ExpŽrience, PhŽnomŽnologie, Ethanalyse

Les philosophes franais qui ont dŽcouvert la phŽno­mŽ­no­logie en Allemagne – Levinas, Aron, Sartre, Merleau-Ponty – lĠont pour une large part ressentie comme un nouvel empirisme : comme une manire de rappeler la philosophie ˆ un Òprincipe dĠexpŽrienceÓ, lui enjoignant de dŽlaisser les constructions spŽculatives pour rejoindre Òles choses mmesÓ. Ce qui veut dire, nŽcessairement, que ces choses se donnent, et qui ˆ son tour implique que nous les rencontrons dans des expŽriences, lesquelles constituent le socle de la philosophie dĠespce phŽno­mŽ­no­logique. On ne soumet donc pas la phŽno­mŽ­no­logie ˆ un coup de force, en premire apparence, en lui demandant quelles sont les expŽriences phŽno­mŽ­no­logiques auxquelles elle se rŽfre, comment elle les traverse et les rapporte, ainsi que, au-delˆ, suivant quel protocole elle en use. Il semble au contraire que toute phŽno­mŽ­no­logie, en tant que telle, dispose de rŽponses ˆ de telles questions.

Une fois notre attention attirŽe sur la ÒphaseÓ expŽrientielle de la phŽno­mŽ­no­logie, un problme se dŽgage assez naturellement.

On peut partir, pour le prŽsenter, de la proximitŽ entre la phŽno­mŽ­no­logie et lĠempirisme, qui vient dĠtre ŽvoquŽe. Mme si lĠon peut ressentir la phŽno­mŽ­no­logie comme un nouvel empirisme ainsi que je viens de le rappeler (Sartre lĠa prŽsentŽe littŽralement dans ces termes, Husserl nĠhŽsitait pas ˆ dire Ònous sommes les vrais positivistesÓ), mme si, mieux encore, les travaux de la phŽno­mŽ­no­logie – sur la perception notamment – sont comme attirŽs de faon rŽcurrente par les vues empiristes, particulirement lorsquĠils suivent lĠorientation dite ÒgŽnŽtiqueÓ, personne ne pourra faire oublier que Husserl a fort explicitement instituŽ la phŽno­mŽ­no­logie comme un idŽalisme transcen­dantal dans Ideen I, et nĠest jamais revenu sur ce dŽcret pour le rendre caduque. LĠassimilation de la phŽno­mŽ­no­logie ˆ un empirisme reste donc un jeu de lĠesprit, elle dŽsigne plus profondŽment un problme, que je caractŽriserai comme celui de lĠambigu•tŽ du principe dĠexpŽrience. Demander ˆ la philosophie de se laisser gouverner dans ses conclusions et sa mŽthode par lĠexpŽrience ou par lĠexigence dĠun retour ˆ lĠexpŽrience, cela ne constitue pas une maxime claire, et tout nous prouve que le Òprincipe dĠexpŽrienceÓ sĠentend en fait en des sens divers et contradictoires. Il y a donc lˆ un problme ˆ prendre ˆ bras le corps : on peut essayer de comprendre conceptuellement lĠambigu•tŽ du principe dĠexpŽrience.

Discussion critique du principe dĠexpŽrience

De ce principe, en effet, on peut envisager deux acceptions.

DĠun point de vue empiriste, il me semble que le principe dĠexpŽrience signifie essentiellement que toute connaissance renvoie en dernire analyse ˆ une expŽrience comme sa garantie, son contenu, son soubassement. Strawson lit par exemple ce principe chez Kant, et affirme en substance quĠun philosophe empiriste ne peut quĠy adhŽrer, il en fait mme une des grandes contributions kantiennes ˆ la philosophie de la connaissance[1]. Le principe dĠexpŽrience identifie donc une certaine approche en philosophie de la connais­sance.

Il est remarquable que ce principe, pris tel quel, semble partagŽ, ou simultanŽment revendiquŽ, par lĠempirisme et lĠidŽalisme transcendantal. Nous venons de voir que Strawson lĠassume et le relve chez Kant. De mme, Husserl ne peut que le contresigner, tout son projet se laisse rŽsumer comme celui dĠune explication ˆ valeur fondatrice de lĠenracinement du discours de la science dans un sous-sol dĠexpŽrience. Et les initiateurs de lĠempirisme logique, quoi quĠil en soit du dŽbat interne entre Carnap, Neurath et Schlick sur la nature et la limite de la garantie de lĠexpŽrience, ne songeaient certainement pas ˆ le remettre en question : ils reprenaient en fait le Òprincipe dĠexpŽrienceÓ de la tradition kantienne qui Žtait la leur. Je pense quĠon peut dire que mme chez un auteur comme Quine, qui, ˆ certains Žgards, subvertit la conception standard de la garantie de lĠexpŽrience mise en avant par lĠempirisme logique, le Òprincipe dĠexpŽrienceÓ nĠest pas rejetŽ : cĠest un aspect de ce que veut dire lĠaffirmation qui vient ˆ la fin de lĠarticle Ç Deux dogmes de lĠempirisme È selon laquelle il entend soutenir encore une position empiriste.

La diffŽrence qui sĠaccuse entre des gens comme Carnap, Neurath, Schlick et Quine dĠun c™tŽ, et des gens comme Kant et Husserl de lĠautre, porte sur la faon dĠinterprŽter lĠexpŽrience dont le primat est affirmŽ. Chez les quatre premiers, on cherche ˆ se reprŽsenter lĠexpŽrience comme, dĠune part, toujours dŽjˆ traduite en ŽnoncŽs, et, dĠautre part, comme dŽpendante dĠobjets en soi, comme seconde vis-ˆ-vis de tels objets en tant quĠexpŽrience de leur configuration telle ou telle : les deux c™tŽs convergent ˆ vrai dire, tant il est vrai que lĠŽnoncŽ ne fait pas autre chose que dire lĠexpŽrience comme accueil de la configuration dĠobjets subsistants externes. Tout ˆ lĠinverse, chez Kant ou Husserl, lĠexpŽrience est Òconscience reprŽsentativeÓ, occurrence subjective, ŽvŽnement interne avant quĠil ne soit question dĠobjets subsistants externes. En dŽpit de cette diffŽrence Žnorme, qui motive un combat intellectuel opini‰tre, toujours aussi vif prs de cent ans aprs lĠessor du nouvel empirisme, idŽalisme transcendantal et empirisme logique partagent une certaine entente du principe dĠexpŽrience dans lĠhorizon de la philosophie de la connais­sance.

La phŽnomŽnologie, de son c™tŽ, dŽjˆ avec Husserl sans doute, contient une perspective qui dŽcale le sens du principe dĠexpŽrience. Suivant cette autre perspective, on comprendra ce principe comme affirmant que la seule chose qui importe pour la philosophie est lĠexpŽrience humaine : la philosophie, dira-t-on, ne peut pas tre prise autrement que comme un effort pour Žlucider lĠexpŽrience humaine, pour clarifier ce dont il sĠagit, ce dont il retourne en elle. En dernire analyse, le principe voue la philosophie ˆ lĠŽtude du sens de lĠexpŽrience humaine. LĠexpŽrience, au lieu dĠtre dŽsignŽe comme lĠinstance de recours pour lĠanalyse de la connais­sance dans sa prŽtention ˆ la vŽritŽ, est dŽclarŽe le thme unique de la philosophie, thme dont elle recherche le sens plut™t quĠelle ne sĠattache ˆ dŽgager une ou des vŽritŽs au-delˆ de lĠexpŽrience.

Cette seconde distinction est tout ˆ fait radicale, et commande, sans nul doute, des conceptions trs diffŽrentes de ce en quoi consiste une expŽrience. Si nous essayons de prŽciser conceptuellement la diffŽrence entre ces deux approches de lĠexpŽrience, nous ne pouvons, je crois, que dire ce qui vient maintenant.

Dans la premire acception, lĠexpŽrience est toujours expŽrience de, de la notion dĠexpŽrience on retient essentiellement le fait que, dans toute expŽrience, quelque chose sĠannonce. Lorsque Heidegger relit Kant, il identifie la finitude comme consistant prŽcisŽment en ceci que, quoi que ce soit que lĠhomme ait ˆ conna”tre ou puisse conna”tre, il nĠy parvient que pour autant que cet ˆ conna”tre sĠest dĠabord annoncŽ ˆ lui. Sa connaissance est connais­sance dĠun rencontrŽ, dĠun expŽrimentŽ. LĠargument empiriste se comprend bien ˆ partir dĠune telle analyse de lĠexpŽrience : on dira que, si lĠexpŽrience est envisagŽe comme conscience reprŽsentative, comme occurrence subjective de reprŽ­sen­tations, alors elle perd la transitivitŽ qui figure dans sa dŽfinition, elle nĠest plus expŽrience de, et, donc, nĠest plus expŽrience. LĠempirisme sĠarc-boute sur les deux thses ˆ ses yeux incontournables, selon lesquelles la connais­sance nĠest plus connais­sance si elle nĠest pas connais­sance de, et, de mme, lĠexpŽrience nĠest plus expŽrience si elle nĠest pas expŽrience de.

Il est possible dĠŽvoquer ici la grammaire cognitive de Langacker, qui, en vue de la description sŽman­tique des phrases impersonnelles o le cadre est mis en position de sujet grammatical (La fort vit un combat furieux) notamment, dŽgage une forme conceptuelle gŽnŽrale Exper¨Th, o un sujet par son activitŽ mentale Žtablit le contact avec un thme, qui donne par spŽcification Exper¨Zero, o le thme se rŽduit ˆ la simple occurrence statique dĠun ceci (en sa date, son lieu)[2]. Ce que Langacker souligne comme un schme sŽman­tique essentiel est ici le concept ÒtransitifÓ dĠexpŽrience. Notons au passage que la lecture par Heidegger du principe dĠexpŽrience, ainsi que sa comprŽhension du phŽnomne comme monstration, donnŽe au para­graphe 7 de Sein und Zeit, sĠorientent clairement dans la direction empiriste, consistent ˆ souligner la transitivitŽ.

Dans la seconde acception, lĠexpŽrience est comprise comme traversŽe. JĠai eu une expŽrience signifie que jĠai traversŽ quelque chose. La mention de ce Òquelque choseÓ rŽtablit-il la transitivitŽ ? Non, parce que le quelque chose, ˆ la limite, est lĠexpŽrience elle-mme, ou lĠexpŽrience comme temps ŽcoulŽ, il est tout le subjectif et tout lĠobjectif et tout lĠespace et tout le temps de lĠexpŽrience, sans prendre aucune stature objective assignŽe. CĠest bien pourquoi jĠai une expŽrience mme lorsque aucun objet nĠa valu comme centre de fascination au cours de cette expŽrience. JĠai pu avoir une expŽrience dĠinconscience, dĠŽgarement, de nervositŽ, de dŽpaysement, de vertige : autant de cas o la nomination de lĠexpŽrience est modale. Ou bien jĠai eu une expŽrience dĠenseignant, dĠamant, de pre, autant de cas o la nomination de lĠexpŽrience est subjective. Ou encore jĠai eu une expŽrience du grand air ou de lĠattente, cas o lĠexpŽrience se qualifie par rapport ˆ un espace ou un temps qui ne sont pas des objets expŽrimentŽs mais des ambiants traversŽs comme tels.

La thse implicite, cette fois, est que la vie humaine est constamment et fondamentalement expŽrience intransitive, traversŽe qualifiable comme telle mme lorsquĠun objet dĠarrimage et de fascination lui fait dŽfaut. Le cas dĠune expŽrience de sera reconstruit comme cas particulier, quĠil faut expliquer ˆ partir de lĠexpŽrience-traversŽe : quelle structure doit avoir une expŽrience-traversŽe pour valoir comme expŽrience de ? Les structures noŽtico-noŽmatiques de Husserl sont une rŽponse canonique ˆ cette question.

Ce quĠon peut dire de gŽnŽral, semble-t-il, est que lĠexpŽrience comme traversŽe absolument quelconque se voit toujours qualifiŽe en termes de ses limites, en termes des bords de son domaine de dŽploiement : bords subjectifs, objectifs, modaux, domaniaux (spatiaux, temporels). LĠexpŽrience de correspond au cas o la limite relativement ˆ laquelle se dispose lĠexpŽrience est celle dĠun objet de fascination.

RŽcapitulons les traits de lĠexpŽrience au second sens :

1) par son encha”nement et son cumul se tisse le champ de lĠexpŽrience humaine, dŽterminŽ comme le thme de la philosophie ;

2) elle est gŽnŽriquement intransitive ;

3) elle se qualifie en termes dĠun bord (subjectif, objectif, modal, domanial) ;

4) par cette qualification, les expŽriences sĠindividuent, le champ englobant de lĠexpŽrience humaine se segmente.

La question qui se pose ˆ nous maintenant est celle de lĠexpŽrience phŽno­mŽ­no­logique. Dans quel cas une expŽrience est-elle phŽno­mŽ­no­logique ? Peut-on envisager comme phŽno­mŽ­no­logique une expŽrience au premier sens ? Toute expŽrience au second sens est-elle phŽno­mŽ­no­logique ?

Examinons la premire question. Il me semble clair que, si lĠexpŽrience est expŽrience de, et si le complŽment du de est dŽterminŽ comme pluralitŽ organisŽe dĠobjets, alors lĠexpŽrience nĠest plus phŽno­mŽ­no­logique. Un expŽrimentŽ – cĠest-ˆ-dire une telle pluralitŽ, un Ҏtat de choseÓ dans les termes dĠune certaine tradition analy­tique – se laisse poser et dŽcrire indŽpendamment du fait dĠtre expŽrimentŽ, dĠtre le support et le thme dĠune expŽrience. QuĠil le soit se formulera donc comme le simple ajout dĠun symbole positif de lĠtre expŽrimentŽ. Le chat sur le paillasson Žtant lĠŽtat de chose, lĠexpŽrience en devient JĠexpŽrimente le chat sur le paillasson, obtenu en ajoutant un opŽrateur dĠassertion expŽrientielle ˆ lĠŽtat de chose. Comme lĠapproche en cause de lĠexpŽrience se dŽsintŽresse totalement de cet opŽrateur, nĠy voit rien ˆ dŽcrire et commenter, seulement lĠeffectivitŽ ineffable de lĠexpŽrience comme telle – ce qui conduit ˆ la problŽmatique connue des qualia si lĠon raisonne plus ou moins dans le cadre de la pensŽe du second Wittgenstein – la phŽno­mŽ­no­logie est rŽduite ˆ une prŽsence mystique, elle est la mention et la recension du se montrer et de lĠexpŽrimenter, qui restent fermŽs ˆ toute pŽnŽtration, toute description. Il nĠy a donc quĠune phŽnomŽnologie nŽgative : toute expŽrience est phŽno­mŽ­no­logique dans lĠexpŽrimenter quĠelle enveloppe et prŽsuppose, bien que ce ne soit rien dire que dire cela, ou en tout cas rien dire dĠintŽressant.

Il semble donc que lĠexpŽrience, pour tre expŽrience phŽno­mŽ­no­logique, doit tre expŽrience-traversŽe et pas expŽrience de. Est-il possible, maintenant, de donner des prŽcisions sur la faon dont une expŽrience-traversŽe est intronisŽe comme expŽrience phŽno­mŽ­no­logique ?

ExpŽrience phŽno­mŽ­no­logique

Je dirai dĠabord quĠun premier critre sĠimpose avec Žvidence : une expŽrience compte comme expŽrience phŽno­mŽ­no­logique lorsquĠelle est rapportŽe dans un discours qui lui attribue une fonction dans une stratŽgie phŽno­mŽ­no­logique. Mais cette dŽfinition renvoie ˆ celle de stratŽgie phŽno­mŽ­no­logique pour un discours philo­so­phique, cĠest-ˆ-dire que nous sommes renvoyŽs au dŽbat ÒQuĠest-ce que la phŽno­mŽ­no­logie ?Ó. Comme ce dŽbat est une controverse, nous courrons le risque, ici, de nous engager sur un sentier o seulement peu de gens sont prts ˆ nous suivre. Un tel risque, cela dit, comment ne pas lĠassumer ? Il le faut, tout en cherchant ˆ garder le contact avec une famille assez large dĠoptions et de sensibilitŽs.

Je dirai donc quĠune stratŽgie phŽno­mŽ­no­logique consiste toujours ˆ donner un r™le directeur ˆ certains compte rendus dĠexpŽriences. Il sĠagit, dĠun c™tŽ, de rapporter des expŽriences conues comme typiques, en des termes tels que chaque lecteur puisse les reconna”tre et dŽlivrer sa validation silencieuse au tŽmoignage du phŽnomŽnologue : oui, cĠest bien cela quĠil nous arrive de traverser, cette expŽrience comme traversŽe est restituŽe de manire fidle, notre attestation de lecteur redouble celle de lĠauteur dans son tŽmoignage. Et, de lĠautre c™tŽ, il sĠagit de mettre en Žvidence ce qui, dans le reste de lĠexpŽrience humaine, trouve dans lĠexpŽrience rapportŽe sa prŽsupposition, son point de dŽpart, son fondement : divers mots sont ici possibles, qui correspondent ˆ des conceptions virtuellement incompatibles de la phŽno­mŽ­no­logie. NŽanmoins lĠexpŽrience mise en position dĠexpŽrience phŽno­mŽ­no­logique par le compte rendu du philosophe phŽnomŽnologue est toujours supposŽe terme de renvoi nŽcessaire pour une famille dĠexpŽriences, quĠelle Žclaire, sur lesquelles elle offre une ÒpriseÓ dŽcisive : cĠest forcŽment quelque chose de cet ordre quĠexprime lĠidŽe dĠexpŽrience directrice. Une des faons de dire les moins compromettantes, les plus larges, consiste ˆ dire que lĠexpŽrience mise en position phŽno­mŽ­no­logique est intronisŽe accs privilŽgiŽ aux expŽriences de la famille considŽrŽe.

Un cas historiquement exemplaire est celui o les expŽriences auxquelles le compte rendu phŽno­mŽ­no­logique ouvre un accs privilŽgiŽ sont des expŽriences de. On dira alors, passant de lĠexpŽrience de ˆ ce dont elle est lĠexpŽrience, que le compte rendu phŽno­mŽ­no­logique exhibe ce qui se tient derrire notre rapport ˆ tel ou tel type dĠobjet, en dŽcrivant les traversŽes auxquelles renvoie toute expŽrience dĠun objet du type en cause. Nul doute que la description par Husserl des structures noŽtico-noŽmatiques, dŽjˆ mentionnŽe, ne se laisse lire ainsi.

Reste la question ultime, qui vient nŽcessairement couronner cette section : comment fait-on, comment rapporte-t-on les expŽriences phŽno­mŽ­no­logiques ?

En un sens, il nĠest pas si difficile de rŽpondre : le ÒprotocoleÓ consiste

1) ˆ se tourner vers ce qui est susceptible dĠtre originaire, et se glisser dans une attitude dĠaccueil ;

2) ˆ mettre en mots la traversŽe, que lĠon a accueillie en se tournant comme il convient ;

3) ˆ exposer le caractre directeur de la traversŽe dite en 2) ;

4) ˆ sĠadresser ˆ lĠattestation attendue des lecteurs.

La tendance naturelle de la rationalitŽ consiste ˆ ne voir et ne retenir que le point 2) du protocole. Bien sžr, la phŽno­mŽ­no­logie est une logie, comme tout ce qui advient dans lĠenclos de la philosophie et plus largement de lĠactivitŽ rationnelle. Donc les Òproduits finisÓ du travail phŽno­mŽ­no­logique ne peuvent tre que des rapports ou descriptions dĠexpŽrience. Mais si lĠon sĠen tient ˆ lĠŽvocation de ce moment, tout ce qui fait la spŽcificitŽ de la phŽno­mŽ­no­logie sĠefface. Les pouvoirs descriptifs du langage peuvent ˆ tout moment tre mobilisŽs pour mettre en mots nos traversŽes, ils le font ˆ vrai dire constamment, et, mme, ˆ beaucoup dĠŽgards, ces mises en mots sont une composante essentielle des traversŽes, essentielles au point que souvent, les traversŽes ont leur advenir primordial dans les mises en mots qui les accomplissent autant quĠelles les rapportent. Pourtant, cette congruence inŽvitable et permanente du discours avec les traversŽes ne fait pas de toutes nos verbalisations embarquŽes dans nos expŽriences-traversŽes des dictions phŽno­mŽ­no­logiques : la raison en est que, en gŽnŽral, nos phrases et nos textes vivants ne dŽgagent pas la valeur dĠaccs de certaines expŽriences. Le but de phŽno­mŽ­no­logie est de produire les compte rendus, descriptions ou rŽcits qui font valoir comme directrices certaines expŽriences traversŽes. Ceci correspond, littŽralement, au moment 3) : mais pour cette fonction, les moments 1) et 4) jouent Žgalement un r™le essentiel.

Le moment 1) correspond ˆ quelque chose quĠil est trs difficile de caractŽriser, dont il est encore plus difficile de fixer une forme dŽfinitive et susceptible de garantir le succs. Il sĠagit, pour ainsi dire, de faire taire en soi la prŽcipitation ˆ savoir ce que lĠon sait, de questionner vers la profondeur et la provenance des expŽriences de ou expŽriences-traversŽes qui nous semblent de prime abord bien individuŽes et bien ŽlucidŽes, pour essayer dĠapprŽhender le chemin dĠaccs au bout duquel nous tombons sur cette ÒpositivitŽÓ partageable et partagŽe de lĠexpŽrience en cause sous un visage qui la consigne. Husserl a pensŽ que la rŽduction phŽno­mŽ­no­logique, en dŽgageant le fond inaperu des vŽcus du flux et de leurs avatars, rŽalisait lĠaccueil en nous orientant vers le thŽ‰tre oubliŽ de toutes les traversŽes, la traversŽe englobante et ultime de la vie de la conscience en son Žcoulement. Chez Heidegger, le thŽ‰tre des expŽriences directrices serait le monde, et le se tourner vers de lĠaccueil consiste dans une ÒdŽcision de lĠauthenticitŽÓ en mme temps conue comme attitude de questionnement, et demandant en fin de compte ˆ tre lue comme pure passivitŽ, laissant le dŽclement ÒbattreÓ comme notre existence. Je devrais ici complŽter en dŽcrivant le moment 1) chez Levinas, mais je veux passer tout de suite au moment 3), parce que je pense quĠil est le mal-aimŽ de lĠaffaire, celui dont lĠimportance cardinale est nŽgligŽe en gŽnŽral.

Il ne suffit pas, en effet, que je me sois tournŽ comme il convient pour que, en substance, la traversŽe me soit apparue dans sa vraie figure, et que son caractre directeur, sa capacitŽ ˆ faire accŽder ˆ gŽnŽriquement ˆ un domaine – la capacitŽ dĠune expŽrience-traversŽe gŽnŽrique, seulement prŽsentŽe dans une stylisation dĠelle-mme, ˆ faire accŽder ˆ une classe elle-mme campŽe en termes gŽnŽriques dĠautres expŽriences – soit revendiquŽ dans mon discours. Il faut aussi que cette double gŽnŽricitŽ se traduise dans un appel ˆ lĠattestation des lecteurs, qui doit habiter chaque mot et chaque phase signifiante de mon discours : lorsque je dŽcris les traversŽes originaires, je les dŽcris comme il faut pour que chaque lecteur les reconnaisse comme ce par et dans quoi nous partons toujours. A la fois, mes mots doivent permettre ˆ tout lecteur de reconna”tre ce dont il sĠagit, de sĠidentifier la traversŽe telle que jĠen rends compte, et la qualitŽ directrice que jĠimpute ˆ une telle traversŽe doit sĠimposer ˆ lui ˆ partir de la faon dont je dŽpeins la transition vers les expŽriences dĠune certaine classe.

Reste ˆ dire, ce qui, jĠimagine, va presque de soi, mais qui fait toute la difficultŽ de lĠentreprise : les moments 1) et 4), en lesquels rŽside et repose toute la justesse dĠune dŽmarche phŽno­mŽ­no­logique, ne peuvent jamais tre mis en Ïuvre sŽparŽment et a priori, en telle sorte que la bonne attitude et la bonne finalitŽ Žtant acquises, il ne resterait plus quĠˆ dŽvider une mise en mots qui sĠen dŽduit pour ainsi dire mŽcaniquement. Au contraire, cĠest dans un certain effort pour dŽcrire qui, dŽjˆ, va ˆ certaines traversŽes que jĠŽlis le champ vers lequel il ÒfallaitÓ se tourner et que jĠappelle mes destinataires ˆ valider ma procŽdure, ce qui signifie que ce que jĠÒopreÓ, je le ÒdŽcrisÓ dans lĠhorizon de lĠattestation.

Le moment 1) explicite ce en quoi consiste faire une expŽrience authentiquement phŽno­mŽ­no­logique, et le moment 4) ce en quoi consiste rapporter authentiquement une expŽrience comme phŽno­mŽ­no­logique, mais le fond de lĠaffaire est que lĠexpŽrience phŽno­mŽ­no­logique nĠest pas au milieu de 1) et 4), temporellement entre les deux : elle vaut comme phŽno­mŽ­no­logique en tant quĠelle rŽvle un 1) et un 4) qui se superposent en elle. Une telle rŽvŽlation sĠaccomplit nŽcessairement dans le procs Òdescriptif gŽnŽriqueÓ des moments 2) et 3) : dans le compte rendu des traversŽes et de leur rapport de renvoi.

Tel est, jusquĠˆ nouvel ordre, lĠenseignement que je retire dĠune rŽflexion sur le principe dĠexpŽrience et sur la faon dont il sĠinterprte dans une perspective phŽno­mŽ­no­logique :

1) Le principe dĠexpŽrience est le principe assignant ˆ la philosophie la t‰che de dŽcrire et comprendre lĠensemble de lĠexpŽrience humaine ;

2) La notion pertinente dĠexpŽrience, de ce point de vue, est celle dĠexpŽrience-traversŽe et pas dĠexpŽrience de ;

3) LĠexpŽrience phŽno­mŽ­no­logique est une expŽrience-traversŽe ˆ laquelle on accde en se tournant vers ce qui est susceptible dĠtre originaire ;

4) Elle est mise en mots comme traversŽe, et dŽcrite dans sa puissance de faire accŽder, en vue de lĠattestation de son caractre originaire.

Je poursuis cette rŽflexion en examinant ce quĠil advient de la notion dĠexpŽrience phŽno­mŽ­no­logique dans le cadre de lĠethanalyse.

ExpŽrience ethanalytique ?

Je rappelle pour commencer en quelques mots le programme de lĠethanalyse, que je conois comme une reprise du programme phŽno­mŽ­no­logique.

Le programme

LĠethanalyse se propose de dŽcrire et caractŽriser les rŽgions de sens qui affleurent dans la tradition humaine. LĠexpŽrience historiquement accumulŽe de lĠhumanitŽ a dŽgagŽ des ÒsphresÓ, que lĠon peut apprŽhender comme signalŽes et motivŽes par un sollicitant, un mot dĠidŽalitŽ dont les emplois ne sont gŽnŽriquement pas rŽfŽrentiels. Ce mot dĠidŽalitŽ signale un devoir-tre ou un programme plut™t quĠil ne dŽsigne une classe dĠŽtants : ainsi les mots amour ou politique ; ainsi le mot juif (tout autant si lĠon prend sa forme substantive). Mais aussi bien dĠautres mots sans doute, comme science ou littŽrature : les Òsphres du sensÓ sont innombrables, et le projet ethanalytique a de beaux jours dĠŽtude devant lui. Ces sphres correspondent, ˆ chaque fois, ˆ la tradition du partage dĠun certain enjeu dans au sein dĠune collectivitŽ humaine, aux frontires non rigoureusement dŽfinies. QuĠun sens persiste dans la sphre, sens qui ÒrŽpondÓ ˆ la sollicitation du mot dĠidŽalitŽ (sens de lĠamour, sens du politique), cela nĠarrive et ne se peut que parce que, ˆ lĠŽchelle de chaque comportement individuel, les personnes entendent lĠenjeu, entendent la demande de relance qui est incluse dans le mot, que le mot adresse. Cette adresse du sens de la rŽgion passe en fait par les comportements immŽdiatement antŽcŽdents dans la sŽrie traditionnelle, ceux qui nous ont apportŽ lĠenjeu. Nous nous disposons ˆ lĠŽgard de lĠamour dans notre vie – dans nos mots, nos vŽcus et nos pratiques – en rŽponse aux mots, vŽcus et pratiques de ceux avec qui nous assumons la charge du sens de lĠamour (nos parents, nos amis, nos amours). LĠŽvŽnement ŽlŽmentaire qui rŽpercute et transmet le sens de lĠamour est celui dans lequel jĠaffiche un comportement supposŽ ÒrŽpondreÓ ˆ lĠappel de lĠamour et relancer cet appel, ŽvŽnement qui, nŽcessairement, interprte le demandŽ de cet appel.

LĠethanalyse se propose de dŽcrire les rŽgions du sens en explicitant comment le sens du sollicitant, du mot dĠidŽalitŽ se trouve ÒdŽterminŽÓ dans et par lĠethos de la relance du sens en cause : comment les comportements de relance, se systŽmatisant dans un monde humain, dessinent des clauses, des critres, des moments, des qualitŽs dont la conjonction prŽtend dŽfinir ce qui est demandŽ dans le sollicitant, ˆ quelles conditions et de quelles manires variables le sens en cause peut et doit tre relancŽ. LĠethanalyse sĠefforce dĠextraire et de dire lĠessentiel de comment lĠethos du sens se prescrit ˆ soi-mme la relance du sens. Elle prŽtend donc dŽgager ce qui est directeur dans cet ethos du point de vue qui est le sien (pour lĠentente/relance du sens). Elle est bien, elle aussi, ˆ la recherche dĠun originaire : par exemple, de ce que nous comptons comme lĠoriginaire ˆ lĠŽgard de lĠamour, des vŽcus mots et pratiques qui sont le fond de lĠethos entendant et relanant le sens de lĠamour, auxquels sĠordonnent dĠautres vŽcus mots et pratiques comme expressions particulires, formes dŽrivŽes, prescriptions implicites se rattachant aux premiers. On cherche lĠoriginaire sous la forme de ce devant quoi les innombrables modes individuels jalonnant le sens en cause se veulent responsables. Le faisceau de formes ou consignes ayant trait aux mots, vŽcus et pratiques que lĠon obtient sĠappelle sŽmance du sollicitant : cette sŽmance explicite le sens qui ÒgouverneÓ la rŽgion et la fonde comme telle. Le terme sŽmance est ici proposŽ en analogie avec la notion dĠessence intervenant chez Husserl : une sŽmance domine chaque rŽgion du sens, chaque ethos du sens, de la mme manire quĠune essence (eidos) rŽgit chaque type rŽgional dĠobjectivitŽ.

A supposer que lĠexposition de ce programme soit suffisamment claire, demandons-nous maintenant comment lĠexpŽrience peut y tre invoquŽe, comment le Òprincipe dĠexpŽrienceÓ sĠapplique dans le contexte ethanalytique.

La question de la preuve

La difficultŽ est en substance la suivante : dans une Žtude de type ethanalytique, on cherche ˆ dŽgager, je viens de le dire, le faisceau des ŽlŽments directeurs qui collectivement dŽterminent de dont il retourne dans le sens en cause, ce qui est demandŽ, ce qui vaut comme enjeu, ce ˆ quoi se mesurent les comportements essayant de sĠinscrire dans la rŽgion du sens en cause et le proroger, mme lorsquĠils sont dŽficients. Or, il ne semble pas que je puisse allŽguer un tel ŽlŽment sans justifier mon allŽgation. Pour prendre un exemple simple, je soutiens dans mon Òethanalyse de lĠamourÓ quĠil fait partie de la sŽmance de lĠamour que lĠamour doive tre total, engager ˆ la fois la totalitŽ de la personne et la totalitŽ du temps. Je prŽcise, en conclusion de la section consacrŽe ˆ ce point, que lĠamour se produit comme fragment dĠune vie, mais redŽfinit toutes les autres parties de la vie comme des moments de lĠorganicitŽ nouvelle quĠelle devient sous lĠŽgide de la Òtotalisation amoureuseÓ.

Une telle assertion est supposŽe absolument non dŽrangŽe, non contestŽe par le fait que, en rŽalitŽ, bien des gens sont susceptibles dĠorganiser lĠamour dans leur vie comme quelque chose de tout ˆ fait localisŽ, de limiter lĠexercice et lĠactivation de leurs relations amoureuses ˆ certaines phases minoritaires de vie privŽe, de considŽrer que leur partenaire est a priori totalement Žtranger ˆ des dimensions de vie comme le travail ou les amitiŽs. Et par le fait, trop Žvident de nos jours, que le ÒmodleÓ empiriquement dominant est celui du Òbout de chemin ensembleÓ.

Je maintiens que nŽanmoins, ce dont il sĠagit dans le ÒprogrammeÓ de lĠamour est le toujours et le tout (mon titre de section est ÒUn lien qui est toutÓ). Simplement, on a pris lĠhabitude, ˆ une grande Žchelle, de dŽroger ˆ ce programme, et lĠon dispose mme de tout un systme de contenus thŽoriques et de maximes de comportement qui rendent en un sens acceptable, voire inŽvitable la dŽrogation. Mais ce qui est demandŽ dans lĠamour nĠen reste pas moins demandŽ, il sĠagit mme aujourdĠhui de rŽussir le tout et le toujours.

Comment puis-je le justifier ? Quels moyens aurais-je dĠen convaincre qui que ce soit ? Il est clair que je dois faire appel ici, ˆ des ŽlŽments dĠexpŽrience. Seulement ce doit tre un type bien particulier dĠexpŽrience.

Voici, en gros, le genre de raisons que jĠavance.

DĠabord, je fais observer que, lorsque lĠon se trouve ŽjectŽ dĠune relation qui avait pris le sens de lĠamour pour vous – mme si lĠon est responsable de cette rupture, et mme si la relation avait tout juste commencŽ de se situer dans le registre de lĠamour – cĠest une expŽrience commune que, brusquement, milles choses que lĠon faisait avant cette relation et qui en principe nĠont rien ˆ voir avec elle deviennent douloureuses ou impossibles. On aimait voir tel ami avec qui lĠon dŽjeunait pendant la relation, mais maintenant, de le rencontrer exactement de la mme manire fait surtout penser ˆ la relation qui nĠest plus disponible ˆ c™tŽ, ˆ laquelle on ne va pas pouvoir revenir, dĠun coup de tŽlŽphone, ˆ la sortie du dŽjeuner. On dŽcouvre, Žventuellement, que lĠon nĠa plus le gožt de travailler, de boire, de prendre la parole en public, que sais-jeÉ

Eventuellement, je cite un souvenir de lecture, comme celui-ci : dans un roman policier de Ed Mac Bain, Steve Carella sŽduit une jolie mannequin, et, au bout de quelque semaines, ils ont un rendez-vous amoureux chez lui, au cours duquel il sablent le champagne, et la jeune femme Ç boit ˆ la possibilitŽ dĠun toujours È.

Comment comprendre une telle invocation de lĠexpŽrience ?

Le premier exemple est prŽfixŽ par le redoutable opŽrateur modal cĠest une expŽrience commune que. Mais comment peut-on expŽrimenter que ÒcĠest une expŽrience commune queÓ, demandera-t-on ? On a eu lĠexpŽrience que jĠai brossŽe dans le paragraphe ci-dessus, ou on a eu une expŽrience que lĠon homologue spontanŽment (mais dŽjˆ, quel est le critre pour une telle homologation ?), ou, mieux encore, on conna”t plusieurs cas, beaucoup de cas (ˆ partir de quel nombre entier ÒbeaucoupÓ devient-il lŽgitime ?) similaires. De toute faon, une statistique dŽmontrant le caractre ÒmajoritaireÓ de ce genre de ÒsuitesÓ dĠune rupture ne constituerait pas une preuve, ni dans un sens ni dans un autre. Le problme est de savoir si ces rŽactions, ces vŽcus, ˆ supposer pour commencer quĠils se produisent dans les vies humaines, expriment le gŽnŽrique du sens de lĠamour pour nous.

Il me semble que mon rŽcit a la force de suggŽrer que cĠest bien le cas. Que en le lisant, pour la plupart dĠentre nous, nous reconnaissons certains Žpisodes n™tres. Que dans les cas o nous ne rŽagissons pas comme cela, nous supposons immŽdiatement que Òce nĠŽtait pas de lĠamourÓ. Nous inclinons ˆ penser que des personnes qui ne traversent jamais de telles expŽriences de la perte se sont prŽmunies de lĠamour par de vigoureux mŽcanismes, et nĠen connaissent rien. Nous sommes convaincus de la gŽnŽricitŽ de mon rŽcit au point que nous supposons que de telles personnes pourraient nous confesser elles-mmes quĠelles se tiennent ˆ lĠŽcart de lĠamour proprement dit.

En bref, le rŽcit dĠune expŽrience dŽpeinte comme particulire vaut comme rŽcit de lĠexpŽrience gŽnŽrique, rŽvŽlateur dĠune exigence qui fait partie de la sŽmance de lĠamour. Pourtant, il reste possible que quelquĠun ne marche pas, entende mon rŽcit et juge que ce que je raconte, cĠest une pathologie de lĠabandonnite et pas la sŽmance de lĠamour.

Le second exemple pourrait-il faire basculer une telle opposition ? A-t-il quelque chose de diffŽremment expŽrimental ?

La diffŽrence se dŽtermine aisŽment : en invoquant le roman sŽrie noire dĠEd Mac Bain, je ne fais plus appel ˆ une expŽrience ÒprivŽeÓ – la mienne ou celle dĠun autre – mais ˆ un ŽlŽment de fiction dŽjˆ ÒpublicÓ : ˆ quelque chose, qui, prŽsentŽ dans une fiction de la littŽrature populaire, exprime peut-tre lĠattente commune ˆ lĠŽgard de lĠamour.

Mais, bien sžr, il nĠest pas possible de prendre toute occurrence dans la littŽrature comme lĠestampillage dĠun contenu de sŽmance, une telle occurrence ne vaut pas comme critre pour lĠenqute ethanalytique. DĠun c™tŽ, nous rencontrons peut-tre, ˆ cet endroit, lĠancien problme connu comme problme de lĠidŽologie, bien que ce soit sous un visage et ˆ vrai dire sous un angle diffŽrent : il se pourrait que les mises en scne et descriptions figurant dans les messages socialement disponibles ÒtrahissentÓ systŽmatiquement ce qui est en cause, pour des raisons liŽes ˆ lĠordre gŽnŽral du monde social. Dans lĠorientation critique de lĠ‰ge marxiste, on souponnait une telle trahison dans lĠordre alŽthique et onto­lo­gique : les reprŽ­sen­tations distribuŽes dans lĠespace social du capitalisme Žtaient supposŽes ÒinverserÓ la rŽalitŽ, elles Žtaient supposŽes ne pas tre fidles ˆ lĠtre des rapports et faits sociaux, cĠest-ˆ-dire tout simplement tre fausses (lĠidŽologie Žtait de la fausse conscience, disait-on). Relativement ˆ lĠenqute ethanalytique, on est plut™t amenŽ ˆ faire lĠhypothse que les messages publics usuels prescrivent les ÒsensÓ ˆ c™tŽ de ce que lĠon peut par ailleurs comprendre comme leur authentique programme ou leur programme propre : la dŽviance serait donc Žthique et dŽontologique plut™t.

Si lĠon entre dans cette idŽe de lĠinadŽquation possible dĠexemples comme celui du roman de Mac Bain, on pourra demander, par exemple, si la validitŽ de lĠexemple serait meilleure dans le cas o le support littŽraire appartiendrait au rŽpertoire lŽgitime de la grande culture : ainsi, peut on se fonder sans crainte sur Stendhal et Proust pour articuler lĠethanalyse de lĠamour ?

Ce qui doit tre compris, ici, cĠest, ˆ la fois, une circularitŽ inŽvitable et une aporie impossible ˆ dŽnouer.

JĠai dit ˆ lĠinstant que certaines Ïuvres littŽraires font partie du rŽpertoire lŽgitime. Mais cela mme, comment viens-je ˆ le savoir ? Je connais des lettrŽs distinguŽs pour qui Jules Vernes appartient, de plein droit, ˆ ce rŽpertoire. NŽanmoins, je ne crois pas me tromper en affirmant quĠils restent minoritaires dans cette Žvaluation, parmi leurs pairs. Mais la rgle de la majoritŽ vaut-elle pour la validation ethanalytique ? Le dire, ce serait nier que lĠon puisse se tromper sur la lŽgitimitŽ, et comment le nier ? Nous avons rŽgulirement des expŽriences o il nous appara”t que la majoritŽ dĠune gŽnŽration, ou dĠun peuple, sombre dans une ÒerreurÓ qui porte volontiers sur ce qui appartient ou non ˆ un sens quĠil sĠagirait de ne pas perdre, de continuer ˆ partager.

La circularitŽ, de son c™tŽ, infiltre notre problme dĠŽvaluation de tous les c™tŽs. Si je prends les mises en scne et descriptions dĠune Ïuvre lŽgitime comme indicatrices de la sŽmance que jĠŽtudie, alors je prŽsuppose le caractre lŽgitime de ces Ïuvres, cĠest-ˆ-dire une certaine comprŽhension du sens dŽlimitant le littŽraire comme tel, ce qui ressortit ˆ lĠŽvidence ˆ une autre enqute ethanalytique (le mot littŽrature est un sollicitant, un mot dĠidŽalitŽ). Si je justifie en allŽguant lĠopinion majoritaire des lettrŽs, alors je prŽsuppose que jĠai identifiŽ un corps de docteurs qui dŽtiendrait la responsabilitŽ de la formulation de la sŽmance du littŽraire et de ses consŽquences, et dont moi je saurais identifier les membres. A moins que jĠestime que le systme social les a dŽjˆ identifiŽs (par exemple comme ceux qui sont des enseignants-chercheurs en littŽrature franaise ou Žtrangre).

Si lĠon rŽflŽchit de manire rigoureuse au problme que nous sommes en train de soulever, on doit conclure que lĠautorisation est par principe impossible ˆ trouver en matire dĠinvestigation ethanalytique. Ce quĠon cherche est de lĠordre du sens, cĠest-ˆ-dire de ce qui vaut dans un collectif comme ce qui est reu et enjoint ˆ propos du sollicitant : dans la mesure o il ne sĠagit jamais de comportements ou de discours effectifs, mais de comportements ou de discours en lesquels sĠexprime une norme, une valeur, une attente, une prescription, on ne saurait ÒprouverÓ par lĠexhibition dĠune donnŽe empirique, ou par une statistique portant sur un type de donnŽes, ce qui est le contenu lŽgitime de la sŽmance.

En mme temps, la sŽmance a forcŽment un c™tŽ subjectif, vŽcu, ŽprouvŽ, sinon elle ne serait pas sŽmance. Dire la sŽmance telle ou telle, cĠest Žmettre une prŽtention, qui ressemble ˆ un pari, sur ce que nĠimporte qui reconna”t comme dŽlimitant la valeur, comme prescription implicite, comme ÒdroitÓ silencieusement agissant au long de lĠexistence de tous et de chacun. On ne peut, donc, quĠŽvoquer son expŽrience ou celle des autres, au niveau zŽro, ou des tentatives de reflŽter ou formuler la sŽmance dans des messages dĠadresse large (comme un roman policier) : les expŽriences phŽno­mŽ­no­logiques de rŽfŽrence sont ˆ la fois celles des composants de la sŽmance dans leur caractre directeur en tant quĠimmŽdiatement ŽprouvŽs, et celles des dictions de la sŽmance en tant que circulant dŽjˆ dans la rŽgion humaine concernŽe. LĠuniversalitŽ du chagrin dĠamour que jĠai pu ressentir se tient aux c™tŽs du fragment de roman o jĠai reconnu-ŽprouvŽ le typique, lĠattendu, le commandŽ.

Il ne peut pas y avoir, dans lĠhumanitŽ, partage dĠun sens, tradition dĠun sens, sans quĠil y ait en mme temps une tension vers la comprŽhension de ce sens, quelque chose comme une ҎtudeÓ plus ou moins immanente au sein de laquelle cherche ˆ se dire la sŽmance. Ces messages, textes, discours, qui disent normativement ce quĠil en est de la sŽmance font partie de lĠŽlŽment phŽno­mŽ­no­logique dans lequel conduire lĠenqute ethananalytique.

Mais nos allŽgations concernant la sŽmance renvoient toujours au sujet, sont toujours en attente de son attestation, quĠelles se situent au degrŽ zŽro de lĠexpŽrience ou quĠelles consistent en lĠinvocation de fragments fictionnels ou thŽoriques relevant de lĠŽtude immanente ˆ la sŽmance. De toute faon, tout est suspendu au fait que le lecteur, le destinataire de lĠenqute ethanalytique, reconnaisse la gŽnŽricitŽ de ce qui lui est prŽsentŽ : quĠil reconnaisse la gŽnŽricitŽ de ma description du chagrin dĠamour dans le premier cas, quĠil reconnaisse la narration dĠEd Mac Bain comme exprimant bien ce vers quoi sĠŽlance avec frayeur et avec joie la jeune femme pour qui, croit-elle, une histoire commence, quĠil reconnaisse en bref le mannequin du roman dans lĠaventure qui lui est prtŽe comme gŽnŽrique.

La relation entre un tŽmoignage, celui du ÒphŽnomŽnologueÓ qui raconte lĠoriginaire, et une attestation, celui de son destinataire, quĠil sĠefforce de convaincre dĠune certaine identification de cet originaire, relation que nous avions dŽjˆ mise en Žvidence dans lĠexposŽ gŽnŽral de ce quĠest une expŽrience phŽno­mŽ­no­logique ci-dessus, se retrouve donc et se maintient dans le contexte ethanalytique. Le mot gŽnŽricitŽ ou gŽnŽrique, repris du langage mathŽ­ma­tique, joue ici un r™le important pour dŽcrire lĠenjeu de lĠenqute. Il sĠagit dĠallŽguer du gŽnŽrique (tŽmoigner), et de le faire reconna”tre comme tel (dĠobtenir de lĠattestation).

Evidemment, le lexique de la gŽnŽricitŽ pourrait poser problme. Dans le rŽfŽrentiel mathŽ­ma­tique auquel il est fait appel, le ÒgŽnŽriqueÓ dŽsigne un particulier ne sĠexceptant par aucune propriŽtŽ accidentelle mal venue de lĠuniversel dont il est le cas (dans le cas dĠun triangle, le triangle gŽnŽrique doit nĠtre ni rectangle ni isocle, par exemple, mais les choses peuvent se compliquer, comme par exemple vis-ˆ-vis de lĠalternative Òavoir un angle obtuÓ ou Òne pas avoir dĠangle obtuÓ, chacune des possibilitŽ Žtant aussi gŽnŽrique ou aussi peu gŽnŽrique que lĠautre). Mais de toute manire, la question de gŽnŽricitŽ est une question Òonto­lo­giqueÓ si du moins lĠon se donne lĠunivers onto­lo­gique de la mathŽ­ma­tique (Thom a dŽfinit un concept de gŽnŽricitŽ en thŽorie des systmes dynamiques qui se tient bien dans cette orbe onto­lo­gique, en lequel il inscrit seulement un ŽlŽment topologique en sus de lĠŽlŽment logique Žvident). Or, pour lĠinvestigation ethanalytique, le gŽnŽrique recherchŽ est gŽnŽrique dans lĠordre dŽontique en quelque sorte : il est le gŽnŽrique de la prescription que nous considŽrons comme celle qui compte ˆ lĠŽgard du sollicitant, du mot qui impose lĠenjeu, comme la prescription pertinente, celle qui ÒjugeÓ de la relance fidle.

La question de la gŽnŽricitŽ nĠest donc pas celle dĠune sorte de facultŽ ÒschŽmatiqueÓ de lĠentitŽ ˆ accueillir tous les cas de ce sur quoi lĠon rŽflŽchit, ces cas aussi bien que lĠentitŽ en cause Žtant pris comme des faits, mais elle est celle du droit ˆ prendre une prescription comme celle qui doit tre ŽprouvŽe pour que lĠenjeu se maintienne. Nous disons quĠune relation qui ne se vit pas comme soumise ˆ lĠimpŽratif de devenir le tout de la vie des personnes engagŽes sĠest dŽjˆ exceptŽ de lĠenjeu de lĠamour. Notre mot sŽmance est supposŽ tre le correspondant, dans le contexte de lĠethanalyse, du mot essence de Husserl. La mŽthode de la variation eidŽtique dŽtermine ˆ quel moment une configuration de vŽcus cesse de prŽsenter un objet dĠune rŽgion dĠobjets, et elle dŽduit, de telles expŽriences, dans une large mesure imaginatives, les ŽlŽments positifs constituant lĠeidos des objets de la rŽgion. Dans notre enqute ethanalytique, il sĠagit aussi de dŽterminer les conditions du sens rŽgional, cĠest-ˆ-dire de dŽterminer, notamment, comment on peut le ÒperdreÓ, cĠest-ˆ-dire cesser dĠappartenir ˆ lĠeffort pour lui satisfaire. Notre exemple du principe de totalisation amoureuse donne chair ˆ cette idŽe de limite, nous lĠavions remarquŽ ci-dessus. Mais la ÒgŽnŽricitŽÓ nĠest plus gŽnŽricitŽ dĠun cas factuel ou Žtant vis-ˆ-vis dĠun universel onto­lo­gique. Elle est la gŽnŽricitŽ dĠune prescription, cĠest-ˆ-dire sa facultŽ dĠtre reconnue comme ÒvalideÓ pour toute personne qui se range sous la bannire du sens en cause. Ce nĠest plus de la dŽtermination dĠun profil rŽgulier sous lequel rassembler les cas non dŽviants dĠun universel quĠil sĠagit : la prescription mŽritant dĠtre comptŽe dans la sŽmance peut trs bien ne pas du tout appara”tre parmi les prŽtendants factuels comme leur moyenne ou leur forme la plus universelle. Ainsi, le rattachement de lĠexpŽrience amoureuse ˆ lĠexigence de totalitŽ nĠest peut-tre plus ÒgŽnŽriqueÓ en un tel sens factuel dans le comportement contemporain, cela ne suffit pas ˆ nous interdire de le classer dans la sŽmance.

La dŽtection de la sŽmance en appelle bien ˆ une certaine universalitŽ, mais ce serait celle dĠun consensus portant sur lĠexigible lui-mme, et auquel devraient arriver tous ceux qui se rattachent ˆ lĠenjeu, bon grŽ mal grŽ. Dans le cas de lĠamour, on voit bien la pertinence de ce Òmal grŽÓ. Nous pensons immŽdiatement au cas de celle ou celui qui fait profession de voir dans lĠamour une dimension particulire et limitŽe, refusant ˆ ses partenaires leurs totalisations indues et spontanŽes, mais qui se met ˆ demander le tout et le toujours ds quĠelle ou il aime ÒvraimentÓ.

Le consensus universel susceptible de valoir comme preuve de la sŽmance est difficile ˆ trouver, ne serait-ce que en raison des rŽsistances que les sŽmances, comme tout programme idŽaliste exigeant, ne cessent de rencontrer en chacun de nous. Mais de toute manire, il nĠest gure disponible a priori, ou plus exactement aucune expŽrience, en tant quĠexpŽrience privŽe, nĠest susceptible de le recueillir directement, en telle sorte quĠil nĠest gure dĠautre mŽthode, pour le rechercher, que de proposer des formulations de lui, dans lĠesprit de la fidŽlitŽ au sens en cause, de tŽmoigner en sĠexposant aux attestations et aux non-attestations. Et, bien sžr, dans une telle dŽmarche, il est loisible et vraisemblable de reprendre les propositions-tŽmoignages dŽjˆ sŽdimentŽs dans la tradition de lĠŽtude immanente de la sŽmance en cause, fžt-ce pour les amender partiellement. Pour le cas de lĠamour, il me semble ainsi juste de voir dans la littŽrature, dans les dramatisations des sitcoms et les verdicts proverbiaux des chansons sentimentales un matŽriel pour Žlaborer la sŽmance, mme si, par une telle dŽclaration, jĠen appelle ˆ un contenu ethanalytique ayant autant besoin dĠattestation que le reste de ce que je soutiens au sujet de lĠamour.

Pour pousser ˆ lĠextrme ce qui vient dĠtre suggŽrŽ, on peut mme imaginer que, dans certains cas – ce qui signifie ici pour certaines rŽgions de sens – lĠethos considŽrŽ sĠest dŽjˆ ÒorganisŽÓ, de manire immanente et spontanŽe, autour dĠun corps de docteurs qui formule pour tous et ˆ lĠintention de tous la sŽmance : les tŽmoignages sŽdimentŽs de lĠŽtude immanente se distribuent spontanŽment suivant un gradient de lŽgitimitŽ, connu et reconnu par tout acteur de lĠethos, qui culmine dans les profŽrations ou Žcritures des docteurs – eux-mmes attestŽs tels selon une procŽdure ou un rite ˆ son tour reconnu, attestŽ en sa lŽgitimitŽ. Pour moi qui Žcrit, en France au dŽbut du vingtime sicle, il serait tentant de dire, ainsi, que les interprŽtations de ce dont il retourne dans lĠamour ŽnoncŽes soit dans le cadre de la haute littŽrature soit dans le cadre de la psychanalyse paraissent revtues dĠune telle lŽgitimitŽ : elles sont un peu plus que des rŽflexions sur le tas au sujet de la sŽmance de lĠamour, elles arrivent avec une autoritŽ qui nous fait spontanŽment supposer que ce quĠelles disent nĠest pas loin de ce sur lĠexigibilitŽ de quoi nous tendons ˆ nous accorder.

NŽanmoins, mme dans un tel cas, on ne saurait recevoir, jamais, le contenu de la sŽmance comme un oracle. La sŽmance, le profil concret du sens dans lĠethos, font toujours lĠobjet dĠune nŽgociation Òen dernire instanceÓ ˆ lĠŽchelle de chaque subjectivitŽ : et cĠest ce qui, dĠailleurs, maintient une grande proximitŽ entre lĠethanalyse et lĠancienne phŽno­mŽ­no­logie. Le caractre directeur de certaines dispositions recueillies dans une Òproposition de sŽmanceÓ par certains docteurs lŽgitimes en appelle toujours ˆ lĠattestation individuelle, et, en dernire analyse, ne saurait ÒsubsisterÓ ou plut™t ÒvaloirÓ indŽpendamment dĠune telle adhŽsion. Bien entendu, lorsque je dis les choses de la sorte, je suggre immŽdiatement une sorte de ÒvoteÓ permanent sur la sŽmance, qui ramnerait celle-ci ˆ une moyenne observable des opinions, et lui ferait donc perdre sa transcendance, son caractre hors-tre, ce qui est inacceptable, parce que non conforme ˆ lĠidŽe mme de sŽmance, qui enveloppe la notion dĠune impŽrativitŽ reue. Il y a lˆ, donc, un ajustement conceptuel difficile ˆ trouver. Il peut tre utile, ˆ cette fin, de nous tourner vers un ÒcasÓ radical ou canonique  celui de la signi­fi­cation lingui­stique.

Le cas radical de la norme lingui­stique

Pour lĠaborder, je vais tirer profit dĠune altercation pour une part mineure et ridicule dont je me souviens. Elle me mettait aux prises avec une personne spŽcialisŽe en lingui­stique (nommons la L pour ce motif), et avait comme sujet la prononciation du mot ÒrepartieÓ. JĠavais appris dĠune autre personne, passŽe par lĠenseignement des kh‰gnes (nommons la K), quĠil nĠy avait pas dĠaccent sur le premier e du mot, et quĠil fallait donc dire ÒreupartieÓ, ˆ lĠencontre de ce que je connaissais comme lĠusage. L me rŽtorqua (cette fois, lĠaccent aigu me semble sžr) quĠil nĠy avait aucune correspondance systŽmatique, en Franais, entre la faon dĠŽcrire et la faon de prononcer, et que, donc, lĠargument orthographique de K ne valait rien. Elle regardait ma manire dĠavoir automatiquement basculŽ dans ma prononciation ˆ la suite de la remarque de K comme la preuve de mon indŽcrottable snobisme. Et, dans le fond, elle estimait que la norme nĠavait, dans ce genre de matires, aucune ÒrŽalitŽÓ au-delˆ de lĠusage majoritaire : la prononciation ÒrŽpartieÓ reprŽsentait donc, aux yeux de L, la vŽritable lŽgitimitŽ. Son optique co•ncidait ˆ beaucoup dĠŽgards avec la thse ÒdisciplinaireÓ des lingui­stes : ceux-ci, dans leur orientation typique et je crois majoritaire, estiment accomplir le travail scienti­fique de la reconstruction dĠune ÒnormeÓ de fait distribuŽe entre les locuteurs comme ce ˆ quoi ils se conforment, en rŽcusant a priori les rgles ÒtraditionnellesÓ dont tels ou tels types de locuteurs sĠinstituent comme les gardiens (rgles de Òbon usageÓ notamment).

Je ne pouvais me rendre au verdict de L. Pour moi, lorsque K mĠavait rŽpercutŽ la consigne de dire ÒreupartieÓ, je lĠavais aussit™t entendue comme le ÒtuyauÓ autorisŽ venant des cercles lŽgitimes. JĠavais implicitement supposŽ quĠelle tenait la chose dĠun de ses professeurs, qui la lui avait assenŽe dans une mise au point pompeuse, et qui, lui-mme, lĠavait apprise dans des conditions semblables. En dĠautres termes, jĠadhŽrais, spontanŽment, ˆ lĠidŽe que lĠon pouvait dŽfinir un Òbon usageÓ, ne co•ncidant pas avec lĠusage, mais parfaitement dŽterminable, en se fondant sur Òce qui est tenu comme ce quĠil faut direÓ au sein dĠun milieu ÒautorisŽÓ. JĠobjectais ˆ L le cas de lĠusage de lĠimparfait du subjonctif au nom de la concordance des temps : le savoir quĠil faut lĠemployer est encore partagŽ, et dans ma jeunesse ce savoir valait obligation au niveau de lĠŽcrit. Lorsque Jean-Marie Le Pen – ou Dominique de Villepin, plus rŽcemment – sacrifient ˆ ce bon usage, je le reconnais encore dans sa lŽgitimitŽ. Mme si, et cĠest ce qui, sans doute, rend cet exemple excellent, jĠai aujourdĠhui lĠimpression que la connotation de prŽciositŽ associŽe ˆ ce bon usage est devenue si forte que, mme ˆ lĠŽcrit, on choisit le plus souvent de lui contrevenir ou dĠŽviter la difficultŽ au moyen dĠune pŽriphrase (ce qui correspond, cela dit, ˆ un mode de survivance de la rgle).

Finalement, le problme que jĠai en vue me semble pouvoir tre assez bien circonscrit ˆ partir de ce ÒdŽbatÓ. La question est de savoir si lĠon peut opposer une rgle lingui­stique ÒobjectiveÓ et une rgle lingui­stique subjective et fantasmŽe. Lorsque Chomsky, pour prendre lĠexemple le plus massif, reconstruit la classe des phrases acceptables de lĠanglais comme lĠensemble des phrases dŽrivables en termes de rgles de rŽŽcriture et de rgles transformationnelles, sa dŽmarche est-elle exempte des prŽsuppositions douteuses qui Žtaient les miennes en consacrant immŽdiatement le bon usage de ÒreupartieÓ ? Je pense que non. Il se rŽclame, lui aussi, dĠune attestation : celle de la ÒcompŽtenceÓ, qui lui fournit les jugements dĠacceptabilitŽ que sa reconstruction justifie. Cette notion de compŽtence, ˆ son tour, renvoie ˆ une communautŽ des locuteurs ÒnormauxÓ (on va en exclure, par exemple, les enfants en bas ‰ge et certains malades mentaux), qui est supposŽe exprimer de manire stable la ÒnormeÓ. En dĠautres termes, la grammaire qui va tre reconstruite comme grammaire formelle, et qui sera en tant que telle un canon normatif, relativement ˆ laquelle on peut se comporter de manire correcte ou dŽviante, est supposŽs Òextensionnellement ŽquivalenteÓ ˆ une normativitŽ vŽcue et reconnue comme telle. Mais cette normativitŽ de base pose les mmes problmes dĠauthentification que les normativitŽs plus restreintes et Žlitaires du bon usage motivant le dŽbat de tout ˆ lĠheure. Les rgles les plus ŽlŽmentaires dĠŽcriture de la phrase quĠexplicite le premier Chomsky sont battues en brche dans des usages frŽquents, dans des phrases nominales, des phrases vulgaires, des tours expressifs : il y a toute une vie spontanŽe en marge du code gouvernant mme des phrases ŽlŽmentaires du type Jean aime Marie, suffisamment bigarrŽe pour que lĠon puisse dire que les jugements dĠacceptabilitŽ font beaucoup plus que reconna”tre Òce qui se ditÓ, que procŽder ˆ une constatation universelle ou mme statistique. Les jugements dĠacceptabilitŽ tŽmoignent dĠune relation des locuteurs ˆ la norme comme telle, de leur capacitŽ ˆ dire ce quĠil faudrait dire mme si on ne le dit pas : ainsi, nous savons que prononcer ÒChĠsais pasÓ est dŽviant et vient ˆ la place de ÒJe ne sais pasÓ, mme si ÒChĠsais pasÓ est profŽrŽ plus souvent que ÒJe ne sais pasÓ, et la grammaire gŽnŽrative du franais va rendre compte en prioritŽ de ÒJe ne sais pasÓ.

Tout ceci pour dire que les problmes dĠautoritŽ Žthanalytique ŽvoquŽs plus haut sont posŽs par toute tentative dĠapprŽhender la normativitŽ inhŽrente au langage. Il nĠy a pas dĠautre manire dĠexplorer celle-ci que de se fonder sur son sentiment, son expŽrience, son Žcoute de maints dialogues et sa lecture de maint Žcrit, afin de procŽder ˆ une recension de ce qui est lŽgitime – tout en tentant de lĠorganiser, voire de lui donner une forme dŽrivationnelle et dŽductive ˆ la mode contemporaine – une telle recension ayant en mme temps la valeur dĠune revendication publique de la norme, dĠune adresse ˆ la communautŽ en appelant ˆ son approbation sur ce qui est mis en avant comme le lŽgitime. Chaque grammairien, il me semble, accompagne sa recension de quelque chose comme un ÒTelles sont les rgles et les limites de lĠusage acceptable, et que celui qui nĠen convient pas le dise maintenant ou se taise ˆ jamais !Ó

De tels problmes ne se posent pas seulement pour lĠacceptabilitŽ des formes syntaxiques, ils sont immŽdiatement soulevŽs, de la mme manire, par la tentative de dŽlimiter le spectre des signi­fi­cations autorisŽes pour les mots ou les expressions : lˆ encore, toute analyse fine des composants qui se conjuguent ou de la possibilitŽ gŽnŽrique-complexe qui se modalise pour amener en contexte les valeurs sŽmantiques dĠun mot comme mur ou dĠune prŽposition comme dans (pour choisir des exemples de traitement subtil par Pierre Cadiot et Yves-Marie Visetti desquels je me souviens[3]) est une ÒpropositionÓ, une Òbouteille ˆ la merÓ, une adresse publique au sujet de ce qui serait la norme ŽprouvŽe.

LĠintŽrt quĠil y a ˆ ramener notre question, qui est celle de lĠautoritŽ dans lĠallŽgation de la sŽmance, au cas du langage et du partage de sa normativitŽ, est quĠune telle reconduction prouve que la difficultŽ est moins insurmontable quĠil nĠy para”t. LĠintensitŽ, la profondeur et lĠampleur de la communication lingui­stique prouvent constamment que Ònous lĠhumanitŽÓ savons partager du normatif. Tous les dŽbats que ce normatif suscitent viennent ˆ formulation, et ne mettent pas en danger le partage du sens, le protocole du saisissement mutuel des sujets par le sens. Nous nĠarrtons pas de nous accorder sur des spectres de correction, dĠentendre des dŽviances comme telles et dĠŽprouver des lŽgitimitŽs comme telles dans le commerce des mots. QuĠon puisse espŽrer Žnoncer les prescriptions et formes directrices de lĠethos dĠun sens de telle manire que chacun sĠy reconnaisse ne para”t donc pas un espoir dŽmesurŽ, il est en un sens lĠanalogue de lĠeffort grammatical et lingui­stique de lĠhumanitŽ, ˆ propos de strates diffŽrentes de lĠexpŽrience humaine (comme celle de lĠamour).

Le fond du problme est que la sŽmance nĠa pas dĠtre : elle nĠest dŽposŽe nulle part, elle nĠa pas de critre et ˆ certains Žgards pas de ÒpersistanceÓ lui donnant la figure dĠune substance. Que le programme de lĠamour enjoigne Òun lien qui est toutÓ, cela nĠest pas un fait qui se laisse constater dans aucune expŽrience de, mais uniquement une prescription ˆ laquelle des sujets peuvent se rattacher, ˆ laquelle ils peuvent donner de la teneur et de la plausibilitŽ en sĠefforant de lui satisfaire et en souffrant de ne pas y parvenir. Et, en un sens, que cette prescription retentisse comme telle est ˆ la merci de notre libertŽ, de notre puissance dĠoubli : rien dans lĠtre nĠinterdit que lĠidŽalitŽ de lĠamour disparaisse, Ç comme ˆ la limite de la mer un visage de sable È. Le verbe dispara”tre nĠŽtant pas adŽquat, puisque encore une fois, il prte ˆ la prescription de la sŽmance une ÒoccurrenceÓ qui ne lui convient pas ˆ proprement parler.

Les prescriptions des sŽmances ne donnent lieu ˆ aucun recueil empiriste ou naturaliste, elles ne nous concernent que dans le registre du sens, cĠest-ˆ-dire quĠelles peuvent tre allŽguŽes dans la situation dĠassomption et de relance de lĠethos : cĠest uniquement quand et dans la mesure o je mĠattache ˆ capter lĠamour dans ma vie que se pose le problme de savoir de quoi dŽpend pour moi cette capture, question que je ne peux me poser que pour tous les autres de lĠethos en mme temps que pour moi. Le ÒlieuÓ de pertinence de la question de la sŽmance est uniquement et strictement celui de la transmission : dans lĠexpŽrience de la transmission ÒsouhaitŽeÓ, nous dŽcouvrons quĠil y a un ethos de É (de lĠamour, par exemple), et nous nous trouvons engagŽs du mme coup dans lĠinterprŽtation de cet ethos. LĠexpŽrience de lĠethos est lĠexpŽrience dĠavoir ˆ interprŽter la sŽmance du sens sous-jacent, de la revendiquer ou lĠŽprouver, dŽjˆ, telle ou telle. Et, bien entendu, cette expŽrience ouverte en appelle ˆ sa rectification ou sa corroboration dans lĠespace humain de la transmission.

En telle sorte que mme sĠil fallait concŽder que les attendus de la sŽmance ÒrŽsultentÓ dans lĠtre, comme contenus psycho­logiques, du jeu de notre libertŽ et de notre monde, en particulier des lois de notre organisme et de notre vie sociale, nŽanmoins cet Žclairage ne nous certifierait pas les sŽmances comme telles, parce que cĠest uniquement dans lĠexpŽrience de les interprŽter comme exŽcutoires que nous authentifions les prescriptions de la sŽmance. Le moment o jĠexpŽrimente lĠethos en souhaitant le transmettre nĠest pas celui o se dŽcide dans ma Òforme de vieÓ cet ethos, il est celui o je lĠenvisage comme loi sans support ontique, tout en comprenant la demande de cette loi : le moment o cette loi ne ÒtombeÓ pas toute dŽterminŽe de lĠtre, mais sĠexcepte de lui pour prendre pour moi le visage dĠun ҈ comprendreÓ qui est en mme temps un ҈ observerÓ.

Il nĠen reste pas moins que toute la description qui prŽcde est celle dĠun rŽgime de lĠexpŽrience, finalisŽ par quelque chose comme une ÒpreuveÓ. La comprŽhension que je mets en avant de manire rŽvŽlationnelle de lĠethos espre faire autoritŽ, et donner consistance signifiante ˆ une identification intellectuelle de la sŽmance entre les hommes qui la partagent. Le c™tŽ rŽvŽlationnel, le fait que lĠinterprŽtation de la sŽmance sĠimpose comme une sorte de dŽcret, ne contredit pas le c™tŽ expŽrience : cĠest au nom de lĠexpŽrience de la volontŽ de transmettre, cĠest au nom dĠune faon spŽcifique de mettre sa vie mentale en rŽsonance avec le problme de la transmission entre les hommes, tel quĠil se vit et se dit au fil dĠune Žtude immanente, que je parle lorsque je mĠattache ˆ Žnoncer la sŽmance.

LĠexpŽrience en question est de lĠordre de lĠexpŽrience-traversŽe, cĠest une expŽrience qui conjoint la simplicitŽ de lĠaccueil de ce que lĠon Žprouve, la finesse et la droiture de lĠentente de ce qui, dans lĠŽtude immanente, a dŽjˆ configurŽ lĠenjeu de la transmission, et, in fine, le souci de la clartŽ rationnelle, en lĠabsence duquel il nĠy aurait pas ˆ proprement parler dĠexplicitation de la sŽmance : expliciter veut dire expliciter en forme de distinction et de clartŽ logiques.

Dans lĠÏuvre ethanalytique, on rend compte dĠune telle expŽrience-traversŽe, conformŽment au schŽma gŽnŽral de lĠexpŽrience phŽno­mŽ­no­logique.

Ma conviction est que la posture philo­so­phique est par excellence celle de ces sortes de compte rendus : que la conjonction des trois traits nommŽs ˆ lĠinstant (accueil de lĠŽprouver, entente de la tradition, force de clarification des contenus) dŽfinissent le Òen savoir longÓ de la philosophie, autrefois ŽvoquŽ par Jean-Franois Lyotard.

En telle sorte que lĠexpŽrience ˆ laquelle en appelle lĠinvestigation ethanalytique et dont elle espre une certaine forme dĠadministration de la preuve est proprement lĠexpŽrience philo­so­phique.



[1]. Cf. Strawson, P.F., 1966, The Bounds of Sense, London, Routledge, 16-18.

[2]. Cf. Langacker, R., 1991, Foundations of Cognitive Grammar, Stanford, Stanford University Press, 286-291, 309-313 & 345-348.

[3]. Cf. Cadiot, P. & Visetti, Y.-M., 2001, Pour une thŽorie des formes sŽman­tiques, Paris, PUF.