Lorsque nous voquons Òla philosophie franaise contemporaineÓ, gnralement, nous pensons dĠabord un ensemble composite et problmatique, contenant certainement les auteurs subversifs des annes 60-70 (Deleuze, Derrida, Foucault, Lyotard É), les Òphnomnologues franaisÓ (Levinas, Merleau-Ponty, Sartre) et tous ceux qui sĠefforcent de manire plus rcente de continuer les premiers et/ou les seconds. Mais nous ne leur rattachons pas dĠun geste facile, il me semble, ceux qui sont venus juste avant, parmi lesquels brillent dĠun clat tout particulier les noms de Bergson et de Brunschvicg. Il a fallu, il me semble, tout le travail et tout le talent de Frdric Worms pour nous forcer intgrer ce premier ÒmomentÓ du vingtime sicle notre tableau mental. ÒSpontanmentÓ, nous nous satisfaisions plutt dĠun refoulement qui maintenait distance les philosophies spiritualistes (Bergson) et les philosophies idalistes (Brunschvicg) du dbut du vingtime sicle en France.
Un autre dterminant de la rflexion que je tente dĠamorcer est la relation angoisse que toute mditation de Òla philosophie franaise contemporaineÓ entretient ncessairement, il me semble, avec un extrieur dĠelle, notamment incarn par la grande entreprise philosophique ayant conquis le monde au cours du vingtime sicle, lĠentreprise analytique. Mais cet extrieur peut aussi tre celui de la science elle-mme, de la politique, de lĠart, etc., par lesquels elle continue dĠtre dfie ou malmene, quelle que soit sa prtention les accueillir.
Je voudrais donc tenter de dcrire quelques ÒrpercussionsÓ de la pense et de lĠÏuvre de Bergson sur les chemins difficiles de la philosophie franaise venue aprs, celle que nous habitons aujourdĠhui et dont, je lĠai dit, Bergson continue dĠapparatre de prime abord comme dtach. De la sorte, jĠaurai le sentiment de contribuer ma faon au travail de dsenclavement entrepris par Frdric Worms : en montrant comment, beaucoup grce lui, jĠen suis venu ÒsentirÓ Bergson, ou entendre sa voix, au sein des chemins actuels.
Je commencerai par dire quelques mots rapides sur ce que je vois comme la configuration rvolue laquelle Bergson appartient.
Cette configuration, je la caractriserai volontiers en me servant dĠune citation de Grard Granel, trouve au dbut du LĠpreuve de la limite de Franois David Sebbah, et dcrivant ce contre quoi nous devons tre mis en garde, savoir le retour du
Ç (É) pire de Husserl (É) sous la forme dĠun renouveau jumel du spiritualisme et du scientisme È[1].
Cette figure, cĠest donc Husserl qui la porte ici selon Granel, mais elle est vrai dire la figure dont lĠintelligentsia philosophique sĠest dtourne au seuil des annes 1940, ce qui signifie notamment quĠelle tait la figure dominante dans les annes 1900-1930, celles dont Bergson et Brunschvicg sont les chefs de file en France. Ceux-ci, en effet, appartenaient une constellation o lĠon peut galement placer lgitimement dĠun ct Husserl, de lĠautre Russell.
Le mot spiritualisme, chez Granel, qualifie globalement une posture qui nĠest pas ncessairement celle de la conception strictement spiritualiste dĠune prcdence et dĠune priorit de lĠesprit dans lĠtre : je pense quĠil entend couvrir par elle tout aussi bien lĠidalisme transcendantal, qui est aprs tout le meilleur nom possible de lĠattitude husserlienne, et qui englobe, par del Brunschvicg, quelquĠun comme Cassirer. Ce dernier est dĠailleurs galement mentionn par Granel, dans la mme optique rprobatrice, dans sa prface la Krisis :
Ç Le rtablissement de lĠidologie politique bourgeoise (É) peut en apparence passer pour tre la victoire historique de ces grands humanistes, qui, comme Cassirer et comme Husserl, tentaient dĠopposer, dans les annes 30, la monte de la ÒbarbarieÓ fasciste diverses formes de ÒrajeunissementÓ de la philosophie rationaliste moderne È[2].
De fait, la configuration que dsignent collectivement les noms de Bergson et Brunschvicg, en France, est simultanment celle dĠune revendication sans complexe par la philosophie de la hauteur ou du gouvernement de lĠesprit ou de lĠide, et celle dĠune relation assume de la philosophie avec la science. Si lĠon sait bien que Brunschvicg engage la philosophie dans un compagnonnage passionn et systmatique avec les sciences, invente vrai dire lĠcole de lĠpistmologie historique, on doit rappeler ici que Bergson, de mme, dfinissait lĠpoque de sa plus grande gloire la spcificit de la philosophie ÒfranaiseÓ comme rsidant dans son lien privilgi avec les sciences, et nommait dans un tel esprit Poincar comme un des noms majeurs de la philosophie au mme moment.
Mais bien videmment, ce que nomme ou recouvre galement le mot spiritualisme, cĠest la propension moralisante de la philosophie : le simple fait que, comme gardienne des dterminants idaux ou spirituels de la pense, la philosophie adopte le ton dĠune profession de foi adressant lĠexigence morale la socit.
Tout cela, tout ce dispositif, fut critiqu et rejet par les hommes en colre de la ÒnouvelleÓ philosophie franaise, les Politzer, les Nizan, les Sartre. Ils ont dvaloris le primat de lĠesprit et de lĠide en affirmant lĠincontournable poids de la matire ; ils ont fustig les recommandations morales de la philosophie en les forant comparatre devant la souffrance concrte des dshrits de ce monde historique, quĠelles ignoraient et laquelle elles taient incapables dĠapporter remde ; ils ont fait valoir lĠurgence de la rflexion et du travail politiques contre la vieille connivence physico-mathmatique de la philosophie.
De cette rupture, mon avis, nous ne sommes jamais revenus. La disposition majoritaire de la sensibilit philosophique en France reste celle qui fut alors institue, en dpit du fait quĠelle a pu sembler totalement indexe au marxisme et dpendante de lui : soit elle survit la mort du marxisme, soit ce dernier nĠest aprs tout pas mort. LĠun et lĠautre, je pense, sont vrais. Il y aurait ici lĠobjet dĠune longue mditation : quĠest-ce qui peut confrer une si grande longvit la rpudiation dĠun style intellectuel qui fut pourtant le ntre, voire qui fut par excellence le ntre ? De cela, je ne traiterai pas ici, par respect pour mon objet du moment. Je voudrais simplement montrer comment Bergson et sa pense surgissent sur plusieurs des chemins dĠune philosophie franaise lui postrieure et dans son ensemble hostile, selon ce qui vient dĠtre dit et rappel. Cette prsence diverse et insistante de Bergson est mieux apprcie et comprise lorsquĠelle est saisie comme improbable, dans le contexte que je viens de restituer. Un tel prisme dĠexamen nous lgue dĠailleurs une question, susceptible dĠtre pose chaque fois : lorsque, sur les chemins de la philosophie franaise postrieure, on trouve Bergson, est-ce dans la mesure o quelque chose est extrait de lui qui ne colle pas avec la figure honnie, ou est-ce un indice de ce que lĠabjuration voque lĠinstant rvle ses failles, de ce quĠelle ne fonctionne pas tout fait ? Nous allons pouvoir examiner ce quĠil en est cas par cas.
La premire manire dont jĠai vu ÒrevenirÓ Bergson passe par ce que jĠaime dsigner, avec les mots des recherches cognitives contemporaines, la boucle perception-action. Il sĠagit de la doctrine selon laquelle la perception nĠest pas un pralable informatif essentiellement passif pour un moment actionnel essentiellement non cognitif, non informant, non dvoilant : plutt, on affirme que la perception est dans son fond mouvement du corps vers le monde, et que lĠaction est intrinsquement rvlation de lĠenvironnement o elle se situe. On dpeint alors le rapport des deux instances comme un rapport en boucle : toute perception est dj action ou se prolonge en une action quĠelle motive, toute action se convertit dj en rsultat perceptif, ou conduit la perception quĠelle rend possible.
Le modle de la boucle perception-action, ou boucle sensori-motrice, a t oppos au modle du reprsentationnalisme computationnaliste : pour ce dernier, lĠaction sĠgalait la transduction motrice (terminologie de Pylyshyn) du rsultat dĠun calcul des reprsentations faisant lui-mme fond sur une transduction des stimuli sensoriels. On avait donc un enchanement perception ¨ pense ¨ action, qui sparait conceptuellement et cartait temporellement la perception et lĠaction : ce quĠelles avaient en commun nanmoins demeurait que chacune tait transduction, cĠest--dire opration de traduction, de lĠunivers continu des stimulations sensorielles vers le registre discret des donnes symboliques, ou de ce registre vers lĠunivers continu des effectuations motrices.
Bergson surgit sur ce chemin parce quĠil a dfendu, dans Matire et mmoire, une ÒthorieÓ de la perception qui la noue essentiellement avec lĠaction. Le rel est, dans la cosmologie propose par Bergson, fait dĠimages ; et notre perception correspond la slection par lĠimage particulire quĠest notre corps des images avec lesquelles il interagit en vue de sa conservation vitale. Il y a donc une quation profonde de la perception et de lĠaction, elle-mme vue comme notre ct de lĠinteraction : mon action est lĠinteraction de lĠimage que je suis avec les images du monde, prise du ct de lĠimage que je suis.
La description bergsonienne est tellement Òen troisime personneÓ, tellement par avance sur le terrain naturaliste des sciences cognitives, quĠon serait tent de le prsenter comme le grand prcurseur de lĠattitude intellectuelle des sciences cognitives, que lĠon identifierait elles-mmes comme une facette de la philosophie franaise contemporaine.
Pourtant, force est de reconnatre que le garant philosophique de la conception de la boucle perception-action, dans le dbat franais comme, vrai dire, dans un contexte international, fut Merleau-Ponty plutt que Bergson. LĠincidence ou le ÒretourÓ de Bergson dans la philosophie franaise post-spiritualiste passe donc par Merleau-Ponty plutt quĠelle ne sĠaccomplit directement.
Certes, Merleau-Ponty hrite de Bergson, et nous aurions pu prsenter le retentissement des ides bergsoniennes directement partir de cette influence. Mais on peut se poser la question : quĠest-ce qui habilite la conception merleau-pontienne de lĠĉtre-au-monde intervenir plus plausiblement que la conception bergsonienne du corps-image et de sa slection interactive ?
Il me semble, que, paradoxalement, cĠest sa dimension plus ÒspiritualisteÓ, plus subjectiviste. Merleau-Ponty raconte, avec son ĉtre-au-monde, un sujet gal son corps qui se porte vers le monde suivant un lan fondamental : ses perceptions sont des modalits de cet lan, comme aussi bien ses actions. Mais, dans ce tableau, lĠinstance ineffable dĠune ipsit qui sĠoppose au monde en se plongeant en lui est maintenue. LĠlan ou lĠtre-au-monde, en bref, sont maintenus hors naturalisation, bien quĠils correspondent au factuel et lĠobservable de lĠintrication organisme-environnement. De plus, toute lĠargumentation est conduite en termes de ce que nous prouvons, de notre exprience Òen premire personneÓ : cĠest depuis ce que Merleau-Ponty appelle Òchamp phnomnalÓ que vient lĠanalyse de lĠtre-au-monde et de la boucle perception-action (par exemple, la description des perceptions de couleurs comme mergeant dĠun proto-mouvement du corps, dĠune esquisse de saisie). En dĠautres termes, cĠest la dimension phnomnologique de la pense de Merleau-Ponty qui lui vaut la prfrence : les sciences cognitives dsirent exercer leur tort rductif dans un dialogue avec une philosophie qui leur rsiste de manire essentielle et mthodologique. Bergson nĠoffre pas une telle rsistance frontale, il parle dĠemble le langage cosmologique naturaliste des sciences cognitives.
Rsumons nous : la description merleau-pontienne revient plus facilement dans le dbat en raison dĠun trait qui est la fois un trait dĠaffinit et de conflit avec le climat originel des sciences cognitives.
LĠaffinit consiste en ceci que, mme si cĠest pour la naturaliser, lĠentreprise cognitive garde la conception scinde du sujet et du monde, la conception que lĠon appelle en philosophie, en gnral, moderne. Mais il en va de mme dans la conception phnomnologique de Merleau-Ponty, mme si, bien entendu, il prtend la dnoncer Òen fin de compteÓ : nanmoins, son ancrage phnomnologique repart toujours de cette conception, et la maintient en un sens par del son renversement (que Merleau-Ponty, on le sait, doit recommencer). Bergson pour sa part, avec sa fresque mtaphysique de lĠimage corps et de ses interactions avec le reste des images, sĠinstalle dĠemble par del le tableau ÒmoderneÓ, hors conscience et hors rapport reprsentatif sujet/objet.
Le conflit consiste en ce que Merleau-Ponty oppose la construction cognitive la fois la subjectivit radicale de lĠen premire personne, et le caractre non naturalisable de lĠlan de lĠtre-au-monde comme tel. DĠun ct lĠvidemment par la connaissance cognitive de la ÒplaceÓ du sujet qui a t garde comme place est par avance contrecarr par la rfrence lĠen-premire-personne, de lĠautre ct, mme dans la mesure o le sujet se voit contest et renvers, cĠest au profit dĠun tre-au-monde non naturalisable. En revanche, prima facie au moins, la description bergsonienne de la boucle perception-action ne laisse la place aucune subjectivit radicale, et nĠobjecte rien un naturalisme dont on peut avoir le sentiment au contraire quĠelle sĠy insre. Un tel conflit, dira-t-on, devrait rendre Bergson plus soluble dans les sciences cognitives ? Pas vraiment, parce quĠune contribution philosophique comme celle de Merleau-Ponty est exactement ce que les sciences cognitives aiment se donner comme adversaire : une sorte de spiritualisme rsiduel, qui sĠexprime dans le soulignement de lĠen-premire-personne et une conception anti-naturaliste du faire, mais qui, du mme coup, reconnat le lieu du rapport sujet-monde tel que lĠobjective lĠentreprise cognitive. A la limite, cette contribution donne son agenda lĠentreprise cognitive : ce qui lui reste faire est lĠexplication naturaliste de la conscience et de lĠtre-au-monde.
Ajoutons encore que la vision bergsonienne ne me parat pas favorable strictement parler la boucle perception-action. Son enseignement est plutt celui de la superposition exacte de la perception et de lĠaction : notre perception est notre action, sans reste et sans dcalage. Alors que, dans lĠimage merleau-pontienne, on a bien le rapport de feed-back, de relance mutuelle, de couplage dynamique. La perception nĠest pas lĠaction, mais vient dĠelle et va vers elle, et de mme, lĠaction nĠest pas la perception, mais la motive ou la requiert. Mais de tels couplages dynamiques sont aussi ce que toute conception cognitive, mme computationnaliste, doit admettre comme ingrdient naturalisant par excellence.
Bien entendu, tout ce qui prcde devrait tre fortement corrig dans une perspective bergsonienne. On dira que, premirement, lĠlment phnomnologique nĠest pas occult chez lui, il est tout entier dans ceci que le rel est dtermin comme ensemble des images : il y a bien un se montrer, dans le monde comme dans le sujet, donc. Et lĠon ajoutera quĠun facteur non naturaliste intervient chez lui aussi, dont nous nĠavons touch mot jusquĠici : celui de la mmoire. La Òvraie perceptionÓ nĠest pas la pure interaction, mais celle-ci surcharge par la mmoire en quelque sorte. Or la mmoire – dans lĠacception profonde ici pertinente – est le spirituel par excellence chez Bergson (la capacit propre la dure de tenir sa multiplicit dans une indivise simplicit).
Certes, et cela pourrait, nouveau, tre directement pris en compte dans une confrontation Bergson/Merleau-Ponty. Mais ce que nous avons expliquer, cĠest que ces deux lments interviennent chez Bergson au niveau dĠune disposition mtaphysique dĠensemble, et cĠest cela qui, paradoxalement, les rend peu adquats un dbat cognitif pourtant en apparence compltement envahi par lĠancienne mtaphysique. Paradoxalement, du fait mme qu'elle cherche le ÒnaturaliserÓ, c'est le phnomnologique brandi et revendiqu comme Òen premire personneÓ, ayant son essence dans la dimension du pour soi, que les sciences cognitives ÒveulentÓ ou ÒdemandentÓ, proportion de ce qu'elles entendent le dfier ou le rduire. De mme, la figure du rel qui leur convient, c'est celui dĠun rel plat et purement objectif, celui-l mme que l'on peut considrer comme prsuppos par lĠpistmologie standard, associ la configuration ÒmoderneÓ : un rel qui soit en mme temps ou dj Òse montrerÓ ne convient pas, il n'est pas au format de ce quoi les sciences cognitives veulent reconduire tout le dispositif de la cognition. Un des noncs clbres de Lacan est celui qui galise le sujet de lĠinconscient avec le sujet de la science : je pense que cet nonc dit pour la psychanalyse ce qui vaut aussi pour les sciences cognitives ; de mme que la psychanalyse travaille sur le prsum sujet des oprations libres et connaissantes, pour le dconstruire et faire valoir la syncope ÒsousÓ lui, de mme les sciences cognitives travaillent sur un tel sujet, et lĠobjet corrlatif, afin de les rsorber globalement, avec leur relation pistmique, dans le second (dans la carte scientifique du second). Ici, la diffrence de la psychanalyse serait quĠelle se donne un autre format de ÒlĠobjetÓ, celui du rel, qui est tout autre chose que lĠobjectiv de la science.
En dĠautres termes et pour nous rsumer, Bergson apparat sur un chemin de la philosophie franaise contemporaine, quĠil anticipe profondment, mais il apparat ÒautrementÓ, depuis une diffrence qui est non pas celle du ÒspiritualismeÓ ou de ÒlĠidalismeÓ, mais qui est celle de la mtaphysique, se produisant ventuellement comme excs de naturalisme.
Un deuxime ÒlieuÓ o affleure une anticipation par Bergson de la philosophie franaise contemporaine est celui du virtuel. On sait que mmoire a t garde dĠun argument bergsonien touchant le possible : ce dernier ne doit pas tre considr comme plus riche que le rel, qui, comme actualisation dĠune partie du possible, en constituerait toujours une restriction, mais, tout au contraire, comme un prlvement a posteriori sur le rel, d au caprice de notre entendement. Ce que nous dsignons comme possible est une fraction du rel en sa richesse la fois multiple, htrogne et indivise, fraction que nous rigeons en la source de lĠaspect que nous en privilgions.
Nous avons tendance appeler virtuel ce possible bergsonien, en donnant au mot la valeur quĠil a chez Gilles Deleuze : tout se passe comme si nous prenions le possible bergsonien comme la part prleve dans un rel qui sĠappellerait Bergson/Deleuze susceptible de donner par prolongement et engendrement le virtuel de Deleuze (devenant, ds lors, le virtuel de Bergson/Deleuze). Plus que dans le cas que nous examinions lĠinstant (le cas Bergson/Merleau-Ponty), prvaut en effet pour Bergson et Deleuze une trange hypothse de continuit.
Certes, un point commun est indniable : chez Deleuze
aussi, le virtuel correspond une figure du possible qui nĠest pas sa figure
logique dĠantcdent simplement concevable du rel. Chez Deleuze aussi, le
virtuel est une dimension ou une fonction du rel. Mais, quoiquĠinclus dans
lĠtre ou le rel, le virtuel de Deleuze conserve certains attributs du
possible logique standard (que jĠhsite appeler le possible leibnizien, parce
que, je le devine sans le savoir bien, les choses sont plus compliques que
cela). En effet, le virtuel chez Deleuze sĠassocie au moment diffrent/ciation
de lĠindividuation : le virtuel qualifie en quelque sorte le niveau du problme, au sein duquel les
singularits se conjuguent dans des relations de ÒdiffrentiationsÓ, donnant lieu aux diffrenciations actuelles
qui caractrisent les individus observables. Ce niveau du problme ayant
dĠailleurs chez Deleuze un enracinement idaliste : il renvoie lui-mme
la prcdence vnementielle
dĠune ide, dont lĠaventure sĠlance
partir dĠune question. Et Deleuze
fait lĠeffort de rattacher Kant cette conception de ÒlĠide problmatiqueÓ.
Dans une telle conjoncture philosophique, il reste donc vrai que lĠactuel ÒrigidifieÓ quelque chose qui se joue dans la mouvance de relations infixables : il reste le rsidu dĠun pouvoir de gense qui lĠclipse. Ce nĠest plus le possible logique dans sa diversit a priori qui dploie plus que ce que le rel sait tre, mais cĠest tout de mme le virtuel comme problme mouvant qui se trouve limit lĠactuel dans chaque individuation (sauf que le Òdrame logiqueÓ de lĠindividuation ne sĠarrte jamais, bien sr).
On peut essayer de dmler, partir de cette mise au point, en quoi la conception deleuzienne convient la philosophie franaise Òpost-spiritualisteÓ, et en quoi la conception bergsonienne, qui la prcde et lĠannonce, ne lui convient pas.
A vrai dire, nous avons dj plus ou moins formul le principal cet gard. Bien quĠil sĠagisse, en premire approximation, dĠune reprise de lĠintention mtaphysique chez Deleuze comme chez Bergson, puisque au fond lĠun comme lĠautre prsentent une thorie gnrale de lĠindividuation de toute chose, le geste mtaphysique ne me semble pas assum au mme degr et dans le mme style de part et dĠautre. La diffrence se mesure, en lĠoccurrence, par rapport lĠidalisme pistmologique. JĠappelle idalisme pistmologique la posture philosophique dont deux axiomes sont 1) que la subjectivit du sujet connaissant, qui lĠoppose tout tre, est irrductible ; 2) que lĠide ou lĠidalit sont transcendante par rapport toute illustration, toute empiricit, toute effectivit. LĠidalisme pistmologique, ainsi que Levinas lĠavait profondment valu trs tt dans sa vie, correspond ainsi une frquentation du motif du hors tre, dans ses deux aspects.
Chez Bergson, cet idalisme pistmologique est radicalement renvers : le motif du possible comme fragment du rel renvoie la vision du rel lui-mme comme la dure, dont nous rencontrons partout des degrs varis de contraction dans les individus. Le registre catgoriel modal est donc compltement revers dans la fresque de lĠtre et de ses choses, apprhend sous lĠangle du secret ontologique de lĠtre quĠest la dure. Cette description ne laisse plus de place lĠabsoluit logique de la pluralisation a priori de ce qui peut tre. Elle efface aussi totalement toute la construction ÒtranscendentaleÓ, au gr de laquelle le sujet ne peut la science que pour autant quĠil dploie en lui-mme un possible de la prsentation et un possible des relations logiques par rapport auxquels lĠimage du monde est en effet toujours restrictive, correspond une slection. De manire anachronique, on peut citer ici le cas des observables de la mcanique quantique, qui sont a priori toujours des oprateurs auto-adjoints, ayant un spectre inclus dans lĠensemble des nombres rels : la mcanique quantique ÒattendÓ une sorte de niveau transcendantal tout rsultat de mesure comme un nombre rel, mme si en dernire instance, la nature particulire dĠun oprateur pourra prescrire des valeurs entires, ou des valeurs prises dans un rseau discret. Une telle stratification du possible exprime de faon singulirement forte cette notion transcendantale du possible qui sĠattache mon sens lĠidalisme pistmologique (et que peut restituer une philosophie analytique ne gardant quĠune forme logique de cet idalisme). Chez Bergson, le monde ne peut jamais tre envisag comme cas restreint de lĠide, ou remplissement de lĠanticipation subjective (transcendantale : la subjectivit en cause est celle dĠun nous).
On peut entendre Deleuze du mme ct, je le sais, et je crois bien que beaucoup le font. Mais il ne lĠest pas absolument, ou du moins, il y a dans son crit en mme temps bien autre chose. Les Òconditions de possibilitsÓ kantiennes, il entend les retrouver, mais comme conditions gntiques effectives : ce qui se dpeint en rgime kantien comme lĠesquisse a priori de ce que la chose ne peut pas ne pas tre en tant que conforme une rgle ou une forme de notre anticipation devient chez lui le trajet rel de son individuation. Tout se passe comme si le rel lui-mme sĠlanait depuis une virtualit correspondant ce que rpertorie lĠanalyse transcendantale, jusquĠ une actualit. Le rel, divis ainsi en sa face ÒidelleÓ (le virtuel est encore rattach lĠide) et sa face vrifiable, internalise en quelque sorte le dualisme (non ontologique) de lĠidalisme pistmologique. Chez Deleuze, on a donc une ontologisation ou une naturalisation ÒconservativeÓ de lĠidalisme pistmologique, alors que chez Bergson il est radicalement ÒdbranchÓ.
Cette diffrence de posture correspond la coupure entre le moment Bergson/Brunschvicg et la philosophie que jĠai appele Òpost-spiritualiste (bien que, mes yeux, et sans que je le connaisse, Brunschvicg ne puisse pas tre catgoris comme spiritualiste, la terminologie efface lĠabme entre spiritualisme et idalisme). Aprs la priode initiale rejete, on rejette sur un plan politique lĠancienne attitude, mais on veut en mme temps la sauver lĠintrieur dĠun ÒmatrialismeÓ. Les propositions philosophiques vont dnoncer avec virulence les thses de lĠidalisme pistmologique, ce que ne faisait pas Bergson, qui habitait plutt une indulgence condescendante leur gard, mais sĠefforcer de reprendre leurs dispositions fondamentales, dont on continue apprcier la contribution une architecture et un reprage des problmes. La consquence de ce point est aussi que lĠattitude mtaphysique pure et dure nĠest pas assume de nouveau, mme chez celui qui en est le plus proche (Deleuze) : les philosophies en question, vrai dire, sĠattachent sĠinscrire leur manire dans une filiation kantienne en mme temps, parce que cela permet de maintenir la conception que le rel est ÒconstruitÓ, en rfrence une philosophie du faire, du devenir, de la praxis, de la gense interactive.
LĠclairage qui monte en puissance dans notre commentaire est celui qui, tout en reconnaissant lĠantcdence de Bergson par rapport aux chemins de la philosophie post-spiritualiste, place en mme temps celle-ci avec Brunschvicg contre lui, de manire tout fait paradoxale, parce que Brunschvicg est plus directement et frontalement son ennemi que Bergson : seulement, du premier, elle sĠefforce dĠintrioriser quelque chose en le renversant et lĠinterdisant, alors que, du second, elle oublie absolument le plan alors mme quĠelle lui fait cho.
Je vois un autre motif quĠon peut dire mis en vedette chez Bergson et qui se rencontre aussi sur nos chemins post-spiritualistes : celui du continu.
Certes, le continu est un en sens un motif ÒternelÓ, parfaitement transhistorique, gardant sa facult jamais vieillie de provoquer et troubler les esprits dĠAristote Woodin, en passant par Leibniz et son Òlabyrinthe du continuÓ.
Pourtant, il a connu une apothose philosophique particulire lĠpoque de Bergson, remarquable et que jĠai autrefois souligne dans un article : ct de Bergson, Husserl, Weyl, Brouwer et Poincar – sans mme parler dĠacteurs plus lointains et plus diffrents, imparfaitement relis au moment, comme Peirce, Whitehead ou James – pensent le Òcontinu primordialÓ.
LĠpoque, selon toute apparence, est celle o lĠon conoit volontiers 1) le continu comme le plan de constitution de toute chose ; 2) le continu comme temporel plutt que spatial ou avant que spatial.
En liaison avec un tel moment, il y a une circonstance pour ainsi dire pistmologique : celle de la mise en dbat du modle de Cantor-Dedekind. Les annes en question sont aussi celles au fil desquelles ce modle sĠimpose, et reoit des objections profondes (Weyl, Brouwer et Poincar ont chacun contribu cette critique). Cette poque est aujourdĠhui rvolue, notamment du point de vue de cette circonstance pistmologique : mme si de trs suggestives contre-propositions ont t mises, le fait ÒsociologiqueÓ dominant est la large acceptation du modle en question, qui jouit incontestablement dĠun triomphe de ÒparadigmeÓ.
La contribution propre de Bergson une ontologie du continu – qui est toujours en mme temps rflexion et interprtation du continu, tentative dĠexplicitation du Òcontenu intentionnelÓ sous le mot – semble pouvoir tre rsume deux mots dĠordre : 1) la rinvocation du motif aristotlicien, celui de la non-compositionnalit ; 2) la conception du continu comme un mode de simplicit indivise du multiple (qui doit par ailleurs tre conu comme qualitatif, htrogne). Le deuxime point, si lĠon veut, labore le premier : la Òsimplicit indiviseÓ est ce qui interdit la compositionnalit, ce qui ramne au seul statut de ÒvirtuellesÓ ( nouveau) les parties du continu. La richesse du continu, forcment exprime en termes de multiplicit, se laisse atteindre sur un mode thmatique seulement si je prlve, que si jĠextrais, et de la sorte brise le continu : dans le continu, tout se compntre sans compromettre la simplicit indivise (mais la richesse ne sĠoffre pas de manire thmatique).
On peut voir cette pense de Bergson comme prolonge chez Deleuze, avec le thme de la variation continue chez lui : il est mme vrai que, chez Deleuze comme chez Bergson, la raison dĠtre du continu est le mouvement, la dynamique. CĠest pour ne pas tronquer le mouvement, lui porter tort dans une fausse reprsentation spatialisante qui le simultanise, quĠil faut invoquer le continu.
Pourtant ce nĠest pas du ct de Deleuze, cette fois, que je vais chercher lĠcho. Plutt du ct de Ren Thom, et ce en raison dĠun nouveau contexte pistmologique qui me semble important. Ce contexte, je lĠassocierai volontiers au colloque Le labyrinthe du continu, dont je fus avec Hourya Sinaceur lĠorganisateur Cerisy-la-Salle en 1990. Il correspondait la redcouverte du dbat possible sur lĠessence du continu. Cette redcouverte passait alors notamment par les propositions de lĠanalyse non standard, celle du continu lisse (augment des infinitsimales) et plus encore celle du continu-discret de Harthong-Reeb. Mais on pouvait aussi mentionner le continu de Conway, et, dans la foule, on revenait sur des conceptions antrieures, comme celles de Brouwer ou de Veronese.
Au-del de ce colloque et dĠune phase o le dbat mathmatique fut rajeuni par la mathmatique non standard, il y avait une prise de conscience ÒscientifiqueÓ plus gnrale et plus profonde de la fonction du continu. Aprs une priode – celle des annes soixante/soixante dix – o tous les formalismes, tous les modles avaient t discrets, le continu revenait en force, avec le no-connexionisme, une autre vision de la physique, de nouvelles linguistiques, etc.
Parmi cette priode, je voudrais choisir la pense de Thom, pense qui, comme celle de Poincar autrefois, mais plus encore sans doute, se situait entre mathmatiques et philosophie. Thom tait la fois un scientifique et un philosophe plaidant le continu primordial.
Comme scientifique, il le faisait en introduisant la Òthorie des catastrophesÓ, thorie issue de la topologie diffrentielle, fleuron de la mathmatique contemporaine travaillant dans le paradigme de Cantor-Dedekind (la TC pouvait tre montr Òdj lÓ de manire unifiante dans plusieurs lieux de la physique contemporaine, elle devait inspirer une nouvelle modlisation du linguistique et du biologique).
Comme philosophe, il le faisait, notamment, en assumant un certain Òretour AristoteÓ, ce qui lĠa mme conduit, on le sait, publier avec Bruno Pinchard un livre sur Aristote, o Ren Thom mesurait la convenance par del les sicles de la ÒphysiqueÓ et la ÒmtaphysiqueÓ aristotlicienne avec sa vue du rel et de son organisation qualitative.
Dans la confrontation avec Bergson, ce qui mĠimporte est videmment la conception thomienne dĠune Òantriorit ontologique du continu sur le discretÓ, ainsi quĠil le formule dans sa contribution au volume Le labyrinthe du continu. Thom y argumente que le point de vue fondationnel selon lequel lĠensemble R est fabriqu, avec les outils de la thorie des ensembles, partir de lĠensemble discret fondamental N – considration laquelle il faudrait ajouter que, pour une telle perspective fondationnelle, ce qui est premier est le langage formel dans sa structure discrte et les formes discrtes de la preuve formelle – ce point de vue fondationnel ne dtient pas le fin mot de lĠaffaire. DĠun autre point de vue – ontologique – ce qui est donn dĠabord est toujours le continu, et le discret ne saurait ÒmergerÓ que comme marquage du premier, marquage procdant lui-mme de certains discontinuits. Le discontinu des processus, des fonctions, apparat comme le mdiateur entre le continu et les discret.
On peut rapprocher cette pense de celle de Bergson, pour qui toute laboration ÒspatialeÓ du continu est discrte, parce quĠelle perd le pouvoir dĠhonorer la simplicit de compntration de ce qui nĠest pas un ensemble, un agrgat de points. Dans une projection spatiale, malgr quĠon en ait, le continu est toujours en fait discret : Bergson se range par avance et de faon ncessaire la vue dĠun Poincar dclarant que le R de Cantor est discret, au sens o chaque lment y est suppos bien individu et spar dans ce qui le fait point du continu de tous les autres.
LĠanalogie marche jusquĠ un certain point, mais elle bute vrai dire sur deux points : 1) Thom maintient que lĠintuition de lĠespace est fondamentale pour la pense du continu (il remarque que Poincar est le seul avoir propos une vision qui ne parte pas de cette intuition, mais dĠune Òrelation de tolranceÓ au niveau de la perception des poids sur une chelle gradue, mais ne demande pas que la pense mathmatique abjure la rfrence spatiale pour le continu) ; 2) Thom, de manire lie, valide le R de Cantor-Dedekind, il accepte de dployer sa pense du continu primordial, et de la gense des individualits et qualits, partir de ce modle triomphant. Il croit en somme que cette construction historique, formelle et lie un outil rcent, la thorie des ensembles, rcupre le meilleur de notre intuition du continu, elle mme comprise non pas comme perspective arbitraire mais comme notre participation la primordialit ontologique du continu.
Ce que je veux dire plus prcisment est ceci : la rfrence positive maintenue au R de Cantor-Dedekind est comme lĠadhrence garde par Merleau-Ponty la structure phnomnologique ou au couple ÒmoderneÓ du sujet de et lĠobjet, comme la transposition, au sein de la thorie de lĠindividuation deleuzienne, de lĠantcdence logique du possible. Mme si cĠest pour dire que le continu nĠest pas essentiellement construit partir du discret de N, et que le discret merge via le discontinu, Thom garde sur le plan mthodologique R (cĠest avec lui et en termes de lui que sĠnonce et se dmontre la thorie des catastrophes), et, mme, assume le pari que lĠlment conceptuel matris dans R rsonne avec lĠintuition fondamentale, la porte, voire la prcise.
Mais la science qui labore R, cĠest la science fondationnelle et mthodologique, qui sĠattache dclarer exactement en quel sens les objets lui sont donns et comment ils sont connaissables. CĠest la science, qui, en dĠautres termes, assume le dispositif de la ÒmodernitÓ, dans la consquence toute particulire qui est la sienne propos des mathmatiques et de leur objet, mme si cĠest pour redonner la voie une mtaphysique plaant autrement les choses.
CĠest pourquoi la faon dont Thom fait cho Bergson, nouveau ne le r-acclimate pas compltement au monde philosophique auquel il se trouve par un tel cho rattach. Une fois de plus, le ÒspiritualismeÓ nĠest pas vraiment retrouv dans son geste le plus radical, et ce parce que Thom garde quelque chose de lĠidalisme mthodologique des mathmatiques, soit, si lĠon veut, de Brunschvicg. Bien entendu, si on coute littralement et directement les attendus de la mtaphysique thomienne, ce que lĠon entendra le plus, cĠest la rcusation de toute Òconstruction kantienne du mondeÓ, une fois de plus : les choses ne sont pas stabilises par les jugements via le schmatisme, elles procdent du flux variationnel de lĠtre au gr dĠun logos qui en maintient les limites, les ÒstructuresÓ ne sont pas des rgulations contingentes de la signification partage, elles mergent en liaison avec de dynamiques individuant leurs units. Mais tout cela, Thom entend le dire dans le cadre de lĠapplication dĠune science qui reste la science moderne telle que Kant en avait mont lĠimage et la norme, quĠil sĠagisse des mathmatiques ou de la physique (et vrai dire, il le dit parfois en propres termes aussi).
Le dernier cho sur lequel nous voudrions proposer quelques rflexions est celui que lĠon trouve chez Levinas : un auteur qui, comme Deleuze bizarrement, fait une rfrence appuye, insistante Bergson. Une premire diffrence, extrmement importante, est que lĠappartenance de Levinas ce que jĠai appel le Òpost-spiritualismeÓ nĠest pas sr. Les loges comprhensifs de Bergson et de Brunschvicg quĠon trouve dans Difficile libert ne doivent pas tre entendus comme de simples manifestations de politesse intellectuelle envers les anciens, ni associs une phase des commencements o Levinas nĠaurait pas t en possession de lui-mme suffisamment. Ils expriment, vrai dire, entre autres choses, la difficult qui est celle de Levinas habiter le post-spiritualisme. Sur certains points, avant toute chose sur le point du rapport au politique, ainsi que je lĠai crit ailleurs[3], Levinas apporte dĠailleurs justement la rupture avec ce qui fut la rupture de la gnration en colre avec Bergson, Brunschvicg et leur monde de pense. Levinas, mon sens, nĠappartient dĠailleurs proprement parler aucun des quatre moments dont, suivant Frdric Worms, jĠaccepte la fonction priodisante pour la philosophie contemporaine Òen FranceÓ. QuoiquĠil ne participe pas de lĠabjuration du moment idaliste-spiritualiste, ainsi que je viens de le dire, il nĠappartient pas cet ancien moment, il nĠest que trop vident que sa dmarche se rapproche trop de celle de lĠÒontologie phnomnologiqueÓ franaise (son Ïuvre est historiquement et mthodologiquement similaire celle de Merleau-Ponty et de Sartre). Mais il nĠappartient pas non plus ce second ÒmomentÓ, simplement parce quĠil nĠadhre pas la Òphilosophie du faireÓ, parce quĠil sĠefforce de renvoyer la pense au motif oubli et mme incomprhensible pour elle de la loi. Il ne se laisse pas non plus rattacher au moment des annes soixante, bien quĠil soit devenu clbre par son entremise, la faveur du partage au moins apparent de lĠaffaire de lĠaltrit avec la Òphilosophie de la diffrenceÓ, et plus encore de la radicalit que les auteurs et le public de ce moment ne pouvaient pas ne pas reconnatre son Òan-ontologismeÓ, alors mme quĠune telle radicalit ne recoupait pas celles quĠils aimaient. CĠest en un sens de ce moment quĠil est, paradoxalement, le plus loign, ne partageant ni son animosit pour le monde social-historique-politique ambiant ni son animosit pour la raison. On pourrait dire quĠil appartient au nouveau moment qui, selon Frdric, se profile depuis les annes 80, mais l encore, je pense quĠon ferait fausse route : le renouveau des problmatiques de la morale, de la vie et de la justice, par exemple, peut bien trouver en Levinas une voix qui le porte, il reste quĠ le situer de la sorte on mconnatrait trop ses relations avec les trois moments prcdents. A vrai dire, ce qui nous en empche surtout est sans doute que nous sommes incapables de voir lĠessence de ce dernier moment. Enfin, dernier argument, la lecture de Levinas par le rapport avec la tradition juive offre un tout autre rfrentiel, potentiellement fort pertinent, mais qui a pour consquence immdiate de projeter Levinas ailleurs : de lĠenvoyer en Espagne mdivale, en Allemagne du dix-neuvime sicle, ou entre la Pologne et la Lituanie au dix-huitime sicle.
Mais fermons cette parenthse, et revenons ce que nous dsignons comme un surgissement de Bergson sur les chemins de la philosophie franaise contemporaine en lĠespce. Il y a, notre sens, deux lments possibles : dĠun ct, une certaine ide de la temporalisation travers lĠavenir et de la prminence dĠun htrogne irrcuprable, de lĠautre, une comprhension de la moralit partir de lĠappel. Je mĠintresserais plus ce dernier aspect. Pour le dire rapidement et sans justification suffisante, jĠai le sentiment que le premier lment nĠest pas aussi juste et fiable. Ce que lĠon essaie de reprer quand on lĠenfourche, en effet, cĠest la transition possible de la figure de la dure celle de lĠabsolument autre dĠautrui amorant la temporalisation ÒdiachroniqueÓ. Une telle transition ressemble mon sens celle que tout un courant de lecture conoit entre lĠĉtre barr de Heidegger et lĠautrement quĠtre de Levinas. LĠanalogie, en lĠoccurrence, est seulement formelle. La dure est riche de tout lĠhtrogne du possible, elle est pour ainsi dire grosse de toutes les nouveauts, mais si elle temporalise le temps, ce nĠest pas sur le mode de la diachronie et selon un axe personnel/thique : il sĠagit plutt dĠun continu du temps et de la gense des divers individus (selon divers degrs et modes de contraction), en dĠautres termes il sĠagit bien comme chez Heidegger dĠune problmatique ontologique, et je ressens comme dysfonctionnant, et irrespectueux de la donne de pense tout effort pour effacer cet abme.
Je retiens donc le motif de lĠappel, tel quĠil intervient dans Les deux sources de la morale et de la religion.
Il sĠagit, on le sait, de la prsentation par Bergson de la
Òmorale ouverteÓ. La morale ferme est celle de la contrainte sociale, elle est
celle qui quivaut lĠensemble des prceptes nous ramenant lĠÒaxeÓ de notre
essence sociale, constituant en quelque sorte le ressort qui nous empche
dĠaller baguenauder au-del de notre solidarit avec un ensemble social qui est
notre voie vitale, qui est ce travers quoi nous subsistons et russissons. En
rgle gnrale notre ajustement la morale ferme est instinctif, nous suivons
spontanment la pente de ce qui est le meilleur pour nous en tant quĠtres
sociaux, de ce quoi nous avons ts duqus.
La dramatisation dlibrative sur laquelle Kant sĠest focalise correspond au cas rare o la conclusion ne
sĠimpose pas sur un tel mode instinctif, et o notre intelligence prend toute
la responsabilit de la non dviance : elle empche par un supplment de
raisonnement que lĠon suive une stratgie individualiste qui nous a en fait
lĠorigine t inspire par elle. LĠintelligence morale dlibrative est comme
la psychanalyse selon ses dtracteurs : elle est remde une trange
maladie qui nĠest autre quĠelle-mme.
La morale ouverte passe par des individus dĠexception, les ÒmystiquesÓ, dont Bergson prendrait volontiers pour prototype le Christ, mais quĠil campe plutt, en fin de compte, entre les grands mystiques chrtiens et les prophtes de lĠancien testament. Pour lui, ces ÒmystiquesÓ, en tout cas, sont avant tout des gens qui ont su se couler dans lĠlan fondamentale de la vie. Cet Òlan vitalÓ est la pousse qui se cherche dans la ÒcrationÓ, qui est cette cration en tant que finalise : il est encore, si lĠon veut, Dieu comme mouvement agissant dans lĠtre, comme mouvement rsidant au fond de ce qui se laisse cartographier sur le mode objectif par lĠintelligence scientifique spatialisante ramenant tout la pertinence actionnelle. On retrouve bien une conception standard du mystique : celui qui jouit Òquelque partÓ dĠune jonction avec Dieu, qui entre en lui ou lĠaccueille, dont la vie sĠinsre dans lĠlan divin.
LĠappel sera, ensuite, la relation qui se noue entre de tels phares et le reste de lĠhumanit : les ÒmystiquesÓ nous appellent une vie au niveau de lĠhumanit universelle, et une vie dans lĠamour plutt que lĠintrt, etc. La modalit principale de cet appel semble tre lĠexemplarit : cĠest comme personne, dont nous reprenons le modle dĠune faon chaque fois elle-mme personnelle, quĠils nous Òfont entrerÓ dans la danse laquelle ils se rattachent, perspective et pratique autre. Cet appel opre au niveau du sentiment : le mystique exprimente sa jonction avec lĠlan vital dans le sentiment, il est fort et distingu par une certitude sentimentale. De mme le ÒpassageÓ qui recrute un autre homme partir du mystique est sentimental, il procde de notre motion lĠgard de son exemple, motion qui est dj adhsion et reprise.
Je lĠai annonc, un tel schme semble figurer par avance sur le chemin singulier de la philosophie franaise que dfinit pour nous aujourdĠhui le nom de Levinas : la moralit, la meilleure, la plus grande, ne rside-t-elle pas chez lui aussi dans un appel, dans ce que lĠon pourrait appeler ÒlĠappel du visageÓ ? Et cette moralit ne se dfinit-elle pas galement, dans ce quĠelle a de plus intrinsque, indpendamment des exigences de la socit (seulement supposes tre retrouves au second tour avec le tiers et la problmatique de la justice) ? Mme lĠide dĠouverture, essentielle la pense de Bergson, peut tre ressentie comme annonciatrice du motif lvinassien : le sens de lĠintrigue thique nĠest-il pas dĠinterdire la ÒtotalitÓ, cĠest--dire la clture thortique o se prennent tout contexte et toute ralit ds lors que jĠoublie lĠextriorit nonpareille dĠautrui ?
Ici commence une discussion analogue celles que nous avons dj eues, qui vise nous convaincre de tout ce qui, chez Bergson, disconvient au Òchemin lvinassienÓ o nous le trouvons. Cela dit sans nier que Bergson ait pu tre celui qui a ouvert la voie pour Levinas, ainsi que ce dernier aimait le dire.
La premire incompatibilit rside dans le cadre onto-thologique, bien sr : lĠlan vital que rejoint le mystique, cĠest la fois Dieu et lĠtre. De ce point de vue, on est plus prs de Spinoza, voire de Heidegger, que de Levinas dĠun point de vue lvinassien. Les deux morales de Bergson, la close et lĠouverte, correspondent deux manires pour lĠtre de suivre sa fin travers lĠhumanit. La manire close correspond une faon pour lĠhumanit de sĠorganiser dans une sorte de ÒretombeÓ de la perce de la personne et de lĠintelligence, perce qui nĠest pas ÒexploiteÓ jusquĠau bout, jusquĠaux dpassements quĠelle promet. La manire ouverte correspond la ÒrvolutionÓ toujours recommence qui ÒrelanceÓ lĠvolution : lĠhistoire de Dieu dans le monde. Le bien, cĠest lĠtre qui russit son ouverture et sa promesse. LĠamour et la fdration de lĠhumanit, les deux horizons nomms, semblent correspondre une allgresse synergique du matriau ontologique. Clairement, le Òrgle des finsÓ ne se laisse pas comprendre ainsi de manire lvinassienne : il est plutt le triomphe en chacun de nous de notre susceptibilit thique autrui, simplement.
La seconde incompatibilit est plus subtile, elle correspond la diffrence entre le mimtisme sentimental de Bergson et lĠmotion htronome de Levinas. Certes, lĠun et lĠautre renvoient le surgissement moral au sentiment, lĠaffect, au lieu dĠaccepter une vision kantienne de la morale comme gouvernement de la raison pratique sur et contre le sensible. Mais le sentiment mis en jeu, chez Bergson, est le vcu enthousiaste et mimtique dĠune autre personne (quand il nĠest pas, directement, le sentiment du divin comme lan vital), alors que, chez Levinas, il est lĠmotion dchirante de ce qui menace lĠautre personne, et lĠentente sentimentale du commandement de la secourir. Entente et assujettissement plutt quĠenthousiasme et imitation. Du coup, la ÒchaneÓ de la morale ouverte est plutt une chane du mme que de lĠautre, dirait Levinas ; la ÒchaneÓ de lĠintrigue thique (non pense par Levinas ce stade), est plutt le retour de la morale ferme pour un regard bergsonien, jĠimagine.
Est-ce que ces disconvenances rvlent quelque chose dĠune diffrence de terrain entre Bergson et Levinas, est-ce quĠelles ÒconfirmentÓ lĠenclave de la priode rejete par le post-spiritualisme ?
JĠai envie de proposer le double commentaire contradictoire suivant.
DĠun ct, Bergson est beaucoup plus en phase avec la philosophie franaise post-spiritualiste que Levinas, parce quĠil reprsente lĠavnement moral comme une rvolution immanente. Ainsi que nous lĠavons dj soulign, la Òmorale ouverteÓ nĠest jamais que la faon dont le programme infini de la vie trouve sa voie dans une humanit ncessairement retombe dans les structures de lĠÒinstinct virtuelÓ. A partir de lĠimpulsion donne par le mystique qui est une sorte dĠavant-garde, lĠensemble de lĠhumanit peut se voir engag dans la nouvelle danse qui va au bout de lĠamour et de la libert la fois. Mais le telos que ces deux noms voquent est dj oprant dans lĠtre, il est le contenu du Òplan de DieuÓ, lĠexpression de ce quoi tend lĠlan vital contre les formes stabilises de la morale ferme. Les rvolutions comme dpassement de lĠalination qui se dessinent dans des penses comme celles de Sartre ou de Deleuze rpondent au mme schma. Le naturalisme simultanment moral et politique de Bergson, de faon surprenante, convient lĠorientation dĠensemble du matrialisme post-spiritualiste. DĠailleurs, le simple trait de la superposition du moral et du politique, reconnaissable dans sa conception de lĠappel et de sa transmission, plaide dans ce sens : il est une caractristique profonde de la philosophie post-spiritualiste dont nous parlons ici.
DĠun autre ct, Levinas est plus en phase que Bergson de deux manires. DĠabord, par son vitement radical du motif thologique. Ensuite par sa faon trs trange de participer de lĠanti-subjectivisme post-spiritualiste : en se refusant concevoir la motion vers le bien comme quelque chose que le sujet peut sĠattribuer. Les lecteurs de Bergson appartenant la sensibilit Òfranaise post-spiritualisteÓ ne lui pardonnent pas la pense dĠun lan vital qui est Dieu ou celle dĠun mysticisme qui est la communion sentimentale avec le mouvement de Dieu : ce que je viens de dcrire comme immanence est, pour ce motif, compris en dernire instance comme transcendance. De ce point de vue, Levinas, par tout le ct de sa pense qui dclare toute conception thologique immorale[4], rsiste mieux (mais, concdons le, certains le lisent comme en dernire instance thologique lĠinstar de Bergson et le rejettent pour ce motif). CĠest autour de la question du sujet que la confrontation est encore plus intressante : dans le schma bergsonien, le mystique fixe sur lui les proprits de lĠouverture quĠil tend introduire dans le monde, et la propagation imitative de la rvolution corrlative fonctionne ÒgrceÓ cette fixation. Il faut que les sujets, le long de la transmission mystique, se colorent des Òproprits mystiquesÓ pour que cette transmission opre. Ce qui sĠappelle ÒappelÓ, pour cette raison, nĠest peut-tre pas rigoureusement un ÒappelÓ, mais plutt une sduction. En tout cas, lĠappel nĠest pas Òpar dessus lĠabmeÓ comme chez Levinas, il serait plutt comme ce qui gouverne une transition quasi-nergtique, dclenchant une galisation ontologique. Chez Levinas, que je sois ÒrequisÓ par autrui nĠest pas ma proprit : je suis oblig par del ce que je suis et par del ce que lĠautre est. CĠest peut-tre uniquement en ce sens quĠAutrement quĠtre est un livre ÒfouÓ : au sens o il dpeint une redfinition du sujet par ou depuis lĠautrement quĠtre qui ne doit jamais compter comme sa dtermination effective. LĠoblation infinie que je dcouvre comme le plus propre de mon assignation thique dĠunique selon la description dĠAutrement quĠtre nĠest pas ma proprit : dans le langage de la proprit et de la dtermination, je reste la boucle du sujet athe, le ple dĠÒintriorit et conomieÓ prsent dans Totalit et infini. Du coup, Levinas peut se ranger avec les philosophes post-spiritualistes dans la mesure o il parat envisager le sujet comme un ple vide, leur instar. Si ÒsubjectivisteÓ que soit sa philosophie, et on le lui reproche volontiers, elle reste quelque part passable pour lĠantisubjectivisme, parce quĠelle ne se donne pas le sujet comme une ressource, en quelque sorte, et consent son videmment formel.
Dans cette section je ne tire donc pas des conclusions aussi nettes que dans les autres. Bergson annonce en un sens Levinas, mais dans une diffrence qui se laisse difficilement assimiler celle du spiritualisme et du post-spiritualisme, pas plus quĠelle ne me parat ractiver la diffrence Bergson/Brunschvicg.
Une approche qui aurait des chances de me paratre plus juste serait celle qui compte le thme de lĠÒappelÓ comme appartenant en droit un nouveau moment de la philosophie franaise et mondiale : celui de la porte et de la profondeur de la dimension prescriptive. Levinas serait coup sr un des oprateurs du passage ce nouveau moment. Et le motif de lĠappel chez Bergson ne le mettrait peut-tre pas dans ce nouveau coup : Levinas trouverait en fin de compte dans Kant un meilleur prcdent que dans Bergson cet gard.
JĠespre simplement que ces rflexions comparatistes, dont le caractre tremblant et difficile ne mĠchappe pas, seront de nature encourager de nouveaux efforts de comprhension dĠune phase de notre tradition philosophique dont la complexit frappe.
[1]. Cf. Ç LĠinexprim de la recherche È, Ecrits thologiques et politiques, Paris, Galile, 1990, p. 59-85.
[2]. Cf. La crise des sciences europennes et la phnomnologie, Paris, Gallimard, 1976, Prface, p. V.
[3]. Cf. Ç Une philosophie lvinassienne en France aujourdĠhui È, in Salanskis, J.-M., Levinas vivant, Paris, Les Belles Lettres, 2006, p. 191-221.
[4]. Cf. Salanskis, J.-M., Ç LĠantithologisme lvinassien È, in Lipszyc, A., (dir.), Emmanuel Levinas Philosophie Thologie Politique, Varsovie, Institut Adam Mickiewicz, 2008, p. 152-164.