L'Autonomie des mathématiques |
Il y a plus de vingt ans que J.T. Desanti a publié Les Idéalités mathématiques. Peut-être, afin de prendre la mesure de l'importance de ce livre pour la philosophie des mathématiques de langue française, devons nous tirer profit de cette distance.
Il se trouve en effet que dans l'intervalle temporel qui nous sépare de cette publication, le visage des mathématiques s'est modifié : nous voulons dire, la manière moyenne de les regarder, chez ceux qu'elles concernent à tout le moins. Mais si, comme le disait Desanti, “Il n'y a d'épistémologie mathématique qu'installée dans la mathématique elle-même”, cette modification n'induit-elle pas l'obligation, pour nous, de méditer à nouveau frais la présentation philosophique de la mathématique comme “science d'idéalités” donnée alors par lui? Gageons qu'un tel examen, en particulier, nous permettra de mieux comprendre l'importance de ce qui fut dit.
L'angle d'approche adopté dans cet article sera plus précisément le suivant : nous allons d'abord essayer de rappeler brièvement quel est le problème posé dans le livre de Desanti et quel type de réponse lui est apportée, à l'issue de quel parcours ; mais tout cela en nous efforçant finalement de montrer comment l'analyse de Desanti présuppose et décrit une mathématique radicalement autonome, dont on peut même se demander si elle n'est pas tout simplement autarcique.
Dans une seconde partie, nous discuterons ouvertement la question de l'autonomie et de l'autarcie des mathématiques : nous tâcherons de montrer que la mathématique est essentiellement, originairement dépendante, en deux sens et de deux manières fort différentes, par deux “bords” d'elle-même qui ont nom logique et physique mathématiques, respectivement.
La troisième partie, conclusive, visera à tirer les conséquences pour la philosophie des mathématiques, et reviendra à cette occasion sur le précédent constitué par Les Idéalités mathématiques.
En un mot, le principal problème dont traite le livre de Desanti est : “quelles sont les modalités de médiation de la théorie1 par la théorie2?”. Ce qu'il appelle théorie1 est en principe la théorie explicite, cependant que ce qu'il appelle théorie2 serait plutôt la théorie phénoménologique.
Faut-il donc comprendre que la théorie1 serait la théorie logique, au sens normalisé de ce qu'on appelle théorie logique (le triplet[1] constitué par un langage, une liste d'axiomes non logiques, et une liste de règles d'inférence non logiques, l'ensemble étant implicitement référé au calcul des prédicats du premier ordre et à l'un de ses modes d'inférence)? et que d'autre part la théorie2 serait comme la contrepartie de la théorie1 sur le plan de la conscience et de ses actes? On est tenté de réagir ainsi au propos de Desanti, à la fois parce que son discours sonne souvent comme un discours husserlien — d'où la justification de notre évaluation spontanée du sens de “théorie2” —, et parce que, dans la suite du livre, l'exemple majeur de théorie1 semble être la théorie formelle des ensembles (ZFC), qui, sans nul doute, répond au schéma définitionnel évoqué à l'instant. Pourtant, il est clair, si l'on lit bien Desanti, que ces évaluations ne sont pas bonnes.
Ce qu'il appelle théorie1 est certainement la théorie explicite, mais il la voit à vrai-dire surtout comme système d'axiomes, les axiomes étant en l'occurrence envisagés comme des énoncés privilégiés pour l'exercice de la déduction mathématique, et non pas comme des objets de la logique : en particulier, ils ne sont pas saisis sur fond du langage dans lequel on peut les écrire. Le seul concept de la vulgate logique évoqué pour soutenir le sens de la notion d'axiome et de théorie1 est le concept de démonstration, sans doute parce que — à la différence de beaucoup d'autres familiers du logicien, il habite en effet la vie du mathématicien.
Ce qu'il appelle théorie2, maintenant, qui est sans conteste la grande affaire du livre, ne coïncide pas avec une configuration ou une activité de la conscience. Desanti s'explique assez clairement sur ce point. La théorie2 est un système complexe de renvois et d'horizons qui sont toujours donnés, nécessairement, avec les objets idéaux de la mathématique. Chaque fois qu'un tel objet est posé, remarque Desanti, il y a du co-posé. L'explicitation mathématique est toujours chargée d'une implicitation, qui indissolublement, est celle d'autres objets (d'autres “posables”) et celle d'horizons. La théorie2 est la configuration complexe de ces horizons et de ces positions. L'affaire se passe au niveau de l'objet ; lorsque je me donne l'objet [0 1] (le sous-ensemble de R), je me suis aussi donné, implicitement, la relation d'ordre sur R et ses propriétés, ou la distinction entre rationnels et irrationnels ; mais par exemple, la prédication de [0 1] par la cardinalité du continu n'est-elle pas en un sens déjà là aussi? Ce n'est pas que la conscience accueille nécessairement tous ces contenus en accueillant [0 1] : plutôt, elle ne tient à lui que pour autant que ces chemins lui sont ouverts, le possible — thématique ou non — de type divers attenant à la moindre “position” de contenu mathématique est à la fois disponible et d'une certaine manière pressant, car ce ne sera pas parler mathématiquement de [0 1] que refuser d'en passer par au moins une, en général plusieurs, de ces voies.
Il y a donc, dans cette théorie2, la matière d'une enquête phénoménologique originale, nouvelle par rapport à l'acquis husserlien. Une des distinctions fondamentales exigées par cette enquête est la distinction entre les deux modalités de l'effet d'horizon : celle de l'horizon de stratification et celle de l'horizon de possibilité.
La seconde modalité est au plus proche de la signification ordinaire du mot horizon : des thèmes mathématiques anticipent des classes ouvertes, généralement infinies, d'objets ou d'opérations ; ceux-ci donnent lieu ad libitum à des marquages qui viennent inscrire leur détermination dans l'horizon offert par le thème. Le caractère d'horizon, en d'autres termes, tient à l'ouverture d'une indétermination, à laquelle pourront répondre des séries indéfinies de déterminations.
Mais il y a aussi la première modalité de l'horizon, celle de l'horizon de stratification. Desanti nous fait voir que l'objectivité mathématique est en attente de l'autre ou la nouvelle objectivité mathématique en un second sens : au sens où il y a un enchaînement arborescent de cette objectivité avec elle-même. Les objets font signe vers ce avec quoi ils sont construits et vers ce qu'ils permettent de construire. L'horizon, donc, est à la fois l'ouverture indéterminée d'un domaine d'individus, et la disponibilité indéfinie de la réitération d'actes compliquant ce qui est déjà là (parce que déjà nommé).
Supposons que nous saisissions bien, ou du moins suffisamment, cette évocation imagée du déploiement complexe de la théorie2, supposons que nous ayons donné une première prise sur le niveau extra-formel, non théorique au sens usuel, que vise la notion de théorie2, que désormais nous soyions à même de bien situer toute la vie proliférante de l'implicite qui accompagne l'entendement mathématique au pôle objet : le point important est en tout cas de bien comprendre que ce n'est pas à la faveur d'une démarche de rupture à l'égard de ses thèmes que le mathématicien accède à la théorie2, mais au contraire en redoublant par une description lucide et honnête la manière même dont il est auprès d'eux, fasciné par eux. Nous sommes alors en mesure, en principe, de préciser le sens du problème énoncé tout à l'heure. Il s'agit de comprendre quel rapport entretient le réseau des implicites, dont on sent bien qu'il est par définition perpétuellement ouvert et mouvant, avec cette critallisation normative explicite que constitue un système d'axiomes. Mais la façon dont Desanti pose la question préjuge de manière sensible de la réponse. Il s'agit en fait de comprendre comment “la théorie2 exerce une médiation d'horizon au sein de la théorie1”, c'est-à-dire — en nous dispensant pour le moment de nous interroger sur le langage hégélien de Desanti (la médiation d'horizon) — sans nul doute de comprendre le supplément d'originarité de la théorie2 par rapport à la théorie1, de comprendre comment la théorie2 détermine la théorie1 et pas l'inverse.
Nous allons maintenant donner une idée tout à la fois de la façon dont Desanti pénètre le problème, et du rapport de toute son analyse avec la question de l'autonomie des mathématiques.
En substance, Desanti commence par nous présenter le domaine objet de son investigation : il y a un “champ” où les idéalités prennent place, la structuration de ce champ est induite par des phénomènes de “perspective” ou de “renvoi”, ces phénomènes sont de nature essentiellement temporelle, et par suite la structuration du champ n'est aucunement spatiale, en dépit de ce qu'importe la sémantique du mot champ (Desanti va, en fait, lutter contre la signifiance spatiale de son propre langage tout au long de son livre). La temporalité qui est ici en cause est celle de la démonstration, ramenée à sa forme canonique explicitée par la logique contemporaine : ce temps n'est pas le temps intime, même s'il prend nécessairement appui sur lui pour vivre. Voici une double citation qui nous semble fort nette :
«La médiation de l'horizon de possibilité (structure du champ formel) s'opèrera en tout point du champ. Un “point” n'est ici rien d'autre que la position comme noyau explicite d'un chaînon démonstratif pris dans l'unité d'un enchaînement téléologiquement orienté.» Desanti [1968], p.125.
«la première condition exige que le “champ” ne soit pas pensé comme un “espace” au sens usuel du mot : jamais les “points” qui lui appartiennent ne peuvent être posés comme coexistant dans une même “couche”.» Desanti [1968], p.129.
Etant donnée la conception qu'il se fait du “champ” qu'il veut explorer, il est normal que Desanti centre sa réflexion sur la “production d'axiome”. L'invocation de l'axiome pertinent est en effet un moment de scansion décisif de la temporalité mathématique ordinaire, on peut et on doit même dire, comme le fait Desanti, que les objets sont toujours vus et compris en termes des axiomes — ou plus généralement des thèses capitalisées — dont ils appellent la mise en œuvre. Une telle relation semble bien, tout à la fois, immanente à la vie temporelle de la mathématique, et une mise en rapport entre la théorie2, dont les phénomènes d'appel font partie, et la théorie1, qui est clairement présupposée par l'usage de l'axiome dans sa fonction. D'où l'idée que la situation où par excellence la détermination de la théorie1 par la théorie2 a quelque chance de se donner à voir dans sa nature et ses modalités est celle où un nouvel axiome est ajouté à la théorie : c'est le cas de la production d'axiome “au sens fort”, selon les termes de Desanti. Il semble bien en effet que lors d'une telle production, quelque chose pousse à la reconfiguration de la théorie1, celle-ci cesse de valoir comme une constante ; si ce qui cause cette brisure de la stabilité de la théorie1 doit être lui-même de nature non empirique, non contingente, posséder déjà sur un autre mode la dignité théorique — ainsi qu'il semble nécessaire pour que l'adoption du nouveau cadre soit rationnelle — alors tout laisse prévoir que la configuration déterminante en l'occurrence relèvera de la théorie2.
C'est pourquoi le cœur du livre de Desanti consiste en l'examen soigneux de l'aventure de l'adjonction de l'axiome du choix à la théorie des ensembles. On part des efforts de Cantor pour instituer l'arithmétique du transfini, et de ce qu'on a pu appeler son usage subreptice de l'axiome du choix pour définir les sommes et produits quelconques de cardinaux, puis on en vient à la rencontre par lui du “problème du bon ordre”, c'est-à-dire de l'exigence d'obtenir, au niveau de l'arithmétique transfinie, une situation de “trichotomie” analogue à celle qui existe pour l'ordre sur les nombre entiers. On suit encore Cantor dans l'étude des “ensembles sur lesquels un bon ordre et donné”, et la mise en évidence de ce que le problème de la trichotomie est résolu pour cette sorte d'ensembles. De là on passe au travail de Zermelo, aux deux preuves du théorème du bon ordre qu'il a données au moyen de l'axiome du choix, dégageant du même coup clairement celui-ci dans sa fonction axiomatique, et pour finir à ce qui, ultérieurement, s'est trouvé accompagner l'institution de la théorie des ensembles dans son nouvel état d'équilibre : d'un côté une sorte de quantification de l'impact de l'axiome du choix par le double inventaire des énoncés qui lui sont équivalents et de ceux qu'il implique, respectivement ; d'un autre côté la conscience d'un défaut de fondement lié à l'absence d'une démonstration de consistance relative (voire d'indépendance).
De l'examen de ces documents, Desanti déduit ce qu'il appelle des “modalités de médiation d'horizon”, et parvient en fin de compte à ce qui vaut pour lui comme la réponse à sa question. Dans le but de rendre sensible le style de la réponse, nous extrayons deux moments significatifs de son commentaire :
— Desanti met en vedette le fait que Zermelo dégage le poids axiomatique de l'axiome du choix en partant de la preuve par Cantor de la trichotomie pour les ensembles bien ordonnés[2] : de celle-ci se dégage l'exigence implicite de prouver que tout ensemble est bien ordonné, théorème dont la démonstration, justement, passera par l'axiome du choix. La démarche passe donc par la désignation d'une région comme exemplaire, et corrélativement par la thématisation d'un négatif (du fait que l'on ne dispose pas d'une preuve du caractère bien ordonné de tout ensemble). Une région particulière du champ ensembliste (soit, bien entendu, le produit d'une stratification, mettant en jeu la nomination de propriétés et la mention d'objets) est ainsi appelée à valoir comme horizon depuis lequel voir l'horizon même sur fond duquel elle a été découpée : l'horizon général de l'objectivité ensembliste, qui valait d'abord comme son horizon de possibilité. Desanti peut donc analyser dans ce cas le jeu d'induction circulaire entre les horizons, la mobilité perspective singulière du discours mathématique au titre de laquelle les horizons se reprennent, s'inversent, ou se conjoignent.
— antérieurement dans l'aventure narrée, Desanti retient un phénomène à la fois analogue et différent : un élément essentiel à tout l'effort de Cantor est le projet de l'arithmétique transfinie. La référence aux propriétés de l'arithmétique ordinaire est ce qui va modifier l'image de la théorie des cardinaux, région en cours de stratification :
«La “conscience d'inachèvement” apparaît alors dans la forme suivante : nécessité de formuler à neuf, à partir des seules exigences admissibles dans le champ d'effectuation, des lois de construction d'objets compatibles avec les lois formelles de l'arithmétique (sinon homogènes à elles). Dès le moment où cette exigence se manifeste, “l'objet” “A” dont on disposait dans le corps d'une théorie1, arraché à son lieu d'origine, est pensé comme le domaine d'effectuation encore indéterminé, propre à un pôle idéal thématisé dans un autre domaine théorique.» Desanti [1968], p.179.
Là encore, une configuration théorique particulière (l'arithmétique ordinaire) engendre un effet perspectif sur une autre configuration du même type : l'incorporation d'un manque à l'horizon interne procuré naturellement par la théorie1 (ici, celle des cardinaux) sur les objets du champ où elle s'effectue. Comme dans le premier cas cité, il en résulte la définition d'une tâche. La différence est que l'arithmétique intervient ici comme couche théorique traditionnelle, et pas comme région exemplaire délimitée à l'intérieur du champ problématique ensembliste, puis appelée à fonctionner comme nouvel horizon universel. On n'assiste donc pas au même phénomène de renversement et de circularité.
Ce que Desanti voit néanmoins dans ce deux cas, et dans d'autres qu'il décortique patiemment, c'est comment l'agencement perspectif-objectif ayant nom théorie2 n'est autre que la “dislocation” de la théorie1 : l'unité tranquille de celle-ci auprès des objets qu'elle gouverne est brisée par la circonsription de régions particulières, dont vont jaillir des perspectives et des exigences, au sens dequelles la théorie apparaîtra comme incomplète, en cours de détermination, donc, à la lettre, absente et détruite en tant que totalité explicite. Mais le procès ainsi en cours, procès de la théorie2 par excellence, se dirige vers une nouvelle figure de stabilisation, nécessairement :
«La théorie2 est ici encore théorie1 disloquée — ou mieux, théorie1 reprise par la médiation de sa propre destruction, en tant que le moment destructeur, se définissant lui-même et se nourissant soi-même dans le domaine d'objets déjà offert au sein de la théorie1, ramène à la vie de la pensée opératoire les systèmes de propriétés propres à ces objets, assume de nouveau, dans leurs horizons spécifiques, toutes les motivations d'actes de nature à permettre l'effectuation de ces systèmes, dans l'unité d'un thème dont la médiation unifiante, celle du négatif, avait imposé la forme. Ce mouvement destructeur est donc tout aussi bien exigence de reconstruction, et, à vrai dire, il est la reconstruction même. Dans ce mouvement, la pensée mathématique enchaîne les uns aux autres les moments de sa propre éducation.» Desanti [1968], p.190.
En gardant à l'esprit de tels éléments, nous pouvons présenter de manière résumée ce qui est la réponse de Desanti à sa question, celle du rapport “horizontal” entre théorie1 et théorie2.
La réponse, en substance, consiste dans la description du rapport entre théorie1 et théorie2 comme un rapport de distinction-connexion qui régit l'idéalité “objet-théorie”, en tant que celle-ci ne dispose d'aucun champ au sein duquel être spécifiée. Le problème, en effet, comme Desanti le regarde, est que le jeu de la délimitation d'idéalités par l'énonciation de propriétés (jeu qui est le jeu axiomatique) possède une limite métaphysique, celle de l'objet “englobant” théorie, qui est encore un objet idéal mais qui, manifestement, ne saurait relever du même mode d'introduction et de traitement. La question de l'essence théorique est ainsi naturellement aporétique.
Le rapport de cette aporie avec la question proprement posée par Desanti, celle des médiations d'horizon, apparaît lorsque nous prenons en compte la manière dont le sens d'une position d'axiomes est affecté par l'exploitation intra-théorique de cet axiome, ainsi que le fait Desanti dans le cas de l'axiome du choix : en analysant les diverses propositions impliquées par l'axiome du choix (dont certaines lui sont équivalentes), Desanti observe qu'en dépit de la non disponibilité d'une preuve de consistance relative ou d'indépendance, l'axiome du choix recevait déjà une confirmation d'un certain type du seul fait qu'il était convoqué — à titre de médiation requise — dans des contextes fort variés au cours des années qui suivirent sa formulation[3] : le rôle intra-théorique de l'axiome du choix est venu au jour, dans son ampleur et son articulation logique, aussitôt que l'énoncé fut dégagé dans sa fonction d'axiome.
«Du même mouvement, en dépit de ses insuffisances “épithéoriques”, il est maintenu comme objet, en raison de la médiation qu'il exerce vers les couches de possibles (…), et qu'il subit depuis les régions de ramification. (…) Si, au troisième moment, il était manifeste que toute production d'axiome est reproduction de théorie, il apparaît ici que toute reproduction de théorie est, à son tour, reproduction d'axiomes.» Desanti [1968], p. 219-220.
L'étude de cas des Idéalités mathématiques converge ainsi vers une certaine estimation philosophique du fait théorique propre aux mathématiques. Ce qui se laisse appeler théorie dans le domaine des mathématiques n'aurait pas à proprement parler le statut d'objet, ne serait finalement pas autre chose que la dualité d'une explicitation qui se présente localement comme référence pour les thématisations idéales — théorie1 — et de l'activité de l'implicite à laquelle cette sorte d'explicitation donne toujours lieu, ramification, stratification, ouverture des possibles — théorie2 ; mais cette dualité à son tour serait une distinction-identification de type dialectique, ayant sa vérité dans le passage réciproque d'un terme à l'autre, et se produisant comme temps du passage. Voici comment Desanti décrit l'objet-théorie :
«Nous dirons donc que, pris dans le moment où se manifeste la distinction de ses deux modalités constitutives, l'objet-théorie s'offre comme l'index, lui-même idéal, des possibilités idéales produites et coposées dans l'horizon de la théorie2 immanente.» Desanti [1968], p. 227.
«Pris dans ce moment, l'objet-théorie s'offre comme un système d'exigences apprises et constituées au sein d'une théorie2, en vertu des connexions produites en elle par le jeu des médiations qui lui sont propres : exigences qui concernent les positions d'idéalités capables d'assurer selon des règles la reprise thématique des complexes théoriques engendrés par le déploiement des médiations ; c'est-à-dire, exigés, en dernière analyse, par le spectre d'idéalité des “objets” enchaînés dans la théorie2, “objets” qui, ne l'oublions pas, peuvent être eux-mêmes des réseaux théoriques (système ouvert de propriétés, par exemple).» Desanti [1968], p. 228.
Et voici ce qu'il dit sur la distinction/connexion de théorie1 et théorie2 :
«Or, ces deux moments (distinction et connexion) ne vivent que dans leur unité, c'est-à-dire dans le mouvement qui les fait paraître comme détermination spécifique …» Desanti [1968], p. 228.
Un tel objet-théorie n'est à vrai dire pas un objet au sens ordinaire, il “ne se manifeste jamais que dans le rapport mobile de deux exigences”[4]. Mais Desanti met à plat le concept d'objet sur lequel repose en fait depuis le début l'idée de science d'idéalités : celui d'un objet simple corrélat de désignation, soit “presque” le concept d'objet fictif, à ceci près que la désignation est envisagée comme un réseau :
«Peut-être conviendrait-il de nommer plus généralement “objet” ce qui, exigeant d'être désigné ou offrant la possibilité de l'être, trouve dans le mode de désignation la forme distinctive de son unité. La qualité “d'objet” devient alors une fonction bien définie des modalités de désignation elles-mêmes, des possibilités opératoires que ces modalités appellent : elles renvoient au réseau de ces désignations et aux codes qui permettent d'en disposer.» Desanti [1968], p. 230.
Le point capital est que dans un tel régime de discours, ou d'objectivation, propre selon Desanti à une science d'idéalités, le couple théorie1/théorie2 apparaît comme une sorte de clôture. Tout ce qui vient au statut d'objet vient toujours selon la logique acquise de la désignation, tout ce qui mérite le nom de perspective, tout manque s'accumule dans la théorie2 qui, pour être la part phénoménologique de la théorie1, ne lui est pas véritablement extérieure. La théorie, comme système des descriptions objectivantes, a son “horizontalité” interne (la théorie2), qui en fait mène le bal, où s'origine la vie de la science d'idéalités, mais de ce fait même elle est en droit de déclarer par avance intérieur à elle tout ce qui lui arrive, tout ce qui la concerne, son histoire et son sens. Voici un passage qui nous semble porteur de ce sentiment :
«Toute désignation objectivante propre à un objet-théorie (et celle-là même qui permettait de thématiser l'objet-théorie au moyen d'un système de propriétés lui convenant) demeure toujours prise dans le jeu de la médiation circulaire constitutive. On pourrait dire en ce sens qu'un “objet-théorie” ne comporte pas “d'extérieur” : toute thématisation est assignée à une couche d'horizon et en subit la médiation délimitante. Elle est donc toujours un moment “intrathéorique”. En particulier la désignation de l'objet-théorie” comme “théorie1” n'est elle-même, ainsi qu'on l'a vu plus haut, qu'un moment dans le mouvement des médiations constitutives. L'unité qui lui est reconnue, avec la possibilité qui apparaît alors de poser l'objet-théorie devant soi, dans une extériorité pour ainsi dire minérale, n'est elle-même que l'expression d'un tel moment, et demeure donc intra-théorique.» Desanti [1968], p. 232.
Donc la réponse de Desanti à son problème est que la vie “horizontale” de la théorie2 produit comme une clôture où d'une part la théorie1 se trouve située, avec le sens de répertoire provisoirement fixé des possibilités idéales, et où d'autre part l'identification de l'objet avec la désignation-faisant-système se trouve consommée. L'enjeu, à ce qu'il nous semble, n'était pas seulement de savoir “comment” la théorie2 affectait de ses “médiations” d'horizon la théorie1, mais plutôt de prendre la mesure de cette préséance déterminante de la théorie2, de ce que cela signifiait en termes de la notion d'objet et de la clôture du mathématiser sur lui-même.
Cette clôture, cela dit, n'est pas une clôture sur la conscience du mathématicien. La fin du livre est entièrement employée à préciser ce point, en rendant compte de ce qui s'appelle nécessairement “champ” (dont, rappelons-le, la réflexion de l'auteur est partie), et dans lequel s'opèrent les “médiations” propres à la théorie2. Les trois déterminations importantes de ce champ sont :
— son caractère non thématique, son idéalité ;
— sa non spatialité ;
— sa non subjectivité.
Le champ est par définition le milieu commun à toutes les positions d'idéalités, donc sa position comme thème idéal sur un mode analogue à celui que Desanti a décrit tout au long de son livre est par principe impossible, on retrouve à son sujet, d'une manière encore plus radicale, le problème de thématisation déjà soulevé à propos de l'objet-théorie :
«…cette idéalité ne peut être ressaisie comme thème dans le champ des objets (le champ ne peut lui-même être un de ses “points”» Desanti [1968], p. 234].
D'où l'hypothèse :
«L'idéalité nommée “champ” ne serait qu'une forme limite dont il n'y aurait rien à dire, sinon qu'elle est toujours là» Desanti [1968], p. 234.
Mais telle n'est pas l'option philosophique de Desanti. Pour lui, il y a quelque chose à dire du champ : qu'il n'est pas autre chose que la structure d'“ouverture par sa propre borne”, indissolublement inauguratrice d'horizons de possibilité et occupation-limitation de ces horizons sur le mode stratifiant, ou encore de manière concomitante référence à la clôture d'un système d'actes (à une théorie1) et abandon à une vie perspective se jouant au niveau des objets (théorie2) :
«…le champ est ouvert par sa propre borne (ou ce qui revient au même, fermé par sa propre exigence d'ouverture). … . Cela veut dire que l'étendue du champ, les connexions permises ou exigées entre ses “points” (et donc, avec son horizon de fermeture, ses modalités d'ouverture) sont strictement délimitées par le contenu des médiations d'horizon exigées par le déploiement de l'idéalité explicite maintenue en lui. Nous dirons donc qu'il en est du “champ” comme de l'“objet-théorie” : il ne comporte pas d'extérieur. Toute thématisation du système de propriétés lui convenant (et par conséquent, toute détermination structurale lui convenant) est donc le fait des mouvements de médiation produits en son sein.» Desanti [1968], p. 237-238.
De là les autres caractères du champ : sa non spatialité et sa non subjectivité. Puisque le champ n'est pas autre chose que cette forme de structuration qui accompagne et possibilise le déploiement théorique des idéalités, il n'est pas régi par une relation de proximité, il n'est même pas une entité topologique. La relation qui organise le champ est la relation dite de médiation d'horizon dans le texte, c'est-à-dire la relation qui veut que certains thèmes du discours d'idéalité exigent l'actualisation de certains autres pour comparaître : cette relation définit à la fois des “plans de coexistence” entre idéalités contemporaines et solidaires, et une hiérarchie axiale entre plans d'idéalités selon la subordination, Desanti utilisant cette métaphore spatiale pour décrire une organisation dont il ne manque pas de signaler qu'elle est en dernière analyse de nature temporelle, bien qu'il ne s'agisse là ni du temps chosique ni du temps intime :
«Eliminons d'abord du champ toute imagerie spatiale.» Desanti [1968], p. 249.
«Puisque le domaine est délimité par une forme à double composante, les systèmes de “points” qu'on peut distinguer en lui (i.e. les idéalités thématisables en une conscience actuelle en vertu de leur appartenance au champ d'une même idéalité X) s'offriront toujours dans l'unité de deux déterminations à la fois connexes et distinctes. En tant qu'ils sont déterminés par la composante spectrale ils s'offrent toujours comme potentiellement coprésents, chacun pour la totalité des autres. Si l'on imagine un tel point situé sur une droite, on pourra figurer par un plan orthogonal à la droite en ce “point” le système des points associés que délimite la composante spectrale du comaine de connexion. En tant qu'ils sont délimités par la composante horizontale ils s'offrent en une chaîne signifiante ordonnée, dans laquelle chaque signe de médiation ne peut être distingué qu'en tant qu'il est précédé d'un autre et qu'un autre le suit (ce qui veut dire qu'un tel signe n'exerce de fonction médiatrice qu'à la condition d'être lui-même médié).» Desanti [1968], p. 255-256.
«puisque les éléments du champ ne pouvaient, en raison de leur épaisseur ponctuelle, coexister dans une même couche, mais qu'ils étaient cependant coprésents l'un pour l'autre, nous avons interprété cette “coprésence” comme signifiant “le temps”.» Desanti [1968], p. 264.
Desanti s'explique très clairement sur cette référence au temps : elle est essentiellement fondée sur la prépondérance accordée au schème temporel de la démonstration depuis le début de l'étude, et la “temporalité du champ” décrite ne coïncide ni avec la temporalité de la forme a priori temps — dont Desanti accorde à Kant qu'elle est l'horizon indépassable où doit se prendre tout discours d'objet — ni avec la temporalité éprouvée, celle des modalités de l'expérience-passage du flux décrites par Husserl (cf. p. 266-268).
Quant à la non subjectivité, elle va de soi aussi : même si le champ s'effectue dans la conscience, d'après ce qu'on vient de voir, il est le tissu du temps propre aux objets de la science d'idéalité, structuré en particulier par une relation de précession qui n'est pas celle du flux intime.
Le champ est donc le terme phénoménologique ultime sur lequel s'achève le livre de Desanti, qui fixe l'image philosophique de l'intra-théoricité absolument autonome de la mathématique : le champ est la figure phénoménologique et temporelle englobant la distinction/connexion à laquelle se résume l'objet-théorie.
Dans la seconde partie de cet article, nous allons envisager pour elle-même la figure de l'intra-théoricité close des mathématiques. Nous voudrions essayer d'en discuter la légitimité en termes des contenus eux-mêmes : chercher à dire, comme témoin épistémologique de l'aventure récente des mathématiques, en quoi consiste, si elle existe, la limite de cette perspective d'intra-théoricité.
Ce que nous allons faire, plus précisément, c'est décrire une situation fondamentale, qui nous dicte une grande part de nos évaluations : la mathématique noue un rapport essentiel avec deux bords, qui sont, d'une part, le bord logico-mathématique, d'autre part le bord physico-mathématique.
Notre recours au mot bord n'est pas fortuit : comme on l'aura remarqué, chacun des bords est nommé d'un nom dans lequel le sème mathématique est récurrent. Nous ne disons donc pas exactement que la mathématique aurait un rapport fondamental avec l'extérieur de deux disciplines (la logique et la physique) ; ce avec quoi elle a rapport est encore, en un sens, elle-même. Mais nous disons que la mathématique est essentiellement attirée dans deux directions le long desquelles, à la limite, son identité disparaît. Nous voulons donc suggérer une situation de type topologique, celle, disons, d'une essence identitaire régie par un processus catastrophique, et le mot bord convient à un tel projet.
Un des bords est la logique mathématique : une logique qui est toujours mathématique, mais qui est concernée par cet au-delà d'elle même où, répondant au nom de logique pure, elle devient philosophie.
L'autre bord, de la même manière est la physique mathématique. Mais cette physique encore mathématique, au-delà, devient physique pure — ce qui veut dire, sans doute, déjà, un autre véritable de la mathématique, la description ou le contrôle de l'étant naturel.
Les deux bords sont donc deux régions de savoir dont l'identité normale a besoin de la signature mathématique. Mais il n'en reste pas moins qu'ils sont soumis par ailleurs à une vibration d'une tout autre espèce, échappant complètement à l'identité de la mathématique.
Analysons un peu plus particulièrement, maintenant, l'inhérence de nos deux bords à la mathématique.
Le bord physico-mathématique est lié à la mathématique de manière historique. Archimède, sans doute, est la première figure incarnant ce lien. Avec lui, la mathématique en tant qu'essor exemplaire de la géométrie se manifeste une première fois comme liée à l'effort de compréhension de la physis, déjà centré sur le projet d'une mécanique, semble-t-il. Tout au long de l'histoire, ce rapport va être confirmé, plusieurs grandes relances de l'aventure mathématique attesteront ce lien.
Les noms de Galilée et de Newton sont associés à la première grande mise en ordre du physico-mathématique géométrique : cette mise en ordre fut philosophiquement revendiquée par Kant, d'une manière si profonde que nous ne disposons pas, aujourd'hui encore, d'un meilleur langage pour comprendre la fondamentalité du lien de la physique avec la mathématique.
L'effet de résonance d'un siècle à l'autre entre Riemann et Einstein compose une seconde grande figure du lien, décisive pour les deux disciplines : l'esquisse informelle de la notion de variété différentiable par Riemann est a posteriori un fait directeur à la fois pour la mathématique et la physique du vingtième siècle.
C'est donc, en résumé, tout d'abord un simple fait que les mathématiciens tissent un développement de leur discipline qui reste conjugué avec l'enjeu de la physique mathématique : il en a toujours été ainsi, et l'on n'assiste nullement à l'atténuation de cette solidarité ; les itinéraires de René Thom et d'Alain Connes, près de nous en France, en portent témoignage de manière éclatante.
Néanmoins, voici une grande difficulté philosophique : la nature même de la connexion transcendantale entre mathématique et physique risque de nous faire croire abusivement à l'autarcie des mathématiques. En effet, à quelque stade qu'on prenne la synergie physico-mathématique, au stade newtonnien, einsteinien ou au stade moderne (incarné, semble-t-il, par la ou les théories du champ du côté physique, et tout ce qui a trait à la notion de fibration du côté mathématique), cette synergie implique absolument l'indépendance de la recherche mathématique : elle consiste toujours en ceci qu'une enquête sur le géométrique pur — et sa nécessité susceptible de se révéler à l'investigation mathématique — dirige l'articulation d'une théorie physique de la chose et du changement. L'interprétation mathématique de la spatialité en tant que forme de présentation du divers externe préside à la construction de la théorie physique, mais elle ne le peut qu'en tant qu'elle s'accomplit de manière indépendante, qu'en tant qu'elle s'attache à la question de la spatialité avant la prise en considération d'aucun remplissement empirique de cette spatialité. Les récentes décennies ont plusieurs fois mis en vedette la manière dont une nécessité purement mathématique s'imposait aux théories physiques, et ruiné à tout jamais — si jamais l'hypothèse fut vraissemblable — l'idée d'une physique inductive.
Mais ceci ne signifie nullement l'autarcie de la mathématique. Il faut dire en même temps que la mathématique est profondément déterminée par son statut de discours de l'a priori physique. On manque l'essence des mathématiques si l'on méconnait le poids — considérable, prédominant — de la géométrie en elles, et l'on se met dans l'incapacité de de comprendre la géométrie si l'on ne prend pas en considération la façon dont elle se marie avec des problèmes, des calculs, des schèmes-diagrammes physiques. Prenons un unique exemple : peut on comprendre aujourd'hui la théorie des systèmes dynamiques, tout à la fois ses notions de base, les modes classiques d'écriture des problèmes dans des espaces adéquats, les représentations choisies comme guide du calcul et de la pensée par tous, sans connaître l'investissement du langage dynamiciste dans quelques situations mécaniques archi-classiques (par exemple, l'équation du pendule, exposée pour cette raison par A. Chenciner à l'orée de son grand article de synthèse[5] dans L'Encyclopædia Universalis)?
La compréhensibilité de la géométrie passe par la claire aperception d'un ensemble de situations mathématiques accumulées par la tradition, par l'usage aisé des modes de représentation et de traitement développés au fil de cette accumulation : toutes les avancées, y compris les plus abstraites et les plus récentes, reprennent et présupposent ce patrimoine physico-mathématique.
C'est pourquoi ceux qui, comme l'auteur de cet article, ont appris les mathématiques sur le mode bourbachique, outrageusement autarcique, les ont mal appris, ou du moins, ont découvert sur le tard à quel point ils auraient dû privilégier l'exemple lié à la physique pour comprendre vraiment. Comme nous le disait un mathématicien rencontré pendant le colloque 1830-1830 : A Century of Geometry, se souvenant d'un cours de topologie algébrique reçu il y a longtemps “Pourquoi le professeur ne nous avait-il pas dit de regarder en détail ce que donnaient toutes les constructions générales dans le cas de SO3, ce qui aurait tout éclairé?”. C'est que la théorie, même si elle est plus générale, est d'abord la théorie qui s'applique à SO3, cet espace topologique qui est en fait un groupe de Lie, et qui, comme groupe des rotations de l'espace tridimensionnel, a tout à voir avec la physique. Ce particulier est un faux particulier, il est générique et configurant pour la compréhension du général.
L'indépendance de la mathématique est en partie une indépendance assignée, la mathématique, comme mathématique géométrique, est sans doute une reine (une discipline apriorique), mais une reine profondément assujettie à ses sujets, ainsi qu'il doit en être, sans doute, pour toute bonne reine.
Si, comme nous venons de le voir, la relation de la mathématique avec le bord physico-mathématique s'impose depuis la profondeur de l'histoire, et trouve confirmation dans l'évidence vécue de la pratique contemporaine, le cas de la relation au bord logico-mathématique est fort différent.
Pour commencer, le logico-mathématique lui-même, comme région explicite du savoir, est une création fort récente. Sa possibilité n'est apparue qu'avec la symbolisation-algébrisation de la logique (Frege, Boole) à la fin du XIXe siècle. Le véritable développement du logico-mathématique n'est advenu qu'au cours de ce siècle, et peut-être même de sa seconde partie, en profitant de l'élan donné avant la seconde guerre mondiale par les travaux pionniers de Skolem, Tarski, Hilbert, Brouwer, Gödel et Gentzen, pour essayer d'en nommer beaucoup qui comptent.
A quel niveau s'affirme donc néanmoins, selon nous, l'essentialité du rapport de la mathématique à la logique? La réponse est en un sens simple à donner : la mathématique se rapporte à la logique comme à la discipline apparentée susceptible de prendre en charge la question fondationnelle. Ce dernier adjectif est un néologisme, dont il faut comprendre la raison d'être : fondationnel ne se dit pas universellement de ce qui a trait au fondement, en entendant le terme fondement dans toute sa généralité philosophique, mais qualifie exclusivement ce qu'ont en commun des discours pour une part réflexifs pour une part déductifs où la question du fondement est assumée dans une perspective mathématique. Interviennent, certainement, dans les affaires fondationnelles, des entités a priori étrangères aux mathématiques, comme les entités linguistiques, mais elles sont alors soumises à ce que Brouwer appelait “Mathematische Betrachtung”[6].
Donc, c'est au moins ce qui apparaît avec une forte évidence, la mathématique entretient un rapport nécessaire avec la logique mathématique en tant que discipline du fondationnel. Mais cela ne nous donne encore qu'une compréhension superficielle du lien. En fait, il faut voir que le fondationnel ne saurait être un secteur marginal : il n'intervient pas simplement pour donner au discours mathématique un blanc-seing juridique. La déontologie moderne des mathématiques, énoncée par Hilbert, affirme — bien que cela ne soit pas vu le plus souvent — que la mathématique ne quitte jamais tout à fait la sphère du commencement. Le vieux problème de l'axiome et du postulat est remis à plat, et il en ressort que le mode axiomatique est essentiel à l'activité mathématique sur toute sa largeur : l'introduction d'axiomes est à la vérité un geste permanent, et la fonction axiomatique — énoncer les connexions conceptuelles décisives pour un domaine — suppose forcément quelque chose comme une mise en perspective de type fondationnel sur ce qui se dit, s'argumente, se pense dans le domaine (sur le langage et les représentations du domaine).
Depuis Hilbert, donc, la dimension fondationnelle de la mathématique émerge comme un trait essentiel, en telle manière qu'il devient possible, comme toujours, de la retrouver dans le passé qui ne la nommait pas ainsi. Par rapport à la mathématique actuelle, on peut détailler comme suit les différents aspects du lien technique de la mathématique avec le bord logico-mathématique :
— la logique mathématique est la seule à savoir accomplir correctement le protocole introductif de la mathématique ensembliste, et discuter de manière sensée la portée des choix qui ont été fait dans l'adoption de cette vulgate ; c'est cet aspect qui est le mieux connu ;
— la logique mathématique est requise pour comprendre ce qui, dans le développement spontané de la mathématique, relève de la “pulsion fondationnelle” (par exemple, la logique mathématique est naturellement mobilisée pour comprendre ce qui, dans les idées catégoriques de Grothendieck, imprime une relance fondationnelle[7]).
— la logique mathématique se développe comme technicité mathématique, ainsi que nous l'avons déjà dit, en rappelant que l'algébrisation-symbolisation de la logique avait porté sur les fonds baptismaux le bord logico-mathématique. Il en résulte naturellement un rapport de mutuelle détermination que d'autres ont analysé avant nous : la logique mathématique reprend des outils de la mathématique intuitive (par exemple, la théorie des modèles utilise des techniques de pointset topology[8]) et la mathématique intuitive reprend des outils de la logique mathématique (on cite le plus volontiers, à cet endroit, les utilisations de la notion logique d'ultraproduit ; mais on pourrait aussi nommer, par exemple, l'approche des sous-ensembles par leur formule de définition en théorie descriptive des ensembles[9] (avec ou sans idées de Kleene)[10].
En sus de la présence implicite du fondationnel à tout étage de la mathématique à travers la fonction axiomatique, en sus de l'interférence technique de la mathématique et de la logique, envisagée à l'instant dans trois de ses aspects, il faut, à notre avis, prendre en considération un phénomène de grande ampleur qui, depuis une vingtaine d'années peut-être, tend à conférer au bord logico-mathématique le statut de champ d'“expérimentation” privilégié. Depuis que Brouwer a pensé le niveau du “constructif”, il s'est en effet trouvé des membres de la communauté mathématique pour estimer que l'“objectivité” pauvre et minimale que le spécialiste des matières fondationnelles partageait avec le mathématicien intuitif, l'objectivité arithmétique-récursive (qu'on l'appelle ainsi ou autrement) était en vérité l'objectivité primordiale de la mathématique, et donc à désirer une mathématique dont l'effort d'investigation fût plus centré sur cette couche constructive (cette intention pouvant se traduire par des arbitrages divers et des choix thématiques multiples). Mais le sentiment de ces mathématiciens s'est vu singulièrement conforté par la récente et foudroyante montée en puissance de l'informatique : d'une part, en effet, l'outil de calcul apportait la réification d'un segment pratiquement considérable de l'objectivité constructive, d'autre part, le design de l'outil, sa programmation et la conception de ses langages faisaient intervenir une grande quantité de logique et de mathématique discrète comme ingrédient technique ; par dessus le marché, l'accessibilité machinique du constructif a déclenché un vaste mouvement de reconsidération de la mathématique ensembliste, mouvement visant à la fois à rechercher des confirmations de son enseignement, à détecter des phénomènes numériques afin qu'elle en fît la théorie, ou encore à faire la part en elle de ce qui est directement comestible pour l'ordinateur et de ce qui ne l'est pas.
S'il est vrai que, comme le disait Brouwer, la couche du constructif est une couche où logique et mathématique tendent à s'identifier, et dès lors que la relation au constructif est devenue une dimension essentielle de l'activité mathématique en raison de l'obligation de penser l'informatique, on est visiblement en présence d'une autre modalité de rapport au bord logico-mathématique, bord, qui, désormais, doit sans doute plutôt être appréhendé comme bord arithmético-logique : c'est comme noyau “objectif” et non plus comme arrière-plan conceptuel que le bord intervient en l'occurrence.
Résumons, cela dit et s'il est possible, ce qu'il en est du lien de la mathématique avec notre second bord. Il s'agit d'un lien qui, dans sa modalité présente et comme lien explicite, clairement mis au jour, est moderne, alors que le lien avec le bord physico-mathématique est en quelque sorte le fait majeur et dominant de l'activité mathématique depuis des siècles. Ce lien a à voir avec la manière dont la mathématique contient une problématique du fondement qui lui est propre, la problématique du fondationnel. Mais en l'état actuel de la mathématique, cette problématique manifeste son intime connexion avec la mathématique telle qu'elle s'accomplit aujourd'hui ; plus encore, le bord logico-mathématique est un lieu privilégié, pionnier pour prendre en vue la “nouvelle” objectivité mathématique, l'objectivité discrète et finitaire de l'arithmético-logique.
Nous avions annoncé qu'après avoir décrit ce que nous appelions les deux bords de l'activité mathématique, nous reviendrions au propos de Desanti, visant à caractériser la “science d'idéalités” comme telle.
En substance, notre thèse est la suivante : il y eu un moment pariculier de la conscience mathématicienne, probablement en phase avec l'euphorie générale de la société industrielle libérale au cours des décennies de l'expansion, mais peu importe après tout, au cours duquel l'importance et le rôle de nos deux bords ont été négligés. Quelle que soit la grande pertinence et la grande profondeur des analyses de J.T. Desanti, qui ont fonctionné, et persistent à le faire, comme analyses directrices pour nous, il nous semble indubitable qu'elles reflètent philosophiquement ce moment. La figure de l'intra-théoricité close des mathématiques, enveloppant la dualité théorie1-théorie2, mais l'enveloppant comme une distinction/connexion dialectiquement plus une que duelle, nous semble à beaucoup d'égard le résultat de l'oubli des deux bords. Disons par avance qu'en affirmant cela, nous n'avons pas la prétention de sortir de la position qui est la nôtre à l'égard du discours de J.T. Desanti : celle de l'élève. Nous croyons seulement que la meilleure manière pour nous de témoigner de la profondeur de l'impulsion reçue, c'est de profiter de la situation historico-épistémique différente qui est la nôtre pour essayer de prolonger les analyses de Desanti en direction de ce que nous ressentons aujourd'hui comme point-aveugle, sans ignorer le moins du monde que nos propres points-aveugles nous échappent de toute nécessité.
Regardons d'abord le problème de l'oubli du bord physico-mathématique. Desanti s'approche de la question au moins une fois dans son livre, lorsqu'il exemplifie la notion de spectre d'idéalité par une référence à la relecture de la mécanique hamiltonienne par l'invariant intégral de Cartan[11]. Il est de fait que la mécanique hamiltonienne est un lieu privilégié du physico-mathématique. Le travail de réflexion mathématique de la physique du vingtième siècle passe presque invariablement par ce formalisme, qui assure le passage entre les diverses mécaniques, leur conférant une unité par delà leurs désaccords méthodologiques, théoriques et ontologiques flagrants. Mieux, même, le point que souligne Desanti, à savoir la possibilité proprement mathématique de voir une idéalité de plus (celle de l'invariant intégral) dans l'agencement lui-même idéal du principe de moindre action et de sa formulation différentielle, est tout à fait typique à la fois de la manière dont s'est développée la physique mathématique au cours du siècle, et de la manière dont l'épistémologue est quasi-nécessairement obligé de l'envisager pour enchaîner réflexivement sur sa complexification, sa prolifération (cf. les travaux de Jean Petitot sur la géométrie symplectique, le théorème de Nœther, et la possibilité de déduire les systèmes hamiltoniens de pures considérations de symétries[12]). Mais, à ce qu'il nous semble, pour comprendre en l'occurrence le physico-mathématique comme bord, et pas comme scorie ornementale de l'intra-théoricité mathématique, il faut revenir à la signification intuitive, phénoménologique de la notion de variété différentiable, c'est-à-dire au lieu transcendantal trop vite honni de l'esthétique au sens kantien, de la doctrine de l'intuition pure de l'espace.
J.T. Desanti s'exprime sur le sujet de l'intuition pure à la fin du chapitre “Le concept de nombre réel” des Idéalités mathématiques, aux pages 49-51. Il y discute l'hypothèse que le système R interprète l'intuition du continu géométrique :
«On peut être tenté de penser que la position de R nous permet de rejoindre l'“intuition” du continu géométrique, si bien que la loi immanente de constitution d'une telle intuition aurait servi de guide dans l'édification du corps des réels : et au terme de ce mouvement, la pensée mathématique retrouverait, épurée, l'intuition originaire qui n'aurait jamais cessé de la guider. A notre sens, il n'y aurait là qu'illusion rétrospective. De deux choses l'une en effet : ou bien cette intuition du “continu géométrique” nous livre un simple contenu de perception (le mouvement de tel mobile entre A et B, par exemple) et on ne voit pas, en ce cas, comment on pourrait tirer de ce contenu le système universel des lois (même immanentes) capables de normer la construction du système des nombres. Ou bien on caractérise ce “continu” par l'une de ses propriétés (par exemple la divisibilité à l'infini). Mais, dès ce moment, l'objet “segment de droite perçu comme un continu” est intégré à un champ opératoire normé : il est posé comme “objet rationnel” et non plus vu comme “objet d'intuition”. La vérité est que le “continu linéaire” ne devient “objet rationnel” que par la médiation de R (ou d'un système opératoirement équivalent, par exemple le “système des rapports défini par Eudoxe).»[13]
On voit bien quelle position adopte spontanément Desanti : pour lui, un “contenu d'intuition” qui aurait quelque pertinence pour le continu mathématique fait nécessairement déjà partie de l'intra-théoricité close. En deçà, il n'y a que l'intuition comme faculté sensible, par principe non pertinente relativement à l'élaboration mathématique. Pourtant l'argument, dans sa chute, renvoie implicitement à ce qui, justement, permet de sortir de cette alternative : Desanti nous dit bien que le continu comme objet rationnel de la mathématique a plusieurs figures, correspondant à plusieurs moment de l'histoire, au moins le système de Cantor-Dedekind et celui d'Eudoxe, d'après le passage. Mais s'il en est ainsi — et comment ne pas en convenir, comment comprendre quoi que ce soit à la quête mathématique de la compréhension du continu sans regarder en effet le système d'Eudoxe comme une première tentative d'inscription de quelque chose qui est encore pensé dans le R contemporain? — cette certitude que plusieurs “théories”, qui ne sont pas même théories en des sens équivalents, se présentent en alternative, entretiennent une relation de synonymie jusqu'à un certain point, comment ne pas y voir la manifestation d'un rapport pré-formel au continu[14], rapport qui n'aurait en effet rien de sensible, mais qui n'en serait pas moins non seulement pré-formel, mais pré-théorique et à vrai dire pré-discursif au sens que cet adjectif prend chez Kant?
Desanti, d'une certaine manière, concède ce point, comme en témoigne cette autre citation :
«Nous concédons donc le droit de dire : “il existe une expérience pré-mathématique du continu : conscience du mouvement ininterrompu d'un mobile entre deux points, conscience du tracé continué de la main entre deux points, etc. Cette expérience est stratifiée dans la conscience de l'objet mathématique “droite archimédienne”. Mais nous ajoutons aussitôt : “les éléments ainsi stratifiés sont mathématiquement inertes”. C'est en cela que cette forme de sédimentation se distingue fondamentalement des couches d'actes dont nous parlions plus haut : dans l'“acte de position” de R (au sens précisé plus haut), sont sédimentés les actes de position du système des entiers. Mais ces actes ne restent pas muets : la complétion de Q serait impossible si les lois formelles qui norment de tes actes n'étaient explicitement maintenues — et effectivement pensées.»[15]
Donc Desanti reconnait bien le pré-théorique, mais à la condition de le confiner dans l'inertie. Notre thèse est que, justement, le pré-théorique, le pré-discursif ne sont pas mathématiquement inertes : cela parce qu'une dimension de la mathématique, peut-être la plus importante, la plus profonde, consiste à “revenir dans le fondement”, à revisiter la strate sédimentée qui n'appartient pas à proprement parler à la mathématique mais à son intuition, pour y puiser l'inspiration d'une relance de l'activité instituante, de cela même qui intéresse Desanti et dont il va chercher le secret au niveau de la “production d'axiome”.
Il y a une relation fondamentale, vivante et décisive des mathématiques avec une dimension intuitive, l'intuition étant en l'occurrence une intuition non sensible, une intuition herméneutique — selon les termes de Salanskis [1991]. Mais l'important pour la présente réflexion est de bien voir que cette intuition, d'une part, est de manière privilégiée celle de l'espace, d'autre part, qu'elle est profondément “expérience de pensée” en un sens qui justement établit le lien avec l'affaire physico-mathématique.
Desanti dit bien lui-même qu'il y a une “expérience pré-mathématique du continu” (l'italicisation est nôtre) : le pré-mathématique non inerte avec lequel la mathématique ne cesse jamais d'être en dialogue n'est pas une image sensible ou toute autre forme de recept stable stocké, c'est une expérience. Nous avons en quelque sorte déjà esquissé le continu linéaire au niveau d'une activité pensante pré-formelle : ce qu'il y a lieu d'appeler intuition, c'est ce que donne à voir, à éprouver cette activité pré-formelle, qui est toujours là sous l'activité normée, à la fois comme ce dont cette dernière rend compte, et comme ce qui la rend possible. Aucune construction théorique mathématique, en effet, n'est intelligible à moins d'en passer par cette activité ; il suffit d'écouter le discours de n'importe quel mathématicien ayant ici et maintenant quelque chose à communiquer pour constater la permanence de ce recours à la couche pré-formelle, à partir de laquelle tout prend sens et tout est susceptible de valoir comme enjeu. D'une certaine manière c'est bien une telle couche que l'ensemble des analyses de Desanti vise, mais il nous semble qu'il a seulement tendance à se la représenter en homologie avec le plan du théorique, et qui plus est du théorique formel-ensembliste.
L'activité pensante pré-formelle, à laquelle renvoient les termes intuition, imagination transcendantale, schématisme, construction de concept chez Kant est entre autres choses et peut-être avant tout, geste d'ouvrir un espace où un divers se laissera accueillir, scénarisation. Ce geste excède toute traduction technique en termes d'un langage codé du multiple (théorie des ensembles, théorie des types, arithmétique formelle …). Mais cette expérience de pensée de la mise en scène de l'externe, qui est aussitôt rencontre du mystère bimillénaire de l'espace, de l'infini, du continu, se prolonge dans l'expérience de pensée de la physique, celle de la chose et du changement : l'expérience de pensée de l'espace pur, mathématique, est liée à l'expérience de pensée de la matière en mouvement, dont sont sorties depuis quelques siècles plusieurs grandes “mécaniques”, théories qui tissent toute la complexité du physico-mathématique. L'élément philosophique gouvernant la nécessité du lien de la mathématique au physico-mathématique, et rendant raison de l'importance cardinale de la géométrie — y compris dans le développement moderne de la mathématique — est la connexion intime de l'expérience de pensée pré-mathématique de l'espace, (expérience de la scène vide accueillant un divers idéel), avec l'expérience de pensée pré-physique de la chose et du changement, l'imagination de l'aventure d'un réel dans ladite scène auparavant vide.
Les physiciens parlent eux-mêmes spontanément d'expérience de pensée pour qualifier un moment très particulier de leur activité, décisif pour l'élaboration et la discussion des grandes théories physiques : il est patent que leurs “expériences de pensée” relèvent justement de ce dont nous parlons ici, qu'elles sont une imagination conséquente de la chose et du mouvement a priori, dans le cadre d'une convention mathématique délivrée par la géométrie, discours de l'expérience de pensée de la scène vide. Nous avons essayé de décrire et comprendre quelque peu (un peu plus que dans les brèves considérations qui précèdent) la connexion de l'expérience de pensée physique et de l'expérience de pensée mathématique dans Salanskis [1993].
Il est donc frappant que dans notre citation apparaisse justement une référence à l'expérience de pensée physique : Desanti parle de la “…conscience du mouvement ininterrompu d'un mobile entre deux points, …”. Il s'engage tout naturellement dans la description du nœud physico-mathématico-intuitif dont nous parlons. Ce qu'il en gomme, à nos yeux, est simplement son caractère d'hétérogénéité intime pour la mathématique.
Ce que nous retenons de cette discussion, c'est que la tâche d'une philosophie des mathématiques souhaitant manifester la relation de la mathématique à son bord physico-mathématique n'est pas seulement de récupérer la physique mathématique moderne dans la systématicité riche des théories mathématiques sophistiquées au sein desquelles elle se laisse formuler, mais aussi de rapporter cette connexion théorique à la connexion d'expériences de pensée qui la précède et la rend possible : en bref, la connexion de l'intuition de l'espace et de l'intuition de la chose et du changement. L'intuition étant comprise comme nous l'avons dit, comme activité pensante pré-formelle (demandant, selon nous, à être envisagée au niveau herméneutique, mais négligeons ici cela).
Les trois moments importants de notre analyse sont, en résumé :
— la réhabilitation du thème de l'intuition, ce qui revient à reconnaître la non-autarcie profonde du mathématique par rapport à son sous-sol pré-formel ;
— la juste estimation du privilège de la question de l'espace, qui est la grande affaire de la mathématique, à l'inverse de celle du temps (le temps comme tel n'est pas une énigme séculaire de la mathématique) ;
— la compréhension de la relation transcendantale de l'anticipation de la chose et du changement à l'expérience de pensée de l'espace, cette relation étant le secret de l'interaction millénaire de la mathématique avec son bord physico-mathématique.
Venons en maintenant au second point : comment la philosophie de la mathématique doit elle s'approcher de la relation de la mathématique avec son bord logico-mathématique? Ou du moins, comment peut-elle et doit-elle le faire si elle est une philosophie qui interroge le niveau pré-formel, comme celle de Desanti? En effet, on sait bien qu'il y a une manière canonique et instituée de traiter cette relation en interrogeant le niveau formel : la manière de la philosophie fondationnelle. La règle implicite de cette manière est de s'en tenir à la discussion intra-théorique de l'affaire fondationnelle, la théoricité, en l'occurrence, étant celle de la logique mathématique.
Chez Desanti, le territoire ou la problématique de la logique mathématique sont rencontrés à vrai dire de deux façons :
— d'une part, toute sa conception du “champ de conscience” mathématique est fondée sur la présentation méta-mathématique du schème de la démonstration ; en particulier, le caractère primordialement temporel de ce champ vient de là ;
— d'autre part, Desanti, au bout de son analyse de l'histoire de l'incorporation de l'axiome du choix à la théorie des ensembles, présente l'exigence d'obtenir des démonstrations de consistance relative du nouveau système, et d'indépendance de l'axiome du choix, comme un élément qui fait partie de l'histoire justement. Jusqu'à un certain point, il semble donc concéder que la mathématique a aussi besoin d'une réflexion logique, donnant à ce qu'il appelle objet-théorie un autre statut de thème unitaire que celui que nous avons déjà commenté[16].
Cependant, il est assez net que dans Les Idéalités mathématiques, Desanti n'attache pas véritablement sa réflexion au moment logique comme tel, aux deux éléments que la tradition récente a dégagés comme ses composants essentiels : l'élément linguistique et l'élément arithmétique. Nous pensons que ce défaut de souci ne se distingue pas de ce que nous appellerions de manière imagée le “refoulement” du thème constructif. Celui-ci fut, nous l'avons déjà dit, le symptôme de l'époque mathématique où Desanti écrivait ; notre propos, dans les paragraphes qui suivent, sera simplement de réintroduire ce thème, ce souci, en nous fondant sur des éléments de la réflexion philosophique de Desanti qui, croyons-nous, sont pour cela de bons chevaux de Troie.
Revenons donc aux deux composants nommés à l'instant, le linguistique et l'arithmétique, et tâchons justement de les appréhender, eux et leur lien, à la lumière du thème constructif. Le bord logico-mathématique est incontournable, et nous en avons comme indices les deux “modes de présence” qu'il possède à l'intérieur de la mathématique, dans l'intra-théoricité : la preuve, son langage et son régime d'un côté, l'arithmétique au cœur de l'objectivité idéale d'autre part. La preuve nous renvoie à la notion de langage formel, l'arithmétique nous renvoie à la notion intuitive d'entier. Gonseth, déjà, voyait qu'une dialectique des entiers opérait au sein d'une dialectique de la déduction, l'ensemble constituant une dialectique présupposée, enveloppée dans la dialectique de l'espace[17]. Mais en fait, le thème langagier de la métamathématique et le thème arithmétique de la mathématique constructive, plus d'un demi-siècle après Brouwer, s'avèrent le même, ou du moins, pour l'essentiel inter-traductibles : on peut nommer deux faits théoriques signalant avec une grande force cette coïncidence, à savoir, le caractère fondateur pour toute une partie de l'informatique théorique de la notion de grammaire formelle (Post, Chomsky), et la fameuse arithmétisation de la syntaxe effectuée par Gödel pour les besoins de la démonstration du théorème d'incomplétude. Dans les deux cas, c'est bien de la ressource constructive de la mathématique que provient le geste technique manifestant la traductibilité, la coïncidence.
Pour comprendre maintenant comment ce nœud arithmético-linguistique peut concerner la figure de la “science d'idéalités”, nous devons partir de ce que Desanti a dégagé comme le statut d'objet pertinent pour une telle science : celui de corrélat de désignation (comme l'expliquait une de nos citations, plus haut). Ce statut, visiblement, met en piste le langage, comme facteur de désignation, il trahit une dépendance de la science d'idéalité sur le langage. Mais il y a, en fait, opérant à l'intérieur de la mathématique actuelle, deux modalités de la désignation concurrentes et intriquées : chacune mobilise le langage d'une façon qui lui est propre, chacune met en scène le nombre entier à sa manière.
D'une part, il y a la “désignation constructive”, qui est essentiellement une désignation singulière, entretenant avec le designatum la même relation que dans le cas où il est lui-même un morceau de langage (ce cas est tout simplement celui du métalangage, au sens le plus neutre, linguistique de ce terme). La désignation de l'entier, de l'arbre, du terme, et autres entités classiques de la mathématique constructive, est fondamentalement homologue à la désignation métalinguistique, et c'est en cette homologie qu'il faut voir la condition profonde autorisant l'identité de l'arithmétique et du linguistique, dont nous rappelions à l'instant qu'elle était l'une des grandes découvertes de la logique moderne. Ou encore, si l'on veut exprimer les choses dans un idiome phénoménologique, idiome qui, sans doute, en la matière, peut prétendre être le plus exact, la désignation constructive désigne toujours son référent en tant que l'activité pensante, intellectuelle, “spontanée” au sens de Kant, est à même de le présenter, de l'amener à la présence à partir d'elle-même. Le champ du constructif est celui des objets dont la présentation est vue du côté actif : ce que le sujet présente, apporte, fait voir, est toujours du matériel discret conditionné par sa règle, répondant à une désignation singulière, actuelle ou accessible dans l'horizon de la finitude pratique. Alors que l'élément intuitif dont nous parlions tout à l'heure, en nous référant à l'intuition de l'espace, correspond à la présentation prise du côté passif, à la présentation comme événement transcendant chaque présenté, et marquant sa transcendance à l'égard des moyens d'explicitation du sujet.
A côté de cette modalité de la désignation constructive, il y a ce qu'on peut appeler la désignation axiomatique, médiate et collective. Cette fois les référents sont visés comme une collection qu'ils forment, idéalement “sac à poussière” d'individus parfaitement distincts[18], mais de facto connus seulement à travers les propriétés qu'un langage formel permet de stipuler à leur sujet. Le designatum est alors connu comme “modèle”, au sens non technique du terme, dont dérive le sens technique, justiciable d'une formalisation complète au sein de la théorie des ensembles. Les référents qu'on nomme ensembles sont par excellence des référents de cette sorte, jetés dans un “univers” des ensembles halluciné avant tout “modèle” au sens technique.
C'est dans le cas de l'arithmétique — à tout seigneur tout honneur — que notre distinction entre les deux sortes de désignation trouve son illustration la plus frappante. L'instruction constructiviste
i) I est un entier ;
ii) tout assemblage scriptural obtenu en adjoignant un bâton à un entier est un entier ;
iii) sont des entiers seulement ceux qui le sont au titre de l'une des deux précédentes clauses.
vise à fixer le référent entier par la voie de la désignation singulière, homologue à la désignation métalinguistique, et demeurant sous le contrôle d'une activité de présentation (ici incarnée par l'inscription de bâton). Chaque entier viendra au même moment que sa nomination. En revanche même la liste réduite des axiomes de l'arithmétique de Raphaël Robinson[19] (sans schéma d'induction), parfaitement explicite et finitaire, situe les entiers comme designatum collectif, comme une collection d'individus satisfaisant une liste de propriétés formellement spécifiée, flottant on ne sait où de l'autre côté du miroir.
Le propos constructif est donc celui qui marque la primordialité, pour la mathématique, du premier mode de désignation, dans la perspective duquel la coïncidence logique du linguistique et de l'arithmétique, on le comprend d'après ce qui précède, va de soi. Symétriquement, l'acceptation du second mode de désignation est à l'évidence ce qui possibilise une mathématique non constructive.
Mais ce qui nous intéresse le plus est que nous avons maintenant la possibilité de comprendre à un niveau plus fondamental la relation de la mathématique avec son bord logico-mathématique : la nécessité de cette relation et la valeur de bord du logico-mathématique ont à voir avec la double valeur de la désignation, qui est aussi une double valeur de l'objet ; convenons donc d'appeler objectivité corrélative et objectivité constructive, respectivement, les objectivités répondant à la désignation collective-axiomatique et à la désignation singulière-constructive.
Deux remarques viennent alors clarifier ce qu'il est en du bord et de la relation de la mathématique au bord :
1) la région logico-mathématique adhère de plein droit à la mathématique elle-même, parce que son travail propre, consistant à mettre au jour, en faisant fond sur la ressource arithmétique et la ressource linguistique, l'objectivité constructive dans sa différence avec l'objectivité corrélative, dévoile la polarité qui vaut d'un bout à l'autre de l'activité mathématique (même la mathématique la plus ensembliste ou la plus formelle s'intéresse à ce qu'elle peut dire ou montrer de constructif, schéma d'organisation, modèle élémentaire ou squelette approximant de ce dont elle parle) ; si la mathématique est principiellement dans la désignation comme science d'idéalités, il n'est pas étonnant que la polarité forte de la désignation que nous avons dégagée impose un clivage qui traverse toute l'activité mathématique.
2) la région logico-mathématique est bien un bord, elle indique bien une direction de sortie hors de la mathématique, puisque, aussi bien lorsqu'il s'agit de spécifier l'objectivité constructive dans ce qui la distingue, ou lorsqu'il s'agit d'étudier la modalité canonique d'introduction de l'objectivité corrélative, la logique mathématique est renvoyée au langage, et même aux caractéristiques les plus générales et les plus profondes du langage (la possibilité d'enchâssement, la nature réitérative des unités, la puissance méta-langagière, l'égalité de l'énonciation avec une forme pure d'activité, la quantification, la prédication, pour nommer quelques titres que nous espérons parlants). Au niveau de telles propriétés, le langage n'est pas seulement soumis à la considération mathématique, mais aussi appréhendé comme la source radicale du mathématiser, en même temps que comme le lieu pur de l'actualisation de la pensée. Tout cela fait de la logique, même mathématique, un chemin vers la philosophie au sens strict : n'est-ce pas d'ailleurs ce que la philosophie analytique, tout à la fois, a expliqué et illustré?
Nous formulerons, au bout ce texte qui se voulait un examen sérieux d'un livre à l'égard duquel tous ceux qui ont choisi la voie de la philosophie des mathématiques, en France, sont en dette, en même temps qu'une réflexion personnelle sur l'autonomie des mathématiques, nos conclusions quant à ce que peut apporter un regard phénoménologique sur la mathématique et le problème de son autarcie-autonomie.
S'il y a un projet clairement marqué et suivi, en effet, dans Les Idéalités mathématiques, c'est celui de comprendre la “science d'idéalités” en termes des actes qui la réalisent, et d'étudier le réseau de ces actes selon la méthode phénoménologique, en se laissant imposer la vérité de ce qui a lieu en fait d'une part, en laissant parler l'implicite à côté de l'explicite d'autre part.
Le paysage que brosse, en suivant cette voie, Jean Toussaint Desanti, est fort riche et fort révélateur. L'intra-théoricité close des mathématiques est un fait, un certain niveau de l'analyse doit la reconnaître, aussi bien comme une époque des mathématiques — la bourbachique — s'est employée à la magnifier, à la prôner, à l'accentuer par la triple réussite d'un point de vue, d'un langage et d'un programme de recherche.
Nous avons voulu montrer, quant à nous, que la méthode phénoménologique pouvait être reprise, dans le style de Desanti, et même en prenant appui sur certaines de ses analyses, pour mettre en vedette et comprendre la non-autarcie des mathématiques, sa relation à deux bords en lesquels elle persite, mais selon la direction desquels elle s'évanouit. Si les deux bords ont une existence disciplinaire, et se monnaient en des développements théoriques extrêmement nombreux et complexes, il n'en est pas moins possible de comprendre leur nécessité, leur sens, au niveau d'une description de type phénoménologique de l'activité mathématique. Une telle description a le grand mérite, à nos yeux, — et nous nous savons fort proche de J.T. Desanti sur ce point — de pouvoir prétendre rendre justice à l'essence de la mathématique et à la précision de son savoir, tout en s'inscrivant sans ambiguité dans la tradition philosophique continentale, à laquelle nous sommes attaché.
Maintenant, ce que notre analyse permet aussi de comprendre, c'est que la non-autarcie fondamentale de la mathématique, mise en perspective ainsi que nous l'avons fait, ne porte pas atteinte à son autonomie : de même que les disciplines fondationnelles inscrivent et délibèrent toujours mathématiquement ce qui a trait à l'arithmético-logique, de même la physique mathématique exprime et décide mathématiquement la question de la chose et du changement, en se fondant sur une version mathématique de l'intuition de l'espace. La philosophie des mathématiques de style phénoménologique, essayée ici après Desanti, dégage donc la figure d'une mathématique non-autarcique autonome : condamnée à son jugement propre, ne pouvant se soumettre à un tribunal autre qu'elle-même, mais originellement tournée vers deux bords où se fait valoir un commencement d'elle-même à partir de ce qu'elle n'est pas.
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[1] Pour suivre la définition donnée dans Feferman [1991].
[2] au §13 de Cantor [1897].
[3] Desanti évoque le théorème de Steinitz et la preuve de l'équivalence de la définition “séquentielle” de la continuité avec la définition classique, dans les espaces métriques.
[4]Desanti [1968], p. 229.
[5] Chenciner [1985].
[6] Dans Brouwer [1929].
[7] Nous faisons ici référence, comme on l'aura compris, aux travaux qui suivent la voie ouverte par Lawvere. Cf. Goldblatt [1984] pour un aperçu synthétique.
[8] Utilisation du théorème de Tychonov, de la notion d'ultrafiltre …
[9] Cf. Moschovakis [1980].
[10] Ou encore, le retentissement des travaux de Tarski et Robinson en théorie des modèles sur l'algèbre moderne (cf. Sinaceur [1991]).
[11] Cf. Desanti [1968], p. 114-117.
[12] Cf. Petitot [1992].
[13] Desanti [1968], p.49 ; nous avons converti la notation locale R* en la notation R, adoptée en général par nous dans cet article.
[14] Notons au passage que cet argument fondé sur la pluralité corrélée des “axiomatiques” est utilisé par Rota-Sharp-Sokolowski :
“Thus, we are forced to the following conclusion: the fact that a variety of axiom systems exist for the theory of groups abolishes the presumed privilege of any one system bringing into being the notion of a group, but on the contrary presupposes a pre-axiomatic grasp of the notion of group.” Rota-Sharp-Sokolowski [198?], p. 12.
[15] Desanti [1968], 51 ; même remarque sur les notations.
[16] C'est notamment ainsi que nous comprenons cette conclusion de la section 3.2.4.13.1 :
«On voit par là que les exigences “épithéoriques” et l'effort de formalisation appelé, en général, par leur réalisation ne sont pas surajoutés de l'extérieur dans un moment qui viendrait imprimer sur une théorie toute faite le sceau d'on ne sait quelle rigueur importée.» [226]
[17] Gonseth [1945-1955], tome III, p.72.
[18] Nous reprenons l'expression de Thom dans Thom [1992].
[19] Cf. Nelson [1986], p.8-9.