Pour cette journe qui sonne mes oreilles comme une journe de bilan et de recul, il mÕa sembl ncessaire de rflchir sur la relation qui sÕtait noue dans mon travail, depuis un peu plus de quinze ans dsormais, avec lÕhermneutique et sa tradition. Assez videmment et immdiatement, pour moi, une telle rflexion se divise en 1) un volet gnral, o il sera question du sens et de la pense, de ce que lÕhermneutique enseigne leur sujet, et du statut induit ou implicite de la philosophie ; 2) un volet ÒappliquÓ, o je voudrais plutt revenir sur la volont qui a t la mienne dÕattester la chose hermneutique dans le domaine scientifique exact (du ct de la logique, des mathmatiques, de la physique, des sciences cognitives).
Trs simplement, pour moi, lÕintrt philosophique de lÕhermneutique sÕest dÕabord situ au niveau de ce qui, chez Gilles Deleuze, sÕappelle image de la pense. JÕai reu la description par Heidegger et Gadamer du cheminement hermneutique comme la juste caractrisation de ce que lÕon pouvait appeler la pense au sens fort ou au sens radical.
Cette description, je la rsume nouveau : chaque fois que nous pensons, nous nous rapportons quelque chose qui fait question sur le mode de la pr-comprhension. Nous sommes ouverts un contenu qui nÕest pas tout fait stabilis comme thme assign, mais qui, dj, nous requiert comme Ò expliciterÓ. Notre relation ce contenu faisant question nÕest pas de lÕordre de la matrise : que ce contenu fasse question signifie quÕil a une manire de nous dborder. Mais notre relation ce contenu nÕest pas non plus de lÕordre de lÕignorance : nous entretenons avec lui une familiarit, en telle manire que nous ÒvivonsÓ dj une comprhension de ce quÕil en est de lui, seulement cette comprhension ne nous est pas disponible comme une forme propositionnelle. Le mot pr-comprhension nomme cette comprhension dÕavant la comprhension, dpasse par son contenu et en mme temps enveloppant dj celui-ci dÕun pr-savoir ; cette double valeur du contenu nÕtant pas sparable de sa faon de se poser comme faisant question.
Aujourd'hui encore, je dirais que nous ne pouvons que reconnatre dans cette description un rgime de la pense que nous traversons constamment, et dans lequel rside par excellence la dimension passionnante et profonde de lÕexercice de la pense. La force phnomnologique de cette description me semble extrme. Nous rattachons sans peine au Òscnario hermneutiqueÓ nos enqutes intellectuelles, quel que soit le domaine dans lequel elles ont lieu.
JÕajouterai que nous ne disposons pas de beaucoup dÕimages de la pense de la mme gnralit et de la mme plausibilit. A vrai dire, je serais tent de dire que, dans le contexte de la pense contemporaine, il nÕy en a quÕune autre : celle de la pense comme calcul ou comme preuve. Selon cette seconde approche, penser, cÕest produire une sortie partir dÕune entre. Mais le passage de lÕentre la sortie, pour valoir comme pense, doit apparatre comme opration publiquement contrlable. La logique mathmatique du vingtime sicle a dgag une conception thorique gnrale de lÕentre-sortie ÒcalculanteÓ : effectuer un calcul, cÕest en substance appliquer une fonction calculable une entre symbolique. Les fonctions calculables se laissent identifier comme fonctions rcursives, fonctions lambda-dfinissables ou fonctions Turing-calculables. On peut donc suggrer que penser cÕest accomplir un tel trajet de calcul partir dÕune donne symbolique. Une version un peu diffrente consiste soutenir que la pense sÕassimile a priori et en gnral lÕactivit de preuve. Par exemple, on plaidera que la pense du sujet humain consiste driver une formule du langage interne inn (le mentalais), partir de ÒprmissesÓ qui sont la transduction des donnes sensorielles. Dans les deux hypothses, lÕensemble des sorties que peut occasionner une entre donne est rcursivement numrable, cÕest en quoi les deux approches sont profondment apparentes : la question qui reste non tranche est de savoir sÕil faut prsupposer quÕun algorithme dtermin est toujours slectionn avec la rception de lÕentre, ou si le cheminement Òde type algorithmiqueÓ, suivant chaque tape des options morphologiquement limpides, invente et slectionne au long du parcours sa ncessit.
Pris de lÕune ou de lÕautre manire, ce modle de la pense a lui aussi des lettres de noblesse : essentiellement, cette fois, dans lÕhistorie de la philosophie. CÕest assez peu de cette manire que nous vivons notre pense, le tmoignage de la phnomnologie est beaucoup plus fortement en faveur de la premire image, mais force est de constater en revanche que des philosophes ont envisag la pense sous lÕangle du calcul et de la preuve, bien avant le dveloppement des recherches cognitives : cÕest la rfrence Leibniz, ici, qui est dcisive. Que ce modle ait t clbr dans le contexte de la philosophie se comprend sans peine : tel que nous le connaissons et lÕexplicitons aujourdÕhui, il correspond la forme que se donne la pense pour autant quÕelle se justifie dans un dbat, dÕabord duel, mais finalement multilatral. Or la philosophie, en tant que recherche se situant dans le cadre de la rationalit, et sÕattachant par excellence scuriser tout la fois la pratique et les frontires de la rationalit, vivant en quelque sorte de la dmarche argumentative qui fait valoir certaines assertions comme lgitimes, sÕest depuis toujours intresse la pense plus sous le rapport de ce quÕelle doit tre (pour satisfaire la rationalit) que sous le rapport de ce quÕelle est. On peut dire que la ÒformeÓ de la logique des prdicats du premier ordre merge, chez Frege, Russell, Peano et Hilbert, comme la forme de la pense bien fonde dans le vrai, de mme que les thories de la calculabilit unifient le sentiment dÕinexorabilit pour tous qui sÕattache aux activits traditionnelles de la preuve et du calcul. De ce point de vue, le paradigme dit ÒÔcomputationnalisteÓ en sciences cognitives nÕa pas fait autre chose que poser comme le mode de fonctionnement factuel de lÕesprit ce qui avait t reconnu comme le bon rgime normatif pour lÕesprit dductif mathmatique.
Le modle hermneutique, en revanche, est ambigu vis--vis de la distinction du fait et de la norme. Dans la prsentation que je viens dÕesquisser, je lÕai spontanment situ du ct du fait, en laissant entendre que nous reconnaissons dans le scnario hermneutique ce qui arrive de fait dans notre pense ; symtriquement, je rattachais le modle du calcul et de la preuve au devoir-tre. Dans la logique dÕune telle exposition, on devrait sÕattendre ce que les approches naturalistes privilgient le modle hermneutique, et les approches rationalistes, justificationnistes, fondationnelles, philosophiques au sens dÕun idalisme philosophique minimal, le modle du calcul et de la preuve. Comme on le sait, et comme je lÕindiquais dj moiti lÕinstant, cÕest exactement lÕinverse qui se produit. En rgle gnrale, ceux qui essaient dÕintroduire le modle hermneutique dans les sciences cognitives sont en mme temps ceux qui ne croient pas jusquÕau bout au programme de la naturalisation de lÕesprit, et rclament au contraire la ÒculturalisationÓ des sciences cognitives.
Si lÕon revient la prsentation ÒintrinsqueÓ de la pense comme hermneutique qui a t donne plus haut, on devra dire quÕelle est tout de mme ÒnormativeÓ en un certain sens. Elle prtend expliciter ce que nous entendons par pense : selon ce quÕil faut appeler maintenant la philosophie hermneutique, nous ne satisfaisons pas lÕessence indique par le mot pense lorsque nous nÕen passons pas par le mode hermneutique : notre rapport des contenus ne prend pas ces contenus comme matires penser. Dans une certaine mesure, le scnario hermneutique se donne comme la mise au clair de ce quÕenveloppe dans le principe la notion de pense. Bien entendu, une telle assertion ouvre un dbat : on ne pourra pas se contenter, pour justifier la prtention de la philosophie hermneutique, dÕen appeler notre exprience, o le mouvement de la pr-comprhension vers la comprhension serait attest. Il y va dÕune argumentation a priori sur lÕexigence contenue dans la notion de pense.
Le dbat se redouble ici de la difficult suivante : on ne peut gure viter de demander lÕhermneutique ce quÕelle fait de la vrit dans lÕimage de la pense quÕelle propose. Y a-t-il un rapport, une connivence, une tranget, une contradiction entre comprendre – qui serait lÕacte essentiel de la pense selon lÕhermneutique – et dire le vrai ?
Comme on le sait trs bien parmi ceux devant qui je parle aujourdÕhui, ce problme se pose par excellence propos de ce qui reste lÕapplication par excellence de lÕhermneutique, et qui est lÕinterprtation des textes. Si interprter un texte, cÕest laborer une pr-comprhension de son contenu, une interprtation en ce sens est-elle en droit de prtendre la moindre vrit ? Dans la mesure o la dfinition hermneutique du comprendre pose celui-ci comme relatif un pr-comprendre apparemment ÒunilatralÓ, ÒsubjectifÓ, ou en tout cas ÒsituationnelÓ, elle semble le dconnecter de toute exigence dÕobjectivit, qui fait partie dÕune ambition de vrit.
Je voudrais ici discuter de ce double nÏud de problmes, en introduisant une dimension supplmentaire : celle du sens. Pour moi, en effet, les qualits et dfauts du Òmodle hermneutiqueÓ lÕgard de la notion de pense et vis--vis de lÕexigence de vrit sont intimement lies un autre Òjugement de lÕhermneutiqueÓ : il sÕagit de savoir si la philosophie hermneutique a correctement conu et prsent le sens, si elle lÕa bien compris oserais-je mme dire. Nous serons mieux mme dÕvaluer la lgitimit de lÕimage de la pense quÕelle propose si nous interrogeons en mme temps la version du sens quÕelle avance, et saisissons donc la question de la vrit partir dÕune prise de position sur le sens.
Est-il facile de dire comment la philosophie hermneutique voit le sens ? On sÕattendrait une rponse positive, parce quÕil parat aller de soi que le sens est le souci prpondrant de cette philosophie : elle doit donc bien le connatre sous un visage dtermin.
Nanmoins, la question sÕavre plus dlicate quÕil nÕy parat, parce que lÕapproche hermneutique se focalise sur deux verbes – comprendre et interprter – plutt que sur le substantif sens. Si lÕon revient Heidegger, on trouve il est vrai chez lui une dfinition formelle – fort alambique – du sens. Je cite la traduction Martineau :
Ç Le sens est le vers-quoi, en tant que structur par la pr-acquisition, la pr-vision et lÕanti-cipation, du projet partir duquel quelque chose devient comprhensible comme quelque chose È[1].
Le sens est donc, en extrayant la formule principale, le vers-quoi structur dÕun projet. Mais le projet en question est polaris par Òquelque choseÓ, qui, partir de lui, se comprend comme quelque chose. CÕest ici la structure du vers quoi, commande par les instances Vorhabe, Vorsicht et Vorgriff, qui nous gratifie du comprendre, qui lÕlabore. La formule, en fin de compte, galise le sens la polarisation dÕun geste qui va vers la chose et la dcale en chose comprise. Elle se tient tout entire dans la corrlation de lÕintention et de la chose, et dtermine le sens comme la comprhensibilit de la chose, en tant que but dÕune intention qui labore celle-ci.
Le sens sÕattribue la chose en tant quÕil est sa comprhensibilit, mais on ne sÕintresse au sens que pour autant que lÕon sÕintresse la chose et quÕon en appelle la comprhensibilit. Il en rsulte que la dfinition du sens est en fait la dfinition du comprendre comme projet structur par trois ÒmotionsÓ qui sont nos motions archtypales envers la chose.
Dans Sens et philosophie du sens, jÕai appel conception intentionnelle du sens la conception qui voit le sens comme la modalit de prsentation de la chose, et jÕai identifi de ce point de vue les enseignements de Husserl, Frege et Heidegger.
On peut ajouter ici, pour prciser, que de cette conception intentionnelle du sens dcoule ncessairement une articulation du sens et de la vrit.
Chez Frege, le sens est le mode de prsentation de la chose dans le nom, de mme que la pense est le mode de prsentation de la vrit dans une proposition. Le sens est donc entirement rapport ce que lÕon pourrait nommer le dcalage entre la vrification et la vrit : comprendre un sens, cÕest savoir le trajet de vrification qui value lÕexpression linguistique quant la vrit. SÕil sÕagit dÕun nom, cÕest dtenir le trajet qui va la chose du monde quÕil nomme ; sÕil sÕagit dÕune proposition, cÕest savoir quelles choses aller voir et comment les considrer pour dterminer la vrit de la proposition. Cette conception du sens va sÕaffirmer de faon si forte et si essentielle quÕelle nÕest pas loin de caractriser lÕorientation analytique en philosophie.
Chez Husserl, le sens est aussi le mode de prsentation de la chose, mais la chose est le corrlat interne de lÕintentionnalit, en telle sorte que le sens est lÕen tant que tel du nome : dans le nome jÕaccde un contenu purement en tant que jÕy accde, il se rsume la structure que lui impute mon projet, structure qui est sa position mme. Du coup, au lieu que le sens se dfinisse relativement la vrit, par le chemin de la vrification la vrit, la vrit se dfinit relativement au sens, parce quÕelle est toujours vrit de telles ou telles choses, et donc doit respecter, dans ce qui se trouve dit des choses en cause, leur sens. La vrit qui sÕnonce propos des choses est toujours tributaire de leurs sens, en dette sur eux. De la mme manire que ce que je peux noncer avec vrit des nombres entiers dpend de la manire dont je me les suis donns en mathmatiques. La corrlation entre sens et vrit est une dtermination de la vrit par le sens, et cette dtermination est dÕordre mthodologique.
Mais ce qui nous intresse le plus est la figure de cette corrlation chez Heidegger, en tant quÕelle devient celle de lÕhermneutique philosophique. Nous avons vu que, pour lui, le sens est la comprhensivit du quelque chose, elle-mme conue comme effet du mouvement propre du comprendre (le projet structur). Mais la vrit, chez Heidegger, on le sait, est finalement dfinie comme le d-clement, cÕest--dire comme le boug de la dsoccultation qui apporte lÕtant, lÕnonc qui prdique cet tant se trouvant compltement secondaris par rapport lÕvnement de dsoccultation qui ÒfaitÓ la vrit (la vrit se produit plutt quÕon ne la dit, ou plutt, elle ne se dit quÕautant quÕelle se produit, que comme recueil de la dsoccultation qui est son faire). Dans la ÒsynthseÓ des deux Heidegger qui sÕopre spontanment et dont Heidegger nous indique dÕailleurs le principe, il me semble clair que le mouvement du comprendre et le mouvement de la vrit doivent tre conus comme corrlatifs : le mouvement du comprendre nÕest que notre faon dÕentrer dans la rsonance du mouvement de dsoccultation. Le comprendre apparat ainsi comme le ÒcomportementÓ de la pense en phase avec la vrit, celui par lequel la vrit se fait ou advient dans lÕaire pensante en quelque sorte. La vrit au sens classique de lÕadquation apparat comme une dgradation de la vrit au sens du comprendre, en laquelle rsonne encore la vrit comme dsoccultation. Au lieu que le sens fonde la vrit comme chez Husserl, la vrit au sens classique est la dgradation de lÕoriginaire dÕune vrit au sens radical, laquelle correspond comme son gal un sens fondamental. A certains gards, Heidegger dit, comme Frege, que le sens est dans le circuit de la vrit, protagoniste li son effectuation.
Quels sont les problmes qui dcoulent de la vision hermneutique du sens et de la vrit, simplement esquisse jusquÕ prsent ? Je vais essayer de les numrer a priori, puis de les discuter dans lÕordre de leur vocation :
1) oubli de lÕadresse dans la conception du sens ;
2) privilge de lÕinterprtation dans la conception du sens ;
3) rsorption du statut adquationniste de la vrit ;
4) assimilation de lÕinterprtation textuelle au comprendre existential, donc perte du rapport la vrit pour lÕinterprtation textuelle.
1) Pour Sens et philosophie du sens, la difficult principale de la conception hermneutique du sens est son alignement sur la conception intentionnelle, cÕest--dire sa surdit ce qui est mis en avant dans ce livre comme le fait directeur du sens, et qui est lÕadresse. Le faire sens se comprend et sÕatteste partir de la situation du destinataire atteint par la demande du sens, plutt quÕ partir de la corrlation de lÕintentionnalit et de lÕobjet ou la chose. Le sens doit tre envisag indpendamment de la vrit, hors sa juridiction et sa finalit. Or, nous venons de le voir, cÕest lÕinverse qui arrive dans la conception hermneutique, tant il est vrai que a) la dfinition de Sein und Zeit se tient tout entire dans la problmatique intentionnelle, en donnant le sens comme la comprhensibilit manant dÕun projet structur ; b) dans lÕlaboration ultime du second Heidegger, le sens se tient dans le circuit de la vrit, il ne se maintient au fond que comme corrlat dans le comprendre de la vrit prise radicalement, dnonant lÕinsuffisance de la vrit au sens ordinaire.
Ce qui vient dÕtre dit, peut-tre, doit tre modr au vu de la version de lÕhermneutique donne par Gadamer. Celui-ci en effet, prsentant le comprendre comme mouvement de la pr-comprhension vers la comprhension, galise ce dernier un trajet du faire question dÕun texte 1 vers un texte 2 qui Òfait rponseÓ mais qui est susceptible son tour de faire question dans lÕenchanement de la tradition. Il semble donc que la description se fasse en termes dÕune destinalit de base, celle de la ÒrceptionÓ du texte comme atteinte du lecteur par la question que ce texte porte (en mme temps que, dj, il lui rpond). Il est indniable que Gadamer a rorient lÕhermneutique vers une certaine pragmatique du texte, et par l mmeü a rintroduit lÕadresse dans un montage qui ne semblait pas directement lui donner de place.
Il reste que, mme chez Gadamer, la ÒquestionÓ nÕest pas la mme chose quÕune demande. La forme gnrale de lÕinterpellation du sens est celle de la question, et question veut toujours dire, en fin de compte, demande quant la vrit. La question que je dois retrouver derrire le texte, que le texte vhicule auprs de moi tout en lui rpondant, est une question sur la chose dans sa comprhensivit, elle est tout entire lie la prsentation dans sa vrit qui est postule lÕenjeu de tout texte. Ultimement, dans la guise du second Heidegger, ce qui fait question est comment lÕtre comme retrait sÕannonce dans le langage, cÕest--dire exactement la vrit au sens heideggerien.
Pour Sens et philosophie du sens, la Òdiffrence de potentielÓ qui conditionne originairement le sens est celle qui sÕtablit au ple destinataire par rapport une demande, demande dont le destinateur nÕa pas besoin dÕtre dtermin a priori (bien quÕil reoive toujours une construction de sujet a posteriori), mais qui ne se tient pas universellement et dans le principe dans le registre de la vrit. LÕaventure du sens primordiale est son aventure thique, qui consiste en lÕentente dÕautrui comme demande du secours ; toute comprhension est hritire de lÕaccueil thique dÕautrui comme enseignement, discours. Les intrigues du sens sÕamorcent dans lÕentente dÕun message comme adress soi et comme requrant sa relance conformment une demande. Le cas de la rponse apportant la vrit sur laquelle une question sÕenquiert est considr cet gard comme particulier.
2) Mais ce dveloppement nous a rapprochs dj, de la seconde difficult, celle qui a trait lÕassimilation de toute manifestation du sens une interprtation. Le sens, nous lÕavons dit, pour la conception hermneutique, est li au comprendre, et le comprendre, consistant prendre quelque chose comme quelque chose, serait toujours interprtatif. Tout sens serait donc le contenu dÕune interprtation, lÕopration de lÕlaboration du sens serait par principe toujours interprtative.
Sens et philosophie du sens rsiste un tel exclusivisme. Le faire sens se prcipite auprs du destinataire dans le simple enregistrement de lÕadresse comme tel, il suffit que je mÕprouve comme oblig quant au sens par le message pour que nous ÒsoyonsÓ dans le sens, lÕintrigue du sens est dj prgnante, insistante dans cette amorce ÒsilencieuseÓ. Mais lÕaccomplissement qui se dessine partir de cette amorce nÕest pas forcment et toujours interprtatif. Je peux, partir du message reu dans lÕlment de lÕadresse, estimer relancer suivant la demande en faisant tout autre chose quÕinterprter. A cet gard, le meilleur exemple est celui du midrach : les ÒrelancesÓ partir du verset ne sont pas du tout des interprtations de celui-ci, sÕattachant restituer ce que le verset prsente en sa vrit, elles consistent dans des ÒenseignementsÓ imagins sous le prtexte du verset, et qui sont seulement fidles sa demande en sÕappuyant sur des ressources de signification quÕil contient. De cette manire, les midrachim peuvent parler de tout autre chose que le verset, nÕen tre en aucune manire des explicitations.
En bref et en conclusion, jÕai voulu soutenir une ide de lÕenchanement dans le sens apportant le supplment de sens qui ne ft pas toujours de lÕordre de lÕinterprtation : dÕune diversit des formes et des voies de lÕlaboration du sens.
3) La troisime difficult voque tout lÕheure est celle qui concerne la notion adquationniste de la vrit. Il peut paratre trange de mentionner ce point en troisime position, et de lÕaborder comme un aspect local, comme une particularit, alors quÕil sÕagit, peut-tre, de lÕenjeu le plus central et le plus constant de toute la tradition philosophique. Plus que la question de lÕætre, qui, en un sens, nÕest pas de notre ressort (lÕætre est de lÕordre du fait ou du bain dans lequel nous sommes plongs, il chappe comme tel notre souci et notre responsabilit de sujets pensants), la question de la Vrit taraude la philosophie depuis lÕorigine. Tout se passe comme si sa tche principale, exorbitante, tait dÕarriver formuler de manire juste ce dont il retourne dans lÕambition de Vrit, en quoi peut consister un dire la vrit, comment il se laisse dfinir et ce qui fait critre pour lui. Les conflits entre les grandes orientations ou les grands styles de la philosophie se dterminent, en particulier, autour de cette question de la Vrit (ainsi, au vingtime sicle, le schisme trifide entre phnomnologie, philosophie analytique et French Thought).
La doctrine hermneutique, dans sa disposition de base, ne reconnat pas, nous lÕavons dit, le schme adquationniste de la vrit. Elle se rattache plutt une conception qui prend lÕessentiel de la vrit comme le dclement qui la rend possible. De lÕanalyse heideggerienne selon laquelle la prdication vraie de lÕtant serait impossible si lÕtant ne se manifestait pas en sa vrit, cÕest--dire si la dsoccultation ne se produisait pas comme fait originaire, et de la nomination de la vrit comme a-lteia cÕest--dire comme dclement, on passe une ide de lÕenjeu de la vrit comme enjeu dÕvnement et pas dÕadquation. Alors que le concept traditionnel de vrit dÕadquation a t sollicit pour mettre en lumire la fonction du d-clement, on fait comme sÕil tait permis de lÕoublier pour faire de lÕvnement du dclement plus que la condition de la vrit : son enjeu et son critre. Dsormais, la voie est ouverte pour une poursuite de la vrit qui ne soit poursuite que de son vnement. Dans lÕoptique French Thought, lÕvnement de la vrit sera lui-mme rinterprt comme dchirement, discontinuit, et lÕon verra comme Ïuvre de la vrit ce qui fait rupture, ce qui effectue la csure, dshabilite le systme. Dans lÕoptique de lÕhermneutique traditionnelle, celle de Heidegger, Gadamer et Ricoeur, on comprendra la vrit comme rsidant plus essentiellement dans le comprendre que dans toute adquation. Le comprendre est invention de la chose comprise, il est bien accroch une chose dÕune certaine faon reue, mais sa responsabilit est seulement de projeter cette chose selon un mouvement qui soit en phase avec celui du dclement, qui le relaye, le transmette, lÕaccomplisse, lÕannonce. CÕest plutt une intensit et une rsonance qui font critre. La comprhension dcale toujours la chose, mais elle la dcale, dira-t-on, de manire fidle son dclement, ou du moins travers lÕmission dÕune note dont les harmoniques se conjuguent avec sa tonalit de donation. Telle serait la comprhension comme forme suprme de la vrit, dispensant du critre dÕadquation.
Bien entendu, tout cela est inacceptable depuis le dbut. LÕexigence dÕadquation est inalinable, elle fait partie de ce qui a toujours t compris comme le cÏur du programme de la vrit, comme lÕenjeu que se donne la Òtradition de la vritÓ dont la science est le fer de lance. CÕest si clair et si certain que, nous lÕavons vu, Heidegger est lui-mme oblig de repasser par lÕadquation pour introduire et justifier le d-clement, lÕ a-lteia comme figure directrice de la vrit. Ce nÕest quÕen tant que prsupposition et origine pour lÕadquation que lÕa-lteia se voit intronise. Le message qui aurait d tre retenu est que le critre de la vrit, le contenu de son ajustement reste et ne peut que rester lÕadquation, que la mise en lumire du d-clement est sans force critique lÕgard de cette clause ethanalytique dcisive pour la ÒrgionÓ vrit.
Nous avons besoin, la fois, dÕune pense du comprendre et du sens qui ne les subordonne pas la vrit – qui, notamment, soit capable de comprendre les divergences de la relance comme cas du sens et de son approfondissement (tel tait le propos des deux premier points) – dÕune pense du comprendre et du sens qui ne soit pas intentionnelle et qui ne donne pas comme seul horizon du sens lÕnonciation interprtative de la chose en son comme tel, et dÕune pense du comprendre et du sens qui ne prtende pas se substituer la pense de la vrit, qui ne fasse pas du comprendre la forme par excellence dÕun dire le vrai dbarrass de lÕadquation.
Nous avons donc en lÕoccurrence un nouveau grief contre la tradition hermneutique.
4) Reste aborder le quatrime point, celui qui, peut-tre, intresse le plus notre petit groupe aujourdÕhui, et qui est celui de lÕapplication de cette maxime ou clause de la vrit au cas de lÕinterprtation textuelle. On sait que lÕhermneutique philosophique ici voque a voulu gnraliser lÕaffaire de lÕinterprtation lÕexistence humaine et donc prendre le cas de lÕinterprtation textuelle comme un cas particulier, a priori non privilgi. Clairement, elle nÕy est jamais parvenue. En dpit de toutes les gloses et les rhtoriques, ce que lÕon comprend comme interprtation reste en un sens Òavant toutÓ la lecture lucidante des textes. Il vaut donc la peine dÕexaminer comment la question de la vrit se pose ce niveau spcifique et essentiel. Nous allons essayer de le faire dans une section ddie.
Peut-on allguer une notion dÕinterprtation vraie ou dÕinterprtation juste lorsquÕon se tient dans le cadre hermneutique (galis ici, par convention, on lÕaura compris, ce quÕont apport Heidegger, Gadamer et Ricoeur) ?
Avons-nous besoin, dans le principe, dÕvaluer les interprtations quant au vrai ou quant au juste ? Si la rponse cette seconde question tait ngative, bien videmment, une ventuelle rponse ngative la premire question ne porterait plus aucun tort aux auteurs de notre triade hermneutique.
Pour ce qui est de la premire question, on serait tent, dans un premier temps, de soutenir quÕil y a en effet une notion dÕinterprtation juste, dans lÕoptique de Gadamer par exemple. Nous abordons les textes, selon ce dernier, ncessairement depuis un prjug, qui correspond lÕhorizon dans lequel nous apprhendons les diverses notions, horizon qui lui-mme identifie notre situation, en un sens trs fort qui condense notre place dans un enchanement traditional et lÕidiosyncrasie de notre apprentissage et de notre formation au sein de cet enchanement. Par ailleurs, Gadamer enseigne aussi que la comprhension du texte consiste accder, partir du texte, lÕhorizon des questions auxquelles ce texte vaut comme rponse, par rapport auxquelles il sÕavre laboration dÕune explicitation de ce qui est interrog. En telle sorte que la formule finale de lÕinterprtation serait pour lui celle de la fusion dÕhorizon, la faveur de laquelle notre horizon sÕgale celui que nous parvenons dceler derrire le texte, se retrouve en lui ou lÕattire soi : tant et si bien que, reprenant notre compte ce quÕil en est de lÕinterrog au moyen de nos clefs apprhensives, nous rendons nanmoins justice ce qui en est nonc dans le texte depuis un horizon autre mais dsormais suppos en phase ou en rsonance.
Cette description est abstraite si lÕon veut, risque dÕtre dnue de plausibilit par ailleurs, mais il semble bien quÕelle fasse planer sur toute interprtation une exigence de lÕordre de la vrit, celle de rejoindre lÕhorizon du texte. Pourquoi peut-on nanmoins douter que lÕinterprtation soit, selon, ce schma, soumise un critre de la bonne interprtation ?
Un aspect de la rponse possible passerait par la remarque que ÒlÕhorizon du texteÓ, dans le schma, apparat comme lui-mme quelque chose de reconstruit depuis lÕhorizon de prjugement. Ce dernier ne sÕexposerait jamais quÕ lÕexigence de consonner avec son propre produit. En telle sorte que le principe de Òfusion des horizonsÓ nÕincorporerait pas une mesure dÕadquation, mais exprimerait seulement une exigence de consistance : lÕinterprte doit veiller ÒconstruireÓ lÕhorizon du texte dÕune manire telle que celui-ci reste porte de fusion pour lÕhorizon partir duquel il sÕlance. Les sceptiques trivialiseront mme cette clause en soutenant quÕelle est toujours satisfaite, quÕelle est forcment satisfaite : les interprtes ne trouvent Òdans le texteÓ, sous le nom pompeux dÕhorizon propre, que ce quÕils y mettent.
Il en ira diffremment si lÕon soumet la notion dÕhorizon du texte des contraintes suffisantes, du moins on peut approcher le problme de cette manire : si lÕon pose que la dtermination de lÕhorizon propre du texte doit passer par une argumentation objective, quÕil sÕy agit dÕtablir comment les mots, les phrases et les rythmes textuels doivent valoir au vu de ce que lÕhistoire, la civilisation, et la confrontation intertextuelle nous apprennent. Cette stratgie est pratiquement consistante et convaincante, mais en mme temps, on voit bien quÕelle ne fait en un sens que dcaler la difficult : lÕhistoire, la civilisation, lÕintertextualit sont elles-mmes des constructions interprtatives, du moins ds quÕon les suppose ÒautresÓ que Òles ntresÓ.
A vrai dire, la seule vraie manire de maintenir lÕide dÕinterprtation juste est de rejeter la thse ÒconstructivisteÓ sceptique, celle qui dit que lÕhorizon du texte ÒnÕest jamaisÓ que ce que nous construisons tel. Dans lÕorientation philosophique de Sens et philosophie du sens, cela se peut, parce que nous poserons comme le Òfait fondamentalÓ du sens la susceptibilit la demande du sens dans lÕadresse. Si je tente dÕinterprter, cÕest que je suis dj constitu comme destinataire de sens, et si je suis constitu tel, cÕest que je me trouve dj sous la condition dÕune Òdemande du sensÓ qui nÕest pas ma construction, mais plutt mon obligation et mon aventure conjointement. On redcrira donc lÕaffaire de la fusion dÕhorizons de manire dissymtrique : lÕhorizon du texte vaut auprs de moi comme demande du sens, et pas comme ÒprojectionÓ analogue ma projection prjugeante ; lÕajustement qui est recherch dans mon travail interprtatif, cÕest celui de mon Òprojet smantiqueÓ avec une demande du sens, qui se trouve en effet explicite par ce travail, par mon cheminement, mais qui fait valoir son irrductibilit ma construction prcisment par cela quÕelle est originairement prouve comme ce la hauteur de quoi je dois conduire ma pense. En dÕautres termes : notre rapport au sens, notre mise en branle dans lÕordre du sens sont originairement la hantise de notre pense par une pense incompltement articule mais dj pressente, pense dÕautrui prouve telle mesure de sa stature de demande (demande de rponse, de relance et de comprhension tout la fois). Ou encore : le problme de la justesse de lÕinterprtation nÕest pas originairement un problme dÕaccs une chose sous le bon angle horizonal, mais plutt un problme de fidlit autrui, dÕentente droite dÕautrui (sÕexprimant notamment, il est vrai, comme reconstruction horizonale du demand de sa demande).
De l, portons-nous vers la question de principe : lÕactivit interprtative doit-elle tre soumise la mesure du vrai et du juste ?
Il est dÕabord assez facile, je crois, dÕexpliciter la Òdouble contrainteÓ qui rend le traitement de cette question difficile, voire impossible.
DÕun ct, si nous nÕavons pas de notion dÕinterprtation valide, alors toute interprtation est bonne, et cela semble habiliter comme interprtations de mme rang et de mme lgitimit que toute autre des interprtations divergentes-dlirantes, comme nous savons que les textes en inspirent. Mais il y a une pratique professionnelle, prudente, responsable de lÕinterprtation : mme dans lÕhypothse dfaitiste o de cette pratique aucun critre ne pourrait tre dgag, il faut de toute ncessit que les interprtations mises dans cette veine et cette responsabilit continuent dÕtre distingues comme meilleures.
DÕun autre ct, nous avons aussi lÕimpression de savoir dÕun savoir sr que la correspondance dÕun texte son interprtation nÕest pas fonctionnelle. Que plusieurs interprtations peuvent dresser des tableaux incommensurables dÕun mme texte tout en tant simultanment lgitimes, tout en partageant un certain degr de lgitimit. Il nous parat donc tout aussi ncessaire que la thorie de la bonne interprtation retenue soit ouverte, quÕelle soit une thorie des bonnes interprtations, laissant la place par avance toujours une nouvelle interprtation, autre que les lgitimes dj rpertories.
Y a-t-il vritablement une tension paradoxale dans cette double contrainte ? Ce nÕest aprs tout pas sr. Si nous considrons le cas des dmonstrations, par exemple, alors selon le concept le plus standard de dmonstration, nous le savons, il y a un critre ÒabsoluÓ de la bonne dmonstration (la relation R(d,P) : Òd est une dmonstration de PÓ – qui se rsout Òd est une dmonstrationÓ et ÒP est la dernire formule de dÓ – est dcidable), mais cela nÕempche pas quÕune pluralit de dmonstration dÕune mme formule F est a priori disponible. Et nous voyons des cas, en mathmatiques, o cette pluralit est signifiante, o chaque preuve a des mrites spcifiques que les autres nÕont pas (citons, titre dÕillustration facile et commode, les trois preuves de 1+ É+k+É+n = n(n+1)/2, par rcurrence, au moyen dÕun carr, et au moyen de lÕcriture de la mme liste renverse sous la premire liste). Pourtant, dans ce cas, il reste possible de privilgier une preuve, par exemple, la plus courte dans un systme formel donn : il nÕest pas tout fait faux que la dcidabilit de la relation de consquence est apparente une possibilit de slection rendant la relation fonctionnelle.
Ce qui est particulirement troublant dans notre cas de double contrainte est que nous avons aussi, en liaison avec le dsir de non univocit, un dsir de non-procduralit : il nous parat indniable que les gestes de pense ou dÕcriture en lesquels se dcomposent une interprtation ne peuvent pas tre calibrs. Que, quelque part, on ne peut pas assigner de limite au dtour textuel, smantique, scriptural, par lequel passe une interprtation pour aller ses fins. LÕexigence classiquement associ la notion de preuve ÒpureÓ ou conceptuelle dans la tradition de la philosophie de la dmonstration (celle que les preuves ne fassent pas intervenir de notions extrieures au problme dfini par la formule prouver, en substance) ne saurait tre reporte sur les interprtations : nous pressentons que le choix de recourir un espace de confrontation imprvu est ce qui peut faire toute la qualit de lÕinterprtation.
De ce point de vue lÕapproche de base de la philosophie ÒhermneutiqueÓ de rfrence, qui gale mon entre sur la comprhension dÕune phrase mon prjugement, lÕexpansion horizonale de ma situation dans la culture, lÕhistoire, la lecture, a quelque chose dÕinsuffisant : on sent et voit bien quÕil y a une facult de variation quÕune telle caractrisation exprime mal. Ou alors il faut prendre au srieux ce ÒmaÓ comme exprimant chaque fois une stricte singularit. En tout cas, ce nÕest pas seulement lÕhorizon de la comprhension partage dÕun ensemble de notions dans une poque ou dans une gnration que jÕapporte dans ma lecture.
La multiplicit des interprtations a videment quelque chose voir avec la dispersion des dsirs de parole caractristique de la chose et de la situation langagires : le langage est quelque chose qui, par essence, nous met en puissance de former des phrases en nombre infini de manire non prdictible, et tout locuteur est ainsi attir par une libert essentielle, toujours dj employe par un dsir ÒidiotiqueÓ, aussi bien en lÕabsence de tout texte prtexte que devant un tel texte. A certains gards, nous allons tous dire des choses diffrentes sur les textes parce que nous allons parler malgr le texte, au-del de lui et en nous efforant de lÕempcher de nous dissuader de dire ce que nous tendons dire. Dans la description hermneutique classique, cette diversit a priori est trop calibre comme Òhorizon de prjugementÓ, comme si cÕtait toujours en fonction dÕune certaine pr-comprhension des tenants et aboutissants du texte, de ses notions en particulier, que sÕordonnait notre ÒdriveÓ interprtative : nous pouvons aller chercher des lments signifiants et des formes syntaxiques sans aucune rfrence la Òmise en scneÓ du dit du texte, ft-ce pour, dans un second temps, organiser une convergence avec ce dit. Ou encore, en revenant au modle dmonstratif : les interprtations ne sont pas pures, par essence : elles apportent, elles imposent des briques smantiques trangres au contenu attestable du texte. Or le modle hermneutique leur prte encore une forme de puret, en supposant quÕelles partent toujours dÕune mise en perspective du contenu du texte, imparfaite en tant que lie un horizon de rception certes, mais embrayant dj sur la restitution de son dit nanmoins.
CÕest cette non-puret de lÕÏuvre interprtative qui, par excellence, interdit toute dfinition ÒalgorithmiqueÓ de lÕinterprtation, toute drivation systmatique de celle-ci partir de la distribution et de la morphologie montres par le texte.
Le problme est donc de concilier la prise en compte de cette multi-directionalit incontrlable de lÕinterprtation avec une notion de justesse ou de vrit.
Traitant de ce problme autrefois dans Smantique interprtative, Franois Rastier esprait trouver le compromis dans une Òclause de repriseÓ. Il la formulait ainsi :
Ç Une premire recommandation, formule jadis (l'auteur, 1972, p. 93), conseille, avant d'tablir une isotopie gnrique, d'identifier au moins un smme appartenant sans quivoque au domaine smantique considr, c'est--dire pourvu d'un sme gnrique inhrent, actualis en contexte, et qui l'indexe dans ce domaine È[2].
Elle est donc pour une part formule dans le langage technique de Smantique interprtative. Les interprtations sont vues comme des rcritures du texte de dpart. Un procd fondamental de ces rcritures est lÕimputation dÕisotopies : on associe une srie dÕlments pris dans la chane textuelle (des smmes) en les voyant tous comme illustrations dÕun lieu smantique surordonn. Le problme est alors que lÕisotopie impute ne le soit pas de manire indue, cÕest--dire que les termes elle rattachs ne le soient pas de faon indirecte et contestable (comme, dans lÕexemple discut par Rastier, ce serait le cas de lÕisotopie religieuse tale par Greimas sur le texte Deux amis de Maupassant). LÕexigence pose dans le critre de Rastier est alors que toute isotopie impute au texte reoive la certification minimale dÕun smme la portant de manire inhrente (et pas au titre dÕune activation contextuelle).
Je cite ce critre de Rastier parce quÕil me semble une tentative de fixation thorique et mthodologique de quelque chose qui est bel et bien vcu comme requis dans la pratique srieuse et professionnelle : que ce qui est allgu comme contenu du texte sÕy laisse trouver, simplement, quÕil y ait des occurrences explicites lÕappui. Une raison dÕtre convaincante de cette requte est que lÕinterprtation, juge-t-on lorsquÕon essaie de la pratiquer dans une attitude de responsabilit lÕgard du texte interprter, devrait tre contrainte par le texte : il devrait y avoir une diffrence entre interprter et driver librement partir du texte, Òsous le prtexteÓ du texte en somme. La clause de reprise de Rastier fait-elle autre chose que tenter de saisir de manire juridique une telle exigence ?
Cette clause, rappelons-le pour prciser lÕenjeu de la construction, est formule afin de dgager une forme lgitime dÕinterprtation ÒconstructiveÓ. Il sÕagit, tout de mme, de prendre acte de ce qui a t dcrit lÕinstant comme le caractre non pur des interprtations, le fait quÕelles apportent leur matriel smantique, ne se limitant pas ragencer celui qui affleure dans le texte. On dira donc quÕune interprtation non pure, constructive, apportant du supplment smantique, sera encore lgitime si elle satisfait la clause de reprise : si par rapport chacune des imputations dÕisotopies dont elle se compose, elle peut allguer un smme justifiant du type indiqu dans la clause.
Le problme est alors pour moi le suivant : tout en reconnaissant lÕexigence voulant quÕune interprtation soit contrainte, et que ce caractre dtermine une distinction entre bonnes et mauvaises interprtations, je rsiste lÕide que ce caractre contraint puisse tre compltement transcrit et saisi en termes dÕlments citables. Il y a dans cette faon de voir les choses un effort pour se rapprocher du modle exprimental ( lÕappui des lois que jÕallgue, des donnes exprimentales reproductibles), ou plus gnralement du modle ontologique de base de la vrit-adquation (le vrai de mon nonc sÕatteste du ct dÕun rfrent en position dÕextriorit par rapport cet nonc), que je comprends dans le contexte dÕune telle discussion, mais qui ne me parat pas adquat lÕessence du geste interprtatif.
Je proposerai plutt, dans la ligne des conceptions de Sens et philosophie du sens, de dfinir la bonne interprtation, ainsi quÕil a t suggr plus haut, comme celle qui rpond une demande entendue dans le texte. Bien entendu, ce qui ÒestÓ demande de sens parlant dans le texte ne saurait tre dtermin en mode ontologique de manire antrieure et indpendante par rapport la rception : que cela ne soit pas possible dcoule, selon ma conception, du caractre an-ontologique du registre smantique mme. Donc, cÕest lÕinterprtation elle-mme, par force, qui labore comme demande de sens incluse la demande laquelle elle sÕcrit ou se dit comme rpondant. Le ÒjugementÓ de validit sera donc jugement de cette laboration elle-mme : il est la charge dÕune interprtation de nous convaincre du demand auquel elle sÕefforce de satisfaire, de nous faire entrer dans lÕatteinte de cette demande en quelque sorte. LÕinterprtation nous fait lire le message comme demandant telle ou telle relve, reprise, relance. Elle nÕest pas seulement apport de la relance, mais laboration du lien de destinations entre le texte comme adresse et la relance en cause.
Il est probablement toujours vrai que cette laboration, o rside toute la force spcifique distinguant les interprtations justes, fait jouer la littralit du texte, quÕelle fait retentir nouveau certains de ses lments pour faire parler le demand dÕune demande. Mais je ne crois pas que lÕon puisse caractriser en termes de lÕalgbre citationnelle ce qui peut valoir comme fondement interprtatif. Les lments pris au texte pour laborer de tels fondements seront peut-tre mobiliss dans une composition empchant de les considrer simplement comme morceaux smantiques que lÕon laisse valoir comme ils valent de manire primitive et inhrente.
SÕil ne peut pas en aller ainsi, cÕest aussi parce que lÕinterprtation ne doit pas tre conue comme fidle uniquement sur le mode de la re-prsentation : parce quÕelle consisterait faire paratre nouveau ce qui est prsent dans le texte. Son enchanement peut consister dlivrer un message qui vient comme rponse une demande se branchant sur lÕexprim du texte, auquel cas elle ne prendra pas ncessairement les mots de celui-ci du point de vue de ÒlÕobjetÓ quÕils donnent selon leur modalit pourvoyeuse de prsentation de base.
Au-del de cette tentative de mise au point concernant la notion dÕinterprtation juste, on sent quÕil faudrait, sans doute, accepter de distinguer en principe plusieurs rgimes de lÕinterprtation (sans sortir dÕun premier cercle de cas, qui serait en substance le cercle ÒphilologiqueÓ).
Il y a une interprtation qui sÕassume comme effort de redite, qui joue le jeu de faire venir au dire le dj dit. Qui suppose, en quelque sorte, quÕil y a une r-nonciation optimale du dit, qui le resituerait comme relance en mme temps quÕelle le laisserait agir comme dit. Qui superposerait, en quelque sorte, deux phases de lÕintrigue du sens, parvenant entendre le texte non seulement comme il nous affecte, mais comme il a t affect : cÕest dans de tels termes que je reformulerais la notion gadamrienne de fusion dÕhorizon. Une telle interprtation est videmment fortement tributaire dÕun jugement de justesse ou de vrit, par dfinition en quelque sorte.
Il y a une interprtation qui ne se soucie nullement dÕune telle tche, dont le midrach est le cas par excellence pour moi : le verset est repris non pas pour faire parler ce par quoi il est tenu quand il parle, mais comme indication implicite dÕun enseignement, dans un domaine auquel en gnral il ne pense pas. Quelque chose de ce que le verset dit sera employ dans cet enseignement, et donc le verset sera envisag comme nous demandant une comprhension (celle de son constituant dans la perspective de lÕenseignement). Mais le midrach sÕabstient compltement de remonter la demande de sens qui ÒengloberaitÓ celle qui nous atteint comme lecteurs au titre quÕelle serait la demande devant laquelle le verset serait lui-mme comptable. Une telle interprtation peut donc parfaitement tre foncirement divergente sans tre invalide, et vrai dire la notion dÕinterprtation juste ne lui convient gure. On pourrait aller jusquÕ rserver lÕusage du mot interprtation au premier cas, bien sr, mais il ne sÕagit ici que dÕoption terminologique.
Ou peut-tre y a-t-il en la matire un enjeu plus consquent. Ce qui me porterait le croire est un troisime cas : celui de lÕinterprtation philosophique. Il est tout fait clair quÕune interprtation philosophique peut prtendre tre juste sans tre une remonte lÕintrigue de sens en amont du texte, sans tre une remonte la demande de sens ÒenglobanteÓ. Pour rendre lÕexpos plaisant, je vais essayer de lÕillustrer en faisant fond sur le souvenir dÕune discussion avec Heinz Wissmann dans le Thalys. Nous parlions de Kant, et il sÕagissait, bercs par le roulis du voyage, dÕinterprter Kant, exercice sculaire auquel tant de concentration philosophique a t vou ! Heinz Wissmann mÕexposait une vision de Kant o la matrice du criticisme transcendantal rsidait dans le pitisme protestant, cÕest--dire dans une certaine conception du soi comme responsabilit de soi : en celle-ci les diverses figures de lgitimation du vrai, du juste et du beau dploys dans les trois Critiques se rsorberaient. Je lui opposais ma lecture de mathmaticien, comprenant toujours Kant comme quelquÕun qui essaie de cerner les procdures faisant droit dÕune raison assigne au discret du discursif, dans le contexte dÕune exprience profondment dtermine par le caractre continu des formes de prsentation.
Je pense que ces deux lectures de Kant passent par la reconstruction dÕune demande de sens saisie dans le texte, labore comme celle que nous adresse le texte : je vois que Kant nous demande de toujours revenir rflexivement lÕhtrognit de lÕordre de la prsentation vis--vis de la modalit native de nos trajectoires intellectuelles, cependant que Heinz Wissmann entend dans le texte de Kant lÕexigence de ressaisir derrire tout exercice rationnel le rapport de comparution responsable du soi devant soi. Aussi bien Heinz Wissmann que moi-mme, il me semble, apprenons une exigence du texte de Kant, et notre effort pour le comprendre consiste en la ressaisie de ce quÕil dit en termes de lÕexigence apprise de lui. Nos discours sont donc des interprtations en ce sens l. Le sont-ils au sens o ils se donneraient comme lÕexpression enfin exprime de lÕexprim du texte kantien ? O ils auraient la prtention de faire venir la parole, enfin, ce que proprement disait lÕÏuvre complexe des trois Critiques, par exemple ? Certes, je ne veux pas exclure quÕune telle revendication puisse tre porte par ce genre de lecture. Mais quelque part, le jeu de lÕinterprtation philosophique ne peut pas tre mthodologiquement contraint par une telle ambition.
JÕai choisi le cas de lectures interprtatives de Kant dessein, parce que, je crois, on sait bien et voit clairement son sujet que les interprtations philosophiques participent dÕun autre jeu. Il est licite de reconstruire un Kant partir de la mise en vedette dÕune exigence entendue chez lui sans assumer le projet de tout faire tenir dans cette reconstruction, et surtout de renvoyer tous les textes de Kant une relation originaire la demande ainsi dgage (bien que, encore une fois, chaque interprte, peut-tre, soit tent de pousser jusque l sa ÒthseÓ). Il en va ainsi, notamment, parce que le jeu de la lecture de Kant est un de ceux au travers desquelles sÕexprime une posture philosophique : quÕon pense la lecture de Strawson dans The Bounds of Sense, celle de Deleuze dans La philosophie critique de Kant, celle de Heidegger dans le Kantbuch, etc. Nous sommes prts, je crois, ne pas adhrer jusquÕau bout la reconstruction interne chacune de ces lectures, ne pas en faire la clef de lÕauto-prsentation du texte kantien, tout en les reconnaissant toutes comme de vraies interprtations, mritant dÕtre nommes justes par rapport un critre du juste substantiel, mais laissant la place une pluralit de ralisations. Nous ne retenons pas vraiment, de plus, lÕhypothse dÕune remonte radicale la source du sens kantien, qui dclerait la demande ultime laquelle ce sens nÕest que rponse de part et part, et qui motiverait une interprtation ultime englobant et rendant surannes toutes les autres.
Je veux dire que nous sommes de toute vidence prts consacrer comme interprtations justes des reconstructions qui sont en fait, en mme temps que des interprtations, des voies de dialogue philosophique avec lÕÏuvre prise en compte. Et, me semble-t-il, notre faon dÕenvisager lÕinterprtation philosophique est affecte tout niveau par lÕacceptation de cette possibilit : cela intervient dj lorsque nous jugeons une copie dÕtudiant, nous tolrons jusquÕ un certain point que ce quÕcrit lÕtudiant reflte son dialogue avec lÕauteur quÕil commente, ou le dialogue dÕune certaine sensibilit-type que nous reconnaissons, pourvu que ce quÕil dit sÕarticule au texte partir de la juste entente dÕune leon de lÕauteur, dÕune exigence intellectuelle inocule par lÕauteur.
En dÕautres termes, la notion dÕinterprtation nÕest pas seulement divise de manire simpliste entre un modle de la r-expression et un modle de la divergence motive. Entre les deux, il y a le modle de la reconstruction partiale, qui rexprime, certes, mais pas dans lÕhorizon de la rexpression, plutt dans celui de lÕenchanement et du dialogue. A ce niveau intermdiaire nous avons la fois le pluralisme-lÕouverture et un effort de r-adresse suivant une demande reue, auquel sÕassocie une prtention de justesse. Le mot interprtation ne se laisserait donc pas dcomposer en variantes homonymes.
A ce point, je voudrais utiliser nouveau les ides de Sens et philosophie du sens pour proposer une interprtation de ce type de pluralisme – pluralisme des interprtations justes – qui vient dÕtre voqu. Il sÕagirait de le mettre en rapport avec la notion de sujet de texte. Rappelons brivement de quoi il sÕagit.
Dans Sens et philosophie du sens, il est dÕabord soutenu que lÕpreuve du sens doit tre localise au ple destinataire : quelquÕun reoit le sens comme atteinte, comme adresse, se trouve en quelque sorte motiv par la demande quÕenveloppe dans son mode destinal le message, cÕest comme cela que sÕamorce lÕintrigue du sens, cÕest en cela que consiste la ÒdonationÓ originaire du sens si lÕon veut. Mais en mme temps, la structure dnomme dans le livre celle de lÕenveloppement du sens nÕest pas un point dÕarrt. Je reois originairement le sens, en tant que tel, comme envelopp en lui-mme et disant plus quÕil ne dit, comme en attente dÕune expression auprs de moi : cÕest de cette manire notamment que le sens vaut immdiatement comme demande de relance. Mais, de ce fait mme, je nÕen reste jamais la stupeur de la rception, lÕenveloppement demeurant dans son opacit, et le destinateur du sens tant laiss dans lÕombre, mieux nÕtant mme pas compt comme composante pertinente de lÕatteinte du sens. LÕintrigue du sens comporte le moment de ma relance, et ce moment contient au moins comme possibilit systmatique la construction du destinateur, lÕattribution de lÕenveloppement du sens un sujet destinateur, labor par la relance elle-mme.
Cette premire rflexion sÕarticule alors avec une considration gnrale sur la corrlation systmatique entre les notions de texte, dÕinterprtation et de sujet.
Ce quÕest un texte, nous avons du mal en donner critre : il nÕy aucune limite infrieure ni aucune limite suprieure, sur le plan de la quantit, ce que nous sommes prts appeler texte (entre Ç Je pense È texte unique de la psychologie rationnelle chez Kant et le texte du Talmud). Aucune fonction logico-philosophique ne repre non plus le texte en sÕassociant lui, comme la rfrence au mot et la vrit la phrase. Nanmoins, le mot texte exprime une clture assume, fut-elle certains gards arbitraire. Elabor avec un Òtraitement de texteÓ, un texte sÕaccomplit lorsquÕune forme dÕofficialisation le soustrait aux remaniements interminables que le logiciel rend possibles. Par exemple une publication : le texte amorce alors la carrire dÕun autre genre de modifications, celle de ses rditions. CÕest le passage dÕun mode de modification un autre – lis chacun un temps et une rgle sociale – qui opre la ÒcltureÓ constituant le texte. Si, par ailleurs, je slectionne trois phrases dÕun essai pour les donner commenter mes tudiants dans une preuve crite, jÕen fais un texte (et cela sera dit dans le sujet, o apparatra le syntagme ÒÉ le texte suivant ÉÓ). La clture du texte signifie son exposition une rception. Nous pouvons dire gnriquement que le texte est, en tant que tel, Ò interprterÓ.
Mais en quoi consiste ce que nous appelons proprement interprtation du texte ? Il me semble quÕune chose au moins est claire : interprter consiste aller au-del de lÕtre-l distributionnel du texte. La simple vocation correcte de ce qui est marqu dans le texte en tel ou tel endroit nÕest pas encore interprtation. Comment caractriser un tel au-del de manire gnrale ? Pour avancer une proposition ce sujet, je juxtapose deux remarques :
1) Premirement, nous constatons dans notre usage linguistique que nous traitons jusquÕ un certain point les textes comme des sujets. Nous prtons aux textes des assertions, des attentes, des projets, des sentiments, voire des actes : ta lettre brise tout entre nous, ce texte proteste que le donn une paisseur, le prsent article vise rhabiliter le sujet en philosophie, etc. Nous maintenons, bien sr, une distinction entre sujet de texte et sujet dÕexistence, les sujets de texte nÕont pas lÕindividualit charnelle et existentielle des sujets humains, mais il y a jeu mutuel de renvoi et de division entre les uns et les autres, et les proprits pragmatiques et phnomnologiques qui semblent le plus caractristiques des sujets humains sont partages par les textes, ainsi que nous venons de le dire (affects, actes, projets). Un mme sujet dÕexistence est a priori ÒporteurÓ dÕune multitude de sujet de textes, qui le divisent et lÕopposent lui-mme si lÕon veut. Mais la rcurrence du sujet dÕexistence au moyen du marqueur de lÕnonciation Je dans un texte peut diviser ce texte en sujets de textes (comme lorsque Kant dit Je la note 26 de la Critique de la raison pure).
2) Techniquement, lÕinterprtation va au-del de lÕtre-l distributionnel du texte en suscitant des sous-ensembles : en nommant comme ÒpertinentesÓ des collections dÕlments prleves entre lesquels elle affirme une solidarit. Sur un plan combinatoire, on voit bien comment lÕinterprtation, en voquant et labellisant des sous-ensembles, sÕouvre une infinit de possibilits : cÕest comme si, partant de X, lÕinterprtation lui associait une grappe choisie dÕobjets pris dans P(X), P(P(X)), P(P(P(X))), etc. Le prototype de ces actes, si lÕon veut, est lÕimputation dÕisotopies au texte base de la discussion de et avec Rastier tout lÕheure.
La thse rassemble les deux remarques de la faon suivante : expos dans sa clture, et de la sorte adress, le texte apparat comme marqu par lÕenveloppement du sens (cÕest ce que veut lÕintrigue du sens) : il est gros de plus de ce que sa distribution affiche. Ce ÒsupplmentÓ sÕappelle sujet, et se trouve identifi dans lÕinterprtation comme sujet de texte, lui-mme repr par une certaine cohorte de sous-ensembles, un faisceau de lignes de rsonance prleves dans le texte. Le texte exprime des sujets de texte mesure que je dsigne et qualifie en lui des cohrences qui ÒsÕenlventÓ sur lui.
Il est ds lors possible de comprendre le pluralisme interprtatif voqu tout lÕheure : les diverses interprtations correspondent autant de sujets de texte gagns partir du texte. Non pas les sujets auteurs dont le texte drive en sa totalit et sa richesse de dtail, mais les sujets construits partir de dsignations de rsonances. Dans lÕlaboration dÕun sujet de texte partir dÕun texte, il y a bien un critre, tout nÕest pas licite et pertinent, il faut dsigner des cohrences : il faut rattacher un titre adquat une pluralit dÕlments pris dans le texte chaque fois. Ce critre correspond lÕexigence philologique mise en avant par Rastier qui demandait un smme charnire. Mais il est plus libral que le sien : les lments extraits ne sont pas forcment des units smantiques de base, mais peuvent tre des composs de type lev (dans la hirarchie des types partir de lÕensemble de base des mots du texte), et leur ÒtitrageÓ est certes soumis une exigence de justesse, mais sans critre : quÕest-ce qui pourrait a priori dterminer dans quel cas un titre correspond la faon dont une pluralit dÕlments venant du texte rsonnent auprs de nous ? Le mystre en question est fort proche de celui que jÕessaie dÕvoquer en parlant des Òdemandes de sensÓ dont le texte est gros.
En bilan de cette esquisse de rflexion, je proposerai de distinguer deux notions dÕinterprtation, ou peut-tre plutt, de distinguer lÕinterprtation de la relance.
La relance du sens est toute forme de r-adresse (pas forcment vers le destinateur et construisant celui-ci) qui atteste lÕatteinte du sens comme atteinte dÕune demande (ft-ce pour ne pas honorer une telle demande, ou feindre de la situer dans un registre o lÕon sait parfaitement quÕelle ne se situe pas). Une telle relance, en gnral, ne construit pas un sujet de texte. Dans le contexte de cet article, jÕinvoque volontiers le cas du midrach ou de la dracha de la Guemara, pour ne pas donner la fausse ide que la relance non interprtative est par dfinition Òmoins minenteÓ, mais en vrit il serait possible dÕindiquer des formes de relance au niveau banal, qui seraient ventuellement plus convaincantes. Les cas de ÒdigressionÓ sous le rapport du rgime ou du genre autrefois mentionns par Jean-Franois Lyotard, par exemple, sont tout fait adquats : si je rponds ÒOuiÓ ÒEst-ce que avez lÕheure ?Ó, je prends bien le message comme adresse, je relance dans la logique dÕune demande du sens ÒaccueillieÓ, mme si je me montre sourd la Òvraie demandeÓ. La responsabilit smantique ne concide pas avec une responsabilit thique, dans mes termes. Cette relance fourbe est mme construction implicite du destinateur, puisquÕelle labore celui-ci comme posant seulement une question sur ma dtention ou non dÕun instrument de reprage de lÕheure (au lieu de lÕinterprter comme en manque dÕun tel reprage et le demandant). Cette construction implicite se laisse sans doute rattacher, comme un cas limite et dgnr, la notion gnrale dÕlaboration dÕun Òsujet de texteÓ, bien que lÕlaboration en cause ne passe pas vraiment par lÕextraction dÕune ligne de cohrence et se contente de faire fond sur le morphme de lÕinterrogation ÒEst-ce queÉÓ.
Nous pourrions donc rserver le terme interprtation au cas o la relance passe par un travail substantiel de ÒmontageÓ dÕun sujet de texte. Sans doute des considrations de quantit et de non trivialit interviennent-elles ici : il parat difficile de pratiquer lÕinterprtation en ce sens exigeant partir dÕun lment textuel trop rduit ; il parat difficile aussi de parler de montage de sujet de texte si dans le geste correspondant il nÕy a pas mise part et titrage Ònon triviauxÓ de segments (dsignation de sous-ensembles nÕallant pas de soi pour toute lecture, nomination de leur collectif avec des mots heureusement trouvs). Je ne prtends donc pas que ma distinction puisse tre dÕun grand secours en vue dÕune catgorisation aise et sre : cÕest visiblement une affaire bien dlicate, sinon inextricable, que de la mettre en Ïuvre concrtement. Elle pourrait seulement avoir la vertu de donner un contenu conceptuel des distinctions dont nous avons lÕimpression quÕelles sont implicitement appeles par ce dont il sÕagit, et dont nous pensons que les experts sont capables de faon fiable sans pouvoir spcifier de critre.
Une difficult qui mrite cette occasion dÕtre signale est aussi celle du caractre mouvant de la notion de texte dans lÕaffaire. Il nÕest que trop vident quÕil est de fait possible, en apparente contradiction avec ce qui vient dÕtre dit, dÕinterprter un segment linguistique trs exigu, comme un fragment pr-socratique, pour voquer aussitt un cas bien connu et controvers. Une telle interprtation peut tout fait tre une vritable interprtation, mettant en avant des sujets de texte : mais cÕest, il me semble, pour autant quÕelle plonge le fragment tudi dans un contexte ou un intertexte, et travaille donc en vrit sur un texte plus vaste, retrouvant de la sorte ses degrs de libert et ses possibilits de gnie.
A lÕintrieur de la catgorie gnrale des interprtations, distingue de celle des relances non interprtatives, il faudrait encore discerner les interprtations cherchant en quelque sorte clore quelque chose au niveau de lÕinterprtation. Je pense ici ce qui a dj t voqu : ces interprtations qui essaient de remonter la demande de sens ou au faisceau de demandes de sens par rapport auxquels le texte se serait originairement dispos, et desquels doivent driver en un sens tous les Òsujets de texteÓ absolument lgitimes que recle le texte, cÕest--dire ceux qui correspondent une facette de lÕentente du sens dont le texte vient, et ne sont pas ÒseulementÓ une figure reue par un lecteur dans le cadre restrictif de sa propre exprience dÕatteinte. Vis--vis dÕun certain nombre de pratiques acadmiques bien prcises, on peut se rfrer indfiniment une telle interprtation comme donnant la mesure dÕune tche de vrit associe la pratique acadmique en cause. Il me semble notamment que vis--vis de la notion dÕinterprtation philosophique, nous avons lÕide dÕun tel horizon dÕachvement : par exemple, dÕune lecture de Kant qui remonte la Òresponsabilit smantiqueÓ et lÕatteinte smantiques de Kant lui-mme autant quÕon peut les restituer, afin dÕlaborer un sujet de texte dont le Kant de Wissmann, celui de Deleuze, celui de Rivelaygue, celui de Daval, celui de Strawson et celui de Longuenesse seraient drivables. A vrai dire, maintenant que jÕy rflchis, il me semble que le Kant de Wissmann se tient pour une part dans la perspective dÕune telle remonte radicale.
A ces trois variantes de la notion dÕinterprtation correspondent trois ÒmodesÓ dÕun critre de justesse qui ne me semble jamais lÕquivalent dÕun critre de vrit, bien quÕil ÒfinisseÓ par sÕen rapprocher.
A une interprtation du type ÒmidrachÓ, qui se pose simplement comme relance dans le sens, prolongation dÕune demande de sens entendue, ne correspond certainement pas un enjeu dÕadquation. LÕenseignement apport partir du verset dit autre chose que ce que le verset dit, il chappe totalement la forme de la ÒrcritureÓ qui englobe par ailleurs nombre de types dÕÒinterprtationÓ. Un midrach, pourtant, nÕest pas arbitraire, il est tenu une certaine limite de justesse : il faut que son enseignement ne soit pas htrogne ce que prsente le verset, ce qui signifie quÕil doit tout de mme en dployer un possible. Le midrach vient vers le verset depuis un souci (en gnral un souci de morale, de justice ou de loi), et entend alors dans le verset une demande de sens en rapport avec un tel souci : lÕopration du midrach consiste simplement noncer et systmatiser cette demande, la traduire en une ÒdcisionÓ relative au souci de dpart, en quelque sorte. Relativement au couple acticit/passivit, cette procdure est ambivalente : le midrach exhibe en effet une passivit si lÕon veut, dans la mesure o Òau dernier momentÓ il entend la leon du verset, mais la possibilit de cette entente rside dans lÕabord du texte depuis un souci, mouvement premier que lÕon sera tent de dcrire comme ÒactifÓ.
En tout cas, le midrach, donc, nÕest un Òbon midrachÓ que pour autant quÕil satisfait ce critre de justesse que nous venons de dgager : il faut quÕil nous montre ce quÕil enseigne comme possibilit capture depuis le verset. Mais tant donn la manire dont la Òmachine midrachiqueÓ tourne, nous ne nous trouvons pas dans la situation dÕapprhender le midrach comme tel, puis de le juger quant sa justesse : comprendre le midrach consiste entendre sa justesse, cÕest--dire saisir en quel sens son enseignement se tire du verset. La condition dÕadquation est plutt une condition de raccordement ou de dploiement, et elle ne saurait servir talonner les midrachim sur une chelle de justesse. On est donc assez loin dÕun critre de vrit au sens usuel[3].
Dans le second cas, celui des montages de sujets de texte partir dÕun texte, nous trouvons nouveau un critre de justesse, dont nous avons vrai dire dj laiss entendre la teneur. Tout rside dans lÕopration que nous avons extraite comme lÕopration fondamentale : celle du dcoupage des sous-ensembles et de leur titrage. CÕest dÕune grappe organise de telles oprations que procde lÕinterprtation en tant quÕimputation du texte un sujet de texte gagn sur lui, donn comme exprim de ce texte. A la base, sans doute, une condition de littralit ne peut pas tre esquive, celle sur laquelle insiste, il me semble, la tradition philologique : les sous-ensembles dcoups doivent tre constitus partir dÕlments effectivement pris dans le texte. Une exactitude distributionnelle est requise, il faut que les lments mis en avant se laissent retrouver : si ces lments sont des paires de mots, ou des paires de propositions, ou des paires {mot, proposition}, ou quoi que ce soit dÕencore plus complexe dont on ne peut pas dire littralement quÕil figure dans le texte, mais plutt quÕil sÕy laisse surligner en quelque sorte, il faut nanmoins quÕen remontant aux units minimales dont se compose lÕassemblage surligner, on tombe sur des occurrences en bonne et due forme.
Mais la justesse dÕun montage de sujet de texte ne se dduit pas simplement de cette condition de littralit. Il importe, pour commencer, que les sous-ensembles extraits se laissent entendre comme sous-ensembles de rsonance, de co-signifiance : que les contributions lmentaires dont ils se composent vaillent comme consonnantes. Il ne suffit pas de rapprocher tels ou tels lments lexicaux ou supra-lexicaux, il faut, du simple fait quÕon les exhibe, forcer le sentiment quÕils co-retentissent comme un ÒaccordÓ smantique, en filant un peu notre mtaphore musicale.
Et pour finir, il importe que lÕinterprte trouve les bons mots et les bonnes tournures pour titrer les accords en cause : tout revenant en fin de compte au dire linguistique thmatique, nous avons dire un sujet de texte en propres termes, le prsenter comme lamentation ou analyse dichotomisante par exemple, que sais-jeÉ La manire de ressaisir les accords qui ont t extraits dans une nomination, un titrage, est essentielle la mise en avant dÕun sujet de texte.
La construction-imputation dÕun sujet de texte sera dÕautant plus juste que ces trois conditions seront satisfaites, et, pour ce qui concerne la troisime, bien satisfaite : certains mots et tournures ont un pouvoir dÕvocation de lÕaccord suprieur dÕautres. La nomination ou le titrage dont nous parlons a en quelque sorte deux fonctions ou responsabilits : dÕun ct elle doit bien dire la rsonance de lÕaccord, de lÕautre elle convainc de cette rsonance elle-mme. En entendant les termes de cette nomination ou ce titrage, nous devenons srs du fait de la rsonance et en mme temps nous apprcions la concordance des mots et tournures avec une telle rsonance.
Il y a donc une tche de justesse de ces interprtations, et, mme, une classification possible, je prsume, des interprtations sous le rapport dÕune telle justesse. Nanmoins, mme un montage de sujet de texte moins probant quÕun autre ou moins russi quÕun autre (le probant et le russi se rejoignent en notre affaire) reste lgitime : partir dÕun certain degr de justesse, le sujet de texte a t valid comme possibilit du texte, disons. Et ce mme si dÕautres sujets de texte font une plus forte impression, ou paraissent sortir du texte avec plus de force ou dÕampleur.
Enfin, lÕinterprtation au sens de la remonte la responsabilit smantique dont procde le texte, interprtation dont driveraient tous les sujets de texte montables, rpond un critre de justesse si exigeant quÕil devient critre de vrit. Cela se joue, je crois, de deux manires :
— DÕune part, cette interprtation doit tre totalisante. Elle introduit une sorte de ÒvraiÓ au sens o le vrai est le non rvisable, ou le vrai est ce qui est conforme lÕtre, et qui, donc contient toutes les proprits attribuables lÕtre. En tant que totalisation, lÕUr-interprtation devient une sorte dÕen soi.
— DÕautre part, cette interprtation sÕappuie sur la dtermination historique vraie de la demande de sens quÕa reue lÕauteur, ou plutt laquelle la pratique instituante du texte rpondait (pour viter de prsupposer de manire trop simple lÕagent intentionnel). Elle est donc tributaire de la vrit adquation ordinaire, spcialise au champ historique, et tombe de plein droit sous les critres qui lÕencadrent, dans un tat donn de la conscience pistmologique.
Il est assez clair, aprs avoir dfini de la sorte cette modalit de lÕinterprtation, que la ÒvritÓ laquelle elle prtend reste largement inabordable. Ce quÕil reste trs important de dire, de ne pas dissimuler, est que lÕactivit dÕinterprtation, dans un certain nombre de domaines, mme si elle habite constamment le pluralisme des lgitimits, continue de pointer vers un tel ÒvraiÓ. CÕest, je pense, ce qui est lÕorigine de lÕatmosphre assez droutante de ÒlÕunivers philologiqueÓ, univers qui ne vit que des gestes de prime abord incommensurables des montages de sujets de texte, et qui ressemble sÕy mprendre, de ce point de vue, un espace de proposition artiste, mais qui ne vit cette vie que sous la condition dÕune justesse et dans lÕhorizon dÕun vrai.
JÕessaie maintenant de revenir sur les efforts qui ont t les miens pour attester le Òmodle hermneutiqueÓ dans les domaines scientifiques.
Tout a commenc par les mathmatiques.
Mon travail, du ct de la philosophie des mathmatiques, a t dÕaccommoder lÕorientation foncire et constante de la tradition franaise au modle hermneutique. La vision des sciences de la philosophie des sciences franaises, depuis Brunschvicg au moins (mais il y a des antcdents plausibles je crois), insiste sur lÕhistoricit de la science. Au lieu dÕtre surtout sensible la ÒvritÓ de la science, et dÕanalyser celle-ci en termes de logique et dÕexprience afin de faire ressortir le schme intemporel quÕelle illustre, la philosophie des sciences en question est dÕabord impressionne par la capacit dÕauto-rvolution manifeste par la science. Celle-ci, sans doute, est avant tout vidente du ct de la physique du vingtime sicle, et dans les productions vedette de celle-ci quÕont t les thories de la relativit et la mcanique quantique. Mais la lecture franaise de ces perces retient dÕelles le rle majeur et prminent quÕy joue le Òrfrentiel mathmatiqueÓ. Au-del, elle tend comprendre – cette fois-ci dans une perspective profondment kantienne jamais dsavoue – la puissance de novation de la science comme reposant essentiellement en la puissance de novation de la mathmatique, ou, tout le moins, comme ne se distinguant pas dÕelle, mme lorsquÕelle sÕexerce au sein de la physique et en son nom : de Bachelard Gilles Chtelet, la ligne me semble droite cet gard.
Il rsulte de ce qui prcde que le problme central de la philosophie des mathmatiques est celui de lÕinterprtation de lÕhistoricit de la mathmatique : historicit qui embrasse une historicit de lÕobjet, du langage et de la vrit si lÕon veut bien dcomposer et distinguer. LÕhistoricit de lÕobjet est flagrante : les objets que la mathmatique reconnat comme siens changent de nom au cours de lÕhistoire, sans que lÕon puisse rduire de telles volutions un r-tiquetage indiffrent. LÕhistoricit du langage est tout aussi manifeste : la rcente mutation formaliste en exhibe un cas extrme et patent. Mais un examen historique de plus grande ampleur montre bien quÕil en a toujours t ainsi. Des Ïuvres comme celles de Leibniz, Lagrange ou Poncelet, par exemple, ne sont-elles pas regarder comme des interventions reconfigurantes au niveau du langage de plein droit ? La difficult de la philosophie des mathmatiques est alors la suivante : en bonne logique philosophique, il ne saurait y avoir historicit de lÕobjet et historicit du langage sans quÕil y ait en mme temps et du mme coup historicit de la vrit. Cependant, la mathmatique rsiste une telle ide : elle est visiblement le lieu rationnel dÕune conservation ÒabsolueÓ, sans biffage et sans attnuation, de la moindre vrit acquise au moins une fois, et si ancienne que soit cette acquisition.
Les Òphilosophies des mathmatiquesÓ proposes par Brunschvicg, Bachelard, Gonseth, Poincar, Cavaills, Lautman, tentent toutes de mettre au point une rponse conceptuelle cette difficult. JÕai t convaincu par la thse dÕEmmanuel Barot, qui montre comment, en gnral, cette rponse fait fond sur une certaine figure de la dialectique, toujours fortement dgrade et dgnre vis--vis du modle hglien, mais relie lui nanmoins. Ma tentative aura t de formuler une vision similaire en termes hermneutiques.
En substance, je dcris le mouvement de la mathmatique comme un mouvement hermneutique, et ce, toute une srie de niveaux quÕil ne saurait sÕagir de confondre. Dans lÕouvrage sminal o jÕexpose cette conception, LÕhermneutique formelle (Paris, 1991, Editions du CNRS), jÕinsiste surtout sur le niveau que jÕappelle celui de lÕimmmorial smantique : celui qui correspond au traitement par la mathmatique, depuis lÕorigine grecque, des nigmes engrenes de lÕinfini, du continu, de lÕespace. Pour toute une tradition mathmatique, tout se passe comme si la question ÒQuÕest-ce que lÕespace ?Ó sÕimposait comme une question qui est la charge de tout mathmaticien en tant que tel. A cette question les rponses proposes ne sont pas du type prdicatif ordinaire (ÒLÕespace est un bulgrom qui compaveÓ), mais se font en termes de structure : il sÕagit de dfinir une structure qui pour nous, dans notre pratique et notre pense mathmatique, incarnera le Òtenant-de-questionÓ espace, cÕest--dire le contenu de pense dÕabord connu en termes de la question qui sÕattache lui quÕest lÕespace. Mon hypothse – ou ma description – est que de telles propositions de structures, chaque fois, sont des laborations interprtatives partir dÕune situation originaire ÒdansÓ la question, qui est une situation de familiarit-dessaisissement. La question est reue dans des textes prtention mathmatique qui, dj, lui rpondent, mais la transmettent tout aussi bien. Notre entente de ces textes sÕexplicite comme familiarit et comme dessaisissement lÕgard du tenant de question : la fois, lÕespace nous est familier, en sorte que nÕimporte quelle structure ne saurait convenir pour exprimer cette familiarit, et quelque chose de ce que nous pr-comprenons de lÕespace dpasse a priori notre pouvoir de contrle dÕentendement. Cette familiarit-dessaisissement peut en mme temps tre vue comme ce qui sÕappelle intuition pure chez Kant : rapport antrieur toute organisation dÕentendement (de choses dans des relations) une Òforme de prsentationÓ.
A chaque tape significative dÕune Òhistoire de lÕespaceÓ analogue dans sa forme lÕÒhistoire de lÕtreÓ heideggerienne, une structure est mise en avant comme ce qui fixerait correctement, dans lÕordre thorique de la mathmatique, la familiarit-dessaisissement en cause, la pr-comprhension de lÕespace qui est notre appartenance la question ÒQuÕest-ce que lÕespace ?Ó. Chacune de ces ÒgrandesÓ rponses transmet en mme temps la question, et, gnralement, ajoute des exigences ce que les rponses ultrieures devront intgrer, retrouver et restituer leur manire.
La question ÒQuÕest-ce que lÕespace ?Ó, de plus, enveloppe dans son immmoriale insistance deux questions corrles : ÒQuÕest-ce que le continu ?Ó et ÒQuÕest-ce que lÕinfini ?Ó. La familiarit-dessaisissement lÕgard de lÕespace comporte titre de moment lÕinterrogation sur ce qui serait la ÒtextureÓ de lÕespace, et que nomme le mot continu. Toute lucidation-explicitation de lÕespace comme structure serait astreinte valoir en particulier comme lucidation-explicitation du continu. On peut autonomiser, dÕailleurs, une familiarit-dessaisissement motive par la question ÒQuÕest-ce que le continu ?Ó. On dcouvre alors que, de mme, le continu contient lÕexigence de penser et comprendre lÕinfini, ou encore, que toute explicitation du continu doit expliciter lÕinfini et sa faon de ÒchargerÓ le continu. Je dsigne donc trois ÒhermneutiquesÓ composantes de lÕimmmorial smantique, qui sÕattachent depuis les Grecs donner des rponses structurales fidles aux trois questions portant sur lÕespace, le continu et lÕinfini. JÕessaie de montrer comment, lÕoccasion des enchanements majeurs de cette histoire hermneutique, les ÒnouvellesÓ versions qui sont proposes sÕattachent redire leur manire ce que disaient les prcdentes, la fois en tant quÕexpression de la familiarit et en tant quÕexpression du dessaisissement. La non-compositionnalit du continu dÕAristote Leibniz a une faon de se dire dans le modle de Cantor-Dedekind. LÕincommensurabilit dÕchelle sur laquelle se fonde lÕexposition du continu de Harthong-Reeb rpte en un sens lÕinassignabilit dans lÕchelle transfinie du cardinal 2Ë0 du modle ensembliste classique.
Par rapport au rfrentiel heideggerien, lÕoriginalit de ce cas de lÕhermneutique est, clairement, que la trajectoire hermneutique, celle par laquelle passe lÕexplicitation, procde la nouvelle version, nÕest plus de resssource essentiellement lexicale. LÕopration intellectuelle de rgression dans le fondement ou dÕexpression thmatique du pr-compris nÕest plus lie la phase lexicale du langage : le trajet hermneutique ne consiste plus exclusivement et toujours couter un mot pour entendre dÕautres mots (des strates antrieures de ce mot dans la mme langue ou des antcdents dans dÕautres langues) pour faire retentir un fond smantique fidle et meilleur partir de ce mot. Comme le chemin hermneutique vise ici des structures, il passe par la construction dÕobjets, le calcul, et la preuve. En bref, lÕhermneutique formelle est syntaxique et objectivante, dterminations qui rpugnent profondment la sensibilit heideggerienne, engage dans une guerre contre les formes centrales de la rationalit dont elle reste pour une part inconsciente (au sens o elle ne voit pas dans cette guerre lÕauto-rpudiation de la philosophie).
Mais le mouvement hermneutique interne la mathmatique ne se limite pas ce niveau de lÕimmmorial smantique, dans mon esprit. Je le fais descendre, en fait, jusquÕau ÒpasÓ ou ÒgesteÓ minimal de la vie mathmatique : jusquÕaux transitions lmentaires du calcul et de la preuve. QuÕil sÕagisse dÕun calcul ou dÕune preuve, dis-je, ce quoi nous avons affaire est de la rcriture. Dans le cas du calcul, cette rcriture est un ragencement de lÕobjet : 5«(7+9)=5«7+5«9 est la re-prsentation du mme nombre dans un autre agencement interne. Dans le cas de la preuve, le pas infrentiel conduit dire ce qui tait dit autrement, ventuellement sous la forme dÕune simple ÒextractionÓ qui saisit une sous-structure morphologique comme contenue dans lÕassertion-prmisse (comme dans le cas du passage de AôB A). La forme gnrale du Òprendre quelque chose pour quelque choseÓ, associe au comprendre de lÕexistentialit ustensilaire chez Heidegger, se retrouve ce niveau lmentaire et ÒconstitutifÓ de la mathmatique. Ainsi que je lÕai suggr, on peut voquer cet gard un ÒaffairementÓ du mathmaticien au sein de ÒlÕatelier du constructifÓ, cÕest--dire dans la manipulation des objets originaires pauvres de la mathmatique, les entiers intuitifs ou les assemblages symboliques.
JÕinterromps ici lÕvocation de ces thses. Elles soulvent un ensemble de problmes de philosophie des mathmatiques, rencontrant parfois ceux que la tradition a dsigns.
Au minimum, bien sr, il y aurait lieu de rpondre lÕobsdante objection de ceux qui ressentent une telle vision comme incompatible avec lÕide que la mathmatique poursuite une tche de vrit. Partant plus ou moins de lÕaxiome selon lequel toute interprtation nÕest quÕune interprtation ct dÕautres interprtations lgitimes, et ne saurait donc porter pleinement, en tant que telle, la prtention la vrit, et de cet autre axiome posant, de plus, quÕune interprtation est toujours la manire dont sÕannonce une subjectivit, ces contradicteurs dduisent que je ne saurais avoir raison quÕ galer la mathmatique un dveloppement artiste subjectif. Formulons donc rapidement le principe de nos rponses cette objection.
1) Dans une certaine mesure, il faut reconnatre que la mathmatique incorpore une dimension si lÕon veut ÒsubjectiveÓ, dans la mesure o elle explore des voies non ncessaires de la pense (elle ne se rduit pas la rsolution de problme ou lÕexhibition algorithmique du vrai) : lorsque, au vingtime sicle, lÕhermneutique de lÕespace dgage les deux grandes Òversions de lÕespaceÓ que sont celle qui voit lÕobjet spatial fondamental comme la varit diffrentiable dÕune part, celle qui prend plutt lÕobjet spatial fondamental comme le faisceau sur un espace topologique dÕautre part – couple de voies qui correspond en substance lÕalternative entre gomtrie diffrentielle et gomtrie algbrique – il faut concder quÕaucune de ces options ne porte plus la vrit que lÕautre. Une des tches quÕaccomplit constamment la mathmatique est de dployer dans sa dispersion fondamentale la multiplicit des configurations Ò tudierÓ, et lÕhermneutique de lÕimmmorial smantique intervient profondment ce niveau : en procurant la version nouvelle de ce qui fait nigme, elle peut en pluraliser les modes, et offrir chacun de ces modes lÕexploration mathmatique. CÕest, visiblement, ce qui se produit pour la question de lÕespace dans notre exemple.
2) Certains aspects de la filiation hermneutique de la mathmatique rendent difficile la discrimination du Òdire le vraiÓ et de lÕÒinterprterÓ. Je pense ici principalement lÕhermneutique du continu. Les propositions de structure que lÕhistoire des mathmatiques a accueilli tmoignent plus dÕune conservativit tonnante que dÕune divergence : lÕimage que se faisaient du continu les Grecs, telle que nous la comprenons rtrospectivement travers des thories comme celle des grandeurs, attribue Eudoxe, est en quelque sorte ÒgardeÓ dans la construction de Cantor-Dedekind, par exemple. Mme des continus divergents comme ceux de Brouwer, Conway ou Harthong-Reeb indiquent en mme temps lÕhorizon de quelles procdures ou quelles idalisations englobantes le continu de Cantor-Dedekind ÒrevientÓ. Tout se passe comme si le jeu interprtatif lÕgard du continu, la recherche dÕune structure exprimant au plus profond notre familiarit-dessaisissement lÕgard du tenant-de-question, tait la recherche dÕun centre organisateur, dÕun noyau systmatique, et pas lÕexploration dÕune gamme dÕlaborations divergentes. Les approfondissements apports par les nouvelles versions restent sensibles aux anciens sentiments dj explicits de la familiarit-dessaisissement originaire, et tendent converger, ventuellement dans une complmentarit dterminer entre les accentuations quÕelles apportent. Comme le continu nÕest en aucune manire donn comme un rfrent auquel comparer les laborations mathmatiques, cette convergence cumulative ou systmique des interprtations est en lÕoccurrence ce qui sÕapparente le mieux la Òrecherche de la vritÓ. En rsum, il y a des tenants-de-question dont lÕhermneutique mathmatique se dispose certains gards comme une recherche de vrit, vrit qui aurait seulement sÕimposer par des proprits de consistance avec le sentiment fondamental et de puissance intgratrice lÕgard des formulations concurrentes, et non pas selon le critre dÕadquation.
3) Mais sans doute faut-il radicaliser cette sorte de rponse si nous ÒredescendonsÓ au niveau de lÕhermneutique de niveau infrieur, celle qui concerne, en dernire analyse, les modalits de base de la rcriture (calcul et preuve). Nulle part la mathmatique nÕexhibe un schme adquationniste standard de la vrit, parce que lÕobjet y est toujours construit ou ÒintroduitÓ plutt que trouv et dtermin tel que trouv. Tout fait la base, au niveau de la connaissance constructive de lÕobjet constructif, la Òrflexion descriptiveÓ fidle de cet objet en sa diversit et sa structure interne concide avec sa prsentation en tant que ceci ou cela, son r-agencement. Mme la nomination la plus primitive de cet objet Òtel quÕen lui-mmeÓ lÕexpose tel quÕil se montre en se faisant, cÕest--dire lÕinterprte dans son avnement en quelque sorte. Le geste qui dit la vrit est aussi celui qui ÒinterprteÓ en un sens radical et phnomnologique de lÕinterprtation qui galise celle-ci la diction du montrer comme tel (sens heideggerien, reconnaissons-le ici).
4) Cette proximit de lÕinterprtation et du dire le vrai dans le cas de lÕobjet mathmatique de base se ÒpropageÓ en quelque sorte aux niveaux suprieurs. Comme lÕa souvent soulign Jean Petitot, une part importante de la recherche contemporaine consiste produire des objets qui en lucident dÕautres, qui montrent la structure de ces derniers ou leurs dispositions relationnelles – lÕgard dÕautres objets ou entre exemplaires dÕeux-mmes – depuis la diffrence et la distance des objets ÒlucidantsÓ (comme les groupes dÕhomologie et dÕhomotopie disent certaines proprits topologiques des espaces topologiques depuis le lieu algbrique, ou comme lÕobjet algbraico-catgorique Spec(A) dit de manire topologique la gomtrie induite par certaines quations polynomiales). LÕobjectivit mathmatique fonctionne comme dictionnaire lÕgard dÕelle-mme, ses configurations ont pouvoir de description sous tel ou tel rapport dÕautres cas configurationnels de la mme objectivit. Elle se dcrit donc elle-mme de manire vridique en sÕinterprtant, en se montrant elle-mme comme telle ou telle sous tel ou tel rapport.
Je nÕen dis pas plus sur ce thme, et je passe de l au second volet ÒappliquÓ de mon travail sur lÕhermneutique, celui qui sera le plus bref parce quÕil correspond ce que jÕai le moins tudi, et par consquent le moins dvelopp : celui qui concerne la physique.
Essentiellement dans un ancien article (Ç La mathmatique de la nature et le problme transcendantal de la prsentation È[4]), mais aussi de manire indirecte et rapide dans quelques autres textes, jÕai soutenu que la ÒgrandeÓ physique, la physique mathmatique dominant de manire observable le dveloppement contemporain de la science, affichait galement une ou plusieurs lignes hermneutiques, accueillait en son sein une modalit hermneutique, prenant toujours le terme au sens heideggeriano-gadamrien.
La thse se confond en lÕoccurrence avec une lecture kantienne du dveloppement contemporain. LÕide est que la physique est en charge de la question de la chose et du changement (ÒQuÕest-ce quÕune chose ?Ó et ÒQuÕest-ce quÕun changement ?Ó si lÕon veut littraliser cette question double), depuis son origine (mme si, la diffrence de la mathmatique sans doute, lÕassignation de cette origine est dj le motif dÕun dbat). La vision transcendantale de la connaissance scientifique, en un sens, se laisse rsumer au refus de prendre les deux questions formules lÕinstant comme des questions de fait, appelant des rponses qui tranchent objectivement quant au vrai. La physique comme science est justement la discipline qui prend la chose comme nÕallant pas de soi, qui refuse de partir du prsuppos que nous savons qui sont les choses, en sorte quÕil nous reste seulement explorer leurs proprits, prsuppos qui limite la marge de manÏuvre de nos interventions thoriques au choix des prdicats appels tre prouvs sur ces choses. Pour la physique depuis Galile et Newton en tout cas, ce qui mrite dÕtre une chose nÕest pas clair : le signe le plus massif en est que la chose, son critre thorique et son rpondant mathmatique, se voient redfinis au fil de lÕhistoire de cette physique. Comme on lÕobserve souvent, la relativit gnrale a tendance faire entrer la courbure de lÕespace dans le champ du chosique, et la mcanique quantique peut aller jusquÕ rinterprter la chose comme reprsentation de groupe, pour aller vite. Si la dfinition de la chose bouge, alors il en va autant de celle du changement, dont la notion est corrle avec celle de chose. Il faut donc en particulier analyser la physique comme une discipline qui, en chacune de ses poques ou dans chacun de ses grands moments ÒparadigmatiquesÓ, apporte une conception de la chose et du changement, rpond la question de la chose et du changement.
A quoi jÕajouterai que cette rponse doit tre en partie comprise la lumire dÕune situation hermneutique. CÕest ici que lÕintersection avec Kant sÕopre. La physique sÕattache dployer une connaissance a priori, cÕest--dire prsenter un ensemble de thories autorisant prdictions – et par suite vrifiables – qui reposent sur une imagination de monde : qui procdent partir dÕune imagination mathmatique du monde. La physique organise sa connaissance de lÕtre physique partir dÕun geste donnant sens une exprimentation, cÕest--dire dfinissant comment extraire des objets mathmatiques de lÕexprience, quÕelle destine tre verss dans des ÒcontenantsÓ mathmatiques interprtant le cadre de la prsentation des phnomnes. La chose sera capture partir de ses phnomnes, ceux-ci eux-mmes tant traduits a priori dans des objets mathmatiques, et leur collection profile sur fond de rfrentiels mathmatiques suivant les dimensions desquels on imagine le monde. LÕinterprtation a priori de la chose que portent les thories physiques est donc sous la dpendance dÕune interprtation mathmatique du cadre des phnomnes.
LÕensemble de cette construction fondamentale correspond au moment de lÕa priori, que dsignait Kant pour distinguer foncirement la physique du modle empiriste. LÕattitude empiriste, ici, est simplement celle qui prend la forme chose et les choses comme des donnes, et, donc, considre le dialogue avec lÕexprience comme dj inform par une donne non problmatique des entits de base pour un ralisme. LÕattitude transcendantale professe au contraire que le sens de chose est toujours renvoy la mise en place dÕune imagination mathmatique du monde imposant son rgime lÕextraction exprimentale de donnes. Le dispositif a priori de la science, dterminant de quelle manire on reoit lÕinformation phnomnale, est par excellence le lieu de la rvisabilit du discours de la science : cÕest par excellence en remaniant le cadre, en recomposant lÕimagination mathmatique du monde, que la physique progresse, notamment lÕpoque contemporaine. Le mot a priori caractrise une fonction par rapport lÕexprience, celle de fournir la rgle du jeu par rapport ce qui compte comme donne, et non pas un mode de certitude inentamable. LÕa priori peut donc sans paradoxe tre le lieu par excellence de la rvisabilit. La science physique nÕest pas enferme dans le carcan et le dogme dÕun systme des choses inamovibles, comme le prtend lÕempirisme, elle rinterprte au long de son histoire le sens de chose en rinterprtant la structure mathmatique du monde. Cette interprtation est dpendante de lÕhermneutique mathmatique, laquelle elle emprunte ses propositions, avances dans le cadre de lÕhermneutique mathmatique de lÕespace notamment.
Si lÕon veut entrer dans le dtail de lÕopration hermneutique de la physique, il faut en principe distinguer quatre moments.
0) Le moment de lÕhermneutique mtaphysique de la prsentation.
1) Le moment de lÕhermneutique mathmatique du cadre de prsentation.
2) Le moment de lÕhermneutique physique de lÕespace de reprage et de lÕespace de configuration.
3) Le moment de lÕinterprtation au sein dÕun modle des catgories, fixant en dernire analyse une conception de la chose et du changement.
Le moment 0) est celui qui, chez Kant, aboutit au pronunciamento de lÕespace et du temps comme conditions formelles a priori de tout phnomne (du moins sÕil est externe). Ce moment est visiblement conserv dans la relativit gnrale et rlabor par la mcanique quantique : le phnomne est renvoy un ÒvirtuelÓ lui-mme envisag comme faisant espace et offrant la possibilit de trajectoires.
Le moment 1) est celui-que nous avons dj envisag dans la section sur les mathmatiques : cÕest lui qui, par exemple, est susceptible de conduire lÕinterprtation de la spatialit par une varit diffrentiable (avec une structure quasi-mtrique) ou par un espace de Hilbert. La physique, on le sait, slectionne ce genre dÕaccomplissement hermneutique de la mathmatique, quant elle ne les suscite pas.
Le moment 2) correspond en fait au choix dÕun rfrentiel mathmatique, dÕun montage mathmatique partir dÕune interprtation fondamentale de la spatialit pour laquelle on a opt (ainsi, le choix de R6 pour un systme de deux particules, ou pour lÕespace de phase dÕune particule, ou le choix de la vision du systme dans le cadre lagrangiano-hamiltonien comme circulant dans un fibr tangent ou cotangent).
Le moment 3) est celui qui, comme lÕexplique Petitot dans son article auquel je me rfre toujours[5], conduit comprendre de telle ou telle manire la substance ou la cause, dans le contexte de lÕlaboration dÕun modle, qui ajoute gnralement des quations tout ce qui prcde. CÕest ce niveau quÕon interprtera la substance par un principe de conservation, le changement comme une trajectoire, comme li un automorphisme orthogonal, etc.
Encore une fois, la question peut tre pose une telle lecture de la physique de ce quÕelle fait de la vrit et de sa poursuite. Ce de manire dÕautant plus aigu que lÕon touche, avec la physique mathmatique contemporaine, avec la discipline la plus reconnue comme clef de lÕontologie scientifique : le plus incontestable et le plus profond de ce que nous savons sur ce qui est, quoi, peut-tre, toute les autres vrits se relativisent, est ce quÕenseigne cette physique. Comment, donc, pourrait-on faire dpendre un tel dogme de dispositions interprtatives ?
Pour une part, il y a une rponse cette question qui coule de source : les interprtations successives de la chose et du changement qui sont proposes ne sont pas juxtaposes comme des lectures du rel dÕgales validit, elles sÕenchanent en effet comme des rfutations ou approfondissements.
DÕun ct, chaque nouvelle interprtation est capable de reconnatre ce qui passait pour chose et changement auparavant, de rcuprer dans ses espaces les donnes de lÕancienne physique et de juger de la validit relative des anciennes lois, en telle sorte que les pas interprtatifs dont nous parlons ont quelque chose de cumulatif. La modalit de principe de ce mode dÕvolution de la physique est sans conteste telle du point de vue idal et normatif, mme si, dans la conjoncture actuelle, il semble que nous ne sachions toujours pas synthtiser dans une seule construction thorique la ÒversionÓ de la chose et du changement donne par la relativit gnrale et celle donne par la physique quantique (pour ce que je sais, des lments de conjugaison des deux approches sont nanmoins dj disponibles, et une coordination rationnelle des thories est offerte par ce quÕon appelle le modle standard). En tout cas, lÕlment interprtatif qui intervient dans la constitution dÕune thorie physique comme telle, en passant par lÕinterprtativit interne la mathmatique, nÕempche pas le maintien de lÕhorizon dÕunivocit, en premier lieu travers la fonction de rsorption du pass et de cumulativit des constructions.
DÕun second ct, il est clair que le critre pragmatique de la confrontation des thories du point de vue de la prdiction des rsultats dÕexprience opre comme principe de slection. Ce nÕest pas parce que les thories nÕont pas les mmes choses quÕelles ne peuvent pas tre compares cet gard. La ÒvrificationÓ se fait toujours, en fait, auprs dÕobjets mathmatiques extraits de lÕexprience selon des protocoles apports par les thories physiques. Une thorie 2 venant aprs une thorie 1 sera donc capable de transcrire les donnes de la thorie 1 dans son vocabulaire mathmatique, et de reproduire toutes les prdictions de la thorie 1, tout en offrant de nouvelles prdictions ou en dnouant une infirmation exprimentale ventuelle de lÕancienne thorie. Le principe de cumul ou de rsorption interprtative suffit ce que le jeu de la vrit puisse se jouer comme les pistmologues empiristes ou le modle Òhypothtico-dductifÓ le prescrivent.
JÕirai mme plus loin en soutenant que la conception de lÕa priori de la physique, passant par lÕimagination mathmatique de monde et consistant dans une opration interprtative complexe, est mme seule pouvoir sauver ce modle, comme nous le comprenons peut-tre mieux aprs Wittgenstein et Kripke.
En effet, selon ce que nous a enseign Popper, mais qui, dÕune manire ou dÕune autre, intervient dans toutes les laborations logico-philosophiques de la science proposes dans le sillage du cercle de Vienne, la procdure qui ÒfaitÓ le progrs de la science par confrontation empirique tient dans le schma
"x P(x)
¯P(a)
¯("x P(x)).
Schma qui est peu ou prou (en sautant une ligne) un cas driv de lÕintroduction du ¯ de la dduction naturelle. Il est essentiel, en dÕautres termes, que les assertions universelles de la science soient mises lÕpreuve de leurs cas. DÕaprs ce qui est la fois la vulgate, le mythe et la vision intelligente, selon le degr de prcision et de force de celui qui assume lÕexpos, de lÕusage rpt de ce schma dcoule la proposition toujours renouvele de cadres thoriques qui nÕont pas seulement la vertu dÕtre logiquement cohrents, mais de plus celle de lÕemporter du point de vue des critres de corroboration et de non-infirmation sur tout autre : cÕest ce qui distinguerait, chaque moment, la conception qui passe pour le vrai scientifique, et cÕest aussi ce qui rendrait compte, fondamentalement, du dynamisme du dveloppement de ce vrai scientifique.
Cependant, est aujourdÕhui disponible un argument de philosophie analytique qui dcrdibilise singulirement cette ide du progrs scientifique : celui de Kripke-Wittgenstein. Cet argument, en effet, nous enseigne que le contenu universel dÕun prdicat P(x) nÕest jamais donn comme une anticipation rgulatrice ÒdcidableÓ. En dÕautres termes, je ne connais jamais la frontire de signification exacte de P(x), la suppose puissance de dcision infinie incorpore dans le signe prdicatif est seulement prsume, et je la mets en Ïuvre en faisant fond sur une batterie finie dÕexemple dj traverss, sur la traduction rgressive vers dÕautres signes prdicatifs dont lÕattribution me semble plus sre, et sur lÕintention-lÕespoir de converger avec les membres de ma communaut pistmique. De l il rsulte que, faisant face un objet a, je ne ÒreoisÓ pas en gnral de lÕexprience lÕinformation ¯P(a) de faon limpide et incontestable. Si lÕobjet a est un de ceux dont mon langage ordinaire me procure la reconnaissance, et si le prdicat P est un de deux que le mme langage met ma disposition pour dcrire, alors lÕextension de ce dernier fait lÕobjet dÕune re-ngociation permanente. Je peux, lÕoccasion de lÕexemple a, dcouvrir une dimension de la signification de P(x) qui justifie P(a) aussi bien que ¯P(a). Au lieu de raisonner P(x) fixe, je suis expos trouver dans a des motifs de redfinir lÕintension et par suite lÕextension de P. Ce mode dÕenchanement est une proprit inalinable du niveau zro de lÕusage du langage, dont il nÕest pas en notre pouvoir de nous librer. Devant un trpied, nous ragirons peut-tre en supprimant le Òavoir quatre piedsÓ de la dfinition des tables, pour le subsumer. Ou bien, devant un divan, nous inclurons la proprit Òne sert pas au repos du corpsÓ poru exclure le divan de la catgorie des tables.
En dÕautres termes, il y a un prsuppos du Òjeu de PopperÓ quÕil faut souligner : celui de la rigidit des attributs mis en jeu. Pour que la remise en cause empiriste puisse avoir lieu, il importe avant tout que les prdicats ne soient pas perptuellement ngociables.
Nous avons mis en scne la discussion en nous centrant sur le rle du prdicat P(x), mais cÕtait seulement un artifice de prsentation. En fait, la nature des objets a est aussi en cause, comme il est apparu dans nos exemples. Le trpied et le divan, qui mettaient en route la ngociation, nÕtaient pas de rels individus logiques, mais eux-mmes des noms de catgories. Les objets de lÕpistm et du langage ordinaires ne sont pas des diffrences sans concept, mais toujours des objets reconnus dans telle ou telle catgorie. Certes, la grammaire des articles indfinis et dfinis, au moins en anglais, en allemand et en franais, permet de faire valoir dans une certaine mesure lÕindividu ÒderrireÓ la catgorie, mais cet quipement logique de la langue naturelle ne fait pas que les confrontations de thses du type "x P(x) avec des exemplaires a puissent jamais tre vraiment, dans les conditions de lÕpistm ÒfondamentaleÓ et ÒordinaireÓ, des confrontations dÕune signification universelle dcidable avec un pur individu.
Telle est la raison pour laquelle lÕentendement commun ne produit pas de science. Pour ÒavoirÓ en mme temps des prdicats rigides et de vrais individus, nous permettant de jouer le jeu de Popper, il faut une rupture avec le sens commun. Cette rupture est accomplie par la mathmatique en tant que telle. Celle-ci se donne des objets qui sont de purs individus, parce quÕils ÒsontÓ proportion dÕune anticipation qui les pose comme tels. Et lÕanticipation qui pose ces objets fixe aussi a priori quels prdicats peuvent leur convenir, et ce de telle manire que lÕattribution de ces prdicats est gnriquement dcidable. On comprend donc, pour dire rapidement la conclusion de ce raisonnement, que le Òjeu de PopperÓ exige que lÕon passe lÕobjectivit et la prdication mathmatique : ce moment est celui de lÕa priori chez Kant et de lÕimagination mathmatique de monde dans les termes de la prsente description de la physique contemporaine.
Ce qui remplace alors les rengociations de lÕentendement commun, ce sont les rvisions ÒtranscendantalesÓ du projet de monde, qui reconfigurent le sens des objets mathmatiques protagonistes de ce projet, de cette imagination, et du cadre structural mathmatique conu pour les accueillir : lÕhermneutique de la vrit physique.
Cette procdure reste en mme temps une procdure certains gards empiriques, parce que chaque thorie dfinit des modes de corrlation avec lÕexprience : des protocoles de mesure qui dterminent comment extraire de lÕexprience des objets mathmatiques appels tenir lieu dÕelle dans la thorie, et des modalits de prparation des tats spcifiant comment introduire dans le monde un objet mathmatique.
Notre argument analytique met en relief le lien de lÕhermneuticit de la physique avec la mathmatique : cÕest parce que la physique veut que lÕexprience fonctionne pour elle comme tribunal quÕelle a besoin de prdicats rigides, ne se laissant pas moduler par les cas, et cÕest pour cette raison quÕelle doit ÒpasserÓ la prdication mathmatique, cÕest--dire aussi ncessairement lÕobjectivit mathmatique. Mais un tel passage sÕaccomplit au travers de lÕacte dÕÒimagination mathmatique du mondeÓ, et cet acte renvoie la pense a priori de la chose et du changement lÕhermneutique mathmatique des structures.
JÕaborde pour conclure lÕapplication du regard hermneutique au domaine des sciences cognitives.
JÕai aussi tent dÕexploiter ma Òculture hermneutiqueÓ pour proposer un examen et une conception des recherches cognitives contemporaines (ce travail ayant trouv son point dÕaccomplissement relatif dans Hermneutique et cognition, paru en 2003).
Pour faire bref, ma contribution dans ce domaine me semble se ramener deux lments tout fait disparates.
DÕune part, jÕai prtendu extraire de la tradition hermneutique une sorte dÕpure du trajet hermneutique, dgage un niveau quÕon peut appeler formel, schmatique ou diagrammatique. JÕexhibe trois ÒmomentsÓ en lesquels se dcompose le trajet hermneutique tel quÕil a t conu de Schleiermacher Gadamer : les moments de la flche, du cercle et du parler.
DÕautre part, je me suis attach comprendre lÕhsitation statutaire qui frappe lÕhermneutique lorsquÕelle est engage dans les affaires cognitives. En gros, elle peut
1) ætre prise comme clef ontologique de lÕhomme comme existence, et ce titre dfinir les objectifs gnraux dÕune science naturalisante de lÕinscription existentielle des organismes.
2) ætre interprte comme un langage de la non naturalit de lÕesprit, exprimant ce qui de son opration chappe la rduction oprationnaliste, objectivante, etc.
Pour ce qui est du premier lment, je dois commenter rapidement les trois figures quÕil fait merger. Le trajet hermneutique est le trajet le long duquel Ò interprteÓ, le trajet en lequel consiste la pense comme hermneutique. Ce trajet est toujours vu comme ayant sa source dans une impulsion qui le lance : qui engage dans une prise de partie comprhensive avant mme quÕune comprhension au sens propre ne soit disponible. Cette amorce dynamique qui dsquilibre lÕinterprtation en mme temps quÕelle la mande est ce que jÕappelle la flche. Dans le contexte de lÕanalytique existentiale heideggerienne, ce moment de la flche correspond au comprendre, la projection vers ses possibles comme quoi le Dasein se manifeste, cÕest--dire aussi lÕÒau mondeÓ du Dasein. Mais le trajet hermneutique, au-del dÕun tel ÒlancerÓ de lui, trouve sa ressource majeure dans une ÒboucleÓ qui le caractrise : la prcomprhension donne dans la flche tend sÕlaborer en comprhension ; la comprhension ne sÕobtient quÕen faisant fond sur la prsupposition et lÕanticipation dÕelle-mme quÕest la prcomprhension ; cependant que la prcomprhension ne se dfinit et ne se comprend quÕen rapport avec la comprhension dont elle est capable. Toute comprhension explicite ne survient que comme consquence dÕun jeu de portage et renvoi mutuels qui relie comprhension et prcomprhension. Les cercles de Schleiermacher, selon lÕanalyse que jÕen propose, apparaissent comme des versions de ce cercle hermneutique, dcrivant un mode spiralant de la prcipitation du sens (cercle du local et du global, ou cercle du grammatical et du technique).
Cependant, le trajet hermneutique doit sÕachever, il doit donner lieu une sorte de conclusion qui clt lÕexercice et cre les conditions de sa relance, en mme temps. CÕest ce quoi correspond le moment du parler : le cercle hermneutique conduit une explicitation, un affichage discursif, qui est comme la ÒrceptionÓ au sens gymnastique lÕissue du ÒbondÓ dsquilibrant de la flche. Ce parler prsente une structure dans une arne dialogique : en lui se combinent lÕarticulation dÕun message (explicitation) et la rsonance pragmatique dÕun acte de langage. Cette valence pragmatique est ce qui peut ÒdsquilibrerÓ un nouveau destinataire et relancer lÕhermneutique.
JÕen viens au second aspect de mon travail ÒhermneutisantÓ sur les recherches cognitives, qui consiste en lÕanalyse dÕune certaine ambigut statutaire.
DÕun ct, en effet, certains spcialistes de ces recherches peuvent prendre la figure de lÕætre-au-monde comme lÕimage thorique a priori de lÕhomme cognitif. Au lieu de se figurer lÕactivit cognitive comme le calcul des reprsentations dans la bote noire, ainsi que le fait le paradigme computationnaliste, on dcide dÕenvisager la cognition comme le fait de lÕorganisme ou de la vie ÒglobalementÓ, et de dterminer lÕacte fondamental de cette cognition-vie comme celui de lÕadaptation lÕenvironnement en termes naturalistes standard, tout en transcrivant cette fonction comme comprendre existential, cÕest--dire interprtation. Dans une certaine mesure, cet usage de la notion dÕætre-au-monde ne fait pas autre chose que revenir aux sources, que lire la notion la fois en termes de Von Uexkll et de Heidegger : on peut mme concder ce dernier, si lÕon veut, que sa pense de lÕætre-au-monde est en posture transcendantale vis--vis de la conceptualit de lÕorganisme et de lÕenvironnement.
LÕimportant est que, les sciences cognitives sÕtant enrles sous un tel paradigme, il leur reste montrer en dtail comment la dynamique de lÕadaptation de lÕorganisme (avant tout humain), est dÕun bout lÕautre de lÕchelle du type du comprendre. Cela revient plaider le dossier dÕune hermneutique naturalise, en exhibant et expliquant les mcanismes suivant lesquels notre nature biologique, ethologique, neurophysiologique, psychologique assume et accomplit la trajectoire hermneutique. Dans Hermneutique et cognition, jÕessaie de montrer comment divers travaux rcents, en intelligence artificielle, en linguistique et en neurophysiologie vont dans ce sens. Pour montrer dans les modes volutifs des rgions du cerveau ou dans les modlisations du sens linguistique le schme hermneutique, je fais videmment usage de la flche, du cercle et du parler. CÕest en identifiant ce qui, dans chaque cas, donne chair chacun des trois moments que je prtends ÒtablirÓ que lÕessence cognitive de lÕhomme a t ramene au moule hermneutique.
Bien entendu, lÕintrieur mme dÕun tel usage oprationnel du motif hermneutique, il reste possible de soulever une question qui donne lieu dbat contradictoire : les succs de telles analyses prouvent-ils que lÕtre de la cognition humaine est hermneutique, ou simplement que les concepts de la philosophie hermneutique ont t pertinemment transposs afin de procurer aux recherches cognitives un cadre transcendantal ? La question est symtrique de celle qui se pose propos du paradigme computationnaliste : on peut galement demander si les multiples ÒrsultatsÓ de la psychologie, de la linguistique et de la neurophysiologie computationnelles ne tmoignent pas seulement de ce qui a t ÒmisÓ a priori dans le savoir par les chercheurs. La cognition humaine apparatrait ainsi comme un domaine de ralit supportant sous nos yeux deux projets transcendantaux, donnant lieu deux sciences galement ÒvraiesÓ mme lorsquÕelles disent des choses incommensurables.
Mais la filiation hermneutique en philosophie est aussi lie un anti-naturalisme de principe. DÕo un autre ensemble de problmes que mon travail aborde galement, bien que de manire assez aportique.
Dans une certaine mesure, la venue du dossier hermneutique dans le dbat cognitif, lÕorigine, est li cet aspect critique, tendanciellement anti-naturaliste : les ouvrages de H. Dreyfus, et plus encore celui de T. Winograd et F. Flors, essaient de dnoncer le projet de lÕintelligence artificielle et celui de la rduction computationnaliste en faisant valoir que lÕintelligence et la cognition humaines sont par essence hermneutiques : on ne peut, pas, en particulier, rcuprer la performance au moyen dÕun ensemble de rgles, parce que lÕacte cognitif humain consiste dsambigiser les rgles en situation au dernier moment, en suivant la pente du Òsens de la situationÓ, cÕest--dire lÕlan de lÕætre-au-monde. Ou encore, lÕapproche computationnaliste est rattache lÕorientation sculaire de la science, qui consiste rapporter la ralit une machinerie mathmatique abstraite, un calcul dominateur et dsimpliqu.
Ou bien, cÕest le naturalisme en gnral qui est dnonc en tant que rducteur, dterministe, mathmatisant, ou bien le naturalisme historique reprsent par la physique mathmatique est critiqu, et le discours tenu prend le sens dÕun appel un nouveau naturalisme, capable dÕaccueillir la forme, le mouvement, lÕindtermination essentielle dans la situation, etc. Cette seconde option peut se rclamer, sur le plan philosophique, de Merleau-Ponty, qui essaie en effet de concevoir la strate culturelle comme un plan de lÕesprit continu avec son ancrage naturel.
Le motif de la ÒculturalisationÓ des sciences cognitives, rcemment apparu, hrite forcment de cette ambigit. Par un ct, il semble bien purement et simplement le renversement de la dfinition mme des sciences cognitives : si celles-ci correspondaient au projet dÕune connaissance naturaliste de la cognition, fonde sur une ÒconstitutionÓ naturelle de lÕobjet cognitif, alors leur culturalisation est leur destruction. Elle exprime la conviction que le comportement cognitif, en fin de compte, relve de la strate symbolique, intersubjective, ne saurait se laisser objectiver au plan ÒinfrieurÓ de notre pense et discours naturalistes.
Mais par un autre ct, il pourrait tre la continuation du projet naturaliste nouveaux frais et sur un autre plan : il sÕagirait dÕintgrer le vivre-ensemble-dans-lÕchange-symbolique comme une couche de lÕtre naturel qui porte le fait cognitif, et rechercher, en dernire analyse, une construction naturaliste des modes fonctionnels de ce vivre culturel.
Ce dbat concerne videmment lÕhermneutique : la question est de savoir si, en rattachant la performance intelligente humaine aux actes interprtatifs dÕun esprit humain toujours dj inscrit dans une tradition culturelle de la pense, on lÕa renvoye un moment culturel par principe inabordable aux reprages et thories naturalistes ; ou si lÕhermneutique elle-mme, comme nous lÕavons dÕabord laiss entendre, est le cheval de Troyes possible dÕune naturalisation.
Du point de vue de la rflexion que jÕai propose, une localisation possible de la discussion consiste dans une ÒrelectureÓ des trois moments de la flche, du cercle et du parler. Toute naturalisation de lÕhermneutique tend traduire ces moments dans le langage du naturalisme de rfrence (celui de la physique). Ainsi, le cercle sera compris comme une Òboucle dynamiqueÓ, faisant rfrence un phnomne fonctionnellement dpendant de son historique, ou une interprtation explicite des influences qui sÕatteignent rciproquement : il sÕagira de reconstruire le cercle comme une dtermination rciproque en bonne et due forme. Le Òdarwinisme neuralÓ va dans ce sens, en exploitant notamment le fait neurophysiologique de la rentre. De mme, la flche devra tre traduite comme lÕincidence alatoire dÕun point dans une varit interne, ou par une force assignable.
Inversement, la lecture anti-naturaliste comprend la flche comme lÕadresse dialogale, comme lÕatteinte du sens, lÕaffectation du sujet par la question, aucune ÒforceÓ proprement parler nÕtant ici exerce : cÕest seulement une demande qui transite vers une libert (libert pose par cette demande, vrai dire). Le cercle, de mme, est le libre dploiement de lÕauto-responsabilit dÕune pense affecte de manire htronome. Bien entendu, rien nÕinterdit de prtendre naturaliser cela mme : tout ce qui peut tre dcrit sur le mode du processus tombe dans lÕtre apparemment, et appelle pour cette raison une naturalisation. CÕest la raison pour laquelle, travaillant sur ce nÏud de la raison cognitive, il mÕa sembl finalement que la limite du naturalisme est simplement le sens : rien ne fait sens pour nous comme dploiement effectif des processus de lÕtre, le sens commence et ne vaut que dans lÕintervalle de la demande et de lÕadresse ; toute explication scientifique, en fin de compte, ne fait sens que comme adresse et entendue ainsi quÕelle demande lÕtre, en tout point de sa richesse notionnelle. La distinction ÒtranscendantaleÓ entre naturalisation de la pense et assomption responsable du faire sens mÕest ainsi apparue comme sous la dpendance de la frontire de lÕautrement quÕtre, dgage dans lÕÏuvre de Levinas.
[1]. Cf. Sein und Zeit, P. 151, trad. Martineau p. 123.
[2]. SI, 240.
[3]. JÕai donn un exemple de midrach dans Extermination, loi, Isral : il porte sur le verset Ç Je ferai de toi un grand peuple È, et il consiste extraire du verset le syntagme Ç Je ferai de toi È, pour en tirer lÕenseignement selon lequel ce quÕon appelle usuellement la promesse rvolutionne dÕabord la personnalit dÕAbraham. Le simple fait dÕextraire le syntagme casse la Òstructure de vritÓ du verset, avec les trois actants quÕelle engage (sujet, complment dÕobjet, complment de provenance). Elle se prsente donc comme distorsion de ce que le verset dit plutt que comme explicitation. Nanmoins, elle projette un Òsujet de texteÓ, dtermin comme agent de mutation personnelle, et elle le fait partir de la distinction dÕun sous-ensemble. On voit donc comment ce que nous appelons relance peut tre smantiquement riche sans entrer dans lÕenjeu de vrit.
[4]. Cf. Salanskis, J.-M., Ç La mathmatique de la nature ou le problme transcendantal de la prsentation È, Le temps du sens, Orlans, Editions Hyx, 1997, p. 215-244.
[5]. Cf. Petitot, J., Ç Actuality of Transcendental ®sthetics for Modern Physics È, in 1830-1930:A Century of Geometry , Boi, L., Flament, D., Salanskis, J.-M. Ed., New-York/Berlin/Heidelberg Springer Verlag, p. 273-304.