Finitude philo­so­phique et finitude mathŽ­ma­tique

Le terme finitude est un de ces mots autours desquels semble se jouer un drame implicite, caractŽristique dÕune Žpoque. Le mot, en effet, est apparu, ˆ peu prs simultanŽment, au centre des prŽoccupations dÕune part importante de la philosophie et dÕune part importante de la science contemporaine au cours du vingtime sicle, sans que lÕon soit sžr, a priori, quÕil y ait lˆ plus quÕun hasard, ou quÕune homonymie. Rien ne garantit en effet quÕil y ait, derrire cette rencontre lexicale, une rencontre conceptuelle ou idŽelle, voire un phŽnomne de filiation ou de migration. Certains esprits nŽanmoins, comme celui du prŽsent auteur, ne parviennent pas ˆ croire que les mobilisations intellectuelles engagŽes ainsi dans la mme Žpoque ˆ propos des mmes termes puissent tre essentiellement et sous tout rapport Žtrangres ou indiffŽrentes les unes ˆ lÕŽgard des autres.

Dans cet article, on essaiera de se faire une opinion, en avouant dÕemblŽe une focalisation prŽfŽrentielle : ce qui nous intŽressera avant tout, cÕest le r™le de la notion de finitude dans les philosophies de Heidegger et de Arendt. Mais nous assumerons lÕhypothse de travail Žtrange selon laquelle entendre quelque chose du questionnement logico-informatico-mathŽ­ma­tique contemporain de la finitude peut nous aider ˆ comprendre et Žvaluer ce r™le.

Je vais maintenant mÕattacher ˆ crŽdibiliser le point de vue qui prŽcde par une sŽrie dÕanalyses plus prŽcises.

La finitude heideggerienne

Pour saisir lÕimportance de la notion de finitude chez Heidegger, je partirai de sa faon de rendre compte du point de dŽpart de la philosophie de la connais­sance kantienne. Heidegger rapporte que, pour Kant 1) toute connais­sance provient en dernire analyse de la sensibilitŽ ; 2) il en va ainsi parce que lÕhomme est un Dasein fini, qui doit se faire annoncer, recevoir ce sur quoi sa connais­sance porte ou ce ˆ partir de quoi elle se construit, qui ne peut pas tre lÕauteur de lÕtre quÕil conna”t. La finitude du Dasein appara”t ici, clairement, comme synonyme de la non-divinitŽ de lÕhomme. Cette premire idŽe de la finitude lÕassocie ˆ une relation essentiellement et originairement passive avec quoi que ce soit qui puisse tre ou tre donnŽ. Elle ne dispara”t jamais, je crois, dans lÕŽlaboration ultŽrieure de la notion qui peut avoir cours Òen rŽgime heideggerienÓ.

Pour en savoir plus, nous devons, pourtant, en venir ˆ une autre version de la finitude : notre choix sera de la prŽsenter non pas ˆ partir de Heidegger, mais ˆ partir de quelquÕun qui, venant aprs lui, le suit sans nŽcessairement afficher cette inspiration, Michel Foucault. Ce dernier, dans Les mots et les choses, dŽcrit une mutation dÕŽpistm, qui fait basculer lÕOccident de lÕ‰ge classique de la reprŽ­sen­tation ˆ lÕ‰ge de lÕhomme, ou de lÕhistoire. ÒAvantÓ, la reprŽ­sen­tation prŽside ˆ une mise en ordre tabulaire et logique des choses, qui les dŽcrit dans leur organisation virtuellement infinie (en complexitŽ), conformŽment ˆ lÕidŽe de mathesis que lÕon peut trouver chez Descartes ou Leibniz. ÒAprsÓ la reprŽsentation cesse dÕtre le miroir de lÕtre pour devenir lÕattribut de lÕhomme, et, en tant que telle, une mesure de la limitation de principe de sa connais­sance possible. Ce passage, est, sommairement, celui de la mŽta­phy­sique classique ˆ lÕ‰ge critico-transcendantal. Il peut aussi tre lu, de faon absolument solidaire et comme Foucault le suggre, comme transition dÕune vision de lÕhomme comme ÒdŽchuÓ de Dieu, comme fini en tant que crŽŽ et dŽvoyŽ, ˆ une vision de lÕhomme comme fini en tant que source de validitŽ, comme simultanŽment fini et fondement de tout ce qui vaut pour lui. CÕest ici que nous rejoignons la source kantienne : lÕhomme est fini parce quÕil reoit, mais cÕest cette finitude mme qui le fait Òmesure de toute choseÓ.

Finalement, dans la section Ç l'analytique de la finitude È de son livre, Foucault dŽcrit la finitude humaine comme ÒremplaantÓ en un certain sens l'infini thŽologique perdu. L'infini thŽologique ÒexpliquaitÓ la finitude de notre connaissance comme caractŽristique du dispositif crŽŽ de l'homme et du monde, mais accordait ˆ la reprŽsentation une facultŽ non entachŽe d'aucune relativitŽ essentielle de dire l'ordre de ce qui est : il la mettait en scne comme ÒadŽquateÓ dirait-on en termes husserliens. Nos ŽnoncŽs dŽployaient un tableau fidle des choses, de leurs identitŽs et leurs diffŽrences, c'est seulement l'empan et la pŽnŽtration de cette descrip­tion qui Žtaient supposŽs limitŽs en raison de la trace infinitaire du crŽateur dans la crŽation.

A l'Žpoque suivante, qui est encore la n™tre en dŽpit du frisson que Foucault essaie par ailleurs de nous transmettre ˆ la fin de son livre, la reprŽsentation n'est plus supposŽe adŽquate, elle est ÒnotreÓ fentre sur un tre hŽtŽrogne, et la finitude n'a plus un sens relatif et dŽrivŽ par rapport ˆ l'infini divin, la finitude est une sorte d'institution encadrant ˆ la fois notre tre et notre savoir (typiquement de nous-mmes) :

1) d'un c™tŽ, elle est la finitude positive, elle correspond ˆ ceci que l'homme ne peut s'identifier que dans la positivitŽ de sa vie, son travail ou son langage, qu'il est de part en part repŽrŽ par le fonctionnement objectif de son corps, par l'Žtat public de son insertion sociale et Žconomique, et par le degrŽ d'accomplissement de sa phrase personnelle au sein du systme de la langue ;

2) de l'autre c™tŽ, elle est la finitude fondationnelle, suivant laquelle l'homme n'arrive ˆ une connaissance de ce qui s'affiche de lui dans un quelconque des trois registres de positivitŽ qu'ˆ partir du versant subjectif de ceux-ci, cÕest-ˆ-dire de l'inscription originaire de sa subjectivitŽ en ces registres de finitude ; l'homme n'arrive ˆ sa biologie que par son corps, n'accde ˆ ses relations socio-Žconomiques que par son dŽsir, n'enregistre ses productions langagires et leur sens qu'au moyen de son entendement lingui­stique, de sa facultŽ parlante.

La finitude est alors pour Foucault l'institution de ce doublet, comme ressort rŽgulateur de la reprŽsentation, comme rŽgime gŽnŽral d'accs de l'homme ˆ son existence et ˆ la reprŽsentation de cette existence. La finitude, en un sens, et comme nous le disions dÕentrŽe de jeu, tient donc le r™le du crŽateur, elle rgle le dispositif sujet-monde pour tout le champ anthropologique comme la crŽation divine le faisait. On pourrait, en un sens, parler dÕune sorte dÕÒinfinitŽ de la finitudeÓ pour cette raison, mme si ce serait alors au nom dÕun concept dŽviant de lÕinfini.

En quel sens cette finitude est-elle nŽanmoins finie, renvoie-t-elle selon la perspective de Foucault ˆ un fini mŽritant d'tre regardŽ comme autre que l'infini ? Chez Foucault, il semble bien que ce soit au sens o les registres de finitude donnent matire ˆ systme inconscient : partie prenante de l'‰ge structural, Foucault conoit que l'Žcart entre la finitude positive et la finitude fondement s'accomplit dans le retrait d'un systme gouvernant les performances ou les reprŽsentations, systme auquel nous obŽissons sans l'avoir jamais appris. J'accde ˆ ma biologie par mon corps, mais mon corps ne sait pas ses lois et ses rŽgularitŽs, j'accde au champ socio-Žconomique par mon dŽsir, mais mon dŽsir ne sait pas la structure de l'Žchange, et j'accde aux donnŽes de langage au moyen de ma facultŽ parlante, mais elle ne sait pas le formalisme qui la tient et l'anime. La finitude de fondement sÕexprime donc dans la rŽfŽrence quÕelle induit ˆ une rŽgulation absente, retirŽe dans l'opacitŽ des systmes dont les structuralistes cherchent ˆ Žcrire les grammaires.

Ce qui nous intŽresse est simplement la figure gŽnŽrale de la finitude que nous dŽcouvrons ˆ cette occasion : une finitude double, positive et fondationnelle, tenant la place de l'infini, ayant la valeur d'une institution, et une finitude qui est finie en tant qu'elle n'est pas transparente ˆ elle-mme. Foucault comprend la finitude essentiellement comme non-transparence, et une grande partie du vingtime sicle a fait comme lui.

La question se pose si, chez Heidegger, et comme nous lÕavons laissŽ entendre plus haut, la finitude a le mme sens. J'ai fait comme si Foucault Žtait un bon document pour comprendre Heidegger. Il y a quelques raisons de le croire : d'une part, la proximitŽ entre les analyses du passage de Les mots et les choses que j'ai commentŽes et certaines vues et Žcrits heideggeriens, proximitŽ que j'ai analysŽe un peu plus dans HermŽneutique et cognition[1] ; d'autre part, le fait que Foucault ait lui-mme prŽsentŽ Nietzsche et Heidegger comme des auteurs commandant et influenant sa pensŽe ˆ proportion de ce quÕil ne les Žvoque pas de manire thŽmatique. Mais nous ne devons nŽanmoins pas accorder un crŽdit exagŽrŽ ˆ cette fentre interprŽtative.

Chez Heidegger, on peut partir de la descrip­tion qu'il donne de la temporalisation existentiale. C'est au bout du compte dans Les problmes fondamentaux de la phŽnomŽnologie que cette descrip­tion est la plus complte : Heidegger y explique en profondeur pourquoi et comment il entend divorcer de la conception du temps comme droite des successions, pour mettre ˆ la place l'exposition de la dynamique des ek-stases. Et c'est dans ce livre, plut™t que dans Sein und Zeit, que nous apprenons le Òschme ek-statique horizontalÓ qui raccorde les ek-stases au sein de cette dynamique. Or, dans lÕouvrage en question, Heidegger avoue ne pas traiter de la finitude du temps, ne pas l'exposer :

ÇIl n'est pas possible d'examiner ici plus en dŽtail la finitude du temps, parce qu'elle dŽpend du difficile problme de la mort, qu'il n'est pas question d'analyser dans le prŽsent contexteÈ[2].

Ceci nous enseigne que la pensŽe de la finitude n'appartient pas essentiellement ˆ un certain niveau, une certaine strate de la conception heideggerienne, de sa mŽditation du temps, pour tre plus prŽcis. Comment vient-elle nŽanmoins ?

Elle vient, selon Heidegger, avec ce qui s'appelle chez lui l'existential de l'tre-pour-la-mort. Selon l'analyse heideggerienne, rappelons-le, l'homme est porteur d'une originalitŽ ontologique vis-ˆ-vis de l'ensemble des ÒautresÓ Žtants, et qui est son existentialitŽ (faisant de lui un Dasein, au grŽ de la terminologie heideggerienne) : pour l'Žtant que, les uns et les autres, nous sommes, il y va de son tre. Le Dasein est pour ainsi dire prioritairement concernŽ par le ÒdossierÓ de ce qu'il est, de l'tre qui lui revient : son tre (sa dŽterminabilitŽ comme ceci ou cela) est ˆ sa charge plut™t que de relever dÕune assignation externe et immuable. Ce ÒdegrŽ de libertŽÓ ne se manifeste pas tant dans des arbitrages contingents explicites que dans une attitude fondamentale qui est celle de la projection vers des possibles. LÕhomme est constamment attirŽ par des possibles, et cette polarisation est proprement sa responsabilitŽ existentiale : que je me connaisse un possible vers lequel je tends ˆ me projeter est la faon dont une dŽterminabilitŽ de moi se manifeste ˆ moi comme de mon ressort.

Etant admis que l'attitude fondamentale de l'homme est cette projection vers des possibles, c'est ˆ partir de la considŽration de cette ÒflcheÓ de base qui pointe vers le futur que Heidegger construit, on le sait, une descrip­tion du temps selon la temporalisation existentiale qui entend se substituer ˆ la reprŽ­sen­tation ÒontiqueÓ du temps comme droite des prŽsents successifs, celle qui prend le temps comme une somme de prŽsences ponctuelles (de ÒnunÓ aristotŽliciens). Le temps veut dire d'abord ce qu'animent nos flches existentiales, et l'analyse de Heidegger ajoute ˆ la flche de base de la futurition celles de l'tre ŽtŽ et du prŽsent. Le temps est ainsi placŽ sous le patronage d'une dynamique existentiale trifide, dotŽe d'un mode de coordination selon le Òschme ek-statique horizontalÓ, ainsi que nous le disions ˆ l'instant. Toute cette machine temporalisante est explicitement dite ÒprocŽderÓ de la flche originaire de la futurition, de l'ek-stase de lÕˆ venir confŽrant au futur le sens de ce que mon existence appelle, ek-stase dont la comprŽhension originaire sÕexprime par la descrip­tion du Dasein comme concernŽ par son possible.

Or Heidegger rŽinterroge, dans la seconde partie de Sein und Zeit, ce concernement primitif de l'existentialitŽ, et il croit pouvoir dire que la fonction du projet, la polarisation vers le possible, est essentiellement indexŽe sur le Òprojet d'tre toutÓ, cÕest-ˆ-dire encore sur la limite de l'exhaustion du possible, limite qui prend le sens de l'orientation vers un possible ultime qui se retourne en impossibilitŽ absolue. L'tre-pour-la-mort est une telle orientation : tous nos possibles sont pour ainsi dire prŽlevŽs sur un possible qui est celui de notre vie achevŽe, par lequel et en lequel le possible s'annule et se perd. Nous sommes donc tre-vers-la-fin ou tre-pour-la-mort, et cette structure existentiale serait indexation ˆ une finitude radicale, qui est finitude intrinsque du temps comme ek-statique, nÕayant donc pas le sens nŽgatif d'une nŽgation de l'infini thŽologique. Cette finitude signifierait plut™t que l'ætre dans son ensemble prend, par la voie existentiale, un sens fini pour nous, en telle sorte que le fini le fond de lÕtre se dŽvoilant ˆ nous plut™t que le nom ou le signe d'un dŽfaut ontologique.

Retrouve-t-on, dans cet itinŽraire de Heidegger, la distinction entre finitude positive et finitude fondationnelle ? Certes, la structure ek-statique du temps correspond, pour le premier Heidegger, ˆ une forme phŽno­mŽ­no­logique rŽgissant lÕappara”tre du monde : lÕexistential de lÕætre-au-monde. Elle a donc un sens ÒfondationnelÓ. Mais elle nÕest pas vue sous lÕangle de la finitude, nous lÕavons dit. LÕtre-pour-la-mort peut sembler, en tant quÕil comporte lÕindication de la mort, dŽcrire une finitude positive, factuelle de lÕhomme. Mais dans lÕensemble de son Žvolution ultŽrieure, Heidegger lÕutilise plut™t comme tremplin vers la finitude ultime, celle de lÕætre lui-mme liŽe ˆ son retrait, en sorte que la finitude qui importe le plus est onto­lo­gique plus que fondationnelle. NŽanmoins la vision de Heidegger prŽsente lÕhomme comme de part en part tenu par une finitude intrinsque, qui est seulement dissimulŽe au premier stade, celui de la structure ek-statique ÒpureÓ, et qui se dŽvoile comme rgle de lÕek-sistence aussi bien que de lÕætre au bout du compte, tableau qui reste ressemblant ˆ celui de Foucault.

Le grand absent de toute cette Žlaboration philo­so­phique est lÕinfini : il nÕintervient que dans sa version thŽologique une fois pour toutes dŽpassŽe. Un des buts du prŽsent article est de ÒretrouverÓ, ÒaprsÓ cette grande pensŽe de la finitude, le sens de lÕinfini. Mais nous devons dÕabord passer, trop brivement nous le reconnaissons, par la prise en considŽration de la contribution de Hannah Arendt.

Impressions concernant la finitude arendtienne

L'auteur de cette intervention doit avouer qu'il est un faible et un pitre connaisseur des Žcrits et de la personnalitŽ philo­so­phique de Hannah Arendt. Dans l'Žtat de mauvaise information qui est le sien, nŽanmoins, il croit pouvoir repŽrer, touchant la question de la finitude, deux ŽlŽments importants.

Premirement, Hannah Arendt campe une figure cyclique de la finitude. C'est la figure qui correspond ˆ la strate du labeur dans le feuilletage de l'activitŽ humaine qu'elle propose. Le premier Žtage de ce qu'on appelle action dans notre monde historique, et ce depuis les Grecs, est en effet occupŽ par le travail en tant que forme concrte et dŽjˆ technique du mŽtabolisme de base. Les hommes sont attelŽs ˆ des t‰ches nŽcessaires ˆ la survie de l'espce, ˆ son alimentation et ˆ sa protection du froid prioritairement, et ils s'Žpuisent toute la journŽe ˆ ces t‰ches, dont rŽsultent nŽanmoins des biens qu'ils consomment dans la jouissance. Le cycle de la peine et des plaisirs comporte aussi, bien Žvidemment, le moment du sommeil et du repos. Ce travail primitif, le labeur, est ce qui fut le travail des esclaves. Mais Hannah Arendt ne le dŽpeint pas uniquement sous le jour de la critique sociale et de la dŽnonciation morale. Elle semble nous enseigner que, en un sens, c'est par le labeur uniquement que l'homme se sent et se sait vivre : le circuit indŽfini de la peine, de la jouissance et du sommeil est la rŽalitŽ mme de notre vie finie. Ce mŽtabolisme fondamental enveloppe Žgalement, cela va de soi, les comportements liŽs ˆ la reproduction de l'espce, assurant le retour cyclique ˆ un autre niveau : la sexualitŽ, donc.

La figure de la finitude qui se dŽgage de cette descrip­tion saisissante me semble diverger dans son fond autant qu'il est possible de celle que mettaient en avant Foucault, et avant lui Heidegger. Le fini se dit ici du cycle et pas de l'auto-limitation essentielle du possible, cÕest-ˆ-dire de l'auto-limitation de la flche. On a un fini circulaire plut™t que linŽaire. Il semble que la vie humaine soit finie en tant que son procs fondamental est un reproduire, plut™t qu'une invention accŽdant ˆ un rŽpertoire infini. Et la mort personnelle intervient dans ce tableau de la finitude au sens o la loi de la reproduction veut qu'il revienne au mme que mon fils vive ou que je vive, au sens o l'Žchange entre ma disparition et son apparition est un cas particulier du cycle du labeur.

Mais un deuxime aspect de ce que l'on trouve chez Arendt est, par ailleurs, une indexation explicite de sa vision de la vie humaine sur l'infini, ce que semblait jusqu'ici, dans nos considŽrations, exclure la perte de la thŽologie.

Je saisis deux aspects de cette indexation.

Premirement, lorsque Hannah Arendt dŽcrit le champ de l'action proprement dite, cÕest-ˆ-dire celui de l'interaction entre les hommes, des actes qui valent pour la faon dont ils comptent au sein d'un jeu de l'inter-humanitŽ – champ qui est, pour elle, celui du politique au sens vrai – elle le dŽcrit, me semble-t-il, comme traversŽ par l'infini, ou concernŽ par lui, de deux faons : 1) dans le jeu du politique, chaque sujet, placŽ sous le regard de tous les autres, vise un accomplissement de soi qui l'immortalise, il recherche une prestation haute qui entre dans la mŽmoire humaine jusqu'ˆ la fin des temps[3] ; 2) Hannah Arendt insiste sur le fait que l'action, bouteille jetŽe dans la mer de l'inter-susceptibilitŽ humaine, a des consŽquences d'une profondeur infinie ; une action prend une signi­fi­cation incalculable parce que celle-ci se module et se diversifie selon les destinataires et selon les registres de rŽception, en telle sorte que nous devons compter avec les rŽpercussions indirectes (l'effet sur C de la rŽception par B de l'acte de A, qui est encore un effet de l'acte de A, et ainsi de suite ad libitum)[4].

Et, deuximement, Hannah Arendt dŽcrit aussi la finalitŽ de la vie thŽorique : la vie philo­so­phique en vue de la contemplation du vrai tel qu'en lui-mme. Or il est toujours clair, lorsqu'elle le fait, que c'est un homme en proie ˆ une volontŽ infinie d'explication et de comprŽhension qu'elle met en scne. Ou encore, il est clair que l'entreprise de la connaissance obŽit ˆ l'injonction d'idŽes rŽgulatrices au sens de Kant, qui orientent le systme d'entendement de la science acquise vers des foci imaginarii ˆ distance infinie.

Telle serait, ˆ mon sens, la double spŽcificitŽ de Hannah Arendt par rapport ˆ la Òphilosophie de la finitudeÓ telle que dŽfinie par Heidegger et illustrŽe par Foucault.

J'aborde maintenant la faon dont la finitude est pensŽe dans le champ logico-mathŽ­ma­tique.

Finitude logico-mathŽ­ma­tique

Il n'y a gure de doute que l'opposition du fini et de l'infini ait ŽtŽ au centre ˆ la fois de la pratique et du dŽveloppement des mathŽ­ma­tiques, et de la discussion fondationnelle ˆ laquelle ceux-ci ont donnŽ lieu au cours du vingtime sicle.

D'un c™tŽ, en effet, la mathŽ­ma­tique est devenue, avec la rŽvolution cantorienne et la thŽorie des ensembles qui en est issue, une Òscience de l'infiniÓ. Cette science distingue entre une diversitŽ elle-mme infinie d'infinis, de ÒtaillesÓ variables, et en particulier susceptibles dÕappara”tre les uns ˆ l'Žgard des autres comme infinis, un infini ÒtranscendantÓ un autre en quelque sorte, le faisant appara”tre nŽgligeable ˆ son aune. Elle Žtudie les configurations infinitaires auxquelles se prte la ÒmatireÓ ensembliste, ds lors qu'on l'envisage comme capable des formes d'engendrement et de complication qu'offre la thŽorie des ensembles. Et elle sÕattache ˆ les ÒdominerÓ en les ramenant ˆ un schŽma fini du possible. Elle s'efforce, par exemple, et typiquement, de classifier les corps localement compacts (dont le corps familier des nombres rŽels est un exemple) ou de rassembler dans des catŽgories qualitativement pertinentes l'immense multi­pli­citŽ des ÒgermesÓ de fonctions diffŽrentiables en le 0 d'un Rn. Une trs grande quantitŽ de recherches conduites au vingtime sicle, dans le cadre du nouveau ÒparadigmeÓ formel-ensembliste, ont ŽtŽ de ce type, et ont conduit ˆ des modes variŽs de descrip­tion en termes finis du possible infinitaire auquel on s'Žtait ouvert.

De l'autre c™tŽ, le grand dŽbat sur les fondements des mathŽ­ma­tiques ayant opposŽ au dŽbut du mme sicle Brouwer et Hilbert portait prŽcisŽment sur la lŽgitimitŽ de l'admission de l 'infini actuel au sein de ce qu'on a envie, peut-tre ˆ tort, d'appeler l'ontologie ensembliste. Avait-on eu raison de transgresser l'ancien point de vue aristotŽlicien reconnaissant seulement comme intŽgrables ˆ l'horizon du mathŽmaticien les marquages finitaires, et demandant de ne jamais traiter l'infini et ce qui relve de lui autrement que comme virtuel ? N'avait-on pas, en accomplissant une telle transgression, profondŽment altŽrŽ ˆ la fois le sens de l'objet mathŽ­ma­tique et la rgle de vŽritŽ du discours mathŽ­ma­tique ?

On a ŽtŽ amenŽ, ˆ cause de ce dŽbat, ˆ dŽfinir une option finitiste en philosophie des mathŽ­ma­tiques, option que, bizarrement, les deux grands adversaires du dŽbat, Brouwer et Hilbert, revendiquent chacun ˆ leur manire.

Je voudrais donc essayer de dŽgager quelques traits spŽcifiques de la ÒfinitudeÓ dont il peut s'agir dans ce nouveau contexte, en distinguant entre, d'une part, la finitude qui affecte certains objets et pas d'autres si l'on accepte le grand jeu de l'infini de la mathŽ­ma­tique dominante, et, d'autre part, la finitude dont on peut se faire le champion dans le cadre du dŽbat fondationnel.

En premier lieu, donc, les thŽories mathŽ­ma­tiques contemporaines, dans la mesure o elles s'insrent dans le cadre de la thŽorie des ensembles de rŽfŽrence ZFC, ce qui est le cas de la quasi-totalitŽ des travaux depuis ˆ peu prs un sicle, reconnaissent certains objets comme infinis. Cela revient ˆ dire, pour peu que l'on fasse crŽdit, mme simplement ˆ titre d'univers fictif cohŽrent, ˆ l'objectivitŽ mathŽ­ma­tique ensembliste, que ces objets sont Òactuellement infinisÓ, au sens de ce que l'ancien point de vue aristotŽlicien prohibait. Ils tiennent pour notre pensŽe mathŽ­ma­tique le r™le de multiplicitŽs closes en elles-mmes, aussi stables et respectables dans leur identitŽ et jugeables quant ˆ toute propriŽtŽ imaginable que les autres objets, mais incorporant une quantitŽ illimitŽe de membres constituant.

J'insiste sur le fait que cette nouvelle perspective mathŽmaticienne possde deux aspects symŽtriques et complŽmentaires qu'il faut tenir ensemble : 1) d'une part, l'infini y est admis comme forme possible de l'objet au mme titre que le fini, en telle sorte que les objets infinis sont pris comme des objets analogues et de mme rang, l'infini fait l'objet d'une sorte de dŽmystification ; 2) et, d'autre part, l'infini est vraiment vis-ˆ-vis du fini infini au sens quantitatif, il s'oppose ˆ lui comme excŽdant sous le rapport quantitatif toute configuration finie, qu'il est en revanche capable d'accueillir en lui (le trait caractŽristique majeur de l'infini ensembliste, ˆ certains Žgards, est qu'il accueille en lui tout fini, c'est dÕailleurs ce qu'affirme littŽralement le fameux axiome de l'infini de la thŽorie des ensembles).

En contrepartie, il appara”t que la frontire entre le fini et l'infini, telle que fixŽe par ce nouveau discours, est, selon les rgles mmes du discours en cause, mouvante et incertaine.

On dŽveloppe en effet, dans le cadre des conceptions ensemblistes, une notion de ce que c'est pour un monde que de satisfaire ˆ un ensemble de stipulations portŽes par une famille de formules d'un langage logique : c'est ce que fait la cŽlbre ÒthŽorie des modlesÓ nŽe de la volontŽ d'Alfred Teitelbaum – dit Tarski – de fixer une notion rationnelle prŽcise de la notion de vŽritŽ. On montre alors que si, comme nous sommes portŽs ˆ le croire parce que nous utilisons la thŽorie des ensembles et vivons en elle en toute confiance, Òil y aÓ une structure ensembliste o tout ce qu'elle dit est vrai, un monde o ses axiomes sont satisfaits, alors cette heureuse ÒadŽquationÓ peut aussi tre organisŽe en telle manire que la propriŽtŽ d'tre fini y est attribuŽe ˆ des ensembles qui pour un premier regard de rŽfŽrence ne le sont pas (sont infinis). On peut concevoir un univers arithmŽtique se comportant ˆ tous Žgards comme nous sommes habituŽs ˆ l'escompter des nombres entiers naturels, mais dans lequel figurent ˆ c™tŽ des nombres entiers usuels, des nombres entiers infiniment grands. On peut concevoir un univers des ensembles ÒextraitÓ en quelque sorte de notre univers de rŽfŽrence, tel que nous l'imaginons, et dans lequel des ensembles que nous considŽrons comme infinis endossent le r™le d'ensembles finis.

Ces possibilitŽs soulignent le fait que, sans forcŽment qu'on y ait pris suffisamment garde ˆ l'origine, l'introduction de l'infini actuel dans la mathŽ­ma­tique ensembliste contemporaine ne s'est accomplie qu'au prix de l'Žgalisation de l'essence de l'infini – et du fini corrŽlativement – ˆ un r™le : le point de vue ensembliste, pour Žviter les paradoxes, a dž devenir un point de vue ensembliste formaliste, et il en rŽsulte que les objets n'ont les propriŽtŽs qu'ils ont (et n'existent, d'ailleurs, pour commencer), qu'autant que le veut et le prescrit une grammaire axiomatique. Donc, ce que nous appelons fini ou infini est ce qui se comporte de telle ou telle manire dans un monde originairement projetŽ conformŽment ˆ un dispositif cohŽrent d'attributions universelles de propriŽtŽs. Il n'est donc pas surprenant, en un sens, que la ÒfinitudeÓ – et l'infinitude – des objets au sein de cette sorte de monde se relativise.

Est-ce ˆ dire que la finitude de la mathŽ­ma­tique n'ait plus aucun poids ontologique ? Loin de lˆ. Comme le remarquait fort justement Heidegger au tout dŽbut de Sein und Zeit, la querelle entre Brouwer et Hilbert sur les fondements des mathŽ­ma­tiques porte sur le statut de l'objet, cÕest-ˆ-dire prŽcisŽment sur la lŽgitimitŽ en dernire analyse phŽnomŽnale de ce que l'on est amenŽ ˆ Žtablir comme objet mathŽ­ma­tique acceptable. Le jeu formaliste, ŽvoquŽ ˆ l'instant, conduit ˆ concevoir l'objet de manire relative ˆ la stipulation formaliste, et, notamment, ˆ n'attribuer aux mots finis et infinis qu'un contenu ÒgrammaticalÓ dont nous ne pouvons pas exactement contr™ler la ÒpriseÓ dans un supposŽ monde de choses. Mais ce jeu, pour tre jouŽ, prŽsuppose la clartŽ et l'indiscutabilitŽ inter-subjective de la procŽdure formelle elle-mme. Or, l'analyse de cette procŽdure montre qu'elle repose essentiellement sur l'idŽe de classes d'objets (de type symbolique) construits selon une clause rŽcursive : objets obtenus ˆ partir d'objets primitifs dŽsignŽs au moyen de rgles de fabrication simples et univoques opŽrant sur lesdits objets. Les objets mathŽ­ma­tiques ÒoriginairesÓ sont donc les objets de cette sorte, qui co•ncident avec les objets ÒconstructifsÓ au sens de Brouwer : on peut reconna”tre ˆ la fois que les entitŽs de base considŽrŽes dans le champ lingui­stique (au premier chef les termes, formules et dŽmonstrations du formalisme), et les nombres entiers de l'arithmŽtique intuitive, prŽ-formelle, sont de tels objets. Ces objets de base pour toute mathŽ­ma­tique, en tant qu'objets mŽthodologiques mis en jeu par l'exercice formel au minimum, sont finis en un sens qui ne doit rien ˆ la thŽorie ensembliste et ˆ ses axiomes. Cette finitude-lˆ renvoie ˆ un ÒsolÓ ˆ la fois pratique et intuitif, le mot ÒconstructionÓ dont il a ŽtŽ fait usage exprimant ˆ la fois ces deux niveaux de signi­fi­cation. Les objets constructifs de base sont finis en tant qu'ils sont au bout de notre construire incapable d'aller ˆ l'infini, ou en tant que nous les intuitionnons de fait selon un arbre qui rŽsume nos gestes de construction conformŽment aux rgles ˆ partir des objets de base. La pensŽe constructive, cela dit, idŽalise cette finitude, et s'autorise ˆ envisager un fini Žnorme, rŽsultat de la prolongation au-delˆ de nos pouvoirs concrets de la procŽdure de la construction. Mais mme une fois que ce point a ŽtŽ concŽdŽ, il reste qu'elle force la pensŽe mathŽ­ma­tique ˆ prendre en compte son rapport ˆ une sorte de strate ÒabsolueÓ du fini, qui est en mme temps une strate pratique et une strate intuitive, strate qui se rŽalise et se manifeste ˆ la fois dans le champ noŽtique, dans le champ verbal et dans le champ scriptural. Elle renvoie donc ˆ une sorte de lieu universel minimal de la rationalitŽ, ˆ la fois psychologique et sociologique au sens d'une psychologie de fait et d'une sociologie de fait que nous ne pouvons pas contester de manire sensŽe, qui est constamment supposŽe attestŽe et communŽment attestŽe : un lieu transcendantal, tout simplement.

L'infini et le fini dont il est fait Žtat dans la thŽorie des ensembles, ainsi, doivent tre philosophiquement confrontŽs ˆ ce fini fondamental, ˆ ce fini constructif qui norme ˆ la fois l'objet et le discours au niveau du ÒsolÓ de l'activitŽ logico-mathŽ­ma­tique. Le formalisme ensembliste, typiquement ˆ travers ce qui est connu sous le nom d'axiome de l'infini, tente de dŽfinir axiomatiquement une multi­pli­citŽ infinie comme une multi­pli­citŽ qui tolre en elle l'inscription d'une sŽrie indŽfinie d'objets selon une procŽdure rŽcursive, cÕest-ˆ-dire qui englobe en son sein l'horizon indŽfini de la construction d'objets finitaires au sens ÒtranscendantalÓ (nous le suggŽrions dŽjˆ plus haut). La tendance du formalisme ensembliste est donc de dŽfinir son infini de multi­pli­citŽ comme la rŽcapitulation transcendante de tout l'horizon finitaire de la construction. Seulement cette procŽdure formelle n'est pas radicalement possible ou n'est pas parfaite. Elle donne nŽcessairement aux mots fini et infini un sens qui excde leur contenu philo­so­phique espŽrŽ. Le fini tel que lŽgifŽrŽ dans la thŽorie formelle ne peut pas co•ncider avec le fini mŽthodologique fondamental : la thŽorie formelle, si elle veut rester dans le cadre mŽthodologique du fini fondamental, ne peut pas l'exprimer exactement, il y faudrait pour cela un ŽnoncŽ de longueur infini, elle ne peut le saisir que comme elle saisit l'infini, dans une formule qualitative ramassŽe qui tolre des versions inattendues, qui donne lieu au brouillage de frontire ŽvoquŽ tout ˆ l'heure.

La leon du cas mathŽ­ma­tique semble donc tre qu'on y dŽgage, au dŽbut du vingtime sicle, un concept transcendantal du fini qui ne ÒtientÓ qu'au plan mŽthodologique, et qui, en tant qu'il excde comme thme ˆ exprimer le plan mŽthodologique rŽgi par lui, libre une sorte de "dialectiqueÓ indŽcise du fini et de l'infini, sujette ˆ des variations surprenantes selon les modles, voire en dernire analyse selon les univers englobants que l'on projette par voie axiomatique.

Au terme d'un tel parcours, ce que l'on a envie de faire, bien entendu, est de tenter de ressaisir de faon synthŽtique la pensŽe de la finitude dans les divers contextes o nous l'avons dŽcrite, pour dŽgager une figure ou une logique gŽnŽrale du problme philo­so­phique contemporain de la finitude.

Conclusion

Ce quÕil me semble possible de dire ˆ cet Žgard serait simplement ce qui suit.

Premirement, il est important de constater que, dans le cas philo­so­phique comme dans le cas mathŽ­ma­tique, Žmerge un motif fondationnel de la finitude. La raison pour laquelle jÕai ŽprouvŽ le dŽsir de parler de Foucault est prŽcisŽment celle-lˆ : il explicite compltement lÕidŽe que lÕhomme sÕapprŽhende lui-mme comme fini dans lÕhorizon de et sur le fondement de sa finitude. De lÕidŽe kantienne selon laquelle notre finitude consiste en ce que la chose ˆ conna”tre sÕannonce ˆ nous de lÕextŽrieur, en telle sorte que tout notre dispositif de connais­sance est comme traumatisŽ par lÕindŽpendance et la contingence vis-ˆ-vis de notre pensŽe de cette chose, on passe ˆ lÕidŽe plut™t heideggerienne que la finitude caractŽrise notre horizon temporel, et la configuration onto­lo­gique profonde au-delˆ.

Mais une figure fondationnelle de la finitude est Žgalement prŽsente ˆ la mathŽ­ma­tique, nous y avons insistŽ : la leon de lÕintuitionnisme et du formalisme, conjointement, est quÕune certaine Ç habitation È originaire du fini prŽside ˆ notre relation primitive ˆ lÕobjet minimal en mme temps quÕˆ notre attitude mŽthodologique la plus incontournable. Comme mathŽmaticien, notre accs ˆ lÕobjet finitaire, au mieux ˆ lÕobjet constructif – dans ce qui est dŽjˆ son ouverture indŽfinie – est ˆ la base de notre relation intentionnelle ˆ lÕobjet mathŽ­ma­tique en gŽnŽral, et le consensus formaliste qui sÕest Žtabli sur lÕidŽe contemporaine de preuve dans un systme formel renvoie en fait au mme lieu originaire du finitaire et du constructif.

Philosophie et mathŽ­ma­tique se distinguent en revanche quant ˆ la manire de conserver, au-delˆ de cette Ç inscription È originaire de la finitude, une relation ˆ ou une ouverture sur lÕinfini.

Il semble, en effet, que dans l'optique heideggerienne, qui serait aussi en l'occurrence celle de Foucault, l'infini subsiste seulement comme nom de l'absent, de cet archi-fondement nŽcessairement retirŽ qui Žchappe ˆ la saisie conceptuelle par le fondement fini que nous sommes. Ma finitude, comme climat de mon ouverture ˆ un monde dans lequel je me retrouve projetŽ et dans lequel mon ipsŽitŽ se dŽment par sa retombŽe, finitude qui est fondante pour tout le cercle de ma pratique, mon esthŽtique, ma thŽorie, pour tout le champ de mon existence, renvoie elle-mme ˆ la donne de l'Žtant depuis la dŽclosion du sans mesure. Je suis enfermŽ dans le drame fini de l'existence par la gŽnŽrositŽ originaire de l'ætre qui me donne l'Žtant et me voue au monde en se retirant. En tant que rŽfractaire ˆ la segmentation et ˆ la logique de l'Žtant, l'ætre serait encore, certes, une figure de l'infini comme sans mesure (apeiron, dit Heidegger). Mais cet infini prend un visage exclusivement qualitatif d'une part, et pas mme qualitatif au bout du compte d'autre part en raison de la clause du retrait, qui interdit au sans mesure de valoir comme un contenu en quelque manire offert : cÕest ce qui conduit ˆ dire que chez Heidegger, lÕætre lui-mme est fini au moins comme don, ainsi que nous lÕaffirmions plus haut.

Bien entendu, cette figure de thŽologie nŽgative dŽvolue ˆ l'infini comme fondement de la finitude qui appara”t Òde notre c™tŽÓ comme fondante contraste fortement avec la figure mathŽ­ma­tique ŽvoquŽe ˆ l'instant. L'infini mathŽ­ma­tique reste quantitatif, bien que nous ne puissions pas le penser comme un infini contr™lŽ, ma”trisŽ. Nous pensons l'excs irrŽsorbable de l'infini comme quantitŽ par la gr‰ce du jeu intentionnel de l'objectivitŽ corrŽlative, en adressant notre intelligence ˆ des multi­pli­citŽs invoquŽs par la stipulation de textes axiomatiques. Et la relation de cet infini ˆ la finitude fondante proprement mathŽ­ma­tique est qu'elle l'inclut : la dispositif finitaire et grammatical depuis lequel je ÒmonteÓ lÕinten­tion­nalitŽ envers la multi­pli­citŽ infinie se laisse retrouver, rŽ-identifier au sein du champ infinitaire que je me suis ouvert (c'est mme la condition de possibilitŽ cruciale de ce qui s'appelle thŽorie des modles, et qui joue un triple r™le central en mathŽ­ma­tiques, logique et philosophie analy­tique).

Cet aspect pourrait tre analogue ˆ ce que dŽcrit Heidegger ˆ propos de l'ætre-au-monde : le Dasein et sa puissance de projection elle-mme sont constamment rŽinterprŽtŽs en fonction des Žtants du monde et de leur structure statique. Seulement chez Heidegger, il s'agit lˆ du malheur du l'inauthenticitŽ, alors que, dans le contexte modle-thŽorique ŽvoquŽ ˆ l'instant, on a affaire ˆ un dispositif qui inspire une pensŽe infinitaire de la vŽritŽ (le dispositif tarskien). Et ce dispositif a plut™t le sens de maintenir notre implication dans l'infini, en investissant en lui notre matrice fondationnelle constructive. Chez Heidegger, tout au contraire, la Òchute dans l'inauthentiqueÓ survient au fond dans la continuitŽ du retrait de l'tre, comme sa confirmation. Bien que nous soyons appelŽs, mystŽrieusement, ˆ lutter contre cet oubli et cette dŽchŽance.

Je voudrais, pour finir, aborder plus franchement le registre Žthique-pratique, auquel je viens de toucher par cette dernire phrase, tout en reconsidŽrant le message de Hannah Arendt du point de vue que j'ai dŽgagŽ.

Selon ce qui a ŽtŽ vu, en effet, Hannah Arendt Žvoque trois modes d'ouverture de la vie humaine sur l'infini : la recherche par chacun d'un accomplissement immortalisant, la praxis politique en tant qu'elle embraye sur l'infinitŽ de ses consŽquences, et la qute thŽorique du vrai en tant qu'elle nous voue ˆ un effort interminable.

Il me semble clair que chacun de ces modes renvoie au registre pratique au sens kantien, ˆ la facultŽ de dŽsirer et ˆ son horizon moral. Lorsque nous cherchons ˆ rŽussir quelque haut fait qui nous vaille l'immortalitŽ dans la mŽmoire des hommes, c'est bien de notre dŽsir en tant que fondamentalement vouŽ au cercle intersubjectif, en tant que trouvant la mesure de sa dŽmesure dans l'enchevtrement inter-humain, symbolique qu'il s'agit. Si l'agir politique enveloppe une forme d'infini, c'est, prŽcisŽment, l'infini du mme cercle, du mme enchevtrement, en regard duquel nos actes, tournŽs vers les autres humains en vue de les affecter et parce que nous sommes affectŽs par eux, prennent leur sens. C'est au titre de cette ÒdestinŽeÓ politique que notre agir Žchappe ˆ la rŽduction finitiste et capte en quelque sorte la richesse de son avenir, notamment interprŽtatif. Enfin, la recherche thŽorique du vrai n'est pas infinie en tant que thŽorique, si l'on s'en tenait ˆ l'enjeu de la contemplation apaisŽe de l'tre en sa vŽritŽ, il n'y aurait plus que repos et immobilitŽ : mais ce qui compte est le fait Žthique du guidage de la connaissance par les foyers idŽaux, exposŽ par Kant dans l'appendice ˆ la dialectique transcen­dan­tale. Dans la mesure donc o nos dŽmarches thŽoriques sont dynamisŽes par des exigences idŽales, elles nous engagent dans une aventure en droit infinie.

On sait que, vis-ˆ-vis de l'objet de l'idŽe, Kant opre une sorte de retournement entre la premire et la seconde critique. La libertŽ, qui a seulement le statut d'objet limite, nŽcessairement introduit mais impossible ˆ poser, au titre de la premire critique, devient un prŽsupposŽ (et donc un posŽ) dans le contexte du raisonnement moral. Le champ pratique s'ordonne vis-ˆ-vis des idŽes de la raison comme ˆ une sorte de fondement, en dŽpit de leur non-substantialitŽ thŽorique.

Il me semble que les faons dont Arendt voit notre vie humaine comme compromise avec l'infini, en tant qu'elles se rattachent toutes ˆ l'ordre pratique, rŽpercutent le retournement kantien : comme Kant, Hannah Arendt retrouve la vie humaine comme en proie ˆ l'infini au sens pratique mme une fois que la possession thŽorique de l'infini a ŽtŽ mise de c™tŽ.

En un sens, ce qui se passe du c™tŽ des mathŽ­ma­tiques est similaire : ce que le savoir peut prŽtendre possŽder, c'est seulement le vrai fini fondationnel. L'infini comme thme lui Žchappe, et, curieusement, mme le fini, si on tente de le dŽterminer en liaison avec ce thme, marque une rŽsistance similaire, ne se laisse pas plus assigner que lÕinfini. Mais cette double indŽtermination du fini et de l'infini dans leurs figures excŽdant celle du fini fondationnel n'est pas esquivable, elle fait partie de la t‰che ou la mission immŽmoriale de la mathŽ­ma­tique, en charge de la question de l'infini, comme j'ai essayŽ de l'exprimer dans mon ouvrage de 1991 L'hermŽneutique formelle.

Je conclurai cet article par une suggestion visant ˆ dŽplacer et dŽstabiliser le dŽbat fondationnel qui a ŽtŽ celui du vingtime sicle sur la finitude. La descrip­tion de l'homme sous les auspices de la finitude me semble en effet partielle et partiale. Elle se place constamment du point de vue de la part d'tre ou du r™le dans l'tre qui sont ceux de l'homme. Mais le trait le plus humanisant de l'homme est sans doute, ainsi qu'Emmanuel Levinas a commencŽ de nous l'enseigner, son ÒinspirationÓ vers l'autrement qu'tre. L'homme n'est pas le plus optimalement dŽcrit comme ce qu'il est, mais comme constamment concernŽ par une redŽfinition dŽontologique de soi, qui excde par principe l'tre en se rŽfŽrant ˆ un devoir-tre impossible ˆ attester et fonder dans l'tre. L'homme est toujours comme reconfigurŽ par les appels qu'il lit dans les textes qui lui sont transmis. Si l'on essaye de dŽvelopper une vision de l'homme attentive ˆ la dimension de hors-tre de l'existence, ce qui prŽdomine est plut™t l'indexation permanente sur l'infini : l'homme est rigoureusement incapable de prendre son aventure pour le fini que lui assigne la connaissance, il est mme incapable de ne pas vouer la procŽdure de connaissance elle-mme ˆ l'infini qui le hante. Toutes les prestations de l'homme tŽmoignent de la fidŽlitŽ ˆ un infini qui lui Žchappe au plan onto­lo­gique, sous toutes les figures dŽontologiques o il le rencontre. Sans doute la figure mathŽ­ma­tique et la figure politique en sont-elles deux de premire importance : c'est pourquoi il me semble que la mathŽ­ma­tique et Hannah Arendt nous apprennent ˆ dŽpasser une na•vetŽ au fond positiviste qui est celle de Foucault et de Heidegger, malgrŽ qu'ils en aient.



[1]. Cf. Salanskis, J.-M., HermŽneutique et cognition, 2003, Lille, Presses du Septentrion, pp. 68‑76

[2]Problmes fondamentaux de la phŽnomŽnologie, Paris, 1985, Gallimard, p. 329.

[3]. Cf. Arendt ; H., 1958, Condition de lÕhomme moderne, trad. fran. G. Fradier, Paris, 1961, Calmann-LŽvy, p. 95-96 :

Ç Durant des sicles – mais cela est fini ˆ prŽsent – des hommes sont entrŽs dans le domaine public [n.d.l.r. celui de lÕaction, de la politique] parce quÕils voulaient que quelque chose dÕeux-mmes ou quelque chose quÕils avaient en commun avec dÕautres fžt plus durable que leur vie terrestre. (É) Rien sans doute ne tŽmoigne mieux de la perte du domaine public aux temps modernes que la disparition ˆ peu prs totale dÕune authentique prŽoccupation de lÕimmortalitŽ (É) È.

[4]. Cf. Arendt ; H., 1958, Condition de lÕhomme moderne, trad. fran. G. Fradier, Paris, 1961, Calmann-LŽvy, p. 248-249 :

Ç Parce que lÕacteur se meut toujours parmi dÕautres tres agissants et par rapport ˆ eux, il nÕest jamais simplement agent, mais toujours et en mme temps patient. Faire et subir sont comme les deux faces dÕune mŽdaille, et lÕhistoire que commence un acte se compose des faits et des souffrances qui le suivent. Ces consŽquences sont infinies, car lÕaction, bien quÕelle puisse, pour ainsi dire, venir de nulle part, agit dans un mŽdium o toute rŽaction devient rŽaction en cha”ne et o tout processus est cause de processus nouveaux. LÕaction agissant sur des tres qui sont personnellement capables dÕactions, la rŽaction, outre quÕelle est une rŽponse, est toujours une action nouvelle qui crŽe ˆ son tour et affecte autrui. Ainsi action et rŽaction, chez les hommes ne tournent jamais en milieu fermŽ et ne sauraient se confiner entre deux partenaires. Cette infinitude ne caractŽrise pas seulement lÕaction politique au sens Žtroit du mot, comme si lÕinfinitude des relations humaines rŽciproques nÕŽtait que le rŽsultat de la multitude infinie des gens affectŽs, et que lÕon puisse y Žchapper en se rŽsignant ˆ agir ˆ lÕintŽrieur dÕun cadre de circonstances limitŽ et intelligible ; lÕacte le plus modeste dans les circonstances les plus bornŽes porte en germe la mme infinitude, parce quÕun seul fait, parfois un seul mot, suffit ˆ changer toutes les combinaisons de circonstances È.