sous nos yeux deux projets transcendantaux, donnant lieu ˆ deux sciences Žgalement ÒvraiesÓ mme lorsquÕelles disent des choses incommensurables.

Mais la filiation hermŽ­neu­tique en philosophie est aussi liŽe ˆ un anti-naturalisme de principe. DÕo un autre ensemble de problmes que mon travail aborde Žgalement, bien que de manire assez aporŽtique.

Dans une certaine mesure, la venue du dossier hermŽ­neu­tique dans le dŽbat cognitif, ˆ lÕorigine, est liŽ ˆ cet aspect critique, tendanciellement anti-naturaliste : les ouvrages de H. Dreyfus, et plus encore celui de T. Winograd et F. Flors, essaient de dŽnoncer le projet de lÕintelligence artificielle et celui de la rŽduction computationnaliste en faisant valoir que lÕintelligence et la cognition humaines sont par essence hermŽ­neu­tiques : on ne peut, pas, en particulier, rŽcupŽrer la performance au moyen dÕun ensemble de rgles, parce que lÕacte cognitif humain consiste ˆ dŽsambigŸiser les rgles en situation au dernier moment, en suivant la pente du Òsens de la situationÓ, cÕest-ˆ-dire lՎlan de lÕætre-au-monde. Ou encore, lÕapproche computationnaliste est rattachŽe ˆ lÕorientation sŽculaire de la science, qui consiste ˆ rapporter la rŽalitŽ ˆ une machinerie mathŽ­ma­tique abstraite, ˆ un calcul dominateur et dŽsimpliquŽ.

Ou bien, cÕest le naturalisme en gŽnŽral qui est dŽnoncŽ en tant que rŽducteur, dŽterministe, mathŽmatisant, ou bien le naturalisme historique reprŽsentŽ par la physique mathŽ­ma­tique est critiquŽ, et le discours tenu prend le sens dÕun appel ˆ un nouveau naturalisme, capable dÕaccueillir la forme, le mouvement, lÕindŽtermination essentielle dans la situation, etc. Cette seconde option peut se rŽclamer, sur le plan philo­so­phique, de Merleau-Ponty, qui essaie en effet de concevoir la strate culturelle comme un plan de lÕesprit continu avec son ancrage naturel.

Le motif de la ÒculturalisationÓ des sciences cognitives, rŽcemment apparu, hŽrite forcŽment de cette ambigŸitŽ. Par un c™tŽ, il semble bien purement et simplement le renversement de la dŽfinition mme des sciences cognitives : si celles-ci correspondaient au projet dÕune connais­sance naturaliste de la cognition, fondŽe sur une ÒconstitutionÓ naturelle de lÕobjet cognitif, alors leur culturalisation est leur destruction. Elle exprime la conviction que le comportement cognitif, en fin de compte, relve de la strate symbolique, intersubjective, ne saurait se laisser objectiver au plan ÒinfŽrieurÓ de notre pensŽe et discours naturalistes.

Mais par un autre c™tŽ, il pourrait tre la continuation du projet naturaliste ˆ nouveaux frais et sur un autre plan : il sÕagirait dÕintŽgrer le vivre-ensemble-dans-lՎchange-symbolique comme une couche de lՐtre naturel qui porte le fait cognitif, et rechercher, en dernire analyse, une construction naturaliste des modes fonctionnels de ce vivre culturel.

Ce dŽbat concerne Žvidemment lÕhermŽ­neu­tique : la question est de savoir si, en rattachant la performance intelligente humaine aux actes interprŽtatifs dÕun esprit humain toujours dŽjˆ inscrit dans une tradition culturelle de la pensŽe, on lÕa renvoyŽe ˆ un moment culturel par principe inabordable aux repŽrages et thŽories naturalistes ; ou si lÕhermŽ­neu­tique elle-mme, comme nous lÕavons dÕabord laissŽ entendre, est le cheval de Troyes possible dÕune naturalisation.

Du point de vue de la rŽflexion que jÕai proposŽe, une localisation possible de la discussion consiste dans une ÒrelectureÓ des trois moments de la flche, du cercle et du parler. Toute naturalisation de lÕhermŽ­neu­tique tend ˆ traduire ces moments dans le langage du naturalisme de rŽfŽrence (celui de la physique). Ainsi, le cercle sera compris comme une Òboucle dynamiqueÓ, faisant rŽfŽrence ˆ un phŽnomne fonctionnellement dŽpendant de son historique, ou ˆ une interprŽtation explicite des influences qui sÕatteignent rŽciproquement : il sÕagira de reconstruire le cercle comme une dŽtermination rŽciproque en bonne et due forme. Le Òdarwinisme neuralÓ va dans ce sens, en exploitant notamment le fait neuro­physio­logique de la rŽentrŽe. De mme, la flche devra tre traduite comme lÕincidence alŽatoire dÕun point dans une variŽtŽ interne, ou par une force assignable.

Inversement, la lecture anti-naturaliste comprend la flche comme lÕadresse dialogale, comme lÕatteinte du sens, lÕaffectation du sujet par la question, aucune ÒforceÓ ˆ proprement parler nՎtant ici exercŽe : cÕest seulement une demande qui transite vers une libertŽ (libertŽ posŽe par cette demande, ˆ vrai dire). Le cercle, de mme, est le libre dŽploiement de lÕauto-responsabilitŽ dÕune pensŽe affectŽe de manire hŽtŽronome. Bien entendu, rien nÕinterdit de prŽtendre naturaliser cela mme : tout ce qui peut tre dŽcrit sur le mode du processus tombe dans lՐtre apparemment, et appelle pour cette raison ˆ une naturalisation. CÕest la raison pour laquelle, travaillant sur ce nÏud de la raison cognitive, il mÕa semblŽ finalement que la limite du naturalisme est simplement le sens : rien ne fait sens pour nous comme dŽploiement effectif des processus de lՐtre, le sens commence et ne vaut que dans lÕintervalle de la demande et de lÕadresse ; toute explication scientifique, en fin de compte, ne fait sens que comme adressŽe et entendue ainsi quÕelle demande ˆ lՐtre, en tout point de sa richesse notionnelle. La distinction ÒtranscendantaleÓ entre naturalisation de la pensŽe et assomption responsable du faire sens mÕest ainsi apparue comme sous la dŽpendance de la frontire de lÕautrement quՐtre, dŽgagŽe dans lÕÏuvre de Levinas.



[1]. Cf. Sein und Zeit, P. 151, trad. Martineau p. 123.

[2]. SI, 240.

[3]. JÕai donnŽ un exemple de midrach dans Extermination, loi, Isra‘l : il porte sur le verset Ç Je ferai de toi un grand peuple È, et il consiste ˆ extraire du verset le syntagme Ç Je ferai de toi È, pour en tirer lÕenseignement selon lequel ce quÕon appelle usuellement la promesse rŽvolutionne dÕabord la personnalitŽ dÕAbraham. Le simple fait dÕextraire le syntagme casse la Òstructure de vŽritŽÓ du verset, avec les trois actants quÕelle engage (sujet, complŽment dÕobjet, complŽment de provenance). Elle se prŽsente donc comme distorsion de ce que le verset dit plut™t que comme explicitation. NŽanmoins, elle projette un Òsujet de texteÓ, dŽterminŽ comme agent de mutation personnelle, et elle le fait ˆ partir de la distinction dÕun sous-ensemble. On voit donc comment ce que nous appelons relance peut tre sŽmantiquement riche sans entrer dans lÕenjeu de vŽritŽ.

[4]. Cf. Salanskis, J.-M., Ç La mathŽmatique de la nature ou le problme transcendantal de la prŽsentation È, Le temps du sens, OrlŽans, Editions Hyx, 1997, p. 215-244.

[5]. Cf. Petitot, J., Ç Actuality of Transcendental ®sthetics for Modern Physics È, in 1830-1930:A Century of Geometry , Boi, L., Flament, D., Salanskis, J.-M. Ed., New-York/Berlin/Heidelberg Springer Verlag, p. 273-304.