Les philosophes franais qui ont dcouvert la phnomnologie en Allemagne – Levinas, Aron, Sartre, Merleau-Ponty – lĠont pour une large part ressentie comme un nouvel empirisme : comme une manire de rappeler la philosophie un Òprincipe dĠexprienceÓ, lui enjoignant de dlaisser les constructions spculatives pour rejoindre Òles choses mmesÓ. Ce qui veut dire, ncessairement, que ces choses se donnent, et qui son tour implique que nous les rencontrons dans des expriences, lesquelles constituent le socle de la philosophie dĠespce phnomnologique. On ne soumet donc pas la phnomnologie un coup de force, en premire apparence, en lui demandant quelles sont les expriences phnomnologiques auxquelles elle se rfre, comment elle les traverse et les rapporte, ainsi que, au-del, suivant quel protocole elle en use. Il semble au contraire que toute phnomnologie, en tant que telle, dispose de rponses de telles questions.
Une fois notre attention attire sur la ÒphaseÓ exprientielle de la phnomnologie, un problme se dgage assez naturellement.
On peut partir, pour le prsenter, de la proximit entre la phnomnologie et lĠempirisme, qui vient dĠtre voque. Mme si lĠon peut ressentir la phnomnologie comme un nouvel empirisme ainsi que je viens de le rappeler (Sartre lĠa prsente littralement dans ces termes, Husserl nĠhsitait pas dire Ònous sommes les vrais positivistesÓ), mme si, mieux encore, les travaux de la phnomnologie – sur la perception notamment – sont comme attirs de faon rcurrente par les vues empiristes, particulirement lorsquĠils suivent lĠorientation dite ÒgntiqueÓ, personne ne pourra faire oublier que Husserl a fort explicitement institu la phnomnologie comme un idalisme transcendantal dans Ideen I, et nĠest jamais revenu sur ce dcret pour le rendre caduque. LĠassimilation de la phnomnologie un empirisme reste donc un jeu de lĠesprit, elle dsigne plus profondment un problme, que je caractriserai comme celui de lĠambigut du principe dĠexprience. Demander la philosophie de se laisser gouverner dans ses conclusions et sa mthode par lĠexprience ou par lĠexigence dĠun retour lĠexprience, cela ne constitue pas une maxime claire, et tout nous prouve que le Òprincipe dĠexprienceÓ sĠentend en fait en des sens divers et contradictoires. Il y a donc l un problme prendre bras le corps : on peut essayer de comprendre conceptuellement lĠambigut du principe dĠexprience.
De ce principe, en effet, on peut envisager deux acceptions.
DĠun point de vue empiriste, il me semble que le principe dĠexprience signifie essentiellement que toute connaissance renvoie en dernire analyse une exprience comme sa garantie, son contenu, son soubassement. Strawson lit par exemple ce principe chez Kant, et affirme en substance quĠun philosophe empiriste ne peut quĠy adhrer, il en fait mme une des grandes contributions kantiennes la philosophie de la connaissance[1]. Le principe dĠexprience identifie donc une certaine approche en philosophie de la connaissance.
Il est remarquable que ce principe, pris tel quel, semble partag, ou simultanment revendiqu, par lĠempirisme et lĠidalisme transcendantal. Nous venons de voir que Strawson lĠassume et le relve chez Kant. De mme, Husserl ne peut que le contresigner, tout son projet se laisse rsumer comme celui dĠune explication valeur fondatrice de lĠenracinement du discours de la science dans un sous-sol dĠexprience. Et les initiateurs de lĠempirisme logique, quoi quĠil en soit du dbat interne entre Carnap, Neurath et Schlick sur la nature et la limite de la garantie de lĠexprience, ne songeaient certainement pas le remettre en question : ils reprenaient en fait le Òprincipe dĠexprienceÓ de la tradition kantienne qui tait la leur. Je pense quĠon peut dire que mme chez un auteur comme Quine, qui, certains gards, subvertit la conception standard de la garantie de lĠexprience mise en avant par lĠempirisme logique, le Òprincipe dĠexprienceÓ nĠest pas rejet : cĠest un aspect de ce que veut dire lĠaffirmation qui vient la fin de lĠarticle Ç Deux dogmes de lĠempirisme È selon laquelle il entend soutenir encore une position empiriste.
La diffrence qui sĠaccuse entre des gens comme Carnap, Neurath, Schlick et Quine dĠun ct, et des gens comme Kant et Husserl de lĠautre, porte sur la faon dĠinterprter lĠexprience dont le primat est affirm. Chez les quatre premiers, on cherche se reprsenter lĠexprience comme, dĠune part, toujours dj traduite en noncs, et, dĠautre part, comme dpendante dĠobjets en soi, comme seconde vis--vis de tels objets en tant quĠexprience de leur configuration telle ou telle : les deux cts convergent vrai dire, tant il est vrai que lĠnonc ne fait pas autre chose que dire lĠexprience comme accueil de la configuration dĠobjets subsistants externes. Tout lĠinverse, chez Kant ou Husserl, lĠexprience est Òconscience reprsentativeÓ, occurrence subjective, vnement interne avant quĠil ne soit question dĠobjets subsistants externes. En dpit de cette diffrence norme, qui motive un combat intellectuel opinitre, toujours aussi vif prs de cent ans aprs lĠessor du nouvel empirisme, idalisme transcendantal et empirisme logique partagent une certaine entente du principe dĠexprience dans lĠhorizon de la philosophie de la connaissance.
La phnomnologie, de son ct, dj avec Husserl sans doute, contient une perspective qui dcale le sens du principe dĠexprience. Suivant cette autre perspective, on comprendra ce principe comme affirmant que la seule chose qui importe pour la philosophie est lĠexprience humaine : la philosophie, dira-t-on, ne peut pas tre prise autrement que comme un effort pour lucider lĠexprience humaine, pour clarifier ce dont il sĠagit, ce dont il retourne en elle. En dernire analyse, le principe voue la philosophie lĠtude du sens de lĠexprience humaine. LĠexprience, au lieu dĠtre dsigne comme lĠinstance de recours pour lĠanalyse de la connaissance dans sa prtention la vrit, est dclare le thme unique de la philosophie, thme dont elle recherche le sens plutt quĠelle ne sĠattache dgager une ou des vrits au-del de lĠexprience.
Cette seconde distinction est tout fait radicale, et commande, sans nul doute, des conceptions trs diffrentes de ce en quoi consiste une exprience. Si nous essayons de prciser conceptuellement la diffrence entre ces deux approches de lĠexprience, nous ne pouvons, je crois, que dire ce qui vient maintenant.
Dans la premire acception, lĠexprience est toujours exprience de, de la notion dĠexprience on retient essentiellement le fait que, dans toute exprience, quelque chose sĠannonce. Lorsque Heidegger relit Kant, il identifie la finitude comme consistant prcisment en ceci que, quoi que ce soit que lĠhomme ait connatre ou puisse connatre, il nĠy parvient que pour autant que cet connatre sĠest dĠabord annonc lui. Sa connaissance est connaissance dĠun rencontr, dĠun expriment. LĠargument empiriste se comprend bien partir dĠune telle analyse de lĠexprience : on dira que, si lĠexprience est envisage comme conscience reprsentative, comme occurrence subjective de reprsentations, alors elle perd la transitivit qui figure dans sa dfinition, elle nĠest plus exprience de, et, donc, nĠest plus exprience. LĠempirisme sĠarc-boute sur les deux thses ses yeux incontournables, selon lesquelles la connaissance nĠest plus connaissance si elle nĠest pas connaissance de, et, de mme, lĠexprience nĠest plus exprience si elle nĠest pas exprience de.
Il est possible dĠvoquer ici la grammaire cognitive de Langacker, qui, en vue de la description smantique des phrases impersonnelles o le cadre est mis en position de sujet grammatical (La fort vit un combat furieux) notamment, dgage une forme conceptuelle gnrale Exper¨Th, o un sujet par son activit mentale tablit le contact avec un thme, qui donne par spcification Exper¨Zero, o le thme se rduit la simple occurrence statique dĠun ceci (en sa date, son lieu)[2]. Ce que Langacker souligne comme un schme smantique essentiel est ici le concept ÒtransitifÓ dĠexprience. Notons au passage que la lecture par Heidegger du principe dĠexprience, ainsi que sa comprhension du phnomne comme monstration, donne au paragraphe 7 de Sein und Zeit, sĠorientent clairement dans la direction empiriste, consistent souligner la transitivit.
Dans la seconde acception, lĠexprience est comprise comme traverse. JĠai eu une exprience signifie que jĠai travers quelque chose. La mention de ce Òquelque choseÓ rtablit-il la transitivit ? Non, parce que le quelque chose, la limite, est lĠexprience elle-mme, ou lĠexprience comme temps coul, il est tout le subjectif et tout lĠobjectif et tout lĠespace et tout le temps de lĠexprience, sans prendre aucune stature objective assigne. CĠest bien pourquoi jĠai une exprience mme lorsque aucun objet nĠa valu comme centre de fascination au cours de cette exprience. JĠai pu avoir une exprience dĠinconscience, dĠgarement, de nervosit, de dpaysement, de vertige : autant de cas o la nomination de lĠexprience est modale. Ou bien jĠai eu une exprience dĠenseignant, dĠamant, de pre, autant de cas o la nomination de lĠexprience est subjective. Ou encore jĠai eu une exprience du grand air ou de lĠattente, cas o lĠexprience se qualifie par rapport un espace ou un temps qui ne sont pas des objets expriments mais des ambiants traverss comme tels.
La thse implicite, cette fois, est que la vie humaine est constamment et fondamentalement exprience intransitive, traverse qualifiable comme telle mme lorsquĠun objet dĠarrimage et de fascination lui fait dfaut. Le cas dĠune exprience de sera reconstruit comme cas particulier, quĠil faut expliquer partir de lĠexprience-traverse : quelle structure doit avoir une exprience-traverse pour valoir comme exprience de ? Les structures notico-nomatiques de Husserl sont une rponse canonique cette question.
Ce quĠon peut dire de gnral, semble-t-il, est que lĠexprience comme traverse absolument quelconque se voit toujours qualifie en termes de ses limites, en termes des bords de son domaine de dploiement : bords subjectifs, objectifs, modaux, domaniaux (spatiaux, temporels). LĠexprience de correspond au cas o la limite relativement laquelle se dispose lĠexprience est celle dĠun objet de fascination.
Rcapitulons les traits de lĠexprience au second sens :
1) par son enchanement et son cumul se tisse le champ de lĠexprience humaine, dtermin comme le thme de la philosophie ;
2) elle est gnriquement intransitive ;
3) elle se qualifie en termes dĠun bord (subjectif, objectif, modal, domanial) ;
4) par cette qualification, les expriences sĠindividuent, le champ englobant de lĠexprience humaine se segmente.
La question qui se pose nous maintenant est celle de lĠexprience phnomnologique. Dans quel cas une exprience est-elle phnomnologique ? Peut-on envisager comme phnomnologique une exprience au premier sens ? Toute exprience au second sens est-elle phnomnologique ?
Examinons la premire question. Il me semble clair que, si lĠexprience est exprience de, et si le complment du de est dtermin comme pluralit organise dĠobjets, alors lĠexprience nĠest plus phnomnologique. Un expriment – cĠest--dire une telle pluralit, un Òtat de choseÓ dans les termes dĠune certaine tradition analytique – se laisse poser et dcrire indpendamment du fait dĠtre expriment, dĠtre le support et le thme dĠune exprience. QuĠil le soit se formulera donc comme le simple ajout dĠun symbole positif de lĠtre expriment. Le chat sur le paillasson tant lĠtat de chose, lĠexprience en devient JĠexprimente le chat sur le paillasson, obtenu en ajoutant un oprateur dĠassertion exprientielle lĠtat de chose. Comme lĠapproche en cause de lĠexprience se dsintresse totalement de cet oprateur, nĠy voit rien dcrire et commenter, seulement lĠeffectivit ineffable de lĠexprience comme telle – ce qui conduit la problmatique connue des qualia si lĠon raisonne plus ou moins dans le cadre de la pense du second Wittgenstein – la phnomnologie est rduite une prsence mystique, elle est la mention et la recension du se montrer et de lĠexprimenter, qui restent ferms toute pntration, toute description. Il nĠy a donc quĠune phnomnologie ngative : toute exprience est phnomnologique dans lĠexprimenter quĠelle enveloppe et prsuppose, bien que ce ne soit rien dire que dire cela, ou en tout cas rien dire dĠintressant.
Il semble donc que lĠexprience, pour tre exprience phnomnologique, doit tre exprience-traverse et pas exprience de. Est-il possible, maintenant, de donner des prcisions sur la faon dont une exprience-traverse est intronise comme exprience phnomnologique ?
Je dirai dĠabord quĠun premier critre sĠimpose avec vidence : une exprience compte comme exprience phnomnologique lorsquĠelle est rapporte dans un discours qui lui attribue une fonction dans une stratgie phnomnologique. Mais cette dfinition renvoie celle de stratgie phnomnologique pour un discours philosophique, cĠest--dire que nous sommes renvoys au dbat ÒQuĠest-ce que la phnomnologie ?Ó. Comme ce dbat est une controverse, nous courrons le risque, ici, de nous engager sur un sentier o seulement peu de gens sont prts nous suivre. Un tel risque, cela dit, comment ne pas lĠassumer ? Il le faut, tout en cherchant garder le contact avec une famille assez large dĠoptions et de sensibilits.
Je dirai donc quĠune stratgie phnomnologique consiste toujours donner un rle directeur certains compte rendus dĠexpriences. Il sĠagit, dĠun ct, de rapporter des expriences conues comme typiques, en des termes tels que chaque lecteur puisse les reconnatre et dlivrer sa validation silencieuse au tmoignage du phnomnologue : oui, cĠest bien cela quĠil nous arrive de traverser, cette exprience comme traverse est restitue de manire fidle, notre attestation de lecteur redouble celle de lĠauteur dans son tmoignage. Et, de lĠautre ct, il sĠagit de mettre en vidence ce qui, dans le reste de lĠexprience humaine, trouve dans lĠexprience rapporte sa prsupposition, son point de dpart, son fondement : divers mots sont ici possibles, qui correspondent des conceptions virtuellement incompatibles de la phnomnologie. Nanmoins lĠexprience mise en position dĠexprience phnomnologique par le compte rendu du philosophe phnomnologue est toujours suppose terme de renvoi ncessaire pour une famille dĠexpriences, quĠelle claire, sur lesquelles elle offre une ÒpriseÓ dcisive : cĠest forcment quelque chose de cet ordre quĠexprime lĠide dĠexprience directrice. Une des faons de dire les moins compromettantes, les plus larges, consiste dire que lĠexprience mise en position phnomnologique est intronise accs privilgi aux expriences de la famille considre.
Un cas historiquement exemplaire est celui o les expriences auxquelles le compte rendu phnomnologique ouvre un accs privilgi sont des expriences de. On dira alors, passant de lĠexprience de ce dont elle est lĠexprience, que le compte rendu phnomnologique exhibe ce qui se tient derrire notre rapport tel ou tel type dĠobjet, en dcrivant les traverses auxquelles renvoie toute exprience dĠun objet du type en cause. Nul doute que la description par Husserl des structures notico-nomatiques, dj mentionne, ne se laisse lire ainsi.
Reste la question ultime, qui vient ncessairement couronner cette section : comment fait-on, comment rapporte-t-on les expriences phnomnologiques ?
En un sens, il nĠest pas si difficile de rpondre : le ÒprotocoleÓ consiste
1) se tourner vers ce qui est susceptible dĠtre originaire, et se glisser dans une attitude dĠaccueil ;
2) mettre en mots la traverse, que lĠon a accueillie en se tournant comme il convient ;
3) exposer le caractre directeur de la traverse dite en 2) ;
4) sĠadresser lĠattestation attendue des lecteurs.
La tendance naturelle de la rationalit consiste ne voir et ne retenir que le point 2) du protocole. Bien sr, la phnomnologie est une logie, comme tout ce qui advient dans lĠenclos de la philosophie et plus largement de lĠactivit rationnelle. Donc les Òproduits finisÓ du travail phnomnologique ne peuvent tre que des rapports ou descriptions dĠexprience. Mais si lĠon sĠen tient lĠvocation de ce moment, tout ce qui fait la spcificit de la phnomnologie sĠefface. Les pouvoirs descriptifs du langage peuvent tout moment tre mobiliss pour mettre en mots nos traverses, ils le font vrai dire constamment, et, mme, beaucoup dĠgards, ces mises en mots sont une composante essentielle des traverses, essentielles au point que souvent, les traverses ont leur advenir primordial dans les mises en mots qui les accomplissent autant quĠelles les rapportent. Pourtant, cette congruence invitable et permanente du discours avec les traverses ne fait pas de toutes nos verbalisations embarques dans nos expriences-traverses des dictions phnomnologiques : la raison en est que, en gnral, nos phrases et nos textes vivants ne dgagent pas la valeur dĠaccs de certaines expriences. Le but de phnomnologie est de produire les compte rendus, descriptions ou rcits qui font valoir comme directrices certaines expriences traverses. Ceci correspond, littralement, au moment 3) : mais pour cette fonction, les moments 1) et 4) jouent galement un rle essentiel.
Le moment 1) correspond quelque chose quĠil est trs difficile de caractriser, dont il est encore plus difficile de fixer une forme dfinitive et susceptible de garantir le succs. Il sĠagit, pour ainsi dire, de faire taire en soi la prcipitation savoir ce que lĠon sait, de questionner vers la profondeur et la provenance des expriences de ou expriences-traverses qui nous semblent de prime abord bien individues et bien lucides, pour essayer dĠapprhender le chemin dĠaccs au bout duquel nous tombons sur cette ÒpositivitÓ partageable et partage de lĠexprience en cause sous un visage qui la consigne. Husserl a pens que la rduction phnomnologique, en dgageant le fond inaperu des vcus du flux et de leurs avatars, ralisait lĠaccueil en nous orientant vers le thtre oubli de toutes les traverses, la traverse englobante et ultime de la vie de la conscience en son coulement. Chez Heidegger, le thtre des expriences directrices serait le monde, et le se tourner vers de lĠaccueil consiste dans une Òdcision de lĠauthenticitÓ en mme temps conue comme attitude de questionnement, et demandant en fin de compte tre lue comme pure passivit, laissant le dclement ÒbattreÓ comme notre existence. Je devrais ici complter en dcrivant le moment 1) chez Levinas, mais je veux passer tout de suite au moment 3), parce que je pense quĠil est le mal-aim de lĠaffaire, celui dont lĠimportance cardinale est nglige en gnral.
Il ne suffit pas, en effet, que je me sois tourn comme il convient pour que, en substance, la traverse me soit apparue dans sa vraie figure, et que son caractre directeur, sa capacit faire accder gnriquement un domaine – la capacit dĠune exprience-traverse gnrique, seulement prsente dans une stylisation dĠelle-mme, faire accder une classe elle-mme campe en termes gnriques dĠautres expriences – soit revendiqu dans mon discours. Il faut aussi que cette double gnricit se traduise dans un appel lĠattestation des lecteurs, qui doit habiter chaque mot et chaque phase signifiante de mon discours : lorsque je dcris les traverses originaires, je les dcris comme il faut pour que chaque lecteur les reconnaisse comme ce par et dans quoi nous partons toujours. A la fois, mes mots doivent permettre tout lecteur de reconnatre ce dont il sĠagit, de sĠidentifier la traverse telle que jĠen rends compte, et la qualit directrice que jĠimpute une telle traverse doit sĠimposer lui partir de la faon dont je dpeins la transition vers les expriences dĠune certaine classe.
Reste dire, ce qui, jĠimagine, va presque de soi, mais qui fait toute la difficult de lĠentreprise : les moments 1) et 4), en lesquels rside et repose toute la justesse dĠune dmarche phnomnologique, ne peuvent jamais tre mis en Ïuvre sparment et a priori, en telle sorte que la bonne attitude et la bonne finalit tant acquises, il ne resterait plus quĠ dvider une mise en mots qui sĠen dduit pour ainsi dire mcaniquement. Au contraire, cĠest dans un certain effort pour dcrire qui, dj, va certaines traverses que jĠlis le champ vers lequel il ÒfallaitÓ se tourner et que jĠappelle mes destinataires valider ma procdure, ce qui signifie que ce que jĠÒopreÓ, je le ÒdcrisÓ dans lĠhorizon de lĠattestation.
Le moment 1) explicite ce en quoi consiste faire une exprience authentiquement phnomnologique, et le moment 4) ce en quoi consiste rapporter authentiquement une exprience comme phnomnologique, mais le fond de lĠaffaire est que lĠexprience phnomnologique nĠest pas au milieu de 1) et 4), temporellement entre les deux : elle vaut comme phnomnologique en tant quĠelle rvle un 1) et un 4) qui se superposent en elle. Une telle rvlation sĠaccomplit ncessairement dans le procs Òdescriptif gnriqueÓ des moments 2) et 3) : dans le compte rendu des traverses et de leur rapport de renvoi.
Tel est, jusquĠ nouvel ordre, lĠenseignement que je retire dĠune rflexion sur le principe dĠexprience et sur la faon dont il sĠinterprte dans une perspective phnomnologique :
1) Le principe dĠexprience est le principe assignant la philosophie la tche de dcrire et comprendre lĠensemble de lĠexprience humaine ;
2) La notion pertinente dĠexprience, de ce point de vue, est celle dĠexprience-traverse et pas dĠexprience de ;
3) LĠexprience phnomnologique est une exprience-traverse laquelle on accde en se tournant vers ce qui est susceptible dĠtre originaire ;
4) Elle est mise en mots comme traverse, et dcrite dans sa puissance de faire accder, en vue de lĠattestation de son caractre originaire.
Je poursuis cette rflexion en examinant ce quĠil advient de la notion dĠexprience phnomnologique dans le cadre de lĠethanalyse.
Je rappelle pour commencer en quelques mots le programme de lĠethanalyse, que je conois comme une reprise du programme phnomnologique.
LĠethanalyse se propose de dcrire et caractriser les rgions de sens qui affleurent dans la tradition humaine. LĠexprience historiquement accumule de lĠhumanit a dgag des ÒsphresÓ, que lĠon peut apprhender comme signales et motives par un sollicitant, un mot dĠidalit dont les emplois ne sont gnriquement pas rfrentiels. Ce mot dĠidalit signale un devoir-tre ou un programme plutt quĠil ne dsigne une classe dĠtants : ainsi les mots amour ou politique ; ainsi le mot juif (tout autant si lĠon prend sa forme substantive). Mais aussi bien dĠautres mots sans doute, comme science ou littrature : les Òsphres du sensÓ sont innombrables, et le projet ethanalytique a de beaux jours dĠtude devant lui. Ces sphres correspondent, chaque fois, la tradition du partage dĠun certain enjeu dans au sein dĠune collectivit humaine, aux frontires non rigoureusement dfinies. QuĠun sens persiste dans la sphre, sens qui ÒrpondÓ la sollicitation du mot dĠidalit (sens de lĠamour, sens du politique), cela nĠarrive et ne se peut que parce que, lĠchelle de chaque comportement individuel, les personnes entendent lĠenjeu, entendent la demande de relance qui est incluse dans le mot, que le mot adresse. Cette adresse du sens de la rgion passe en fait par les comportements immdiatement antcdents dans la srie traditionnelle, ceux qui nous ont apport lĠenjeu. Nous nous disposons lĠgard de lĠamour dans notre vie – dans nos mots, nos vcus et nos pratiques – en rponse aux mots, vcus et pratiques de ceux avec qui nous assumons la charge du sens de lĠamour (nos parents, nos amis, nos amours). LĠvnement lmentaire qui rpercute et transmet le sens de lĠamour est celui dans lequel jĠaffiche un comportement suppos ÒrpondreÓ lĠappel de lĠamour et relancer cet appel, vnement qui, ncessairement, interprte le demand de cet appel.
LĠethanalyse se propose de dcrire les rgions du sens en explicitant comment le sens du sollicitant, du mot dĠidalit se trouve ÒdterminÓ dans et par lĠethos de la relance du sens en cause : comment les comportements de relance, se systmatisant dans un monde humain, dessinent des clauses, des critres, des moments, des qualits dont la conjonction prtend dfinir ce qui est demand dans le sollicitant, quelles conditions et de quelles manires variables le sens en cause peut et doit tre relanc. LĠethanalyse sĠefforce dĠextraire et de dire lĠessentiel de comment lĠethos du sens se prescrit soi-mme la relance du sens. Elle prtend donc dgager ce qui est directeur dans cet ethos du point de vue qui est le sien (pour lĠentente/relance du sens). Elle est bien, elle aussi, la recherche dĠun originaire : par exemple, de ce que nous comptons comme lĠoriginaire lĠgard de lĠamour, des vcus mots et pratiques qui sont le fond de lĠethos entendant et relanant le sens de lĠamour, auxquels sĠordonnent dĠautres vcus mots et pratiques comme expressions particulires, formes drives, prescriptions implicites se rattachant aux premiers. On cherche lĠoriginaire sous la forme de ce devant quoi les innombrables modes individuels jalonnant le sens en cause se veulent responsables. Le faisceau de formes ou consignes ayant trait aux mots, vcus et pratiques que lĠon obtient sĠappelle smance du sollicitant : cette smance explicite le sens qui ÒgouverneÓ la rgion et la fonde comme telle. Le terme smance est ici propos en analogie avec la notion dĠessence intervenant chez Husserl : une smance domine chaque rgion du sens, chaque ethos du sens, de la mme manire quĠune essence (eidos) rgit chaque type rgional dĠobjectivit.
A supposer que lĠexposition de ce programme soit suffisamment claire, demandons-nous maintenant comment lĠexprience peut y tre invoque, comment le Òprincipe dĠexprienceÓ sĠapplique dans le contexte ethanalytique.
La difficult est en substance la suivante : dans une tude de type ethanalytique, on cherche dgager, je viens de le dire, le faisceau des lments directeurs qui collectivement dterminent de dont il retourne dans le sens en cause, ce qui est demand, ce qui vaut comme enjeu, ce quoi se mesurent les comportements essayant de sĠinscrire dans la rgion du sens en cause et le proroger, mme lorsquĠils sont dficients. Or, il ne semble pas que je puisse allguer un tel lment sans justifier mon allgation. Pour prendre un exemple simple, je soutiens dans mon Òethanalyse de lĠamourÓ quĠil fait partie de la smance de lĠamour que lĠamour doive tre total, engager la fois la totalit de la personne et la totalit du temps. Je prcise, en conclusion de la section consacre ce point, que lĠamour se produit comme fragment dĠune vie, mais redfinit toutes les autres parties de la vie comme des moments de lĠorganicit nouvelle quĠelle devient sous lĠgide de la Òtotalisation amoureuseÓ.
Une telle assertion est suppose absolument non drange, non conteste par le fait que, en ralit, bien des gens sont susceptibles dĠorganiser lĠamour dans leur vie comme quelque chose de tout fait localis, de limiter lĠexercice et lĠactivation de leurs relations amoureuses certaines phases minoritaires de vie prive, de considrer que leur partenaire est a priori totalement tranger des dimensions de vie comme le travail ou les amitis. Et par le fait, trop vident de nos jours, que le ÒmodleÓ empiriquement dominant est celui du Òbout de chemin ensembleÓ.
Je maintiens que nanmoins, ce dont il sĠagit dans le ÒprogrammeÓ de lĠamour est le toujours et le tout (mon titre de section est ÒUn lien qui est toutÓ). Simplement, on a pris lĠhabitude, une grande chelle, de droger ce programme, et lĠon dispose mme de tout un systme de contenus thoriques et de maximes de comportement qui rendent en un sens acceptable, voire invitable la drogation. Mais ce qui est demand dans lĠamour nĠen reste pas moins demand, il sĠagit mme aujourdĠhui de russir le tout et le toujours.
Comment puis-je le justifier ? Quels moyens aurais-je dĠen convaincre qui que ce soit ? Il est clair que je dois faire appel ici, des lments dĠexprience. Seulement ce doit tre un type bien particulier dĠexprience.
Voici, en gros, le genre de raisons que jĠavance.
DĠabord, je fais observer que, lorsque lĠon se trouve ject dĠune relation qui avait pris le sens de lĠamour pour vous – mme si lĠon est responsable de cette rupture, et mme si la relation avait tout juste commenc de se situer dans le registre de lĠamour – cĠest une exprience commune que, brusquement, milles choses que lĠon faisait avant cette relation et qui en principe nĠont rien voir avec elle deviennent douloureuses ou impossibles. On aimait voir tel ami avec qui lĠon djeunait pendant la relation, mais maintenant, de le rencontrer exactement de la mme manire fait surtout penser la relation qui nĠest plus disponible ct, laquelle on ne va pas pouvoir revenir, dĠun coup de tlphone, la sortie du djeuner. On dcouvre, ventuellement, que lĠon nĠa plus le got de travailler, de boire, de prendre la parole en public, que sais-jeÉ
Eventuellement, je cite un souvenir de lecture, comme celui-ci : dans un roman policier de Ed Mac Bain, Steve Carella sduit une jolie mannequin, et, au bout de quelque semaines, ils ont un rendez-vous amoureux chez lui, au cours duquel il sablent le champagne, et la jeune femme Ç boit la possibilit dĠun toujours È.
Comment comprendre une telle invocation de lĠexprience ?
Le premier exemple est prfix par le redoutable oprateur modal cĠest une exprience commune que. Mais comment peut-on exprimenter que ÒcĠest une exprience commune queÓ, demandera-t-on ? On a eu lĠexprience que jĠai brosse dans le paragraphe ci-dessus, ou on a eu une exprience que lĠon homologue spontanment (mais dj, quel est le critre pour une telle homologation ?), ou, mieux encore, on connat plusieurs cas, beaucoup de cas ( partir de quel nombre entier ÒbeaucoupÓ devient-il lgitime ?) similaires. De toute faon, une statistique dmontrant le caractre ÒmajoritaireÓ de ce genre de ÒsuitesÓ dĠune rupture ne constituerait pas une preuve, ni dans un sens ni dans un autre. Le problme est de savoir si ces ractions, ces vcus, supposer pour commencer quĠils se produisent dans les vies humaines, expriment le gnrique du sens de lĠamour pour nous.
Il me semble que mon rcit a la force de suggrer que cĠest bien le cas. Que en le lisant, pour la plupart dĠentre nous, nous reconnaissons certains pisodes ntres. Que dans les cas o nous ne ragissons pas comme cela, nous supposons immdiatement que Òce nĠtait pas de lĠamourÓ. Nous inclinons penser que des personnes qui ne traversent jamais de telles expriences de la perte se sont prmunies de lĠamour par de vigoureux mcanismes, et nĠen connaissent rien. Nous sommes convaincus de la gnricit de mon rcit au point que nous supposons que de telles personnes pourraient nous confesser elles-mmes quĠelles se tiennent lĠcart de lĠamour proprement dit.
En bref, le rcit dĠune exprience dpeinte comme particulire vaut comme rcit de lĠexprience gnrique, rvlateur dĠune exigence qui fait partie de la smance de lĠamour. Pourtant, il reste possible que quelquĠun ne marche pas, entende mon rcit et juge que ce que je raconte, cĠest une pathologie de lĠabandonnite et pas la smance de lĠamour.
Le second exemple pourrait-il faire basculer une telle opposition ? A-t-il quelque chose de diffremment exprimental ?
La diffrence se dtermine aisment : en invoquant le roman srie noire dĠEd Mac Bain, je ne fais plus appel une exprience ÒpriveÓ – la mienne ou celle dĠun autre – mais un lment de fiction dj ÒpublicÓ : quelque chose, qui, prsent dans une fiction de la littrature populaire, exprime peut-tre lĠattente commune lĠgard de lĠamour.
Mais, bien sr, il nĠest pas possible de prendre toute occurrence dans la littrature comme lĠestampillage dĠun contenu de smance, une telle occurrence ne vaut pas comme critre pour lĠenqute ethanalytique. DĠun ct, nous rencontrons peut-tre, cet endroit, lĠancien problme connu comme problme de lĠidologie, bien que ce soit sous un visage et vrai dire sous un angle diffrent : il se pourrait que les mises en scne et descriptions figurant dans les messages socialement disponibles ÒtrahissentÓ systmatiquement ce qui est en cause, pour des raisons lies lĠordre gnral du monde social. Dans lĠorientation critique de lĠge marxiste, on souponnait une telle trahison dans lĠordre althique et ontologique : les reprsentations distribues dans lĠespace social du capitalisme taient supposes ÒinverserÓ la ralit, elles taient supposes ne pas tre fidles lĠtre des rapports et faits sociaux, cĠest--dire tout simplement tre fausses (lĠidologie tait de la fausse conscience, disait-on). Relativement lĠenqute ethanalytique, on est plutt amen faire lĠhypothse que les messages publics usuels prescrivent les ÒsensÓ ct de ce que lĠon peut par ailleurs comprendre comme leur authentique programme ou leur programme propre : la dviance serait donc thique et dontologique plutt.
Si lĠon entre dans cette ide de lĠinadquation possible dĠexemples comme celui du roman de Mac Bain, on pourra demander, par exemple, si la validit de lĠexemple serait meilleure dans le cas o le support littraire appartiendrait au rpertoire lgitime de la grande culture : ainsi, peut on se fonder sans crainte sur Stendhal et Proust pour articuler lĠethanalyse de lĠamour ?
Ce qui doit tre compris, ici, cĠest, la fois, une circularit invitable et une aporie impossible dnouer.
JĠai dit lĠinstant que certaines Ïuvres littraires font partie du rpertoire lgitime. Mais cela mme, comment viens-je le savoir ? Je connais des lettrs distingus pour qui Jules Vernes appartient, de plein droit, ce rpertoire. Nanmoins, je ne crois pas me tromper en affirmant quĠils restent minoritaires dans cette valuation, parmi leurs pairs. Mais la rgle de la majorit vaut-elle pour la validation ethanalytique ? Le dire, ce serait nier que lĠon puisse se tromper sur la lgitimit, et comment le nier ? Nous avons rgulirement des expriences o il nous apparat que la majorit dĠune gnration, ou dĠun peuple, sombre dans une ÒerreurÓ qui porte volontiers sur ce qui appartient ou non un sens quĠil sĠagirait de ne pas perdre, de continuer partager.
La circularit, de son ct, infiltre notre problme dĠvaluation de tous les cts. Si je prends les mises en scne et descriptions dĠune Ïuvre lgitime comme indicatrices de la smance que jĠtudie, alors je prsuppose le caractre lgitime de ces Ïuvres, cĠest--dire une certaine comprhension du sens dlimitant le littraire comme tel, ce qui ressortit lĠvidence une autre enqute ethanalytique (le mot littrature est un sollicitant, un mot dĠidalit). Si je justifie en allguant lĠopinion majoritaire des lettrs, alors je prsuppose que jĠai identifi un corps de docteurs qui dtiendrait la responsabilit de la formulation de la smance du littraire et de ses consquences, et dont moi je saurais identifier les membres. A moins que jĠestime que le systme social les a dj identifis (par exemple comme ceux qui sont des enseignants-chercheurs en littrature franaise ou trangre).
Si lĠon rflchit de manire rigoureuse au problme que nous sommes en train de soulever, on doit conclure que lĠautorisation est par principe impossible trouver en matire dĠinvestigation ethanalytique. Ce quĠon cherche est de lĠordre du sens, cĠest--dire de ce qui vaut dans un collectif comme ce qui est reu et enjoint propos du sollicitant : dans la mesure o il ne sĠagit jamais de comportements ou de discours effectifs, mais de comportements ou de discours en lesquels sĠexprime une norme, une valeur, une attente, une prescription, on ne saurait ÒprouverÓ par lĠexhibition dĠune donne empirique, ou par une statistique portant sur un type de donnes, ce qui est le contenu lgitime de la smance.
En mme temps, la smance a forcment un ct subjectif, vcu, prouv, sinon elle ne serait pas smance. Dire la smance telle ou telle, cĠest mettre une prtention, qui ressemble un pari, sur ce que nĠimporte qui reconnat comme dlimitant la valeur, comme prescription implicite, comme ÒdroitÓ silencieusement agissant au long de lĠexistence de tous et de chacun. On ne peut, donc, quĠvoquer son exprience ou celle des autres, au niveau zro, ou des tentatives de reflter ou formuler la smance dans des messages dĠadresse large (comme un roman policier) : les expriences phnomnologiques de rfrence sont la fois celles des composants de la smance dans leur caractre directeur en tant quĠimmdiatement prouvs, et celles des dictions de la smance en tant que circulant dj dans la rgion humaine concerne. LĠuniversalit du chagrin dĠamour que jĠai pu ressentir se tient aux cts du fragment de roman o jĠai reconnu-prouv le typique, lĠattendu, le command.
Il ne peut pas y avoir, dans lĠhumanit, partage dĠun sens, tradition dĠun sens, sans quĠil y ait en mme temps une tension vers la comprhension de ce sens, quelque chose comme une ÒtudeÓ plus ou moins immanente au sein de laquelle cherche se dire la smance. Ces messages, textes, discours, qui disent normativement ce quĠil en est de la smance font partie de lĠlment phnomnologique dans lequel conduire lĠenqute ethananalytique.
Mais nos allgations concernant la smance renvoient toujours au sujet, sont toujours en attente de son attestation, quĠelles se situent au degr zro de lĠexprience ou quĠelles consistent en lĠinvocation de fragments fictionnels ou thoriques relevant de lĠtude immanente la smance. De toute faon, tout est suspendu au fait que le lecteur, le destinataire de lĠenqute ethanalytique, reconnaisse la gnricit de ce qui lui est prsent : quĠil reconnaisse la gnricit de ma description du chagrin dĠamour dans le premier cas, quĠil reconnaisse la narration dĠEd Mac Bain comme exprimant bien ce vers quoi sĠlance avec frayeur et avec joie la jeune femme pour qui, croit-elle, une histoire commence, quĠil reconnaisse en bref le mannequin du roman dans lĠaventure qui lui est prte comme gnrique.
La relation entre un tmoignage, celui du ÒphnomnologueÓ qui raconte lĠoriginaire, et une attestation, celui de son destinataire, quĠil sĠefforce de convaincre dĠune certaine identification de cet originaire, relation que nous avions dj mise en vidence dans lĠexpos gnral de ce quĠest une exprience phnomnologique ci-dessus, se retrouve donc et se maintient dans le contexte ethanalytique. Le mot gnricit ou gnrique, repris du langage mathmatique, joue ici un rle important pour dcrire lĠenjeu de lĠenqute. Il sĠagit dĠallguer du gnrique (tmoigner), et de le faire reconnatre comme tel (dĠobtenir de lĠattestation).
Evidemment, le lexique de la gnricit pourrait poser problme. Dans le rfrentiel mathmatique auquel il est fait appel, le ÒgnriqueÓ dsigne un particulier ne sĠexceptant par aucune proprit accidentelle mal venue de lĠuniversel dont il est le cas (dans le cas dĠun triangle, le triangle gnrique doit nĠtre ni rectangle ni isocle, par exemple, mais les choses peuvent se compliquer, comme par exemple vis--vis de lĠalternative Òavoir un angle obtuÓ ou Òne pas avoir dĠangle obtuÓ, chacune des possibilit tant aussi gnrique ou aussi peu gnrique que lĠautre). Mais de toute manire, la question de gnricit est une question ÒontologiqueÓ si du moins lĠon se donne lĠunivers ontologique de la mathmatique (Thom a dfinit un concept de gnricit en thorie des systmes dynamiques qui se tient bien dans cette orbe ontologique, en lequel il inscrit seulement un lment topologique en sus de lĠlment logique vident). Or, pour lĠinvestigation ethanalytique, le gnrique recherch est gnrique dans lĠordre dontique en quelque sorte : il est le gnrique de la prescription que nous considrons comme celle qui compte lĠgard du sollicitant, du mot qui impose lĠenjeu, comme la prescription pertinente, celle qui ÒjugeÓ de la relance fidle.
La question de la gnricit nĠest donc pas celle dĠune sorte de facult ÒschmatiqueÓ de lĠentit accueillir tous les cas de ce sur quoi lĠon rflchit, ces cas aussi bien que lĠentit en cause tant pris comme des faits, mais elle est celle du droit prendre une prescription comme celle qui doit tre prouve pour que lĠenjeu se maintienne. Nous disons quĠune relation qui ne se vit pas comme soumise lĠimpratif de devenir le tout de la vie des personnes engages sĠest dj except de lĠenjeu de lĠamour. Notre mot smance est suppos tre le correspondant, dans le contexte de lĠethanalyse, du mot essence de Husserl. La mthode de la variation eidtique dtermine quel moment une configuration de vcus cesse de prsenter un objet dĠune rgion dĠobjets, et elle dduit, de telles expriences, dans une large mesure imaginatives, les lments positifs constituant lĠeidos des objets de la rgion. Dans notre enqute ethanalytique, il sĠagit aussi de dterminer les conditions du sens rgional, cĠest--dire de dterminer, notamment, comment on peut le ÒperdreÓ, cĠest--dire cesser dĠappartenir lĠeffort pour lui satisfaire. Notre exemple du principe de totalisation amoureuse donne chair cette ide de limite, nous lĠavions remarqu ci-dessus. Mais la ÒgnricitÓ nĠest plus gnricit dĠun cas factuel ou tant vis--vis dĠun universel ontologique. Elle est la gnricit dĠune prescription, cĠest--dire sa facult dĠtre reconnue comme ÒvalideÓ pour toute personne qui se range sous la bannire du sens en cause. Ce nĠest plus de la dtermination dĠun profil rgulier sous lequel rassembler les cas non dviants dĠun universel quĠil sĠagit : la prescription mritant dĠtre compte dans la smance peut trs bien ne pas du tout apparatre parmi les prtendants factuels comme leur moyenne ou leur forme la plus universelle. Ainsi, le rattachement de lĠexprience amoureuse lĠexigence de totalit nĠest peut-tre plus ÒgnriqueÓ en un tel sens factuel dans le comportement contemporain, cela ne suffit pas nous interdire de le classer dans la smance.
La dtection de la smance en appelle bien une certaine universalit, mais ce serait celle dĠun consensus portant sur lĠexigible lui-mme, et auquel devraient arriver tous ceux qui se rattachent lĠenjeu, bon gr mal gr. Dans le cas de lĠamour, on voit bien la pertinence de ce Òmal grÓ. Nous pensons immdiatement au cas de celle ou celui qui fait profession de voir dans lĠamour une dimension particulire et limite, refusant ses partenaires leurs totalisations indues et spontanes, mais qui se met demander le tout et le toujours ds quĠelle ou il aime ÒvraimentÓ.
Le consensus universel susceptible de valoir comme preuve de la smance est difficile trouver, ne serait-ce que en raison des rsistances que les smances, comme tout programme idaliste exigeant, ne cessent de rencontrer en chacun de nous. Mais de toute manire, il nĠest gure disponible a priori, ou plus exactement aucune exprience, en tant quĠexprience prive, nĠest susceptible de le recueillir directement, en telle sorte quĠil nĠest gure dĠautre mthode, pour le rechercher, que de proposer des formulations de lui, dans lĠesprit de la fidlit au sens en cause, de tmoigner en sĠexposant aux attestations et aux non-attestations. Et, bien sr, dans une telle dmarche, il est loisible et vraisemblable de reprendre les propositions-tmoignages dj sdiments dans la tradition de lĠtude immanente de la smance en cause, ft-ce pour les amender partiellement. Pour le cas de lĠamour, il me semble ainsi juste de voir dans la littrature, dans les dramatisations des sitcoms et les verdicts proverbiaux des chansons sentimentales un matriel pour laborer la smance, mme si, par une telle dclaration, jĠen appelle un contenu ethanalytique ayant autant besoin dĠattestation que le reste de ce que je soutiens au sujet de lĠamour.
Pour pousser lĠextrme ce qui vient dĠtre suggr, on peut mme imaginer que, dans certains cas – ce qui signifie ici pour certaines rgions de sens – lĠethos considr sĠest dj ÒorganisÓ, de manire immanente et spontane, autour dĠun corps de docteurs qui formule pour tous et lĠintention de tous la smance : les tmoignages sdiments de lĠtude immanente se distribuent spontanment suivant un gradient de lgitimit, connu et reconnu par tout acteur de lĠethos, qui culmine dans les profrations ou critures des docteurs – eux-mmes attests tels selon une procdure ou un rite son tour reconnu, attest en sa lgitimit. Pour moi qui crit, en France au dbut du vingtime sicle, il serait tentant de dire, ainsi, que les interprtations de ce dont il retourne dans lĠamour nonces soit dans le cadre de la haute littrature soit dans le cadre de la psychanalyse paraissent revtues dĠune telle lgitimit : elles sont un peu plus que des rflexions sur le tas au sujet de la smance de lĠamour, elles arrivent avec une autorit qui nous fait spontanment supposer que ce quĠelles disent nĠest pas loin de ce sur lĠexigibilit de quoi nous tendons nous accorder.
Nanmoins, mme dans un tel cas, on ne saurait recevoir, jamais, le contenu de la smance comme un oracle. La smance, le profil concret du sens dans lĠethos, font toujours lĠobjet dĠune ngociation Òen dernire instanceÓ lĠchelle de chaque subjectivit : et cĠest ce qui, dĠailleurs, maintient une grande proximit entre lĠethanalyse et lĠancienne phnomnologie. Le caractre directeur de certaines dispositions recueillies dans une Òproposition de smanceÓ par certains docteurs lgitimes en appelle toujours lĠattestation individuelle, et, en dernire analyse, ne saurait ÒsubsisterÓ ou plutt ÒvaloirÓ indpendamment dĠune telle adhsion. Bien entendu, lorsque je dis les choses de la sorte, je suggre immdiatement une sorte de ÒvoteÓ permanent sur la smance, qui ramnerait celle-ci une moyenne observable des opinions, et lui ferait donc perdre sa transcendance, son caractre hors-tre, ce qui est inacceptable, parce que non conforme lĠide mme de smance, qui enveloppe la notion dĠune imprativit reue. Il y a l, donc, un ajustement conceptuel difficile trouver. Il peut tre utile, cette fin, de nous tourner vers un ÒcasÓ radical ou canonique celui de la signification linguistique.
Pour lĠaborder, je vais tirer profit dĠune altercation pour une part mineure et ridicule dont je me souviens. Elle me mettait aux prises avec une personne spcialise en linguistique (nommons la L pour ce motif), et avait comme sujet la prononciation du mot ÒrepartieÓ. JĠavais appris dĠune autre personne, passe par lĠenseignement des khgnes (nommons la K), quĠil nĠy avait pas dĠaccent sur le premier e du mot, et quĠil fallait donc dire ÒreupartieÓ, lĠencontre de ce que je connaissais comme lĠusage. L me rtorqua (cette fois, lĠaccent aigu me semble sr) quĠil nĠy avait aucune correspondance systmatique, en Franais, entre la faon dĠcrire et la faon de prononcer, et que, donc, lĠargument orthographique de K ne valait rien. Elle regardait ma manire dĠavoir automatiquement bascul dans ma prononciation la suite de la remarque de K comme la preuve de mon indcrottable snobisme. Et, dans le fond, elle estimait que la norme nĠavait, dans ce genre de matires, aucune ÒralitÓ au-del de lĠusage majoritaire : la prononciation ÒrpartieÓ reprsentait donc, aux yeux de L, la vritable lgitimit. Son optique concidait beaucoup dĠgards avec la thse ÒdisciplinaireÓ des linguistes : ceux-ci, dans leur orientation typique et je crois majoritaire, estiment accomplir le travail scientifique de la reconstruction dĠune ÒnormeÓ de fait distribue entre les locuteurs comme ce quoi ils se conforment, en rcusant a priori les rgles ÒtraditionnellesÓ dont tels ou tels types de locuteurs sĠinstituent comme les gardiens (rgles de Òbon usageÓ notamment).
Je ne pouvais me rendre au verdict de L. Pour moi, lorsque K mĠavait rpercut la consigne de dire ÒreupartieÓ, je lĠavais aussitt entendue comme le ÒtuyauÓ autoris venant des cercles lgitimes. JĠavais implicitement suppos quĠelle tenait la chose dĠun de ses professeurs, qui la lui avait assene dans une mise au point pompeuse, et qui, lui-mme, lĠavait apprise dans des conditions semblables. En dĠautres termes, jĠadhrais, spontanment, lĠide que lĠon pouvait dfinir un Òbon usageÓ, ne concidant pas avec lĠusage, mais parfaitement dterminable, en se fondant sur Òce qui est tenu comme ce quĠil faut direÓ au sein dĠun milieu ÒautorisÓ. JĠobjectais L le cas de lĠusage de lĠimparfait du subjonctif au nom de la concordance des temps : le savoir quĠil faut lĠemployer est encore partag, et dans ma jeunesse ce savoir valait obligation au niveau de lĠcrit. Lorsque Jean-Marie Le Pen – ou Dominique de Villepin, plus rcemment – sacrifient ce bon usage, je le reconnais encore dans sa lgitimit. Mme si, et cĠest ce qui, sans doute, rend cet exemple excellent, jĠai aujourdĠhui lĠimpression que la connotation de prciosit associe ce bon usage est devenue si forte que, mme lĠcrit, on choisit le plus souvent de lui contrevenir ou dĠviter la difficult au moyen dĠune priphrase (ce qui correspond, cela dit, un mode de survivance de la rgle).
Finalement, le problme que jĠai en vue me semble pouvoir tre assez bien circonscrit partir de ce ÒdbatÓ. La question est de savoir si lĠon peut opposer une rgle linguistique ÒobjectiveÓ et une rgle linguistique subjective et fantasme. Lorsque Chomsky, pour prendre lĠexemple le plus massif, reconstruit la classe des phrases acceptables de lĠanglais comme lĠensemble des phrases drivables en termes de rgles de rcriture et de rgles transformationnelles, sa dmarche est-elle exempte des prsuppositions douteuses qui taient les miennes en consacrant immdiatement le bon usage de ÒreupartieÓ ? Je pense que non. Il se rclame, lui aussi, dĠune attestation : celle de la ÒcomptenceÓ, qui lui fournit les jugements dĠacceptabilit que sa reconstruction justifie. Cette notion de comptence, son tour, renvoie une communaut des locuteurs ÒnormauxÓ (on va en exclure, par exemple, les enfants en bas ge et certains malades mentaux), qui est suppose exprimer de manire stable la ÒnormeÓ. En dĠautres termes, la grammaire qui va tre reconstruite comme grammaire formelle, et qui sera en tant que telle un canon normatif, relativement laquelle on peut se comporter de manire correcte ou dviante, est supposs Òextensionnellement quivalenteÓ une normativit vcue et reconnue comme telle. Mais cette normativit de base pose les mmes problmes dĠauthentification que les normativits plus restreintes et litaires du bon usage motivant le dbat de tout lĠheure. Les rgles les plus lmentaires dĠcriture de la phrase quĠexplicite le premier Chomsky sont battues en brche dans des usages frquents, dans des phrases nominales, des phrases vulgaires, des tours expressifs : il y a toute une vie spontane en marge du code gouvernant mme des phrases lmentaires du type Jean aime Marie, suffisamment bigarre pour que lĠon puisse dire que les jugements dĠacceptabilit font beaucoup plus que reconnatre Òce qui se ditÓ, que procder une constatation universelle ou mme statistique. Les jugements dĠacceptabilit tmoignent dĠune relation des locuteurs la norme comme telle, de leur capacit dire ce quĠil faudrait dire mme si on ne le dit pas : ainsi, nous savons que prononcer ÒChĠsais pasÓ est dviant et vient la place de ÒJe ne sais pasÓ, mme si ÒChĠsais pasÓ est profr plus souvent que ÒJe ne sais pasÓ, et la grammaire gnrative du franais va rendre compte en priorit de ÒJe ne sais pasÓ.
Tout ceci pour dire que les problmes dĠautorit thanalytique voqus plus haut sont poss par toute tentative dĠapprhender la normativit inhrente au langage. Il nĠy a pas dĠautre manire dĠexplorer celle-ci que de se fonder sur son sentiment, son exprience, son coute de maints dialogues et sa lecture de maint crit, afin de procder une recension de ce qui est lgitime – tout en tentant de lĠorganiser, voire de lui donner une forme drivationnelle et dductive la mode contemporaine – une telle recension ayant en mme temps la valeur dĠune revendication publique de la norme, dĠune adresse la communaut en appelant son approbation sur ce qui est mis en avant comme le lgitime. Chaque grammairien, il me semble, accompagne sa recension de quelque chose comme un ÒTelles sont les rgles et les limites de lĠusage acceptable, et que celui qui nĠen convient pas le dise maintenant ou se taise jamais !Ó
De tels problmes ne se posent pas seulement pour lĠacceptabilit des formes syntaxiques, ils sont immdiatement soulevs, de la mme manire, par la tentative de dlimiter le spectre des significations autorises pour les mots ou les expressions : l encore, toute analyse fine des composants qui se conjuguent ou de la possibilit gnrique-complexe qui se modalise pour amener en contexte les valeurs smantiques dĠun mot comme mur ou dĠune prposition comme dans (pour choisir des exemples de traitement subtil par Pierre Cadiot et Yves-Marie Visetti desquels je me souviens[3]) est une ÒpropositionÓ, une Òbouteille la merÓ, une adresse publique au sujet de ce qui serait la norme prouve.
LĠintrt quĠil y a ramener notre question, qui est celle de lĠautorit dans lĠallgation de la smance, au cas du langage et du partage de sa normativit, est quĠune telle reconduction prouve que la difficult est moins insurmontable quĠil nĠy parat. LĠintensit, la profondeur et lĠampleur de la communication linguistique prouvent constamment que Ònous lĠhumanitÓ savons partager du normatif. Tous les dbats que ce normatif suscitent viennent formulation, et ne mettent pas en danger le partage du sens, le protocole du saisissement mutuel des sujets par le sens. Nous nĠarrtons pas de nous accorder sur des spectres de correction, dĠentendre des dviances comme telles et dĠprouver des lgitimits comme telles dans le commerce des mots. QuĠon puisse esprer noncer les prescriptions et formes directrices de lĠethos dĠun sens de telle manire que chacun sĠy reconnaisse ne parat donc pas un espoir dmesur, il est en un sens lĠanalogue de lĠeffort grammatical et linguistique de lĠhumanit, propos de strates diffrentes de lĠexprience humaine (comme celle de lĠamour).
Le fond du problme est que la smance nĠa pas dĠtre : elle nĠest dpose nulle part, elle nĠa pas de critre et certains gards pas de ÒpersistanceÓ lui donnant la figure dĠune substance. Que le programme de lĠamour enjoigne Òun lien qui est toutÓ, cela nĠest pas un fait qui se laisse constater dans aucune exprience de, mais uniquement une prescription laquelle des sujets peuvent se rattacher, laquelle ils peuvent donner de la teneur et de la plausibilit en sĠefforant de lui satisfaire et en souffrant de ne pas y parvenir. Et, en un sens, que cette prescription retentisse comme telle est la merci de notre libert, de notre puissance dĠoubli : rien dans lĠtre nĠinterdit que lĠidalit de lĠamour disparaisse, Ç comme la limite de la mer un visage de sable È. Le verbe disparatre nĠtant pas adquat, puisque encore une fois, il prte la prescription de la smance une ÒoccurrenceÓ qui ne lui convient pas proprement parler.
Les prescriptions des smances ne donnent lieu aucun recueil empiriste ou naturaliste, elles ne nous concernent que dans le registre du sens, cĠest--dire quĠelles peuvent tre allgues dans la situation dĠassomption et de relance de lĠethos : cĠest uniquement quand et dans la mesure o je mĠattache capter lĠamour dans ma vie que se pose le problme de savoir de quoi dpend pour moi cette capture, question que je ne peux me poser que pour tous les autres de lĠethos en mme temps que pour moi. Le ÒlieuÓ de pertinence de la question de la smance est uniquement et strictement celui de la transmission : dans lĠexprience de la transmission ÒsouhaiteÓ, nous dcouvrons quĠil y a un ethos de É (de lĠamour, par exemple), et nous nous trouvons engags du mme coup dans lĠinterprtation de cet ethos. LĠexprience de lĠethos est lĠexprience dĠavoir interprter la smance du sens sous-jacent, de la revendiquer ou lĠprouver, dj, telle ou telle. Et, bien entendu, cette exprience ouverte en appelle sa rectification ou sa corroboration dans lĠespace humain de la transmission.
En telle sorte que mme sĠil fallait concder que les attendus de la smance ÒrsultentÓ dans lĠtre, comme contenus psychologiques, du jeu de notre libert et de notre monde, en particulier des lois de notre organisme et de notre vie sociale, nanmoins cet clairage ne nous certifierait pas les smances comme telles, parce que cĠest uniquement dans lĠexprience de les interprter comme excutoires que nous authentifions les prescriptions de la smance. Le moment o jĠexprimente lĠethos en souhaitant le transmettre nĠest pas celui o se dcide dans ma Òforme de vieÓ cet ethos, il est celui o je lĠenvisage comme loi sans support ontique, tout en comprenant la demande de cette loi : le moment o cette loi ne ÒtombeÓ pas toute dtermine de lĠtre, mais sĠexcepte de lui pour prendre pour moi le visage dĠun Ò comprendreÓ qui est en mme temps un Ò observerÓ.
Il nĠen reste pas moins que toute la description qui prcde est celle dĠun rgime de lĠexprience, finalis par quelque chose comme une ÒpreuveÓ. La comprhension que je mets en avant de manire rvlationnelle de lĠethos espre faire autorit, et donner consistance signifiante une identification intellectuelle de la smance entre les hommes qui la partagent. Le ct rvlationnel, le fait que lĠinterprtation de la smance sĠimpose comme une sorte de dcret, ne contredit pas le ct exprience : cĠest au nom de lĠexprience de la volont de transmettre, cĠest au nom dĠune faon spcifique de mettre sa vie mentale en rsonance avec le problme de la transmission entre les hommes, tel quĠil se vit et se dit au fil dĠune tude immanente, que je parle lorsque je mĠattache noncer la smance.
LĠexprience en question est de lĠordre de lĠexprience-traverse, cĠest une exprience qui conjoint la simplicit de lĠaccueil de ce que lĠon prouve, la finesse et la droiture de lĠentente de ce qui, dans lĠtude immanente, a dj configur lĠenjeu de la transmission, et, in fine, le souci de la clart rationnelle, en lĠabsence duquel il nĠy aurait pas proprement parler dĠexplicitation de la smance : expliciter veut dire expliciter en forme de distinction et de clart logiques.
Dans lĠÏuvre ethanalytique, on rend compte dĠune telle exprience-traverse, conformment au schma gnral de lĠexprience phnomnologique.
Ma conviction est que la posture philosophique est par excellence celle de ces sortes de compte rendus : que la conjonction des trois traits nomms lĠinstant (accueil de lĠprouver, entente de la tradition, force de clarification des contenus) dfinissent le Òen savoir longÓ de la philosophie, autrefois voqu par Jean-Franois Lyotard.
En telle sorte que lĠexprience laquelle en appelle lĠinvestigation ethanalytique et dont elle espre une certaine forme dĠadministration de la preuve est proprement lĠexprience philosophique.
[1]. Cf. Strawson, P.F., 1966, The Bounds of Sense, London, Routledge, 16-18.
[2]. Cf. Langacker, R., 1991, Foundations of Cognitive Grammar, Stanford, Stanford University Press, 286-291, 309-313 & 345-348.
[3]. Cf. Cadiot, P. & Visetti, Y.-M., 2001, Pour une thorie des formes smantiques, Paris, PUF.