Il semble impossible de rflchir sur la dcision sans sÕen remettre un modle dlibrationniste de lÕaction. Dcider, nÕest-ce pas ce qui se produit lÕissue dÕune dlibration, mettant fin celle-ci et conduisant lÕexcution de ce qui a t dcid ? Ce quÕon dcide, nÕest-ce pas toujours quelque chose quÕon a projet ? La dcision nÕest-elle pas ncessairement, pour nous rsumer, lÕinstant crucial du scnario de lÕaction qui commence par sa prfiguration mentale (ou, de nos jours, propositionnelle) ?
On pourrait accepter de gaiet de cÏur dÕenvisager la dcision dans cette optique dlibrationniste si, sous un tel clairage, elle devenait transparente, si toutes les difficults disparaissaient son sujet ds lors quÕon avait consenti un tel rfrentiel. Mais ce nÕest pas le cas. Comme plusieurs approches conceptuelles historiquement tentes lÕont illustr, comme les stances cornliennes ou lÕhsitation dÕHamlet le manifestent, la dcision reste incomprhensible dans le cadre dlibrationniste quÕelle parat exiger.
Son fiat, en effet, ne peut se marquer que par une dclaration qui la revendique : Ç je vais provoquer Don Gormas et cÕest ce que jÕai dcid È ou, mieux encore Ç lÕissue dÕune dlibration o jÕhsitais entre mon honneur et mon amour, jÕai dcid de donner la prvalence mon honneur, ce qui mÕamne provoquer Don Gormas en duel È. La dlibration dgage certaines options comme celles de lÕaction, options que dcrivent typiquement des propositions, en tout cas des lments linguistiques[1]. Mais la dcision de la dlibration semble consister simplement dans la distinction de P ou de non P, lÕaffectation dÕune sorte de lumire de la slection lÕune ou lÕautre, sans que lÕon sache le moins du monde dÕo elle vient, en quoi consiste le processus qui amne au marquage de lÕune des deux options (pour nous limiter au cas de deux options) : le fiat est restitu par le marquage, mais n'est en aucune manire expliqu ou compris.
On peut encore prendre lÕexemple dlibrationniste du jury dÕexamen. Les notes sont rpertoris, les totaux calculs, le livret pris en compte, et, finalement, un Ç prdicat dÕexamen È (du type reu mention AB) est attribu lÕlve, par le biais dÕun marquage sur le procs-verbal. La dcision consiste en une mise en relief formel dÕun contenu symbolico-propositionnel, mais son processus lui-mme demeure, une fois de plus, insaisissable. Je veux dire par l que la dcision mane dÕune maturation psychique personnelle ou psychique collective qui peut prendre des formes infiniment varies, et le cheminement qui la prcde ne semble ne nous donner aucune information essentielle sur ce en quoi elle consiste. On pourrait demander, par exemple : y a-t-il, sur le plan de lÕintriorit, quelque chose dÕquivalent la mise en vedette sur le plan de lÕinscription qui apparat comme la seule trace ou manifestation de la dcision ? LorsquÕelle choisit de me quitter plutt que de rester avec moi, le biffage de lÕamour figure-t-il sur une page de quelque agenda intime ?
Ce qui prcde nÕest quÕune esquisse de discussion, et, de toute manire, nÕannonce pas de faon complte la rflexion qui vient, dans laquelle je vais essayer de sortir du cadre dlibrationniste. En fait, ma faon de procder sera trs simple : je vais mÕappuyer sur un travail antrieur, au sein duquel jÕai essay de rpondre, sur un mode transcendantal, la question Ç QuÕest-ce que lÕaction ? È, cÕest--dire de dgager les lments de signification qui taient requis pour que je puisse considrer quelque chose comme une action (partant de lÕhypothse que tout nÕest pas tout le temps action ou partie dÕaction, que le reprage des actions au sein de lÕtre tait une discrimination). Dans ce travail, jÕai propos une dfinition gnrale de lÕaction et trois modles thoriques, trois faons systmatiques de satisfaire la dfinition gnrale. Je vais donc voquer cette dfinition, puis chacun de ces modles, et me demander comment la dcision dÕune action relevant de chacun de ces modles peut tre envisage a priori. Puis je chercherai tirer le bilan de cette brve investigation.
Je dfinis donc une action, dans Modles et penses de lÕaction[2], comme une impulsion rsultative en laquelle un suppt sÕimplique et se rassemble. Cette dfinition conjoint deux moitis.
DÕune part, une action est un processus, dont le trait caractristique et de raccorder suivant une continuit un commencement qui le lance (une impulsion) un tat final o le processus sÕachve (un rsultat). Une action est un processus en lequel se donne lire un rsultat, qui lui mme rvle lÕimpulsion dont il est indchirable, avec laquelle il est continu.
DÕautre part, une action est un comportement, un suppt endure lÕaction, accompagne sa trajectoire de manire non indiffrente : le suppt, quÕon appelle en gnral lÕagent, est la mise de lÕaction, il est ce qui sÕembarque en elle, la charge tout le long de son processus, jusquÕ sa rsolution. Ce suppt sÕimplique, ce qui veut dire videmment quÕil doit tre donn avant elle, sinon il nÕy aurait aucune mise, lÕaction ne pserait sur le destin dÕaucune entit. Mais le suppt nÕest pas indpendant quant son identit de lÕaction, en elle et par elle il se rassemble : nous devons donc le concevoir comme enveloppant une diversit, que le processus de lÕaction convoque et rassemble par le fait mme de cette convocation et de lÕendurance assume de la trajectoire de lÕaction. Grossirement, le suppt qui sÕimplique et se rassemble est le lieu de ma dfinition o lÕon pourra retrouver lÕinstance du sujet, elle est ce qui par excellence permet, et dans une certaine mesure appelle lÕindexation de lÕaction lÕhomme. Mais, comme mon livre le montre, elle nous laisse encore une assez grande marge de libert pour identifier le suppt en question, pour choisir la figure anthropologico-subjective dont on fait la clef de lÕaction : cette figure peut, ainsi, tre trouve dans la conscience, dans le corps ou le texte, pour citer trois possibilits que mon livre envisage.
Ajoutons encore, pour favoriser la bonne comprhension de cette dfinition, quÕelle est suppose tre une dfinition transcendantale. Mon ide est que toute connaissance lgitime de lÕaction, toute ventuelle science de lÕaction doit en passer par ce que nous pr-comprenons comme action, par ce que nous anticipons et prescrivons comme le thme de lÕaction, quÕil y a un contenu pr-technique auquel la thorie de lÕaction ne peut quÕtre assujettie. Ce que nous appelons une action, cÕest ncessairement une segmentation du flot universel du devenir de toutes choses, segmentation rpondant un certain type, satisfaisant certaines conditions. Ma dfinition est suppose exprimer les conditions a priori sous lesquelles la segmentation dÕun processus comme action est lgitime, les conditions de la recognition correcte dÕune action comme telle. Elle prtend ne rien faire dÕautre que mettre plat ce que nous comprenons par principe et a priori sous le mot action, et qui commande donc toute thorisation plus systmatique et plus complte de lÕaction ou de certaines sortes dÕactions.
Justement, dans le livre, je ÒdveloppeÓ cette dfinition gnrale en trois grands ÒmodlesÓ, cÕest--dire en trois systmatisations ÒconstruisantÓ lÕaction conformment la dfinition gnrale, proposant la pense dÕun seul coup toute une gamme de processus relevant de la catgorie de lÕaction en mme temps quÕune faon de les apprhender et de les connatre. Ces trois modles sont le modle de lÕactualisation, le modle de lÕacte de langage et le modle de la construction. Je vais rapidement prsenter chacun dÕeux, et, dans la foule, me demander comme la dcision doit tre conue si elle doit tre la dcision dÕune action relevant de ce modle.
Je commence, donc, par le modle de lÕactualisation. CÕest, si lÕon veut, le modle physicaliste de lÕaction. Pour un regard inspir par la vision de la nature qui est celle de la science la plus fondamentale, un processus est ce quÕon appelle un systme dynamique, et dire que ce processus rsulte, cÕest dire quÕil se stabilise. On peut expliquer de faon plus prcise ce quÕest un systme dynamique, en termes dÕun objet mathmatique contemporain, et ce quÕest la stabilisation dÕun processus, en faisant intervenir la notion dÕattracteur. Pour les besoins du prsent article qui se veut absolument gnraliste, nous nous en tiendrons lÕide informelle de systme dynamique et de stabilisation, en ajoutant cependant que cette vision du processus de lÕaction, ncessairement, le gomtrise. Forcment, lorsque nous observons une stabilisation relativement un systme dynamique, nous avons une perspective gomtrique sur lÕensemble des trajectoires possibles lies au systme dynamique considr, cela dcoule en quelque sorte des voies gnrales de lÕobjectivation qui sont celles de la physique mathmatique. Donc, la continuit de lÕimpulsion et du rsultat sÕexprime dans lÕobjet gomtrique trajectoire qui conduit de la premire au second. LÕimpulsion, de son ct, est ncessairement incarne par la Òtendance au dplacementÓ qui affecte le point origine de la trajectoire, et qui sera, dans la logique du modle, un vecteur auquel la trajectoire, dans son lan premier, doit tre tangente. Ce vecteur est appel valoir comme le premier vecteur-vitesse du processus, pour dire les choses dans le langage galilo-newtonien du mouvement, dont la conception ici voque de la stabilisation dÕun systme dynamique est la descendante et lÕhritire. Disons encore, pour faire entendre dans sa puissance de gnralit ce modle, que depuis Ren Thom, nous savons que nous pouvons aussi rapporter ce schme thorique le processus dÕacquisition dÕune qualit : il suffit, pour rsumer les choses et dire lÕessentiel, de voir une qualit comme toujours en comptition avec dÕautres qualits, et dÕidentifier dans le modle chacune un attracteur dÕun systme dynamique, en telle sorte que la trajectoire unique (et, du mme coup ncessaire) passant par tout point du domaine de la dynamique amne ce point en une rgion qui ÒditÓ une qualit.
Tel quel, dans la formule gomtrico-dynamique laquelle il sÕgale, ce modle de lÕactualisation semble seulement prsenter une impulsion rsultative et pas une vritable action, la part Ç en laquelle un suppt sÕimplique et se rassemble È parat faire dfaut. Le point de vue physicaliste, cela dit, suggre une manire d'y remdier : il suffit que le domaine o se joue le systme dynamique puisse tre ÒimputÓ lÕhomme, la faveur dÕun mode dÕobjectivation quelconque de celui-ci. En sciences cognitives, on essaiera typiquement de reconnatre dans la physiologie du cerveau ce qui supporte et incarne le systme dynamique en question, auquel cas les stabilisations dcrites par le modle deviennent ce quÕendure le cerveau, promu de la sorte suppt de ce qui en fin de compte apparat comme une action au sens complet. LÕimputation minimale du processus rsultatif lÕhomme est lÕimputation mcanique, o cÕest simplement le dplacement de son corps qui est pris comme intrigue dynamique rsultative (jusquÕau franchissement dÕune frontire, par exemple). Ces modlisations de lÕaction sont insatisfaisantes pour ce motif que, mme si elles parviennent de manire plausible rattacher le processus dÕune imputation rsultative lÕhomme (pris dans sa matrialit), elle ne nous montrent gure le suppt comme sÕimpliquant et se rassemblant, du moins a priori. Peu importe, nous devons prendre en considration ce modle, parce quÕil est le seul, on va le voir, apte accueillir lÕaction comme action absolument tangible, satisfaire une certaine demande matrialiste ou empirique portant sur lÕaction. Pour illustrer ce dernier point, si lÕaction que je me reprsente est la prise du palais dÕhivers en 1917, les courses effrnes en vue de passer une grille, franchir un couloir, les meurtres de corps ennemis ne pourraient tre thoriquement dcrits quÕen termes de ce modle.
Mais pour le temps de ce bref article, la seule chose qui compte est le statut que pourrait avoir la dcision dans le contexte de cette vue modlisante de lÕaction. Or, on est videmment tent, en raison de ce contexte essentiellement gomtrisant, de voir la dcision comme le choix contingent du vecteur dÕimpulsion originaire, lanant le point sur une trajectoire parfaitement individue. Mais est-il conforme lÕesprit de ce modle dÕenvisager un tel arbitrage slectif ? Le modle prsente vrai dire plutt ce quÕon appelle un champ de vecteur, cÕest--dire quelque chose qui assigne chaque point du domaine concern un tel vecteur dÕimpulsion, en sorte quÕon suppose une sorte de contrainte dÕensemble qui distribue des impulsions non choisies sur tout un domaine. Reste la possibilit de concevoir que la trajectoire Òse dcideÓ dans son vecteur tangent chaque instant, condition de voir ce vecteur tangent comme manant dÕelle et plus de la contrainte extrieure : il est la rcapitulation de son pass, individu comme tendance au dplacement, prescription directionnelle et quantitative du mouvement juste venir ; le vecteur driv dÕune trajectoire peut tre compris comme une sorte de protention du mouvement, comme une anticipation par la trajectoire de sa suite.
Oublions le contexte de systmes dynamiques. Le problme qui se pose, en fait, est celui de la possibilit de penser la dcision dans le continu. La situation dlibrative classique est celle dÕune instance de slection ayant sa disposition, tendue sous son regard et offerte son option, une batterie finie dÕoptions clairement distinctes et spares les unes des autres, un rpertoire discret de possibles en bref (venger son honneur ou prserver son amour). Mais peut on retrouver le climat et le sens de la dlibration et de la dcision contingente si les possibles constituent un ventail continu, dont chacun se mle dans un contact infinitsimal ses voisins proches ?
Bergson, au fond, discute de ce problme et lui apporte sa rponse dans les Essais sur les donnes immdiates de la conscience. Il imagine en effet que lÕon se reprsente un choix libre en termes dÕune bifurcation de trajectoire en un point O. Je reproduis ci-dessous la figure quÕil propose en guise dÕillustration :
Et Bergson argumente que cette reprsentation conduit infailliblement au dterminisme :
Ç Or, il est facile de voir que cette conception vritablement mcaniste de la libert aboutit, par une logique naturelle, au plus inflexible dterminisme. LÕactivit vivante du moi, o nous discernions par abstraction deux tendances opposes, finira en effet par aboutir, soit X, soit Y. Or, puisque lÕon convient de localiser au point O la double activit du moi, il nÕy a pas de raison pour dtacher cette activit de lÕacte auquel elle aboutira, et qui fait corps avec elle. Et si lÕexprience montre quÕon sÕest dcid pour X, ce nÕest pas une activit indiffrente que lÕon devra placer au point O, mais bien une activit dirige par avance dans le sens OX, en dpit des hsitations apparentes È[3].
LÕunit du continu, qui en est pour Bergson une caractristique essentielle, implique dÕune part la non sparabilit des aspects spatiaux et temporels dans le mouvement, dÕautre part la non sparabilit des points ou des phases dans la dure, et en fin de compte, ses yeux, la prdtermination ncessaire de la courbe par elle-mme : si la trajectoire est venue vers X, cÕtait sa tendance directionnelle en 0, ce qui semble bien dire quelque chose comme une auto-prescription de la courbe par ses vecteurs tangents.
Nous pourrions, videmment, objecter Bergson que son dterminisme ne vaut pas, du moins dans le cadre trajectoriel de la discussion et en acceptant la doctrine mathmatique classique de la gomtrie diffrentielle. Non seulement un mme vecteur tangent peut donner lieu des Òsuites de trajectoiresÓ fort diverses, mais, mme lÕidentit de deux trajectoires sur tout le pass et dans tous les vecteurs drives successifs jusquÕ lÕinfini au point de bifurcation nÕempche pas la bifurcation[4]. On a envie de gloser ce genre de phnomne en affirmant que la conception cantorienne ensembliste du continu a mis en relief la Òpossibilit de choixÓ que recle le continu : lÕensemblisation a prcisment cet effet de faire apparatre tout objet li au continu comme tributaire dÕun Òchoix infiniÓ, impliquant une infinie contingence (par exemple, une application de R dans R est ÒdcideÓ par le choix infini de lÕimage de chaque x du R source), choix auquel de plus le clbre et controvers axiome du choix donne un statut objectif[5].
Pour conclure cette section, nous avons envie de dire deux choses contradictoires, tant entendu que le modle de lÕactualisation a tendance nous faire voire la dcision comme le choix du vecteur incarnant lÕimpulsion : dÕun ct, le contexte gnral de modlisation mathmatique dÕun processus conduit plutt apprhender lÕidentit des vecteurs tendanciels en termes dÕune ncessit fonctionnelle ambiante ; dÕun autre ct lÕinterprtation contemporaine du continu mathmatique nous ouvre la possibilit de prolonger la situation dlibrative et la contingence de lÕoption au plan de lÕobjectivit mathmatique lie au continu, ce qui nous permettrait, la limite, de nous reprsenter la ÒdcisionÓ humaine dans le processus dÕune action comme slection contingente nouveau.
Austin est fort clbre pour avoir crit le petit livre How to do things with words, dont nous avons traduit le titre par Quand dire, cÕest faire. Ce livre explique quÕil y a des actions purement verbales, et, comme il est rdig, ne semble nullement poser le problme de lÕaction ou prendre une option sur lÕessence de ce qui est appel usuellement action. Pourtant, dans lÕaprs-coup du livre, lÕoccasion de lÕimmense succs rencontr par la conceptualisation de lÕacte de langage, il est apparu, il me semble, que lÕacte de langage tait un exemple minemment reprsentatif du concept dÕaction, au point quÕil tait possible de lÕenvisager comme une sorte de paradigme de lÕaction, dont nous tirions au fond la meilleure image thorique de ce quÕest une action. JÕai tendance penser que lÕexploitation habermasienne dÕAustin travers Searle en tout cas, pour le peu que jÕen ai compris, va dans ce sens, dans la mesure o elle utilise le rfrentiel de lÕacte de langage pour tudier en gnral la pratique humaine en tant que pratique sociale (la Òpragmatique transcendantaleÓ de Apel correspond, nouveau si je suis bien inform, une option similaire).
Pour nous, cette reprise gnralisante, inversant le statut dÕexemple en statut de modle, suppose au moins que lÕon puisse retrouver, dans le cas de lÕacte de langage, les lments de notre dfinition gnrale.
De fait, lÕacte de langage nous met en prsence dÕune impulsion rsultative, dÕun genre un peu particulier : lÕimpulsion est, en substance, lÕnonciation, cependant que le rsultat est lÕnonc. Nous nous reprsentons en effet lÕextriorisation de langage comme procdant dÕun ÒjetÓ, que dnomme le mot nonciation dans le cas o ce qui est jet, cÕest un nonc. Nous voyons donc aussitt le rapport dÕenveloppement mutuel qui sÕtablit entre lÕimpulsion et le rsultat. Le jet se dnomme et sÕidentifie vrai dire par le jet, par le rsultat : une nonciation sÕindividue et se dsigne dans et par lÕnonc auquel elle conduit ; on ne peut jamais ÒdisposerÓ dÕun nonc autrement quÕen se rapportant une de ses ÒnonciationsÓ (mme dans le cas de la lecture dÕun nonc crit, on doit considrer que lÕinscription anime une nonciation mentale qui fait toute lÕactualit de lÕtre-actuel-pour-le-lecteur de lÕnonc). LÕimpulsion de lÕnonciation et le rsultat de lÕnonc sont dans un rapport mutuelle fondation, du type de ce que Husserl appelait dans Philosophie de lÕarithmtique Òliaison mtaphysiqueÓ, et dont il reprenait Stumpf certains exemples, comme celui de la relation entre timbre, intensit et hauteur en tant que parties dÕun son. Nous avons donc, dans le cas de lÕacte de langage, un processus du type impulsion rsultative sans trajectoire, et sans rfrence au continu de la modlisation physique du rel).
Avons-nous aussi un suppt qui sÕimplique et se rassemble ? Cela peut se dire et se soutenir, mais il faut pour cela revenir sur lÕidentification thorique du rsulter de lÕaction. LÕnonc, en effet, peut, Austin nous lÕenseigne, tre envisag comme pur assemblage de mots en langue (rsultat dÕun acte locutoire), comme esquisse dÕun mode dialogal, consignation dÕun contrat portant sur lÕchange linguistique (rsultat dÕun acte illocutoire), ou comme entit psychologiquement agissante sur le destinataire (rsultat dÕun acte perlocultoire). Lorsque jÕnonce Ç Je te promets la lune È, mon rsultat est ou bien le pur et simple assemblage de mots correct de la phrase (acte locutoire), ou bien la promesse que je fais, dterminant ma ou mon destinataire attendre la lune de moi, et me dterminant tre en dette de la lune auprs dÕelle ou de lui (acte illocutoire), ou bien un don affectif de nature combler, exalter, faire couler des larmes de joie la limite (acte perlocultoire). Le faire quÕAustin a en vue, cÕest clairement le faire illocutoire, cÕest lui quÕil veut mettre en vedette, quÕil veut faire prendre en compte alors quÕil est naturellement dissimul. On peut dire que, dans lÕacte illocutoire, lÕagent de cet acte (lÕnonciateur) assume un rle, celui de la saynte sociale esquisse dans le contrat illocutoire (par exemple, le rle dÕoblig par sa propre promesse, faisant face lÕesprance lgitime de la ou du destinataire de la promesse). Dans cette mesure, il sÕimplique, et, mme, accepte une sorte de projection de toute sa subjectivit sur la seule composante pertinente de ce rle, en sorte quÕil nÕest pas absurde dÕaffirmer quÕil se rassemble, la faveur de lÕacte illocutoire, en le rle rsultant de cet acte. Il semble dÕailleurs, y rflchir, que cet implication-rassemblement fournisse le modle de lÕintervention du sujet dans une structure sociale : ce nÕest pas en raison dÕune clause lonine dÕalination que je mÕgale un rle dans mon opration sociale (typiquement le travail), mais en raison de lÕessence mme de la sorte dÕaction quÕest lÕintervention sociale, habillage collectif, conventionnel et symbolique dÕune forme illocutoire profonde.
Mais comment sommes nous appels regarder la dcision dans ce modle de lÕaction ?
Vue au niveau de lÕacte locutoire, la dcision est le choix libre-contingent des units pour chaque place de lÕnonc en train de rsulter. A la suite de Jakobson, reprenant lui-mme une vision qui est dj celle de Saussure, nous pouvons nous reprsenter ce choix comme choix dÕun lment dÕun paradigme chaque fois. En fait, une composition de phrase nÕa jamais lieu sur ce mode, comme sÕil sÕagissait de fabriquer un nouveau cocktail dans un laboratoire o lÕon disposerait de toutes les liqueurs possibles et imaginables en quantits ad libitum. LÕnonc vient dÕun seul coup, apport par un esprit qui est entirement ce quÕil vise par lÕnonc, et pour qui les mots se sont soulevs dÕeux-mmes, comme entrans par lÕlan expressif, ainsi que Merleau-Ponty lÕa si bien dcrit. Reste que nous ne pouvons nous reprsenter la dcision de lÕnonc, pour elle-mme et proportionnellement ce quÕelle est tant que je ne considre que lÕacte locutoire, autrement que comme cette combinaison de slections lexicales (tout juste faut-il, si lÕon veut amliorer lÕexactitude dÕune description de cette sorte, introduire des Òformes syntaxiquesÓ que lÕon peut elles-mmes choisir, et qui appellent, travers certains intermdiaires, ultimement la slection dÕlments lexicaux : cela nous amne, en bref, nous reprsenter la dcision de la phrase comme lie la slection de rgles de rcriture et de mots dÕun vocabulaire terminal, conformment au schme expos par Chomsky il y a prs d'un demi-sicle).
Mais si nous regardons lÕaction au niveau illocutoire, la dcision consiste, visiblement, dans lÕengagement : la ÒdcisionÓ dÕune promesse ne peut tre que ce basculement pas forcment conscient du moi par lequel il va au devant de la responsabilit de la promesse. Cet engagement est toujours contingent, il est toujours libre, au sens o ma promesse peut faire que son non-accomplissement me soit imput, ce qui signifie que je serai toujours considr comme quelquÕun qui aurait pu ne pas promettre et qui a choisi de le faire, et sur qui psent donc les obligations lies la promesse, il lÕa voulu ainsi. Mais il nÕest pas forcment de type dlibratif, nous ne nous le reprsentons pas sur le mode formel-dsimpliqu du cochage dÕune case plutt que dÕune autre, dans la suspension qui prcde lÕoption : nous voyons plutt lÕengagement comme quelque chose qui se dessine en nous, et quoi nous consentons, nous cdons, lÕoccasion du basculement qui est le dclic de lÕacte mme. Dans le cadre du modle de lÕacte de langage, la dcision prend quelque chose des caractres de la projection fondamentale de lÕætre-au-monde chez Heidegger ou Merleau-Ponty, surtout chez ce dernier qui dcrit en gnrale lÕactivit du corps dans ce genre de termes. On peut, je crois, rsumer de manire assez satisfaisante et suggestive sa pense en disant quÕil envisage lÕengagement du corps dans son monde comme le mouvement de lÕexpressivit, cÕest--dire comme la venue au jour dÕune parole, ou, mieux encore, dÕun acte de langage austinien (un acte instituant).
On voquera, pour conclure cette section, lÕcho ou le commentaire que lui apporte dans le domaine des recherches cognitives lÕexprience de Libet. On sait de quoi il sÕagit : par le biais dÕun dispositif exprimental de psychologie subtil, dans lequel interviennent de plus des capteurs physiologiques du potentiel musculaire, on a pu constater, avec une certaine fiabilit au moins en premire apparence, que, dans une situation de dcision simple motive par un vnement du champ perceptif, o la dcision doit tre manifeste par un geste, la prparation motrice physiologique du geste prcdait dans le temps la formation consciente du vÏu dÕagir. Ce rsultat en un sens parfaitement paradoxal appelle des commentaires varis, plus ou moins satisfaisants. Nous dirons ici seulement quÕil donne une version empirique de la sorte de dcision qui nous a paru convenir au modle de lÕacte de langage : la pousse en faveur de lÕacte prcde la dcision si lÕon appelle dcision, comme cela parat adquat, le consentement exprs du sujet cette pousse.
Le type dÕimplication-rassemblement requis pour lÕaction du type acte de langage nous conduit donc envisager la dcision sur un mode analogue lÕengagement merleau-pontien du corps par lequel nous sommes au monde, ou encore sur un mode analogue la dcision gestuelle telle que restitue par les recherches psychologiques empiriques actuelles.
Reste regarder le modle de la construction.
Typiquement, une action au sens du modle de la construction est la fabrication dÕun objet suivant une clause rcursive. Dans ce cas, je vais donc chercher mon modle non plus du ct de la physique et de son ide des processus comme avec le modle de lÕactualisation, ni du ct de la description thorique du langage comme avec le modle de lÕacte de langage, mais du ct de la mathmatique, ou mme, plus exactement du ct du fondement des mathmatiques. LÕide de construction est en effet apparue dans le discours quÕopposait L.E.J. Brouwer, topologue rebelle, la mise en place de la mathmatique formelle contemporaine laquelle se livrait D. Hilbert la mme poque, au dbut du vingtime sicle. Le domaine des constructions est, pour Brouwer, le domaine des objets (et des raisonnements attenants) que tous les mathmaticiens ont en partage, qui est seul porteur de certitude : selon lui, en sÕengageant au-del de ce domaine dans lÕaventure formaliste, les mathmatiques changent dÕobjet et de rgime de vrit. LÕobjet constructif est donc, pour Brouwer et pour toute la ligne dite ÒconstructivisteÓ de ceux qui ont la mme sensibilit que lui, lÕobjet originaire, lÕobjet fondamental de la mathmatique. Il se trouve seulement que cet objet ne peut pas tre conu comme tant inerte, il nÕest pas dÕabord une stabilit indpendante faisant face, il est, prcisment, construit. Il relve de ce que jÕai appel parfois la prsentation agie. Ce qui ne lÕempche pas de motiver une intuition forte chez les mathmaticiens, de donner matire un voir comme spcifique sur lequel se fonde la pense mathmatique comme telle. Nous avons donc, du ct de la mathmatique constructive, lÕide dÕun objet li un mode typique dÕaction, la construction. Ma thse est que cette Òfigure de lÕactionÓ dÕune part satisfait sa dfinition gnrale, dÕautre part a une valeur philosophique exemplaire qui va bien au-del du contexte mathmatique ou logico-mathmatique.
Essayons dÕabord, il le faut, dÕexpliquer ce quÕest une construction au sens du constructivisme. Comme je lÕai dit, une construction se tient ncessairement dans le cadre dÕune clause rcursive. Une clause rcursive expose comment engendrer des objets, prsente synthtiquement une classe dÕobjets. Elle le fait non pas en nonant une caractristique – une diffrence spcifique – des objets en cause au sein dÕune catgorie suppose dj connue, ce qui permet la recognition, mais en donnant dÕune part une liste dÕobjets primitifs dont il est pos quÕils sont membres de la classe, dÕautre part un ensemble de moyens de fabrications dont il est dit que, si on les applique des objets de la classe, ils produisent un nouvel objet de la classe. La clause rcursive met ainsi en scne la classe de tous les objets que lÕon peut laborer partir des objets primitifs, en faisant jouer, de manire enchasse et ritre, les procds de fabrication ad libitum. Sauf quÕil faut sÕarrter un moment pour tmoigner de lÕachvement dÕune construction. Le plus simple est toujours, pour donner vie cette dfinition, de prendre un exemple ou deux.
LÕexemple le plus simple est celui des trains, dont on dfinit la classe comme suit.
Un train est
i) un wagon [train primitif] ;
ii) le rsultat de la concatnation dÕun wagon un train [mode de fabrication] ;
iii) rien que cela.
Cette dfinition a un tour circulaire (le mot train est employ dans la dfinition dÕun train), mais elle est une bonne dfinition, elle nous explique vraiment comment fabriquer des trains. Avec cette dfinition, nous tenons le train de base un wagon, mais aussi, par application de la clause ii), le train obtenu en attachant un wagon ce premier train, cÕest--dire le train de deux wagons, et ainsi de suite. La clause de clture iii) est l pour nous dire que la fabrication des trains doit consister uniquement en la convocation de trains primitifs et la mise en Ïuvre de procds de fabrication rpertoris : la clause rcursive nous ouvre une libert, mais nous enchane son jeu, nous renonons toute autre voie pratique en la suivant.
Cet exemple est excellent, mais il est un peu trop simple pour montrer la notion dans sa gnricit. Il faut en endurer un autre, un peu idiot mais adapt sa fonction pdagogique. Disons donc quÕun sphoum est
i) une des critures a, ay ou ba [sphoums primitifs] ;
ii) une criture ST o S et T sont des sphoums [mode de fabrication] ;
iii) une criture du type €S o S est un sphoum [mode de fabrication] ;
iv) rien que cela.
Nous arrivons alors la conclusion que €aay€ba est un sphoum. En effet
a est un sphoum [i)]
ay est un sphoum [i)]
aay est un sphoum [ii)]
€aay est un sphoum [iii)]
b est un sphoum [i)]
ba est un sphoum [ii)]
€ba est un sphoum [iii)]
€aay€ba est un sphoum [ii)]
Cette ÒdmonstrationÓ en huit lignes est cependant fastidieuse et place du ct du jugement ce qui appartient lÕlaboration dÕobjet. Le mathmaticien prfrera rsumer lÕaffaire dans un arbre de production :
Ce dessin figure sous nos yeux dÕun seul coup la squence des applications de rgles, des mise en jeu de clauses en laquelle a consist la construction de €aay€ba. Elle nous montre le sphoum €aay€ba comme sphoum, et nous invite vrai dire le voir comme lÕarticulation que lÕarbre prsente : en particulier toute connaissance certaine et valide des sphoums les envisage en termes de la structure arborescente qui retrace leur construction, et que par consquent ces sphoums sont.
Nous en savons assez pour exposer la convenance de la construction au sens qui vient dÕtre spcifi avec la dfinition gnrale de lÕaction.
Tout dÕabord, nous pouvons reconnatre dans la construction dÕun objet suivant une clause rcursive, rapporte par un arbre de production, un processus du type impulsion rsultative : lÕimpulsion est divise en une squence dÕimpulsions lmentaires, une impulsion est donne la construction chaque fois quÕune rgle de la clause rcursive est applique. On aurait pu mobiliser dÕautres sphoums lmentaires que a, ay, b et a, au aurait pu faire appel au principe de concatnation et au principe de prfixage par € dans un autre ordre, un autre rythme, en sorte quÕun autre assemblage aurait t produit. Chaque nÏud de lÕarbre tmoigne dÕune impulsion lmentaire. LÕarbre est, dÕun ct, la mmoire consigne de ces impulsions, de lÕautre, il est la prsentation du construit dans son articulation. Il ÒincarneÓ donc littralement lÕimpulsion rsultative, une impulsion squentielle constamment insparable du construit quÕelle fait advenir, montre, prsente. Chaque nÏud est dÕailleurs, en mme temps que le signe dÕun choix, dÕune impulsion lmentaire, le moment dÕachvement dÕune construction partielle, dÕun Òsous-sphoumÓ du sphoum qui sera construit finalement. La reprsentation par arbre des objets comme constructions est en fait exactement leur mise en relief comme rsultats dÕune impulsion rsultative. Elle fixe dÕailleurs, rappelons-le dans ce contexte, la norme du regard attendu sur les constructions, lÕintuition lgitime et autorise des objets construits est lÕintuition de ceux-ci dans leur articulation, que rvle lÕarbre.
Quid, faut-il demander, du ct comportement de lÕaction, du suppt qui sÕimplique et se rassemble en lÕimpulsion rsultative ? Ce suppt est bien videmment fort particulier, dans ce cas o, visiblement, nous identifions un mode formel de lÕaction : les constructions sont des comportements formels, notre but est de comprendre que les comportements formels restent de vrais comportements.
JÕen vois la justification dans la superposition ncessaire de trois ÒdimensionsÓ ou niveaux qui sÕaccomplit dans chaque construction. Pour une part, la construction renvoie un parcours notique, ce cheminement mental qui est celui de la responsabilit des impulsions dÕune part, de la ÒpositionÓ nomatique du rsultat dÕautre part. Pour une autre part, la construction renvoie un dire possible de ses tapes, choix dÕapplication de rgles et nonciation de sous-objets, on peut ÒraconterÓ la construction dans un dire pelant la succession de ses tapes, la fois comme impulsion lmentaire et comme construction provisoire : la ÒdmonstrationÓ linaire que le sphoum est un sphoum donne plus haut explicite peu prs la construction comme dire. Pour une troisime et dernire part, la construction sÕannonce dans lÕarbre inscrit qui la retrace tout en manifestant lÕarticulation du construit : cÕest comme chose crite, conventionnellement crite, diagramme partag et transmis, que la construction se connat, se montre, se communique volontiers. Or, le propre du geste constructif, ce qui lui confre en particulier son minente valeur fondationnelle, est que ces trois modalits de manifestation ou dÕeffectivit qui lui reviennent ordinairement et constamment sont pour ce qui le regarde quivalentes : du point de vue propre de ce qui est construction suivant une clause rcursive, la question de savoir si la construction est mentalement accomplie, verbalement raconte ou scripturalement affiche est indiffrente, le geste constructif se reconnat comme le mme, comme non trahi dans chacune de ces modalits. En sorte que la ÒtraductionÓ de la construction dÕun ordre lÕautre appartient dans son immdiate vidence la chose mme en lÕoccurrence, ou plus exactement au type dÕexigence qui est en jeu dans lÕide dÕobjectivit constructive.
En sorte quÕil me semble ncessaire de dire quÕil y a bien un suppt qui sÕimplique et se rassemble dans le comportement formel quÕest la construction : ce ÒsupptÓ est un pouvoir de gestes[6] sÕidentifiant lui-mme dans trois ordres, celui de la parole, de la conscience et de lÕcriture simultanment. Dans dÕautres crits[7], jÕai cru bon dÕappeler corps idal le suppt en question, qui nÕest ni une conscience-sujet classique, ni un corps sensible classique (pas mme une chair phnomnologique) : qui, en particulier, agit toujours dÕemble au niveau de lÕidalit, mme sÕil faut en mme temps affirmer avec force quÕil se manifeste par des gestes, au dernier moment et en dernire analyse des gestes concrets de phonation, de traage ou de frappe (au clavier).
Mais ce qui nous occupe pour le moment est lÕide que nous pouvons nous faire de la dcision si nous nous plaons dans un tel contexte, si nous acceptons que lÕaction prenne le visage de la construction.
Nous lÕavons dit, dj, en premire apparence : lÕaction est la slection de rgle, lÕapplication de rgles. Les lments dÕimpulsion dont nous avons parl sont clairement, dans le contexte de cette notion dÕaction, des options contingentes qui ÒdcidentÓ collectivement ce que sera lÕobjet construit. La notion de dcision quÕincorpore implicitement cette notion dÕaction semble donc la notion classique dÕoption contingente parmi un rpertoire fini, discret. On peut et on doit mme peut-tre se reprsenter sur le mode dlibrativiste ces micro-dcisions formelles : aprs tout, cÕest mme ce qui a lieu ouvertement dans certaines ralisations de lÕIntelligence Artificielle, puisquÕaussi bien des programmes nourris dÕun ensemble de rgles consignant lÕexpertise quÕils sont censs simuler sont de plus dots de mta-rgles les instruisant de critres en fonction desquels choisir de dclencher telle ou telle rgle sur une entre donne (ce qui ouvre a priori une rgression lÕinfini, on le voit).
Je voudrais nanmoins proposer deux remarques, de nature rendre, je lÕespre, plus subtile la mditation sur le problme de la dcision dans ce contexte.
La premire porte sur lÕoption discrte lmentaire, dont ce qui prcde ne dit pas suffisamment le caractre en un sens mystrieux. Je me rfrerai, pour tenter de lÕexpliquer, une exprience ÒadministrativeÓ qui me semble instructive. Lorsque lÕon est lu un poste dans lÕenseignement suprieur au moins (mais probablement en va-t-il aujourdÕhui de mme dans plusieurs autre situations analogues, je demande quÕon soit indulgent avec le ÒprovincialismeÓ de mon exemple), on doit, dans une priode temporelle bien dfinie, manifester son acceptation du poste par Minitel. LorsquÕon entre dans le dialogue prvu par le logiciel du Minitel cet effet, on arrive finalement un cran o les deux options oui et non figurent, ainsi que lÕindication des touches frapper pour allumer lÕune des options et teindre lÕautre. Toute personne qui a travers cette situation peut tmoigner, je crois, de sa bizarrerie, et mme, de son caractre franchement angoissant : on appuie la bonne touche en tremblant, non sans redouter de sÕtre tromp, et dÕavoir de manire irrversible mis le mauvais signal.
La raison en est que, je crois, la pure et simple impulsion lmentaire dans le comportement formel, la slection-application de rgle, nÕest pas ressentie par nous comme susceptible de porter et dÕexprimer une vritable dcision humaine, mme si cette dcision, dans son sens, se limite celle dÕune acceptation ou dÕun refus, et, donc, admet logiquement la rduction une option formelle. Nous pensons spontanment quÕune phrase dÕacceptation (un acte de langage), ou mme une lettre consignant un texte dÕacceptation, voire un dplacement de la personne vers un lieu et un interlocuteur seraient requis pour exprimer (symboliser ?) la dcision dont il sÕagit. Mme sÕil y a une notion de dcision enveloppe dans la notion de lÕaction comme construction, elle ne convient pas ncessairement la reprsentation philosophique de toute dcision humaine.
La seconde de mes remarques aura pour but de critiquer de manire interne lÕide que la slection-application de rgle, lÕimpulsion lmentaire dans le procs constructif, soit la bonne identification de la dcision dans ce contexte. On peut estimer lÕinverse, en effet, que la ÒvraieÓ dcision est la dcision globale enveloppant toutes les dcisions lmentaires, la dcision coextensive la construction dans sa totalit : une dcision que reprsente encore une fois lÕarbre, en mme temps quÕil reprsente le construit.
Nous avons un indice historique plaidant en ce sens : cÕest celui de la notion logique de dcision dÕune formule dans un systme formel, notion qui conduit, on le sait, au fameux thorme dÕincompltude de Gdel, tablissant lÕexistence dÕnoncs indcidables dans tout systme formel assez riche pour exprimer lÕarithmtique.
Cette notion logique de dcision est en effet la suivante : une formule X est dite dcide si nous disposons dÕune preuve dans le systme formel de rfrence[8] de X ou de ¯X ; elle apparat donc comme indcidable si ni X ni ¯X ne sont prouvables, fait quÕil sÕagirait de ÒprouverÓ un autre niveau, mta-logique ou mta-mathmatique. Dcider une formule, cÕest donc prouver cette formule elle-mme ou sa ngation. On ÒditÓ dcider, apparemment, parce quÕon juge quÕune preuve de X ou de ¯X tranche quant la vrit au sujet de X : le Òmode dÕinfrenceÓa t conu tel que tout ce qui est prouv soit vrai, donc si nous avons une preuve de X ou de ¯X, nous savons si X est vrai ou faux. Pourtant, ce que nous appelons directement dcider est plutt trancher quant la dductibilit, mais en impliquant la fois X et la formule symtrique de X quant la vrit, ¯X. En tout tat de cause, dcider X, cÕest exhiber une preuve de X ou de ¯X. Or, exhiber une preuve dÕune formule, cÕest manifester cette formule comme membre de la classe constructive des thormes pour le mode dÕinfrence considr, classe dont les objets primitifs sont les axiomes et les rgles de fabrication les rgles dÕinfrence. Une dcision consiste donc en lÕoccurrence en lÕenchanement complet des dcisions lmentaires, des slections-applications de rgles conduisant la synthse de X ou ¯X comme thorme.
Une telle notion de dcision est originale et mrite quÕon sÕy arrte un moment, pour en bien dcrire les aspects temporels.
DÕun ct, en effet, elle sÕapparente la dcision du modle dlibrativiste, puisquÕelle met en balance originairement X et ¯X, le ÒchoixÓ semble consister en lÕoption boolenne-discrte pour lÕun ou lÕautre des deux membres opposs dÕune alternative. LÕhistoire peut, cet gard, montrer le temps long dÕune hsitation, comme le cas de la proposition de Fermat, dmontre plus de deux sicles aprs sa conjecture, en donne lÕexemple clatant. LÕinstant o une preuve est acquise scinde alors lÕhistoire de lÕhumanit en deux : ÒaprsÓ, ce qui tait indfiniment connu comme en balance sera toujours compt comme tabli. Vu de loin lÕhistoire de cette dcision semble lÕhistoire dÕun long atermoiement de lÕhumanit mathmaticienne, qui a finalement bascul irrmdiablement dÕun des deux cts.
Mais nous devons regarder les choses autrement, et reconnatre quÕil nÕy a pas, dans ce cas de dcision, le couple ambigu de la motivation et du choix lui-mme : on ne peut pas distinguer des motivations dont la somme motiverait un choix distinct dÕelles. Ce qui vient apparemment la place des motivations est ici la preuve elle-mme. Celle-ci est un ensemble, quÕon peut bien se reprsenter avec une certaine vrit comme progressivement acquis, peut-tre travers le double jeu du chanage avant et du chanage arrire, les mathmaticiens cherchant dÕune part rduire le but prouver des intermdiaires plus traitables, dÕautre part driver des propositions acquises d'autres propositions de nature forcer la longue le but jugent-ils (pourtant, il arrivera dans certains cas quÕune preuve arrive toute faite dans le travail dÕun homme sans avoir t esquisse auparavant par lui ou par aucun autre). Mais cet ensemble ne compte pas comme motivation sparable du choix, il est le choix lui mme, synthtis suivant la clause rcursive, il est lÕarbre rsumant la synthse du thorme comme tel, le manifestant comme construit. La dcision apparat donc comme disperse dans la srie ramifie des dcisions lmentaires, comme non ponctuelle et synthtique, comme ayant son temps propre, temps de la construction tranger au temps de la perplexit et de la dlibration.
Cela revient encore dire que la dcision de lÕaction est ici lÕaction elle-mme, ou encore, pour revenir au langage dans lequel ces choses spontanment se disent, la dcision est dcision du construit de lÕaction, au sens o, en le construisant, on le valide par rapport une alternative rgulatrice, celle de la vrit : il est tout particulirement pertinent ici de prsenter la ÒdcisionÓ synthtique immanente la construction comme dcision de son rsultat parce que ce dernier se trouve soumis, par ailleurs et de manire ÒtranscendanteÓ lÕhorizon de construction, lÕenjeu de vrit.
Nous voici au terme de lÕexamen des notions ou conceptions de la dcision qui apparaissent comme enveloppes dans nos trois modles de lÕaction. Le temps est donc venu de nous demander si quelque conclusion gnrale pourrait se laisser extraire dÕun tel examen, conclusion qui se rattacherait ncessairement non plus aux trois modles, mais la dfinition gnrale.
Formellement, nos rsultats seraient donc les suivants :
— si lÕaction est vue comme actualisation, sa dcision est ou bien nie comme moment de contingence, pour ainsi dire absorbe et digre par le continu et la ncessit, ou bien elle est maintenue au nom de la reprsentation cantorienne, mais semble alors une dcision divine, prsupposant lÕinfinie matrise de lÕinfini ;
— si lÕaction est vue comme acte de langage, la dcision apparat comme de lÕordre dÕun engagement qui se lve en moi sans que je le dlibre. LÕaction est contingente sans tre projete, elle intgre dans le mouvement contingent quÕelle est sa dcision, en quelque sorte. La dcision, par consquent, nÕest pas marque comme telle sparment dans ce modle ;
— si lÕaction est construction, la dcision se divise en une srie ramifie de micro-dcisions, de slections-applications de rgles. Mais la vraie dcision est la dcision globale synthse de ces micro-dcisions, reprsente par lÕarbre de construction. La dcision est dcision du construit, du rsultat, lÕaction dans son ensemble, comme synthse du construit, est dcision, tout se passe comme si lÕaction se rsorbait cette fois dans la forme slective-contingente de la dcision.
Quel enseignement gnral peut-il tre tir de ces trois analyses ?
Au moins celui-ci : ds quÕon se donne une dfinition de lÕaction qui excde franchement le modle dlibratif, on voit apparatre une certaine fragilit ÒontologiqueÓ de la dcision, dont la sparation dÕavec le corps de lÕaction pose problme : le continu du processus, la signification dynamique de la notion dÕengagement, ou, tout lÕinverse, la dcomposition de la dcision en articulations fines de lÕaction y font obstacle.
Cette sparation, lÕvidence, est la grande ide du modle dlibrativiste. Nous avons dj commenc, dans le langage de notre monde et notre usage du monde, dÕutiliser le mot dcision en oubliant ce modle, en ne concevant plus la dcision que comme la ÒchuteÓ de provenance – pour ainsi dire – dÕune action. Selon que lÕaction vaut comme action au titre de tel ou tel modle, ces utilisations enveloppent des interprtations diverses de la notion de dcision, ncessairement dcales par rapport au schme dlibrativiste. Il est singulier de voir que ce schme se voit occult mme dans le cas o il triomphe, dans le cas o il nÕy a plus, apparemment, que de la slection discrte contingente, savoir dans le cas de la construction. Dans ce cas, en effet, lÕaction sÕgalise tel point son squelette dcisoire quÕelle sÕabsorbe en lui, et nÕen est donc pas non plus sparable.
La dfinition gnrale de lÕaction, pourtant, laisse une place thorique la dcision : la notion dÕimplication renvoie au rattachement du suppt au corps processuel de lÕaction ( lÕimpulsion rsultative). En principe, nous comprenons a priori quÕune dcision consiste dans une superposition de mode variable entre cette implication et lÕimpulsion. Notre tude aura fourni dans trois cas quelques prcisions sur ce que peut tre cette superposition.
J.-M. Salanskis
Professeur de Philosophie des sciences, Logique et pistmologie
A l'Universit de Paris X Nanterre
[1]. Est-ce absolument ncessaire ? Les options de la dlibration ne peuvent-elles pas tre, par exemple, un Ç je le quitte È ou Ç je reste avec lui È non propositionnel, purement sentimentaux ? Il est symptomatique, nanmoins, que nous en rendions compte encore, dans lÕexemple qui prcde, sur le mode propositionnel, et sans sortir du schme gnral Ç P ou non P È.
[2]. Paris, LÕHarmattan, 2000.
[3]. Essai sur les donnes immdiates de la conscience, Paris, PUF, 1927, 6¡ dition 1997, 133-134.
[4]. Comme lÕillustre le cas de la fonction f donne par xae-1/x2 pour x>0 et xa0 pour x²0 dÕune part, la fonction nulle sur R dÕautre part : on peut les voir comme ÒexposantÓ deux destins trajectoriels absolument solidaires jusqu' la date t=0 y compris au niveau de tout ce qui peut tre enregistr comme tendance, mais bifurquant tout de mme de manire spectaculaire dans le secteur t>0.
[5]. Dans l'exemple, on pourra dire que PxëR Rx ¹ ® avec Rx=R pour tout x)
[6]. Je reprends Pierre Cassou-Nogus un langage qu'il a lui-mme driv de Cavaills. Cf. Cassou-Nogus, P.., 2001, De l'exprience mathmatique, Essai sur la philosophie des sciences de J. Cavaills, Paris, Vrin.
[7]. Cf. Sens et philosophie du sens, Paris, 2001, Descle de Brouwer, p.174-183.
[8]. Le Òmode dÕinfrenceÓ donnant sa rgle et sa signification la notion de preuve.